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Résumé

Programme de l’année 2022-2023 : Les attestations runiques dans les manuscrits scandinaves.

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Texte intégral

1. Études runologiques

1Relativement à ces dernières, le musée des Beaux-Arts de Besançon a demandé notre expertise, en tant que spécialiste des runes, sur une inscription runique assez particulière. Celle-ci, qui se trouve sur un caillou – connu sous le nom de caillou d’Argueil –, ne constitue pas une découverte récente, mais une redécouverte, après avoir disparu pendant plusieurs décennies. En effet, la première mention de l’objet remonte à l’année 1921, lorsqu’un étudiant en droit français l’a trouvé par hasard dans les environs de Besançon ; après 1947 l’objet a disparu et il n’est réapparu qu’en 2022.

2L’inscription est disposée sur quatre lignes de différentes longueurs sur l’une des deux faces de la petite pierre, en plus d’une séquence composée par trois signes placés sur la face opposée. Elle ne présente pas de séparateurs de mots et il est évident que la fin des lignes ne correspond pas à la fin des mots, puisque la rune z (Image), par laquelle la ligne 4 commence, marque toujours une terminaison (du nom.sg.masc.).

3Bien que les signes correspondent tout à fait à de véritables runes de l’ancienne rangée runique (fuþark ancien), il se trouve que la langue de l’inscription n’est pas évidente à définir. Indépendamment de l’interprétation de l’inscription, qui comme dans de nombreux cas est problématique, sa « redécouverte » nous a permis de livrer une nouvelle translitération, modifiant celle qui est proposée dans les éditions les plus récentes sur la base de reproductions erronées. À partir de la nouvelle autopsie, nous avons établi l’inscription comme suit :

Image


4Le revers contient une séquence de trois runes qui ont la même dimension, env. 4 mm :

§ B : →Image

§ A l. 1 : arbitan
  l. 2 : wodan-- [à la fin de cette ligne une partie de la surface d’origine est abîmée.]
  l. 3 : luïgowhaŋ
  l. 4 : zej

5Selon l’avis du spécialiste allemand Wolfgang Krause (1970, p. 300 sq.), qui avait eu l’opportunité d’analyser l’objet avant qu’il ne disparaisse, la forme des signes runiques est presque trop régulière par rapport à la plupart des inscriptions (à son avis, que je partage entièrement, ces formes seraient plus conformes à celles que l’on retrouve dans des manuels de runologie qu’à celles d’inscriptions authentiques). Un argument qui renforce l’hypothèse du savant allemand est donné par le fait que presque tous les signes de la rangée (20 sur 24), même les moins utilisés dans les inscriptions connues, sont attestés sur cet objet.

6Pour avaliser l’hypothèse d’une contrefaçon, sur laquelle on reviendra plus loin, il faut pourtant repérer des modèles possibles pour les formes et la typologie du texte. La rangée du fuþark ancien fut découverte à la fin du xixe siècle par le runologue danois Ludvig Wimmer ; son manuel de runologie, d’abord en danois (Runeskriftens oprindelse og udvikling i norden, Copenhague, 1874) puis dans sa version allemande (Die Runenschrift, Berlin, 1887) circulait au début du xxe siècle.

7En ce qui concerne les signes runiques attestés sur le caillou, la seule forme qui pose réellement quelques problèmes est la rune h (Image), qui comporte une seule branche oblique. Cette forme est typique des inscriptions anciennes du Nord, tandis que les inscriptions continentales ont normalement une forme avec deux branches (Image), cf. la fibule de Charnay, attestant également une variante assez rare de la rune j (Image). Or c’est peut-être le hasard, mais l’inscription de Charnay ainsi que celle de Nordendorf sont toutes les deux mentionnées et leurs formes documentées dans le manuel de Wimmer.

8L’interprétation de cette inscription pose plusieurs problèmes. À l’exception des deux séquences arbi, éventuellement pour arbi « héritage / héritier », et wodan pour Wōdan « (le dieu païen) Odin », le reste n’est pas déchiffrable. On a pensé à un texte burgonde, sachant que l’influence de cette langue, d’ailleurs peu connue et issue du germanique oriental, dans la Gallo-Romania est sujet à discussion parmi les spécialistes. La séquence haŋz ou whaŋz, selon l’endroit où l’on fait terminer le mot, ne produit aucun sens.

