Arts, industries et décor à l’époque contemporaine
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Introduction à une esthétique symboliste du décor et de l’ornement
- 1 Rossella Froissart, Un art nouveau. Métamorphoses du bijoux 1880-1910, ouvrage accompagnant l’expos (...)
1La préparation d’une exposition sur le bijou en France entre 1880 et 1914 et un projet de publication collective1 nous ont incitée à consacrer les conférences des années 2021-2022 et 2022-2023 à un sujet peu exploré : l’émergence d’une poétique de l’ornement et des arts décoratifs liée au symbolisme européen, courant esthétique majeur de la fin du xixe siècle jusqu’ici connu surtout sous l’aspect des « beaux-arts » – peinture (Gustave Moreau, Odilon Redon, Giovanni Segantini, Fernand Khnopff…) et sculpture (Auguste Rodin, George Minne, Adolfo Wildt, Gustav Vigeland…). La première difficulté consiste à remonter le fil des discours sur l’art faisant des créations matérielles liées à l’usage et comportant une haute technicité, des objets signifiants, « équivalents » plastiques d’une idée. Si certains artistes sont bien étudiés – Émile Gallé, René Lalique, Jean Carriès, Henry Van de Velde – il reste à déterminer plus globalement de quelle manière le symbolisme réenchante l’objet et l’environnement quotidiens en réintroduisant une dimension spirituelle dans une réalité soumise aux impératifs de la fabrication de masse. La confrontation des œuvres et des textes – écrits d’artistes, théoriciens et critiques d’art de l’époque, textes sur l’art d’écrivains symbolistes, textes littéraires – laisse apparaître, au-delà de la diversité des options formelles, une unité conceptuelle qui se fonde sur une vision de la nature façonnée dans la deuxième moitié du xixe siècle par le large mouvement de vulgarisation des sciences du vivant et de la psychologie expérimentale. Sous certains aspects l’invention des formes dans les arts décoratifs pendant la période symboliste recoupe le courant génériquement appelé en France l’Art nouveau, sans toutefois que ces deux phénomènes puissent être complètement superposés.
Natures du décoratif
- 2 Certains de ces matériaux ont servi à l’élaboration de l’essai : Rossella Froissart, « Le décoratif (...)
2La première étape du séminaire a été de déterminer les contours de la notion de « décoratif » tels qu’ils se dessinent à partir des années 1860, en réponse aux questionnements suscités par la présentation de la production contemporaine d’objets du quotidien aux premières expositions universelles2. Dans quelle mesure ces marchandises peuvent être assimilées à l’art et, d’autre part, quels sont les éléments intentionnels et formels qui rattachent une création artistique à la sphère du « décoratif » ? Les arts, que l’on qualifie, encore au début du xxe siècle, de « mineurs », revêtent la double faculté d’être sources de richesses et de gloire pour la Nation et de diffuser potentiellement le « beau » dans toutes les couches de la population. D’autre part la réflexion sur l’autonomisation du champ du « décoratif » ouvre la voie à un renversement de la hiérarchie des arts qui est concomitante de celui de la hiérarchie classique des « genres » – le succès de l’École de Barbizon puis de l’impressionnisme bouleverse, comme l’on sait, les canons d’appréciation de la peinture.
- 3 Daniel Arasse, « Sept réflexions sur la préhistoire de la peinture de genre », dans Georges Roque ( (...)
- 4 Mariette Boudgourd, Les fabriques de poteries « genre Palissy » à Paris (1844-1900) : un renouveau (...)
3Daniel Arasse a analysé ce phénomène dans le champ pictural en le situant au milieu du xvie siècle, lorsque les sujets « bas » – paysages, natures mortes, scènes de la vie quotidienne – qui suscitent l’engouement des amateurs, forcent les théoriciens à repenser la hiérarchie classique en tentant de la maintenir3. Peut-on lire l’affirmation des arts décoratifs dans le champ historiographique et théorique au milieu du xixe siècle à la lumière de cette hypothèse ? Il est vrai que les situations sont à certains égards similaires. Le marché des arts décoratifs est florissant depuis au moins les années 1830, époque à laquelle apparaissent les premiers ouvrages historiques faisant état de collections d’objets et répertoriant les techniques complexes – et en partie oubliées – dont ils sont le fruit et qui émerveillent artistes et amateurs. Le cas de la céramique palissyste est un exemple dont la pertinence a été discutée en prenant appui sur les travaux d’une étudiante4. Nous nous sommes arrêtée sur la vogue de la botanique et de l’horticulture et sur le mythe du « génie universel » de Bernard Palissy, qui se construit à partir des années 1840. L’incitation à délaisser le modèle classique (et italien) prend alors une coloration nationaliste puisqu’on appelle les artistes à privilégier les herbes et bestioles de « nos champs » et à retrouver les virtuosités du « style rustique » de la Renaissance française. L’essor de la thématique vitaliste dans les théories de l’ornement peut-il être considéré comme une forme de validation esthétique d’un courant naturaliste qui investit la production d’artefacts palissystes rencontrant le goût d’une vaste clientèle ?
- 5 Victor Hugo, « À M. Froment-Meurice », Les Contemplations. Autrefois, Paris, J. Hetzel et Pagnerre, (...)
4Par ailleurs le courant romantique, qui fédère tous les arts sous le drapeau de l’« unité », ennoblit l’objet en en faisant le support de la « fable » : le cas du bijou est exemplaire et la consécration par Victor Hugo de François Désiré Froment-Meurice, « statuaire du bijou » capable de mêler « à l’or la pensée », est un jalon important dans ce processus de reconnaissance5.
- 6 [Léon de Laborde], Exposition universelle de 1851. Travaux de la Commission française sur l’industr (...)
- 7 Jean-Marie Schaeffer, « Système, histoire et hiérarchie : le paradigme historiciste en théorie de l (...)
