Histoire de la France féodale
Résumé
Programme de l’année 2007-2008 : I. Enquêtes sur la chevalerie. — II. Questions diverses.
Texte intégral
1La première conférence est consacrée à l’étude des récits d’exploits de chevaliers dans les chroniqueurs normands des xie et xiie siècles. Le premier à se présenter est Dudon de Saint-Quentin (entre 1015 et 1026), dont on commente spécialement les chapitres II.27, III.43-44 et IV.108, en mettant en évidence chez lui, à côté des éloges de la paix, la forte densité des éloges de la vaillance et de la virilité des guerriers. Autour des « ducs » normands se discerne un entourage de jeunes tirones, friands de récompenses, impatients d’accomplir des actions d’éclats, au risque de l’imprudence, et susceptibles d’entraîner leur jeune prince : il faut que les maiores natu, seigneurs plus âgés, retiennent le « duc » Richard Ier en saisissant les rênes de son cheval (IV.108). Ce même milieu apparaît quelques lignes de Guillaume de Jumièges (VI.5 et 7, intéressantes sur le mercenariat) et surtout dans les belles pages de Guillaume de Poitiers (I.11-13) qu’on avait déjà abordées ici (en 2005-2006). Et surtout, en revenant sur Orderic Vital, on y découvre sous le nom d’exercitia militaria la première forme des tournois, alors que cela n’avait pas été vraiment aperçu en 2005-2006. Ainsi cette conférence débouche-t-elle sur une hypothèse inédite, quant à l’origine des tournois : la guerre féodale étant devenue trop prudente au xie siècle, décevante pour les jeunes chevaliers, il a fallu la rendre plus spectaculaire sans pour autant qu’elle dégénère en batailles et assauts meurtriers, et la technique de la lance couchée s’est prêtée à des exhibitions assez ludiques, même si au début elles ponctuaient de véritables guerres.
2 Les synonymes pour exercitia sont facinus, et aussi (en retournant l’expression) juventutem et militiam comme compléments d’exercere. Il s’agit principalement, sinon exclusivement, de combats singuliers, dont les enjeux sont à la fois le profit et la gloire : le désir de susciter l’admiration prime sur toute manifestation de haine. Les exercitia militie sont une pratique spécifique. Ils prennent place lors de sièges de châteaux et de cités : des chevaliers assiégés, après un défi formel, ouvrent les portes du château pour se ruer dehors au combat, au vu de tous, et les assaillants, s’ils prennent sur eux quelque avantage, s’ils les talonnent de tout près, peuvent tenter d’entrer à leur suite, en forçant les portes. C’est ce qui semble arriver au Mans en 1099 (V, p. 254 de l’édition de Marjorie Chibnall), c’est ce qui très clairement permet la prise de Bellême en juin 1113 (VI, p. 182 : exercitium belli, consistant en combats singuliers, formellement distincts de l’assaut de château) et c’est ce qui pourrait arriver au château de Breteuil en septembre 1119, sans la vaillance de Raoul de Gaël (VI, p. 246).
3Les exercices de chevalerie apparaissent ainsi comme un véritable siège conventionnel, avec l’avantage d’éviter un assaut général meurtrier, donc un possible bain de sang, et d’exclure la racaille des piétons et des archers. On reste entre chevaliers, en des combats où l’on cherche à capturer plus qu’à tuer, et peut-être même tous les chevaliers présents au siège ne participent-ils pas aux « exercices », mais seulement un petit nombre de volontaires, les membres par exemple de la maisnie royale. Tandis que des jeunes en sont à ces ébats et combats de chevaliers, il arrive que leurs aînés arrangent un traité : où resurgit le clivage entre tirones et maiores natu (V, p. 240). Mais, d’autres fois, une capture provoque l’élargissement de la bataille (VI, p. 204). Il apparaît donc que nous ne devons pas tant rechercher les origines du tournoi en-dehors de la guerre que dans une pratique de mieux en mieux distincte des autres possibilités de mener la guerre. C’est ce qui a empêché les historiens modernes de reconnaître les exercitia militie comme des tournois véritables, ou comme, disons, la première forme des tournois.
4On trouve pourtant aussi cette forme de tornationes dans Galbert de Bruges. Cet auteur signale que Charles le Bon, prince pacificateur de la patrie flamande (1119-1127), avait entrepris des « combats de chevalerie » (certamina militiae) dans les régions voisines, spécialement la Normandie et la France royale, pour l’honneur de son pays et pour l’entraînement (exercitium) de ses chevaliers. Ainsi tornationes exercuit (4): où tornationes s’avère être l’exact synonyme de militias, chevaleries. Les deux autres allusions de Galbert de Bruges à des tornationes désignent exactement ce qu’Orderic Vital appelle des exercitia militie : ces combats se déroulent devant des châteaux assiégés, ils se substituent clairement à l’assaut de ceux-ci, ils ne produisent aucun résultat décisif (ce qui est la pente normale, à vrai dire, d’une guerre féodale) mais ils fournissent l’occasion aux chevaliers des deux partis de s’illustrer devant tous (67 et 109).