9Alors que les spécialistes scandinaves et allemands, tels que Otto von Friesen et Wolfgang Krause, qui avaient analysé l’objet au moment de sa première découverte, s’en étaient méfiés à cause des circonstances assez improbables de sa découverte et avaient préféré ne pas s’exprimer quant à son authenticité, Jules-Augustin Bizet, dans un article de 1948 paru dans la revue Études germaniques, ne se pose même pas la question et, en proposant une interprétation improbable d’un point de vue linguistique, considère ce texte comme une « incantation rythmée » qui serait « digne d’ouvrir une anthologie de la poésie germanique » (J.-A. Bizet, « L’inscription runique d’Arguel », 1948, p. 12). Il est symptomatique que d’autres savants français, tels que Jean-Pierre Poly (2004), se soient prononcés en faveur de l’authenticité et aient proposé des interprétations inouïes en se fondant sur la translitération erronée de Bizet. Alain Marez (Anthologie runique, 2007, p. 165), qui, sans donner aucune explication, la date assez précisément des alentours de 450, y découvre « une formule vigoureuse rédigée à 2 vers courts à 4 temps forts ». Le manque de tout modèle métrique et d’allitération – indispensable pour la poésie germanique – prive cette affirmation de toute validité.

10En résumé, même sur la base d’une nouvelle translitération du texte, on ne parvient pas à l’interpréter sur le plan sémantique. En ce qui concerne le texte, contre l’argument selon lequel pour une forgerie on aurait normalement besoin d’un modèle à copier, on pourrait considérer cette inscription comme un sorte de « jeu » dans lequel on a essayé d’utiliser le plus grand nombre de signes runiques. Les formes des runes ne fournissent, en revanche, pas d’argument pour affirmer son inauthenticité ; de même, le manque de sens n’est pas suffisant pour qualifier l’objet de faux. Il est pourtant difficile de le contextualiser, de le dater, de l’attribuer à une culture spécifique ainsi que d’en définir une fonction. Malgré toutes les questions ouvertes et les circonstances assez suspectes – ou pour le moins curieuses – de sa découverte, le fait que le découvreur n’ait pas essayé d’en tirer profit – ni en terme d’argent, ni en terme de notoriété – rend difficile un jugement définitif sur son authenticité. Bien que conscient du doute, le conservateur en charge du musée des Beaux-Arts de Besançon a décidé d’accepter la donation et d’exposer l’objet dans la collection du musée.

11À l’occasion de deux découvertes runiques sur des fibules du vie siècle, le département du patrimoine de la Bavière (Allemagne) a également recouru à notre expertise. Il s’agit de deux fibules à disque d’almandin, dont la première provient de la tombe d’une jeune fille âgée d’environ sept ans, retrouvée dans le cimetière d’Enkering (près d’Ingol­stadt, Bavière) où 186 tombes ont été fouillées, et la deuxième a été retrouvée dans la tombe d’une femme située à Neuburg an der Donau (également près d’Ingolstadt). Selon la pratique de la « province runique » du sud de l’Allemagne, les deux inscriptions sont placées sur le revers des fibules, le recto étant très élaboré et n’offrant pas d’espace pour des inscriptions.