5Il n’est pas inutile de revenir à Léon de Laborde, rapporteur de l’Exposition universelle de 1851, le premier, à notre connaissance, à avoir assimilé l’éblouissant art « purement décoratif » de l’Inde ou du Moyen Orient à la musique de Mozart et de Beethoven6, rapprochant donc les productions les plus matérielles – bijoux, textiles, céramiques… – de l’art le plus immatériel. Cette élévation spirituelle n’empêche pas Laborde de porter une attention presque anthropologique aux artefacts : le bijou ou le châle fabriqués dans les obscurs ateliers des artisans des pays colonisés rentrent dans la catégorie « art » non seulement pour la perfection de leur dessin et l’harmonie de leur coloris, mais aussi pour l’adresse extraordinaire du sertissage, de l’émaillage ou du tissage, manifestations d’un esprit créateur universel qui est aussi, concrètement, mise en œuvre d’un savoir-faire et transmission humaine de celui-ci. On pourrait ici trouver une amorce de la réfutation de ce que Jean-Marie Schaeffer considère comme le paradigme romantique de la « traductibilité herméneutique » (essentialisation de l’art pensé comme une entité close et séparée donnant accès à la vérité ultime de l’univers) qui exclut de fait des pans entiers de la pratique artistique en les reléguant dans la « décoration », le « populaire » ou le « commercial »7.
6Dans les mêmes années, en Angleterre, John Ruskin élabore une poétique de la décoration qui accorde la première place à l’humble imperfection du travail manuel et à la splendeur de la matière, porteuse de la sacralité de la création divine. Ses théories filtrent lentement, de manière fragmentaire et aléatoire en France, grâce aux voyages des artistes à Londres et à des « passeurs » tels James McNeil Whistler, Stéphane Mallarmé ou Oscar Wilde. Il est surprenant de retrouver certaines de ces thématiques dans les écrits – restés pour la plupart inédits ou confidentiels – d’Auguste Renoir, qui rallie par ses réflexions quelque peu brouillonnes et inabouties les partisans d’un Moyen Âge fantasmé où l’artisan façonne la matière en pleine communion avec la nature, vision utopique forgée Outre-Manche par William Morris et le mouvement Arts & Crafts.
- 8 Joseph Milsand, « Une nouvelle théorie de l’art en Angleterre. M. John Ruskin », Revue des Deux Mon (...)
- 9 J. Milsand, « Une nouvelle théorie », (1) p. 206.
- 10 Sur ces courants de pensée : Abrams (Meyer Howard), The Mirror and the Lamp. Romantic Theory and th (...)
- 11 John Ruskin cité par J. Milsand, « De l’influence littéraire », Revue des Deux Mondes, juillet 1861 (...)
7Le fil qui relie Ruskin et Renoir est tenu, et pourtant le projet d’une « société des Irrégularistes » esquissé par ce dernier paraît devoir beaucoup à l’éloge de l’« irrégularité » que l’on retrouve tel un leitmotiv dans les écrits du théoricien anglais dont Joseph Milsand se fait le propagateur dans la Revue des Deux Mondes8. La lecture attentive des deux longs articles parus en 1860 et 1861, a permis d’identifier quelques-uns des points autour desquels se cristallisera plus tard la poétique symboliste : exaltation de l’individu créateur et de sa capacité à être à l’unisson de la Nature, « point incandescent »9 de l’inspiration ; rejet du principe géométrique de régularité, symétrie et proportion qui caractérise l’art classique et en particulier la Renaissance italienne ; reconnaissance d’un principe de vie présent dans les arts « barbares » – l’art byzantin par exemple ; éloge de l’imperfection ; sacralité de l’art, opposé à la trivialité de la science ; incitation à adopter le modèle organiciste, expression de la vie. Certains aspects de cette pensée peuvent être aisément rattachés aux écrits de Thomas Carlyle et de S. T. Coleridge, notamment l’accent mis sur l’individualisme et sur l’organicisme10. Ce dernier concept empreigne la génération symboliste, qui répondra à la sollicitation de Ruskin de saisir les « lignes de grâce » de la fleur, considérée comme un être vivant, palpitant de passions et de mouvement, exprimant énergie ou repos, faiblesse ou vigueur, véritable « voix sortant de la terre », « accord de la musique de l’âme »11.
- 12 Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, « Style » et « Flore », dans Dictionnaire raisonné de l’architectur (...)
- 13 À propos de cet aspect de la pensée de Viollet-le-Duc voir : Laurent Baridon, L’imaginaire scientif (...)
- 14 Gottfried Semper, « De l’ornementation et du style ; de leur signification symbolique dans l’art », (...)
- 15 Charles Blanc, L’art dans la parure et dans le vêtement, Paris, Librairie Renouard, 1875.
8Ce serait une erreur de faire de la lignée romantique issue du Ruskin des Sept lampes de l’architecture (1849) ou de La nature du gothique (1853) la seule source de la conception vitaliste de l’ornement qui se répand dans les années 1860. Celle-ci emprunte par ailleurs le chemin du rationalisme matérialiste d’Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc pour l’analyse duquel nous sommes revenue aux articles « Style » et « Flore » du Dictionnaire raisonné de l’architecture et à La Décoration appliquée aux édifices12. La fascination de l’architecte pour la formation cristalline du massif du Mont-Blanc est le point de départ d’une réflexion idéaliste sur le « style » qui repose sur un paradigme scientifique ancré dans les savoirs élaborés dans les domaines de la géologie, des sciences de la terre et dans les découvertes atour des origines du vivant et de ses évolutions13. L’imaginaire cristallographique nous a intéressé dans la mesure où il se décline dans les traités savants comme dans les récits fantastiques de George Sand (Voyage dans le cristal, janvier 1860) ou de Jules Verne (Voyage au centre de la terre, décembre 1864). Il explique l’attrait exercé par les pierres précieuses et semi-précieuses, panoplies symboliques reliées à un ordre cosmique dans les écrits de Gottfried Semper14 et de Charles Blanc15. Pourvues d’un « style » du fait de leur génération fondée sur un principe (le principe géométrique), les formes organiques et inorganiques doivent inspirer les artistes dans leur processus de croissance et non pas comme un répertoire qui remplacerait simplement celui ressassé des styles historiques. L’article « Flore » donne toute sa place à la vie, entendue dans ses lois métamorphiques, de la montée de la sève au dépérissement, incluant dans le même cycle plantes et insectes. L’ornement est alors compris comme le bourgeonnement de la structure, poussée de forces internes qui aurait trouvé sa plus complète expression dans l’art du xiie et xiiie siècles. Les bornes du « décoratif » s’en trouvent extraordinairement élargies : dans son essai sur la Décoration des édifices, Viollet-le-Duc définit cette catégorie esthétique non pas d’après des techniques ou des usages particuliers mais d’après le mode de conception de l’œuvre qui doit emprunter aux mondes vivants ses vertus génératrices et organisationnelles. L’œuvre devient alors la partie du tout, un élément d’un système qui la dépasse mais avec lequel elle partage la structure, l’espace, l’environnement visuel et lumineux, et enfin la symbolique.
