Histoire et conscience historique des pays russes
Résumé
Programme de l’année 2022-2023 : I. Le genre du Paterikon dans l’hagiographie slave orientale (XIIe-XVIe s.). — II. L’Histoire de Kazan, nouvelle historique, ou roman de chevalerie russe ? (XVIe-XVIIe s.). — III. Questions diverses.
Plan
Haut de pageTexte intégral
I. Le genre du Paterikon dans l’hagiographie slave orientale (XIIe-XVIe s.)
- 1 Voir P. Gonneau, « L’Église face aux crises dynastiques en Moscovie, xve-xviie s. », dans Religion (...)
- 2 David M. Goldfrank, « Who Put the Snake on the Icon and the Tollbooths on the Snake? A Problem of L (...)
1Cette année a été consacrée à la traduction du chapitre 8 du Paterikon, dédié à la Vie de Théodose des Grottes, du sous-titre 39 au sous-titre 61 et dernier. Les pénuries d’huile (40), d’hydromel (41), de farine (43) qui affectent occasionnellement l’abbaye sont miraculeusement résolues grâce à l’intercession du saint abbé qui « n’espérait rien des choses de la terre, n’attendait rien de ce monde », mais ce fiait à la parole du Christ : « Observez les oiseaux du ciel, ils ne sèment ni ne récoltent, ni ne collectent dans leur grenier, pourtant le père céleste les nourrit, or combien meilleurs êtes-vous » (Mt. 6:26 ; Lc 12:24). Lors du grand carême, Théodose s’impose une retraite particulièrement stricte, dans une grotte. Pour plus de rigueur, il ne reste pas à proximité de son abbaye, comme le croient les frères, mais dans une campagne éloignée, « en un endroit secret, sans que nul ne soit au courant » (47). On avait déjà vu que Théodose cultivait de manière extrême la mortification de la chair, allant jusqu’à se livrer en pâture aux moustiques sur les bords du Dniepr « À cause de la multitude des mouches et des moustiques, tout son corps était en sang, les insectes mangeaient sa chair et buvaient son sang, mais notre père Théodose demeurait immobile, sans se lever de cet endroit, jusqu’à ce que ce fût l’heure de matines » (15). Il n’hésite pas non plus à exposer sa vie en pratiquant à sa manière la polémique religieuse : « Le bienheureux avait cette habitude de souvent se lever la nuit et, en cachette de tous, d’aller visiter les Juifs ; il disputait avec eux du Christ, leur faisait des reproches et les insultait, les appelait renégats, impies, car il désirait être tué en confessant le Christ » (46). L’épisode le plus intéressant est cependant celui qui montre la « fermeté du saint » face au pouvoir temporel (48-49). Théodose critique ouvertement le renversement du prince légitime de Kiev, Izjaslav Jaroslavič, par ses deux frères Svjatoslav et Vsevolod, en 1073. Ni les recommandations de ses moines, ni les menaces de prison ne le font fléchir et il refuse de se rendre au palais de l’usurpateur et continue de mentionner le prince légitime dans les litanies. Quand Svjatoslav vient à sa rencontre, il l’accueille avec respect, mais lui livre sa philosophie politique qui révèle le rôle du clergé dans les luttes politique de la Rus’ : « Bon maître, quel est le pouvoir de notre courroux contre ta puissance ? Pourtant, il est de notre devoir de vous blâmer et de vous dire ce qui est bon pour le salut de votre âme ; il est de votre devoir de l’entendre »1. Et lorsque Théodose vient enfin au palais, il désapprouve la musique profane que l’on joue pour le divertissement du prince : « En sera-t-il ainsi dans le monde avenir ? » Cette intransigeance morale ne lui vaut aucune sanction et donne à l’abbé des Grottes une autorité morale sans égale. À l’époque d’Ivan le Terrible une telle attitude n’est plus tolérable : le tsar intimera au métropolite Philippe Kolyčev l’ordre de se taire et devant son refus, le fera déchoir de sa charge, avant d’ordonner son assassinat (1568-1569). Le chapitre se termine sur le récit circonstancié du trépas de Théodose, de ses funérailles et de sa difficile succession (52-61). Il y est fait mention des « péages » (mystarstva) que l’âme doit franchir pour parvenir au ciel (52), croyance qui témoigne de l’existence d’une forme de purgatoire dans l’orthodoxie slave orientale2. La conférence en ligne du 25 novembre 2022 a permis de partager avec des spécialistes ukrainiens les questions que se pose le directeur d’études en vue d’achever sa traduction du Paterikon (voir ci-dessous le rapport sur le séjour de M. Serhii Shumylo).