5 En outre, Orderic Vital mentionne aussi, une fois, un tournoi organisé en tant que tel, à la suite d’un défi, en l’absence de toute guerre. Un jour du printemps 1119, le roi Henri Beau Clerc imagine une ruse pour prendre la cité d’Evreux à Amauri de Montfort. Il ordonne à son vassal Robert Goël de « porter un défi à Amauri et à ses compatriotes, compagnons en chevalerie (commilitones) » ; il s’agit de se rencontrer pour accomplir des faits d’armes, « en exécutant des tournoiements (militares giros agitaret) sur les rives de l’Eure près d’Ivry ». Et pendant ce temps Henri s’empare d’Evreux sans coup férir : Robert en crie la nouvelle à Amauri, qui s’en retourne (VI, p. 230). Cette expression de giros, « tours », « tournoiements », décrit les voltes de chevaux que leurs cavaliers retournent vite pour revenir à la charge. Là pourrait bien être l’origine – ou l’une des origines – du mot même de « tournoi », dont l’étymologie germanique n’a rien de si assuré.
6Lorsque Geoffroi Malaterra, en son Histoire de Roger (écrite vers 1098), appelle militaria exercitia les combats devant Mileto en 1062 (II. 23), les historiens modernes refusent en général d’y voir des tournois, ils ont pourtant le même caractère que ceux décrits sur le sol français par Orderic Vital. De même devant Montepeloso, en 1066 (II.39) ou lors du siège mis par Robert Guiscard en 1077 au château de Santa Severina (III.5). Les exercitia militaria qui se déroulent devant Mileto (1062) ou ailleurs dans le livre de Geoffroi Malaterra sont bien des combats conventionnels, ayant la fonction même de se substituer à de plus dangereux, et la propriété de favoriser l’exhibition de la chevalerie. Ce sont des tournois dans le même sens que ceux évoqués par Orderic Vital. L’Histoire de Roger ne plaide pas à coup sûr pour leur invention en Italie même : ils ont pu être importés de France. Elle témoigne du moins de leur pratique à des dates un peu plus précoces (1062-1098) que dans le livre d’Orderic Vital (1098-1119).
7Reste à évoquer la belle et originale Histoire de Tancrède, l’un des héros de la première croisade, écrite en prosimètre un peu avant 1118 par Raoul de Caen. Comme les fils de Hauteville, auxquels il tient pas sa mère, ce Tancrède a grandi dans une ambiance d’émulation, dans une recherche très vive de la performance individuelle, tempérée toutefois par de bons principes, comme celui qui prescrit de vaincre un ennemi sans le massacrer – et qu’on applique surtout en guerre civile car, tout de même, Tancrède tue des « Infidèles ». Le vocabulaire des « exercices chevaleresques » attend donc ici pour apparaître (une seule fois) que s’élève pour la seigneurie d’Adana, en 1097, une querelle entre Tancrède et Baudouin de Boulogne (43).
8Aucun des deux n’ose prendre la responsabilité d’engager une bataille entre croisés, en pleine croisade !
Mais, selon la coutume chevaleresque, quelques jeunes hommes des deux camps s’affrontèrent en combats singuliers. De quel côté penchait surtout le droit ? C’est ce que l’on aurait pu dire si tous les tenants du même parti avaient perdu, tous les autres gagné. Or il y eut des deux côtés des victoires et des défaites, et l’on ne put savoir…
9En dépit de l’intention, ainsi affichée au début, de faire des combats singuliers des duels judiciaires, qui pouvait s’attendre vraiment à ce que tous donnent le même résultat, dégageant un verdict indéniable ? Les exercices de chevalerie ont précisément l’avantage de ne pas dégager de résultat décisif, et le fait même d’en organiser témoigne, ou d’une indiférence au résultat, ou du dessein voilé de passer finalement un compromis. Raoul de Caen est donc bien obligé de lâcher le morceau, en avouant qu’il s’agit de jeu guerrier (ludum martium) – ce qui fait même de lui le premier chroniqueur à employer ce mot pour des exercices de chevalerie. Mais les historiens modernes de la croisade n’ont jamais repéré ces jeux pour des tournois en tant que tels.
10La seconde conférence, consacrée aux questions diverses, est constituée par deux beaux exposés : celui de Bruno Lemesle, professeur à l’université de Dijon, sur un procès mené au xiie siècle par l’évêque Ulger d’Angers, et celui de Jay Rubenstein (États-Unis d’Amérique) sur le Liber Floridus de Lambert de Saint-Omer.
Pour citer cet article
Référence papier
Dominique Barthélemy, « Histoire de la France féodale », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 140 | 2009, 227-229.
Référence électronique
Dominique Barthélemy, « Histoire de la France féodale », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 140 | 2009, mis en ligne le 16 octobre 2009, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/718 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.718
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page