12La fibule d’Enkering a été fabriquée à l’origine en paire vers le milieu du vie siècle et elle était probablement portée sur le costume à quatre fibules de l’époque mérovingienne. Étant plus ancienne d’au moins une génération à la tombe de l’enfant, elle était vraisemblablement un objet hérité. La gravure runique se compose de trois séquences distinctes de trois signes runiques chacune. Deux des séquences sont placées sur le bord de la fibule et sont parallèles à l’aiguille ; la troisième se trouve au centre. De manière inhabituelle, les trois inscriptions sont délimitées à leur sommet par une ligne horizontale. Les neuf signes runiques (du fuþark ancien) sont lisibles sans problème. Les deux séquences qui courent sur le bord sont écrites respectivement de droite à gauche et de gauche à droite et présentent la même inscription ado (Image), le sens d’écriture étant déterminé par la rune a. L’inscription centrale reproduit en revanche la séquence ido (Image) ou odi : les trois runes ayant une forme symétrique, il est impossible d’en déterminer le sens de lecture. La séquence runique ado est attestée trois fois au total dans le corpus germanique du sud, à savoir sur la fibule d’Enkering, sur la capsule en ivoire de Gammertingen et sur la capsule en bronze de Mannheim-Seckenheim. Elle a été interprétée comme la forme d’un nom de personne masculin Ado ou Ando datant de la phase du pré‑vieil allemand. Une inscription Ido ou Odi (selon le sens d’écriture) n’est, en revanche, pas connue ailleurs. Il n’est pas certain qu’il s’agisse de deux noms de personnes similaires (Ado, Ido) ; on pourrait aussi bien penser à une erreur de gravure consciente ou involontaire pour ado, dans laquelle les deux branches de la rune a (Image) auraient été omises. La raison pour laquelle le même nom aurait été écrit deux ou trois fois sur l’objet demeure inexpliquée ; c’est un cas tout à fait unique dans le corpus runique. En ce qui concerne la sequence attestée sur les deux capsules ci-après, la chercheuse allemande Ute Schwab a proposé comme alternative de lire dans la séquence ado une formule apotropaïque alpha-omega ; ce faisant, elle a toutefois dû interpréter le signe central comme une croix et non comme une rune, ce qui n’est pas facilement compréhensible (la rune d n’ayant pas non plus directement la forme d’une croix).

Fig. 1. — Fibule runique d’Enkering (Allemagne) recto et verso (Bayerisches Landesamt
für Denkmalpflege).

13En ce qui concerne la fibule de Neuburg an der Donau, une première expertise en 2019 avait révélé la découverte de deux gravures intentionnelles enfoncées, qui pouvaient être classées comme imitation d’écriture (pseudo-runes). À cette époque, environ la moitié de la surface du revers avait été nettoyée de la rouille ; en 2022 la surface de la fibule a été complètement libérée et nous avons eu l’opportunité de l’analyser à nouveau le 30 janvier 2023. La nouvelle autopsie nous a permis de découvrir parmi de nombreuses rayures deux gravures ultérieures finement tracées qui correspondent à de véritables runes, à savoir do ou od, selon que l’on les lise de gauche à droite ou de droite à gauche (les deux signes étant symétriques, la direction de lecture ne peut pas être définie). Par rapport à la technique employée dans les deux séquences séparées, il résulte qu’elles ont été effectuées par deux mains différentes et certainement avec des outils différents. L’inscription ne produit aucune signification sémantique, ce qui ne veut pas dire que les signes n’avaient pas de signification autre ; ils pourraient correspondre à des initiales ou bien représenter la valeur idéographique des runes (les noms reconstruits *dagaz « jour » et *ōþalan « patrimoine »). De nombreuses études menées au cours des dernières décennies ont révélé que même les inscriptions soi-disant « non-significatives » pouvaient avoir des fonctions au-delà de la transmission verbale, par exemple dans un discours d’identité ou d’appartenance à une couche sociale particulière ou encore de communication avec des entités surhumaines.

14Indépendamment de leur interprétation sémantique, ces deux inscriptions enrichissent le corpus des inscriptions du sud de l’Allemagne en montrant l’importance du medium « écriture » dans une société essentiellement orale.

15En plus de l’épigraphie runique, nous nous sommes consacrés aux runes d’un point de vue théorique. Le traité qui porte le titre de Runologia, écrit par le savant islandais Jón Ólafsson de Grunnavík (1705-1779), date de 1752. Le texte, attesté dans la collection d’Árni Magnússon de Copenhague (manuscrit AM 413 fol), représente la deuxième version, modifiée et élargie, d’une première rédaction perdue datant de 1732. Le traité, qui jusqu’à présent n’est pas publié et dont nous sommes en train de terminer l’édition en collaboration avec le collègue allemand Wilhelm Heizmann, est considéré comme la « somme » des connaissances runologiques du xviiie siècle. L’œuvre ne présente pas seulement une valeur culturelle et historique, mais elle témoigne de manuscrits qui ont été perdus entre temps. Sa notoriété limitée s’explique d’une part par le fait qu’elle est rédigée en islandais, et d’autre part par le fait qu’elle n’a pas encore été imprimée à ce jour.