II. L’Histoire de Kazan, nouvelle historique, ou roman de chevalerie russe ? (XVIe-XVIIe s.)
2L’année a permis la révision des chapitres 22 à 49 qui nous conduisent jusqu’au « Conseil du tsar grand-prince avec ses boyards à propos de Kazan ». Il s’agit du pivot narratif de l’œuvre. Auparavant, l’auteur a narré les multiples déboires des Russes face aux Tatars, depuis l’invasion de 1237-1240 et plus particulièrement les avanies que que le khanat de Kazan leur a infligées depuis sa fondation vers 1440. Si Ivan III (1462-1505) et Vasilij III (1505-1533) ont réussi à rassembler les terres russes sous le sceptre de Moscou, ils ne sont pas venus à bout de Kazan. Or, le jeune Ivan le Terrible, désormais couronné tsar (en 1547), entreprend de mobiliser les grands du royaume pour mener la campagne décisive qui permettra la prise de Kazan et l’annexion à la Moscovie du khanat (1552). Les chapitres 21 à 26 exposent l’instabilité croissante qui règne à Kazan où alternent des tsars (i. e. des khans) originaires de Crimée et hostiles à Moscou et des protégés des Russes envoyés depuis le « mini-khanat » de Kasimov, enclave musulmane établie en territoire russe pour y abriter les candidats agréables au grand-prince de Moscou. Shah Ali, ou Šigalej comme l’appelle l’Histoire de Kazan joue ce rôle ingrat, sans jamais parvenir à se faire accepter des élites de Kazan, mais il est dépeint par le récit comme un serviteur fidèle et méritant d’Ivan le Terrible. La première campagne commandée par Ivan le Terrible, en 1549-1550, est un échec (chap. 27), mais le jeune tsar bénéficie du secours céleste. Des visions lui révèlent qu’il doit faire fortifier un site en amont de Kazan, au confluent de la Volga et de la Svijaga. Cette intuition est confirmée par d’autres apparitions et des prophéties du côté des Tatars (chap. 28-33). Elle aboutit à la fondation de Svijažsk qui permettra aux troupes russes d’hiverner à proximité de Kazan en 1551. On assiste aussi à l’envol d’un démon maléfique qui, jusque-là, protégeait les Tatars ; ce chapitre fonctionne comme un parallèle aux signes annonciateurs de la prise de Constantinople par les Turcs (chap. 32). Kazan dégarnie et désunie négocie avec Moscou et accepte de lui livrer sa tsarine, veuve du dernier tsar de la lignée de Crimée, et le jeune enfant qu’elle a mis au monde. Les chapitres consacrés à la déchéance et à l’exil de la belle tsarine Suyun Beke, reposent sur des événements historiques, mais sont parmi les plus romanesques du récit. Le capitaine moscovite qui l’emmène ne peut s’empêcher de lui dire : « tu fleuris comme une belle fleur, ou une cerise, tu es pleine de douceur » (chap. 39). La captive remonte lentement la Volga, puis la Kljazma : « À partir de Vladimir, on l’installa dans des chariots du tsar, magnifiques et dorés, et on lui rendit les honneurs dus à une tsarine ». Malgré ce départ, Shah Ali échoue une dernière fois à prendre possession de Kazan en tant que vassal de Moscou. Dénoncé à Ivan le Terrible comme traitre, il n’a d’autre recours que de s’enfuir et d’aller se justifier auprès du souverain russe (chap. 41-48).
- 3 Endre Sashalmi, Russian Notions of Power and State in a European Perspective, 1462-1725: Assessing (...)