Un organicisme symbolique
- 16 Victor Ruprich-Robert, Flore ornementale. Essai sur la composition de l’ornement, éléments tirés de (...)
- 17 Victor Ruprich-Robert, « Cours de composition de l’ornement à l’École impériale et spéciale de dess (...)
9L’exploration de l’ornement organique et de ses lectures symboliques s’est poursuivie pendant plusieurs séances. Elle s’est appuyée sur une analyse du texte publié par Victor Ruprich-Robert en introduction à la Flore ornementale, paru sous la forme de livraisons en 1866-1875 puis en volume en 187616. Personnalité bien connue par les historiens de l’architecture, Ruprich-Robert a été le suppléant de Viollet-le-Duc à la chaire d’histoire de la composition et de l’ornement à l’École gratuite de dessin à partir de 1843, et a été titularisé en 1859. Si son ouvrage principal ne peut se lire que dans la suite de l’article « Flore », l’approche de Ruprich-Robert comporte des références philosophiques et scientifiques qui lui sont propres, et qui sont fécondes en développements pour les artistes de la fin du siècle. Après avoir esquissé le cadre général de l’enseignement du dessin et de l’ornement à la « Petite école » (École nationale des arts décoratifs en 1877), en rappelant en particulier les évolutions sous les directions successives de Jan-Hilaire Belloc, Laurent-Jan et Auguste Louvrier de Lajolais, nous sommes revenue sur la place de la géométrie dans sa relation aux différents apprentissages. Plusieurs textes publiés dans la Revue générale de l’architecture permettent de comprendre les enjeux de l’enseignement de l’ornement à l’École ainsi que le passage de relai entre Viollet-le-Duc et Ruprich-Robert : de « l’éclectisme raisonné » et d’une inspiration naturaliste un peu étriquée des débuts à la vision exposée dans la Flore, la perspective herméneutique subit une inflexion idéaliste17. Ruprich-Robert privilégie la progression pédagogique et conduit l’élève à appréhender la plante suivant une méthode géométrique qui va du simple au complexe – de la feuille au bourgeon, ce dernier élément supposant le mouvement de la croissance et les phases successives de l’éclosion. Il accorde alors la priorité à la forme de l’organe plutôt qu’à sa fonction anatomique, et se réfère au classement botanique mis en place par Joseph Pitton de Tournefort (Traité élémentaire de botanique, 1694) plutôt qu’à celui de Carl von Linné (Species plantarum, 1753), inapproprié à l’apprentissage du dessin. Mais cette préférence ne s’explique pas que par une utilité pédagogique, car elle est sous-tendue par une vision spiritualiste de la nature.
- 18 Ruprich-Robert cite p. 103 l’édition de 1848 des Réflexions et menus propos d’un peintre genevois ( (...)
10Plusieurs points nous ont paru cruciaux dans l’élaboration d’une symbolique de l’ornement végétal qui ne se limite pas – loin de là – à une évocation des propriétés imaginaires des plantes au Moyen Âge. Tout d’abord Ruprich-Robert rejette celle qu’il appelle « la géométrie de l’utile », une géométrie strictement fonctionnelle qui pourrait être la géométrie descriptive de Monge ou le dessin linéaire de Francoeur, outils jugés bons pour les ingénieurs, les géomètres et les techniciens. À l’autre bout du spectre, le dessin « pittoresque » fondé sur le réalisme « dissolvant » pratiqué par certains peintres tels Jean-François Millet, est aussi proscrit. Seule la géométrie « idéale », construction intellectuelle et spirituelle dont les architectes gardent la maîtrise, est apte à restituer l’harmonie de la création. Le « trait » par lequel elle s’exprime réussit à transmettre, suivant le mots repris à Rodolphe Töpffer, « la tendresse, la colère, le remords, la honte, la vengeance » et « amène l’action de la vie »18. Du reste la spiritualisation du dessin géométrique ne peut que s’appliquer à la nature, unique sujet digne d’être pris comme modèle, à l’exclusion des machines, des objets usuels et des œuvres du passé (la Grammaire d’Owen Jones est donc critiquée). C’est dans la nature que l’on peut observer la force vitale à l’œuvre, dans la poussée de la sève assimilée par Ruprich-Robert au flux sanguin, suivant une théorie des « sucs » qui remonte à Claude Perrault.
- 19 Ruprich-Robert a pu lire les Œuvres d’histoire naturelle de Goethe : comprenant divers mémoires d’a (...)
- 20 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 76.
- 21 Selon Jean-Michel Pouget, ces deux thèmes sont le fondement de l’appréhension du monde végétal par (...)
11Toute une série de références présentes dans le texte ont été explorées. La plus importante est certainement la référence à Goethe, dont Ruprich-Robert cite très significativement, et dès le début de l’introduction, le poème immanentiste « Ganymède ». Mais c’est l’essai sur la Métamorphose des plantes (1790), que l’architecte peut avoir lu dans une anthologie parue en français en 183719, qui lui inspire, entre autres, les idées d’unité des règnes (il reprend à Goethe l’idée d’un « système nerveux » des plantes)20 et d’activité incessante de la matière, soumise aux phénomènes de croissance, bourgeonnement et floraison21.
- 22 Félicité de La Mennais, Esquisse d’une philosophie, t. 3, livre VIIIe, De l’Art, Paris, Pagnerre, 1 (...)
- 23 Avis de l’éditeur cité par G. Rodis Lewis, « L’Esthétique », p. 34.
- 24 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 62.
- 25 F. de Lamennais, 1864 p. 40-41.
- 26 F. de Lamennais cité dans : V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 103.
- 27 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 104.