Fig. 2. — Manuscrit AM 413 fol (1752) [www.handrit.is, Den Arnamagnæanske
Institut, Copenhague].

16Pendant une partie de l’année, nous nous sommes donc consacrés à circonscrire cet ouvrage et son auteur au sein de la discipline qui était en train de se développer au Nord de l’Europe.

17Premier fils du pasteur Ólafur Jónsson, Jón Ólafsson est né le 15 août 1705 au nord‑ouest de l’Islande. Après la mort prématurée de son père en 1707, Jón fut élevé par l’ami de la famille, le célèbre juriste Páll Vídalín, pour lequel, dès son adolescence, il a travaillé comme scribe. Après avoir terminé ses études, il partit pour Copenhague en 1726, où il fut accueilli par le célèbre érudit et collectionneur de manuscrits Árni Magnússon (1663-1730). Sous son tutorat, Jón se spécialisa dans la lecture et la transcription de manuscrits anciens. À la mort de son maître en 1730, il fut chargé de s’occuper de son imposante bibliothèque et de rédiger un catalogue des manuscrits ayant appartenu au collectionneur.

18Le manuscrit de la Runologia (AM 413 fol) est en papier et comprend 131 feuillets. La taille des feuilles est de 36 × 24 cm, le miroir d’écriture mesure 32,2 × 20,6 cm. Bien qu’il s’agisse d’un manuscrit, la mise en page ressemble plus à un texte imprimé qu’à un manuscrit. Contrairement aux manuscrits plus anciens, les titres ne sont plus rubriqués et le texte est écrit à l’encre noire sans ornements particuliers. Cependant, il montre un soin particulier pour la mise en page : les titres des chapitres sont centrés, le reste du texte est justifié. Dans les marges, les passages particulièrement intéressants ou importants sont accompagnés de notes de l’auteur lui‑même en caractères plus petits, résumant l’essence des passages en question. Chaque chapitre est introduit par une initiale plus grande, ornée de motifs floraux ou géométriques, l’initiale du premier chapitre de chaque section étant plus grande (trois lignes de haut, tandis que les autres initiales occupent la hauteur de deux lignes). La page de titre est la seule à être ornée d’un cadre décoré de motifs floraux ; le titre étendu rassemble toutes les informations, à savoir l’auteur, le sujet du traité, les sources, les circonstances de la rédaction, à savoir la première rédaction en 1732 à Copenhague et le remaniement en 1752.

19Cette deuxième version a été élargie d’une section et elle contient quatre parties, dont les parties 3 à 4 sont particulièrement intéressantes pour la recherche actuelle sur les runes. Une dédicace en latin adressée à Bernhard Møllmann (1702-1778), bibliothécaire de la Bibliothèque royale et professeur d’histoire à l'université de Copenhague, ainsi qu’une lettre au lecteur, en islandais, introduisent l’ouvrage et suivent le modèle des livres imprimés qui ont servi de sources à l’auteur (cf. Ole Worm, Danica Litteratura, 21656, ou Thomas Bartholin, Antiquitates Danicæ, 1689). La dédicace n’a pas seulement pour fonction de louer le destinataire, mais aussi celle, d’une certaine manière, de « défendre » ou de justifier l’existence de l’œuvre : l’auteur y affirme que les runes sont les lettres des peuples nordiques qui se sont maintenues pendant des siècles dans ce coin reculé du monde. Il veut ainsi probablement écarter d’emblée les soupçons qui, à cette époque, reliaient les runes à des pratiques magiques.