3L’Histoire de Kazan a aussi servi de texte de référence pour une analyse des termes du lexique vieux-russe et russe moderne (jusqu’au xviiie siècle) désignant le royaume, la royauté, le pouvoir royal et, de manière plus ou moins nette, la notion d’État, c’est-à-dire de puissance publique. L’analyse a porté principalement sur la polysémie de gosurdarstvo et les nuances observables avec gospodstvo, carstvo, deržava. Les occurrences relevées dans l’Histoire de Kazan ont été confrontées à celles que donnent les dictionnaires de langue ancienne. Gosudarstvo est absent du Slovar' drevnerusskogo jazyka XI-XIV vv., Moscou, 1988, t. 2, p. 373-374 (où l’on trouve gosudar’). Il figure chez I. I. Sreznevskij, Materialy dlja slovarja drevne-russkogo jazyka, Saint-Pétersbourg, t. 1, 1893, p. 572, avec une occurrence non traduite, mais désignant le royaume (territoire) et une autre au sens de royauté, majesté royale. Dans Slovar' russkogo jazyka XI-XVII vv., Moscou, 1975, t. 4, p. 108, trois exemples signifient pays, terre, royaume (les États du gosudar’, plutôt que l’État), deux autres le règne, le pouvoir royal, la royauté. Enfin, l’expression byti na gosudarstvě (un exemple) est interprétée comme régner, être sur le trône. Le récent Slovar’ obixodnogo russkogo jazyka, t. 4, 2011, p. 227-229 donne une moisson d’exemples beaucoup plus riche. La première série est regroupée sous la signification « pays (territoire) dont la population se trouve sous une direction unique, est soumise à des lois communes à tous ». Gosudarstvo peut être employé sans déterminant, ou bien avec un adjectif géographique comme Moskovskoe (ou Rossijskoe) gosudarstvo, mais aussi Kitajskoe, Svejskoe, Francužskoe, Cesarskoe (pour l’Empire romain germanique), etc. Il est clair que dans les exemples étrangers, qui datent tous du xviie siècle, il est le calque de royaume, ou Reich (Empire pour la Chine). Les exemples se rapportant à la Russie montrent la conscience d’un royaume, ou d’un empire russe qui correspond à la situation politique de la fin xvie et du xviie siècles. Mais on remarque aussi l’emploi conservateur de Kazanskoe gosudarstvo (en 1613), Novgorodskoe gosudarstvo (en 1677), Pskovskoe gosudarstvo (en 1665). Ces territoires ne sont pourtant plus autonomes, mais le tsar russe se targue encore d’être leur souverain et les agrège à sa titulature cumulative. On note aussi l’emploi de Sibirskoe gosudarstvo (en 1619) qui renvoie à l’ancien khanat tatar de Sibérie ou indique que le territoire, soumis au tsar moscovite est malgré tout jugé distinct de la Moscovie. Les autres emplois relevés désignent la royauté, le pouvoir royal. Pour Endre Sashalmi, les références à gosudarstvo compris comme une entité distincte du gosudar’, ne deviennent nombreuses qu’à partir des années 1660 et la notion de « bien commun » apparaît vers 1680. L’évolution s’accélère à partir de 1700, mais gosudarstvo ne prend son sens moderne que dans la seconde moitié du xviiie siècle, voire plus tard3. Il faut attendre le Slovar’ russkogo jazyka XVIII veka, Leningrad, 1989, t. 5, p. 198-199, pour trouver un emploi incontestable de gosudarstvo au sens moderne d’État : « le gouvernement des États ou des sociétés est de trois sortes : monarchie, aristocratie et démocratie » (Pravlenie Gosudarstv, ili obščestv est’ trojstvennoe. Monarxia, Aristokratija, i Demokratija). Toutefois, il s’agit de la traduction russe du célèbre ouvrage de Pufendorf, Introduction à l’histoire de l’Europe (Vvedenie v gistoriju evropejskuju), qui avait été publiée à Saint-Pétersbourg sur ordre de Pierre le Grand en 1718.
III. Questions diverses
4Le 23 novembre 2022, M. Wim Coudenys, professeur d’histoire et de culture russe à la Katholieke Universiteit Leuven, a donné, dans le cadre du séminaire, une conférence intitulée « L’émigration russe en France et Belgique – entre orthodoxie et catholicisme ? ».
5Le 30 novembre, ont été présentés le livre d’Adrian Jusupović, The Chronicle of Halych-Volhynia and Historical Collections in Medieval Rus’, trad. Miłka Stępień, Leyde, Boston, Brill, 2022 (East Central and Eastern Europe in the Middle Ages, 450-1450, 81), 1 vol. in-8o, 244 p., ainsi que le dossier « Quand la Bible rencontre les Slaves », no 243 du Monde de la Bible, 2022, coordonné par le directeur d’études.
6Le 19 avril 2023, Mme Yulia Koniva, chercheuse ukrainienne accueillie par l’université de Rouen a donné un exposé : « The Post and Trade Routes of Sloboda Ukraine in the 18th century ».
Notes
1 Voir P. Gonneau, « L’Église face aux crises dynastiques en Moscovie, xve-xviie s. », dans Religion und Integration im Moskauer Russland. Konzepte und Praktiken, Potentiale und Grenzen. 14. – 17. Jahrhundert, éd. L. Steindorff, Wiesbaden, Harrassowitz 2010, p. 25-48 (Forschungen zur osteuropäischen Geschichte 76).
2 David M. Goldfrank, « Who Put the Snake on the Icon and the Tollbooths on the Snake? A Problem of Last Judgment Iconography », Harvard Ukrainian Studies, 19 (1995), p. 180-199.
3 Endre Sashalmi, Russian Notions of Power and State in a European Perspective, 1462-1725: Assessing the Significance of Peter’s Reign, Boston, Academic Studies Press, 2022, 507 pages (Russian Though in Context).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Pierre Gonneau, « Histoire et conscience historique des pays russes », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 324-327.
Référence électronique
Pierre Gonneau, « Histoire et conscience historique des pays russes », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7167 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t46
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page