12L’autre référence philosophique importante est l’ouvrage de Félicité de Lamennais De l’Art et du Beau, tiré de L’esquisse d’une philosophie22. « Éclatante protestation en faveur du beau idéal »23, cette esthétique, dont Ruprich-Robert se réclame ouvertement en en citant de larges extraits, assoie sa réflexion sur l’ornement, ses moyens et ses finalités. La pertinence de cette source est incontestable, qui permet à Ruprich-Robert de définir l’ornement comme un art à la croisée de la triade lamennaisienne de l’Industrie (dont le terme est l’Utile), de l’Art (dont le terme est le Beau) et de la Science (dont le terme est le Vrai)24. Comme l’architecture, cette branche de la création se rattache au Beau par les « lois géométriques de la forme, ou des relations harmoniques des lignes » suivant un processus générateur qui permet toutes les combinaisons, des plus simples aux plus complexes25. L’ornement est d’abord un art du dessin et comme tel en « rapport direct avec la pensée »26, supérieur en cela à la couleur et bien loin de l’agrément ou de la plate reproduction de la réalité. Art d’« expression » apte à « dire tant de choses »27, il matérialise dans le trait et dans le relief le spectre entier des qualités artistiques – « invention, enthousiasme, énergie, clarté, simplicité, distinction, noblesse, fierté, grâce, délicatesse, etc. ».
- 28 Pour cet aspect voir : Aurélien Locatelli, « L’architecte et le botaniste : spécimens particuliers (...)
- 29 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 62 et 63.
- 30 Edmond Jean Joseph Langlebert, Physique, Paris, J. Delalain, 1859 ; cité par V. Ruprich-Robert, Flo (...)
- 31 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 76.
13Sur le versant de la botanique la Flore ornementale atteste, par le nombre et la qualité des sources citées, la diffusion des connaissances dans des années où cette discipline s’institutionnalise et se constitue en tant que construction sociale, autour de sociétés savantes et d’amateurs bénéficiant de l’abondance de publications de vulgarisation. Cependant, comme le montrent les relations complexes que l’architecte entretient avec le botaniste Edouard André28, l’approche morphologique de Goethe et l’idéalisme esthétique de Lamennais ne peuvent qu’éloigner Ruprich-Robert d’une vision rigoureusement scientifique, si par science on entend l’exactitude classificatoire de Linné. Si Ruprich-Robert se sert du manuel de physique de J. Langlebert c’est pour mieux « pénétrer le mystère » de la structure géométrique des flocons de neige, qui le pousse à croire à l’existence d’une volonté puissante et unique de conception, celle-là même qui doit guider l’artiste dans ses créations29. L’idée de la « chaine continue » des êtres unissant « les corps inertes et les corps organisés »30, et son corollaire pre-évolutionniste de métamorphoses, est d’ailleurs omniprésente dans la Flore, étayée par les noms de naturalistes – Richard Bradley (1688-1732), Buffon, von Humboldt et Emmanuel Maout (1799-1877) – ou de vulgarisateurs – Louis-François Jéhan de Saint-Clavien (1803-1871), Jean-Baptiste Payer (1818-1860), Arnold Boscowitz (1826-18…). Comme ce dernier, auteur de L’âme de la plante (1867), Ruprich-Robert croit à l’existence d’une volonté et donc d’une liberté de l’organisme végétal, allant jusqu’à déceler en lui les signes d’une sensibilité qui en fait une « force animée »31.
Formes parlantes
- 32 G. Semper, « De l’ornementation ».
- 33 Charles Blanc, « L’esthétique des lignes », Revue des cours littéraires de la France et de l’étrang (...)
14Dans les séminaires qui ont suivi nous nous sommes employée à comprendre le glissement qui se produit dans les années 1860-1870 d’un organicisme teinté d’idéalisme vers un symbolisme des formes conçues en tant qu’équivalents plastiques des forces de la nature. C’est le cas de la forme spiralée, particulièrement apte à signifier le mouvement ascendant mais contrasté de la sève. Gottfried Semper aborde cette thématique dans une conférence prononcée à Zurich en 1856 intitulée « De l’ornementation et du style ; de leur signification symbolique dans l’art », publiée en 1865 dans la Revue des cours littéraires de la France et de l’étranger32. Les circonstances de la réception en France de ce théoricien majeur de l’architecture et des arts décoratifs ont été rappelées : transfuge de la révolution de 1848, Semper quitte Dresde pour se rendre d’abord à Paris, où il disposait déjà d’un solide réseau d’amitiés, puis à Londres, où il contribue à l’organisation de l’Exposition universelle de 1851 et à la réflexion qui jette les bases du South Kensington. Charles Blanc compte parmi ses soutiens, et il n’est pas difficile de trouver des points de contact entre les écrits des deux hommes : l’historien publie, dans la même Revue et dans le sillage de son ami allemand, une « esthétique des lignes »33, ses emprunts étant du reste nombreux, frôlant parfois le plagiat.
- 34 C. Blanc, L’art dans la parure.
- 35 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 74.
- 36 Voir Jean-Baptiste Payer, Éléments de botanique, Paris, Paris, Langlois et Leclercq, 1857, p. 43 sq (...)
15Nous avons comparé le texte de Semper, où il est question d’identifier les lois qui président à l’ornement considéré dans son rapport à la nature et au cosmos, à la Flore de Ruprich-Robert et à L’art dans la parure et dans le vêtement, ouvrage publié par Blanc en 187534. Les proximités sont particulièrement intéressantes. Dans le premier cas nous nous sommes arrêtée sur l’observation par les deux architectes des formes de croissance qui font place à un principe dynamique et intentionnel. Inspiré par le vitalisme goethéen, Ruprich-Robert réussit à dépasser une vision strictement botanique pour nous donner le récit dramatisé de l’élan vers la lumière, mouvement « volontaire » qui prouverait que « les plantes ont conscience de leurs actes »35. Semper aborde la croissance en l’identifiant avec la forme spiralée mais, alors que la botanique classique illustre ce phénomène en ayant recours aux principes géométriques de symétrie et d’alternance36, l’architecte fait intervenir des forces actives impliquant la tension entre effort et équilibre, « volonté » et inertie / résistance ; comme son confrère, il introduit dans le processus d’élaboration de la forme une dimension à la fois temporelle et sensible qui apporte le « charme romantique », la poésie de la difficulté vaincue. Si la démonstration de Semper est marquée par une rigueur qui en assurera la très large postérité théorique au niveau européen, la réflexion de Ruprich-Robert a le mérite de s’adresser à des élèves, la génération des artistes actifs dans les dernières décennies du siècle. Chez les deux architectes et pédagogues la spirale devient le signe d’un élan vital, du déploiement harmonieux d’une dynamique.