20Le contenu principal du manuscrit peut être brièvement résumé comme suit. La partie 1 traite fondamentalement de la question de l’âge et de l’origine des runes. La partie 2 est consacrée aux noms des runes et aux différentes possibilités d’emploi de ces signes (au contraire des lettres latines les runes portent des noms qui correspondaient à des substantifs communs des langues germaniques, cf. les noms des lettres phéniciennes). Les chapitres de cette section consacrés aux galdrarúnir, c’est-à-dire « figures magiques » ressemblant aux runes, sont particulièrement importants, car Jón Ólafsson se réfère principalement à un manuscrit en parchemin, probablement écrit sur l’île de Flatey vers 1550, qui se trouvait à l’époque dans la collection d’Árni Magnússon à Copenhague mais qui a disparu depuis. La troisième partie donne un aperçu sur ce que l’on appelle les dylgjur, à savoir une forme particulière de vers mnémotechniques dans lesquels les noms des runes sont paraphrasés (ce genre de paraphrases est très populaire et très répandu dans les manuscrits islandais jusqu’à l’époque moderne). À ce sujet l’auteur rassemble la plus vaste collection parvenue jusqu’à nous. La quatrième partie traite des différents systèmes de runes cryptographiques (selon un système numérique binaire fondé d’un côté sur la répartition de la rangée en trois parties / groupes et de l’autre côté sur la position des signes dans chaque groupe, la valeur d’une rune était donnée par deux chiffres exprimés sous forme de dessins ; la réalisation graphique de ces dessins était très différenciée). La collection présentée dans le traité se fonde probablement sur le manuscrit de Flatey que nous venons de mentionner. Cette partie, dont certains passages ont déjà été publiés par Ivar Lindquist en 1920 (« En skinnhandskrift från Flatey som beskriver Rökstensrunor », Göteborg högskolas årsskrift, 26, p. 114‑121), est d’une grande importance pour l’étude du système des runes cryptographiques.

21L’ouvrage est complété par deux annexes, dont la première est une compilation d’extraits de différents ouvrages de runologie écrits par Johan Thorkellin (recteur de l’école de Skálholt), Jón Rugmann Jónsson, Otto Sperling et d’autres érudits. La deuxième, en revanche, est monothématique et présente quatre textes sur la corne d’or de Gallehus – contenant une inscription runique –, qui venait d’être fouillée en 1734 et qui était donc une découverte relativement récente au moment de la deuxième version.

22Bien que Jón n’ait lui-même apporté qu’une contribution limitée au débat runologique, son mérite et l’intérêt de l’édition de son ouvrage résident dans la compilation systématique des sources connues au début de l’âge moderne. À bien des égards, le traité fait preuve d’une étonnante modernité par rapport aux ouvrages qui avaient été composés jusqu’à cette date : le fait que son auteur, en tant qu’Islandais, n’ait pas eu à soutenir les Danois ou les Suédois dans leur querelle sur la « paternité » des runes lui a manifestement donné la possibilité d’exprimer librement son opinion et de rejeter de nombreuses thèses abstruses. En dépit de son caractère « scientifique », l’essai révèle certaines erreurs d’appréciation, dues à l’époque de rédaction, datant d’avant les découvertes majeures de siècles suivants.

23La Runologia est écrite en islandais et se distingue au sein de la tradition érudite qui, en Scandinavie comme ailleurs, propageait l’emploi du latin au sein des cercles savants – ce fait ne lui a pas permis d’être connue en dehors de l’Islande. Peu de temps après, l’Islandais Erlendur Ólafsson a commencé à traduire le texte de la première version en latin, mais il n’est pas allé plus loin que la première partie, attestée dans le manuscrit GkS 744 fol, préservé dans une des collections de la bibliothèque nationale de Copenhague. Compte tenu du fait que Jón Ólafsson a traduit des textes latins en islandais et qu’il a participé à la traduction en latin d’anciens textes norrois, on peut supposer que le choix de l’islandais pour la langue du traité a relevé d’un choix délibéré, qui n’est pas nécessairement lié au sujet. Le choix fut plutôt motivé par des raisons politiques ; en effet, à plusieurs reprises, Jón insiste sur la valeur de l’islandais, qu’il considère comme la plus ancienne langue (littéraire) encore vivante en Europe. Bien que l’objectif principal de l’essai soit de la véritable érudition, l’auteur profite également de ce travail pour souligner la valeur de sa langue maternelle et réitérer son point de vue sur sa « pureté linguistique ». L’étude du texte est donc doublement intéressant pour tous ceux qui s’occupent de la culture islandaise du début de l’âge moderne.