- 37 C. Blanc, L’art dans la parure, p. 80.
- 38 C. Blanc, L’art dans la parure, p. 337.
16Quant à L’art de la parure, ouvrage jusqu’ici négligé de Charles Blanc, son examen en ouverture des conférences de 2022-2023 nous a permis de revenir brièvement sur les écrits de Semper, que l’historien reprend en partie ; nous avons ensuite commencé un cycle de conférences consacrées à quelques-uns des théoriciens français ayant contribué à faire du « décoratif » un mode d’expression subjectif. Blanc applique à la parure les principes classiques de répétition, alternance, symétrie, progression et ceux complémentaires de consonance, contraste, rayonnement, gradation et complication, en y ajoutant, en admirateur de l’art d’Extrême Orient, celui de la confusion et de la complication. Considérant les lignes et les couleurs comme des « voyelles et consonnes d’un silencieux langage qui nous parle de la création »37, il plaide pour un bijou entendu comme une forme d’écriture, une « pensée rendue sensible »38 qui sauverait ces créations de l’insignifiance. Il attribue aux pierres précieuses et semi-précieuses un sens cosmique en fonction de leurs qualités matérielles propres mais considère l’art pictural de l’émail comme la ressource première de l’orfèvre, lui permettant, par la violence des colorations, d’échapper au naturalisme honni.
17Cette réflexion amorce le renversement de la valeur dans l’esthétique du bijou qui se produit au tournant du siècle. Plus généralement s’affirme l’intégration du décor dans un système de signification, renversant la hiérarchie classique « majeur » / « mineur ».
- 39 Félix Bracquemond, Du dessin et de la couleur, texte présenté, annoté et commenté par Jean-Paul Bou (...)
18Dans Du dessin et de la couleur Félix Bracquemond, compagnon de route des impressionnistes, rejette le syntagme restrictif « arts décoratifs » et préfère se réclamer d’un « principe ornemental » fondé sur les deux piliers du dessin, entendu comme « langage », et sur le « métier », compris comme le retour nécessaire à l’atelier39. Élargi à l’ensemble de la création artistique, toutes techniques confondues, le « principe ornemental » devient l’essence même de l’art, pensé comme complétude visuelle, pleinement signifiante.
- 40 Eugène Véron, L’Esthétique, Paris, Librairie C. Reinwald, Schleicher Frères & Cie, 1904 [1878], cha (...)
19Pour Eugène Véron il existe un « genre » décoratif qui transcende les époques, les styles et les techniques. Susceptible de provoquer des émotions esthétiques par l’assemblage de lignes et de couleurs, il a comme finalité de réaliser une beauté harmonieuse, à l’opposé du genre « expressif » dont les formes pathétiques résultent d’une poésie humaine narrative toute moderne40. La réception de Véron auprès des artistes symbolistes est avérée mais paradoxale : Émile Gallé, qui le cite dans ses écrits, en inverse la proposition théorique, dans la ferme intention de rendre aux arts décoratifs leur « modernité » bien ancrée dans une individualité agissante, soustrayant donc les objets et les décors à l’intemporalité du « beau » éternel et classique dans lequel Véron prétend l’enfermer.
- 41 Sully-Prudhomme, L’Expression dans les beaux-arts. Application de la psychologie à l’étude de l’art (...)
20L’enjeu, pleinement saisi par Sully-Prudhomme dans L’expression dans les beaux-arts, est bien de faire des arts décoratifs des « arts expressifs ». Pour le poète la valeur des arts décoratifs résiderait dans la capacité des objets à susciter des émotions à partir de leur matérialité même, en dehors donc de toute représentation de « sujets »41. En dressant un tableau synoptique qui relie une liste de perceptions sensibles à des sensations visuelles, tactiles ou sonores, il établit une correspondance entre matérialité et « affections morales » et met ainsi sur le même plan tous les arts, également susceptibles de susciter des sensations physiques reliées à des effets psychiques.
- 42 Sur Souriau, voir : Rossella Froissart, « Paul Souriau à l’école d’Émile Gallé : l’ornement entre r (...)
- 43 Humbert de Superville (David Pierre Giottino), Essai sur les signes inconditionnels dans l’art, Ley (...)
- 44 Albert Aurier, « Les peintres symbolistes », Revue encyclopédique, 1er avril 1892, p. 474-486 (p. 4 (...)
- 45 D. P. G. Humbert de Superville, Essai sur les signes, p. 12.
- 46 D. P. G. Humbert de Superville, Essai sur les signes, p. 24.
21Cette esthétique conçue comme une physiologie et qui fonde l’évaluation des arts sur les réactions de plaisir / déplaisir procurées par les formes et par leur impact sur le spectateur, est fortement marquée par la biologie, le darwinisme et l’évolutionnisme spencerien. Elle est diffusée, entre autres, par Charles Henry, Henry Havard, et Paul Souriau42 qui ont fait l’objet de plusieurs séances. Ce cycle a été inauguré par la lecture et l’analyse de l’Essai sur les signes inconditionnels dans l’art, (1827-1832) de David Pierre Giottino Humbert de Superville43, L’article d’Albert Aurier « Les peintres symbolistes » nous a indiqué cette piste, puisqu’il renvoie explicitement au dessinateur hollandais qui a soupçonné le premier la capacité expressive des lignes et des couleurs44. Le postulat de l’autonomie des signes plastiques laisse ouverte la possibilité d’un langage unique qui s’appliquerait indifféremment à toute œuvre d’art, indépendamment de sa destination initiale (utilitaire ou pas). À la croisée de la philosophie des Lumières, de la physiognomonie et du romantisme, le texte de Humbert de Superville peut être lu, sous certains aspects, dans la continuité de celui de William Hogarth, Analysis of Beauty (1753), qui comporte une élémentarisation du langage plastique renvoyant à des qualités psycho-physiologiques. Dans son Essai Humbert de Superville présume que certaines lignes directionnelles s’associent à certaines couleurs et véhiculent des sensations spécifiques partagées par tous les hommes, au-delà de leur appartenance sociale ou géographique. Bien connu des historiens de la peinture et de la sculpture, l’Essai d’Humbert de Superville comporte aussi des considérations concernant le champ des arts décoratifs et de l’ornement : la symbolique des gemmes (le plastron de Aaron) ; les figures liées aux mythes « primitifs » – égyptiens, persans, néo-zélandais, hindous, polynésiens – du culte des morts et notamment celui de la momie-chrysalide-papillon (l’un des symboles les plus couramment employés par les artistes de la fin du siècle) ; les diagrammes émotionnels tirés des formes végétales – « langage visible de la nature »45 ; l’arabesque déduite du mouvement du serpent ; les ornements corporels tels le tatouage. Par ailleurs le vitrail est considéré comme l’art immatériel de l’effusion chromatique, le plus approprié à « l’expression visible de la pensée »46. L’« Article additionnel » figurant en conclusion de l’ouvrage entend démontrer la place concrète du symbolisme dans l’habitation, le costume, les textiles et l’ameublement.