24L’étude de l’ouvrage de Jón Ólafsson a fourni l’occasion de présenter – bien que seulement d’une façon générale – un autre traité qui à nos jours demeure encore inédit. Il s’agit de l’œuvre de Björn Jónsson de Skarðsá (1574-1655), un homme qui n’avait pas reçu une éducation scolaire, mais qui fut pourtant l’auteur de nombreux ouvrages ainsi que d’annales (les Skarðsárannáll s’avèrent l’une des principales sources pour les événements qui se déroulèrent en Islande entre 1400 et 1640). Son bref traité sur les runes, communément appelé Samtak um rúnir et datant du 1642, constitue en premier lieu une tentative pour expliquer que ce système d’écriture n’était pas nécessairement relié à la magie (et en particulier à la magie maléfique). Contrairement à la Runologia, le traité de Björn n’a pas survécu sous forme d’autographe, mais il est documenté par plusieurs copies. Il se compose de dix courts chapitres, dont les deux derniers sont probablement les plus curieux, à savoir chap. 9 Um máttog kraft rúnanna (« Sur le pouvoir et la puissance des runes ») et chap. 10 Hvað leyfilegt eð urloflegts é um rúnannam eð ferð (« Ce qui est permis ou louable par rapport aux runes »). En effet, Björn ne se préoccupe guère de décrire la forme des signes runiques – il ne les montre même pas – ni d’illustrer la façon dont ce système fonctionne. Il se limite plutôt à mentionner leur création par Odin, à en citer les noms et les périphrases (dont les Islandais avait une bonne connaissance) et surtout, dans les deux derniers chapitres, à définir les domaines dans lesquels il est licite de les employer. Ces chapitres illustrent l’attitude de soupçon que les Islandais nourrissaient à l’égard des runes et leur jugement plutôt négatif. Étrangement, à l’époque où les runes étaient redécouvertes au Nord et employées comme argument pour affirmer la supériorité de l’ancienne culture, en Islande elles étaient associées à la magie et condamnées comme dangereuses.

25Cela n’empêcha pas les deux traités susmentionnés, bien qu’inédits, de jouir d’une diffusion assez grande en Islande, où ils furent à plusieurs reprises copiés, parfois abrégés et adaptés.

2. Vieux-norrois

26Parallèlement aux conférences, la directrice d’études a dispensé pendant l’année deux cours de norrois, respectivement de niveau intermédiaire et avancé, à raison de deux heures hebdomadaire supplémentaires. Les cours étaient intégrés dans l’offre de l’Institut des langues rares et anciennes (Ilara), un centre de formation qui se propose de faire connaître au grand public des langues peu enseignées en France.

2.1. Niveau intermédiaire

27Après avoir étudié les bases de la grammaire du norrois pendant l’année précédente, nous avons pu nous consacrer à la lecture et à la traduction de textes en langue originale, à savoir une Saga des Islandais appelée Gunnlaugs saga ormstungu (« L’histoire de Gunn­laug Langue de serpent ») ainsi qu’un récit plus court portant le titre Þorvalds þáttr víðförla (« Le récit de Þorvald le Grand voyageur »). Le but du cours était d’un côté d’approfondir les structures grammaticales et de l’autre de se familiariser avec la phase la plus ancienne des attestations manuscrites qui sont à la base de tout travail philologique.

2.2. Niveau avancé

28Pour le cours avancé nous avons choisi de lire le texte qui fait pendant à la Gunnlaugs saga ormstungu, à savoir la Bjarnar saga hítdælakappa (« Histoire de Björn le Champion des gens de Hítardalr »). Puisque ces deux textes présentent d’une façon générale la même intrigue, c’est-à-dire le conflit entre deux poètes islandais qui partent à l’étranger et qui sont en compétition pour la même femme restée en Islande, une filiation plus ou moins directe a été postulée ; en général la Gunnlaugs saga est considérée comme le texte le plus élaboré des deux. Pourtant l’étude approfondie de la Bjarnar saga, accompagnée d’une discussion philologique dépassant la simple traduction, nous a montré que les deux textes présentent, au‑delà des correspondances générales, de nombreuses différences. Alors que la Bjarnar saga est certainement stylistiquement moins élégante que son pendant et que l’enchaînement des événements n’y est pas aussi bien agencé, elle ne manque pourtant pas d’humour et de passages très intéressants. La saga semble avoir été conçue comme un ensemble de « modules » presque monolithiques, dans chacun desquels le vocabulaire se répète d’une façon redondante, parfois avec des variations, comme pour en assurer la cohérence interne. Dans des sections assez uniformes et homogènes, l’auteur choisit respectivement un sujet particulier et le traite assez en détail, avant de passer à un autre sujet ou à une autre situation de l’intrigue. Il en résulte que le complexe de la sphère juridique, comme les sermons, le traitement des proscrits, les démarches d’un procès, etc., est abordé à plusieurs reprises et constitue le fil rouge du texte.

29La qualité de nombreuses strophes scaldiques est très diversifiée : certaines parmi elles sont très simples, presque banales, tandis que d’autres sont riches en figures de style, en particulier en kenningar qui parfois se déroulent tout au long des demi-strophes.

30Un aspect remarquable du contenu relatif à ces deux Sagas est, à notre avis, lié à la morale propagée dans les textes et au conflit qui se fait jour entre les normes païennes et la morale chrétienne qui venait de s’imposer à l’époque à laquelle les histoires prennent place. Le philologue islandais Torfi Tulinius (« Le personnage des sagas et le sujet médiéval », Études germaniques. Hommage à Régis Boyer, 2019, p. 151-169), en analysant quatre Sagas, parle à ce propos d’un « conflit entre normes » que nous retrouvons aussi dans les textes abordés pendant l’année. Alors que Torfi Tulinius essaie de montrer comment certains personnages des Sagas, tels que Egill Skallagrímsson de la saga qui lui est dédiée ou Flosi Þórðarson, un personnage secondaire de la Njáls saga, portent en eux à la fois des traits païens et d’autres correspondant aux préceptes de l’Église, dans les Sagas analysées pendant l’année les normes anciennes et les normes chrétiennes sont, à notre avis, réparties entre des figures différentes. Les héros Gunnlaugr et Björn sont réticents à tuer leur adversaire respectif – Hrafn et Þorður – au moment où ceux-ci se trouvent en position d’infériorité physique ; cette « faiblesse » par rapport aux valeurs de la culture païenne qui, à notre avis, peut être interprétée comme un signe d’une éthique chrétienne qu’ils portent déjà en eux (et qui serait plutôt le point de vue des auteurs du Moyen Âge tardif), leur coûtera la vie. Leurs adversaires sont quant à eux encore conçus selon les normes de la violence employée pour sauvegarder l’honneur, et la fin tragique des protagonistes est le prix qu’ils paient pour incarner les nouvelles valeurs. Le système des valeurs qui gouverne les Sagas des Islandais ne prévoit pas ce genre de « pitié » et la conséquence est de façon prévisible funeste.

31Quoiqu’ils essaient de présenter l’ancienne vision du monde – celle qui était en vigueur au début de la colonisation de l’Islande –, les auteurs des Sagas (qui souvent faisaient partie du clergé) ne parviennent pas à occulter complètement leurs valeurs chrétiennes. Ce conflit émerge et constitue un moment d’irritation pour le lecteur confronté à deux visions du monde concurrentes.

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Table des illustrations

Légende Fig. 1. — Fibule runique d’Enkering (Allemagne) recto et verso (Bayerisches Landesamtfür Denkmalpflege).
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/docannexe/image/7157/img-10.png
Fichier image/png, 195k
Légende Fig. 2. — Manuscrit AM 413 fol (1752) [www.handrit.is, Den ArnamagnæanskeInstitut, Copenhague].
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/docannexe/image/7157/img-11.png
Fichier image/png, 567k
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Pour citer cet article

Référence papier

Alessia Bauer, « Études scandinaves »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 311-320.

Référence électronique

Alessia Bauer, « Études scandinaves »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7157 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t45

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Auteur

Alessia Bauer

Directrice d’études, École pratique des hautes études-PSL — section des Sciences historiques et philologiques

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