- 47 Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin. Architecture, Sculpture, Peinture, Paris, Vve J. Renou (...)
- 48 Charles Henry, Quelques aperçus sur l’esthétique des formes. Dessins et calculs par Paul Signac, Pa (...)
- 49 Henry Havard, L’Art dans la maison (Grammaire de l’ameublement), Paris, Rouveyre et G. Blond, 1884.
22La réception de l’Essai est diffuse, difficile à retracer précisément, mais très importante et facilitée par la reprise par Charles Blanc de certains de ses axiomes dans ses deux Grammaires47. Nous en avons cherché les traces dans les écrits du théoricien du post-impressionnisme Charles Henry et de l’historien des arts décoratifs Henry Havard. Le premier élabore un système strict de correspondances faisant des lignes et des couleurs les vecteurs de vibrations susceptibles de générer le mouvement. Ces effets dynamogéniques sont provoqués autant par une peinture ou par une sculpture que par la typographie d’une affiche, par la courbure d’une chaise ou par la silhouette d’un vase, l’esthétique expérimentale apportant la preuve scientifique de leur efficacité48. Quant à Havard, il élabore dans sa Grammaire de l’ameublement les règles qui, suivant ces mêmes lois, doivent aider la femme à aménager son intérieur en réalisant une beauté harmonieuse et paisible49.
- 50 Claire Bernardi et Ophélie Ferlier-Bouat (dir.), Gauguin, l’alchimiste, cat. de l’exposition, Chica (...)
- 51 Paul Gauguin, « Notes sur l’art à l’Exposition universelle », Le Moderniste illustré, 4 juillet 188 (...)
- 52 Paul Gauguin, « Une lettre de Paul Gauguin. À propos de Sèvres et du dernier four », Le Soir, 23 av (...)
- 53 Dario Gamboni, Images potentielles : ambiguïté et indétermination dans l’art moderne, Dijon, Les Pr (...)
- 54 Voir à titre d’exemple la description faite par Gauguin dans le Cahier pour Aline (manuscrit, Bibli (...)
23À l’articulation entre peinture, sculpture, objet et ornement se trouve une figure centrale du symbolisme : Paul Gauguin. Si l’exposition Gauguin l’alchimiste a réuni en 201750 les œuvres dans toute la diversité de leurs supports – toile, bois, papier, verre, terre, zinc… – il nous importait de souligner le lien substantiel que le processus artisanal, et la logique du décor qui en découle, entretient avec la puissance expressive inscrite dans la matière même et dans l’outil qui la façonne. Au cours de plusieurs séances nous avons examiné l’ensemble des écrits de l’artiste pour y déceler les occurrences nous permettant de reconstituer une pensée de l’artefact et de l’ornement et pour la confronter à ses réalisations. La céramique joue un rôle particulièrement important : le compte-rendu de l’Exposition universelle de 188951 et la critique de l’inauguration des nouveaux fours à Sèvres52 disent la posture démiurgique assumée par Gauguin face au métier de potier, ce qui le mène à privilégier le grès dur et opaque et son rude modelage, renversant ainsi la partition opérée par Véron entre le beau intemporel du « décoratif » et le beau « expressif » de l’art moderne : le décoratif, dans la mesure où il comporte l’intervention transformatrice de la matière, est la condition même de l’expression subjective et donc de la modernité. Pour tenter de circonscrire la contribution d’un Gauguin artiste-artisan, nous avons choisi d’aborder l’œuvre de manière transversale, en privilégiant le mode de création : l’assemblage, qui permet de combiner les éléments figuratifs, stylisés et abstraits et de mélanger techniques et matériaux avec une liberté caractéristique de l’art « primitif » et populaire ; le jeu du hasard qui, en laissant une large place à la maladresse, s’oppose à la régularité industrielle et favorise les processus « naturels » de croissance ; le choix de l’ambiguïté visuelle, bien étudiée par Dario Gamboni53, qui ouvre le regard du spectateur à tous les possibles ; l’hybridation de peinture, sculpture, poterie, bois taillé ou incisé, incrustation, estampe, qui abolit les notions de « majeur » et de « mineur ». Les décors réalisés en disposant des peintures suivant un ordre voulu par l’artiste ont fait aussi l’objet d’analyses à partir des écrits et des correspondances : de la salle à manger du Pouldu (1889-1890) à la salle de l’exposition chez Durand-Ruel (1893), de la décoration de l’atelier de la rue Vercingétorix (1894), à la case-atelier de Punaauia (1897), de l’exposition chez Vollard (1898) à la Maison du jouir à Hiva Oa (1901) ; les intérieurs représentés dans des tableaux, et dont la composante symbolique nous est connue grâce aux témoignages du peintre54, ont été également pris en compte.
- 55 Maurice Denis, Théories, 1890-1910. Du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1re(...)
24Le très riche héritage de cette pensée d’un art décoratif et symboliste est en partie recueilli par les Nabis. Les conférences de conclusion du cycle ont porté sur ce groupement, qui fait du « décoratif » le point de départ de toute étude de la forme. Nous nous sommes limitée à un examen de quelques-uns des topoï dans lesquels se décline la poétique décorative nabie : l’emboîtement d’espaces et de motifs ; l’intime entendu comme totalité psychique et plastique ; l’arabesque unificateur ; le lien entre monde matériel et monde spirituel : figure aux bras levés, chemin, chevalier, bateaux, jardin enchanté. Si les artistes nabis ont réalisé relativement peu d’objets et de décors, ils ont affirmé l’idée d’une totalité décorative jusque dans le plus petit tableautin, qui revêt parfois une valeur manifestaire. Les écrits de Maurice Denis ont été sollicités, qui ont une fonction autant programmatique que réflexive55. Le cycle s’est conclu sur un approfondissement des réalisations tapissières d’Aristide Maillol, qui réalise une synthèse accomplie de manualité – teinture des laines et tissage – et spiritualité : topos de l’« hortus conclusus » comme métaphore d’un monde de l’art – les concerts champêtres – qui prend le pas sur la réalité du monde.
Notes
1 Rossella Froissart, Un art nouveau. Métamorphoses du bijoux 1880-1910, ouvrage accompagnant l’exposition, Paris, École des arts joailliers, 1er juin-30 septembre 2023, Paris, Éditions Norma, 2023, 208 p. ; Rossella Froissart, « Le symbolisme et les arts décoratifs », dans Pierre Pinchon (éd.), Le Symbolisme, Paris, Citadelles & Mazenod, à paraître fin 2024.
2 Certains de ces matériaux ont servi à l’élaboration de l’essai : Rossella Froissart, « Le décoratif au temps de l’impressionnisme », dans Sylvie Patry et Anne Robbins (éd.), Décors impressionnistes, cat. de l’exposition, Paris, musée de l’Orangerie, 2 mars-11 juillet 2022, Paris, Musées d’Orsay et de l’Orangerie, Hazan, 2022, p. 26-40.
3 Daniel Arasse, « Sept réflexions sur la préhistoire de la peinture de genre », dans Georges Roque (éd.), Majeur ou mineur ? Les hiérarchies en art, Nîmes, J. Chambon, 2000, p. 33-51.
4 Mariette Boudgourd, Les fabriques de poteries « genre Palissy » à Paris (1844-1900) : un renouveau de la céramique entre art, science et industrie, mémoire de master 2, sous la dir. de R. Froissart, EPHE-PSL, 2023.
5 Victor Hugo, « À M. Froment-Meurice », Les Contemplations. Autrefois, Paris, J. Hetzel et Pagnerre, 1856, XVII (Paris, octobre 1841), p. 77-79.
6 [Léon de Laborde], Exposition universelle de 1851. Travaux de la Commission française sur l’industrie des nations, publiés par ordre de l’Empereur, t. VIII, Paris, Imprimerie impériale, 1856, p. 253.
7 Jean-Marie Schaeffer, « Système, histoire et hiérarchie : le paradigme historiciste en théorie de l’art », dans G. Roque (éd.), Majeur ou mineur ?, p. 255-271.
8 Joseph Milsand, « Une nouvelle théorie de l’art en Angleterre. M. John Ruskin », Revue des Deux Mondes. Recueil de la politique, de l’administration et des mœurs, juillet 1860, p. 184-213 ; « De l’influence littéraire dans les beaux-arts. M. John Ruskin et ses idées sur la peinture », Ibid. (juillet 1861), p. 870-915. Les deux articles ont été ensuite réédités en volume avec l’ajout d’extraits de traductions : L’esthétique anglaise. Étude sur John Ruskin, Paris, Germain Baillière, 1864.
9 J. Milsand, « Une nouvelle théorie », (1) p. 206.
10 Sur ces courants de pensée : Abrams (Meyer Howard), The Mirror and the Lamp. Romantic Theory and the Critical Tradition, Oxford, Oxford University Press, 1953.
11 John Ruskin cité par J. Milsand, « De l’influence littéraire », Revue des Deux Mondes, juillet 1861, p. 879.
12 Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, « Style » et « Flore », dans Dictionnaire raisonné de l’architecture française du XIe au XVIe siècle, Paris, B. Bance, t. 8, 1866, p. 474-497 et t. 5, p. 485-507 ; Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc, De la décoration appliquée aux édifices, Paris, Londres, A. Ballue, 1880 (paru dans L’Art, 7 [1879], p. 50-58, 75-78, 108-112, 125-130, 147-157).
13 À propos de cet aspect de la pensée de Viollet-le-Duc voir : Laurent Baridon, L’imaginaire scientifique de Viollet-le-Duc, Paris, l’Harmattan, 1996.
14 Gottfried Semper, « De l’ornementation et du style ; de leur signification symbolique dans l’art », Revue des cours littéraires de la France et de l’étranger, 2e année, no 32 (8 juillet 1865) et no 33 (15 juillet 1865), p. 513-520 et 539-544.
15 Charles Blanc, L’art dans la parure et dans le vêtement, Paris, Librairie Renouard, 1875.
16 Victor Ruprich-Robert, Flore ornementale. Essai sur la composition de l’ornement, éléments tirés de la nature et principes de leur application, gravure de C. Sauvageot, Paris, Dunod, 1876.
17 Victor Ruprich-Robert, « Cours de composition de l’ornement à l’École impériale et spéciale de dessin », Revue générale de l’architecture, 11 (1853), col. 241-246, pl. 19-25 ; col. 387-392 ; col. 437-440.
18 Ruprich-Robert cite p. 103 l’édition de 1848 des Réflexions et menus propos d’un peintre genevois (1830).
19 Ruprich-Robert a pu lire les Œuvres d’histoire naturelle de Goethe : comprenant divers mémoires d’anatomie comparée, de botanique et de géologie traduits et annotés par C.-F. Martins […] enrichi […] d’un texte explicatif sur la métamorphose des plantes, par P.-J.-F. Turpin, Paris, A. Cherbuliez, 1837.
20 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 76.
21 Selon Jean-Michel Pouget, ces deux thèmes sont le fondement de l’appréhension du monde végétal par Goethe. Voir : J.-M. Pouget, « L’imagination à l’épreuve de la science : Goethe et l’émergence d’une pensée morphologique » dans Laurence Dahan-Gaida, Christine Maillard, Gisèle Séginger et al. (éd.), Penser le vivant, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2017, [en ligne] http://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/editionsmsh/27345.
22 Félicité de La Mennais, Esquisse d’une philosophie, t. 3, livre VIIIe, De l’Art, Paris, Pagnerre, 1840-1846. L’édition en volume séparé à laquelle nous nous référons est celle de Paris, Garnier Frères, 1864. Pour une analyse de ce texte : Geneviève Rodis Lewis, « L’Esthétique de Lamennais », Annales de Bretagne, 62, no 1 (1955), p. 33-61.
23 Avis de l’éditeur cité par G. Rodis Lewis, « L’Esthétique », p. 34.
24 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 62.
25 F. de Lamennais, 1864 p. 40-41.
26 F. de Lamennais cité dans : V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 103.
27 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 104.
28 Pour cet aspect voir : Aurélien Locatelli, « L’architecte et le botaniste : spécimens particuliers et images raisonnées du monde végétal dans la Flore ornementale de Victor Ruprich-Robert », Images Re-vues [En ligne], 19 (2021), http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/imagesrevues/9725.
29 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 62 et 63.
30 Edmond Jean Joseph Langlebert, Physique, Paris, J. Delalain, 1859 ; cité par V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 68 (p. 260 de Langlebert dans l’édition de 1885).
31 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 76.
32 G. Semper, « De l’ornementation ».
33 Charles Blanc, « L’esthétique des lignes », Revue des cours littéraires de la France et de l’étranger, 28 août 1869, p. 610-614.
34 C. Blanc, L’art dans la parure.
35 V. Ruprich-Robert, Flore ornementale, p. 74.
36 Voir Jean-Baptiste Payer, Éléments de botanique, Paris, Paris, Langlois et Leclercq, 1857, p. 43 sq., cité par Ruprich-Robert comme l’une des sources de sa réflexion.
37 C. Blanc, L’art dans la parure, p. 80.
38 C. Blanc, L’art dans la parure, p. 337.
39 Félix Bracquemond, Du dessin et de la couleur, texte présenté, annoté et commenté par Jean-Paul Bouillon, Paris, Hermann Éditeurs (2010) [1re éd. : G. Charpentier & Cie, 1885].
40 Eugène Véron, L’Esthétique, Paris, Librairie C. Reinwald, Schleicher Frères & Cie, 1904 [1878], chap. VII, p. 133 sq. Sur Véron voir : Jean Colrat, « Eugène Véron : contribution à une histoire de l’esthétique au temps de Spencer et Monet (1860-1890) », Revue d’histoire des sciences humaines, no 18, 1 (2008), p. 203-228.
41 Sully-Prudhomme, L’Expression dans les beaux-arts. Application de la psychologie à l’étude de l’artiste et des beaux-arts, Paris, Alphonse Lemerrre, 1883.
42 Sur Souriau, voir : Rossella Froissart, « Paul Souriau à l’école d’Émile Gallé : l’ornement entre rêverie et utilité », Nouvelle revue d’esthétique, no 23 (2019), p. 21-29.
43 Humbert de Superville (David Pierre Giottino), Essai sur les signes inconditionnels dans l’art, Leyde, C.-C. Van Der Hoek, 1827.
44 Albert Aurier, « Les peintres symbolistes », Revue encyclopédique, 1er avril 1892, p. 474-486 (p. 480).
45 D. P. G. Humbert de Superville, Essai sur les signes, p. 12.
46 D. P. G. Humbert de Superville, Essai sur les signes, p. 24.
47 Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin. Architecture, Sculpture, Peinture, Paris, Vve J. Renouard, 1867 (rééd. par C. Barbillon, Paris, ENSB-A, 2000) ; Grammaire des arts décoratifs, 2e édition, augmentée d’une introduction sur les lois générales de l’ornement, Paris, H. Loones, 1882.
48 Charles Henry, Quelques aperçus sur l’esthétique des formes. Dessins et calculs par Paul Signac, Paris, Librairie Nony & Cie, 1895, en particulier les p. 47 sq. Sur les esthétiques expérimentales voir : Olivier Lahbib, « Sur l’esthétique positiviste », Revue de métaphysique et de morale, no 62, 2 (2009), p. 227-245 ; Jacqueline Lichtenstein, Carole Maigné, Arnauld Pierre (éd.), Vers la science de l’art : l’esthétique scientifique en France, 1857-1937, Paris, PUPS, 2013.
49 Henry Havard, L’Art dans la maison (Grammaire de l’ameublement), Paris, Rouveyre et G. Blond, 1884.
50 Claire Bernardi et Ophélie Ferlier-Bouat (dir.), Gauguin, l’alchimiste, cat. de l’exposition, Chicago, Art institute of Chicago, 25 juin-10 septembre 2017 ; Paris, Galeries nationales du Grand Palais, 11 octobre 2017 – 22 janvier 2018, Paris, Réunion des musées nationaux, Grand Palais, musée d’Orsay, 2017.
51 Paul Gauguin, « Notes sur l’art à l’Exposition universelle », Le Moderniste illustré, 4 juillet 1889, p. 84-86 et 13 juillet 1889, p. 90-91.
52 Paul Gauguin, « Une lettre de Paul Gauguin. À propos de Sèvres et du dernier four », Le Soir, 23 avril 1895.
53 Dario Gamboni, Images potentielles : ambiguïté et indétermination dans l’art moderne, Dijon, Les Presses du réel, 2016.
54 Voir à titre d’exemple la description faite par Gauguin dans le Cahier pour Aline (manuscrit, Bibliothèque d’art et d’archéologie, https://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/item/8348-cahier-pour-aline?offset=15, p. 12-13) de Manao’ Tupapaù (fin 1892, 73 × 92 cm, huile sur toile, Buffalo, Albright Knox Art Gallery).
55 Maurice Denis, Théories, 1890-1910. Du Symbolisme et de Gauguin vers un nouvel ordre classique, 1re et 2e éd., Paris, Bibliothèque de l’Occident, 1912 ; Nouvelles théories sur l’art moderne, sur l’art sacré, 1914-1921, Paris, L Rouart et J. Wabelin, 1922.
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Référence papier
Rossella Froissart, « Arts, industries et décor à l’époque contemporaine », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 361-372.
Référence électronique
Rossella Froissart, « Arts, industries et décor à l’époque contemporaine », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7252 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t4e
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