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Résumés des conférences

Recherches d’hagiographie hispanique alto-médiévale (VIIe-Xe siècles)

Paulo Farmhouse Alberto
p. 289-301

Texte intégral

1L’hagiographie médiévale hispanique présente encore beaucoup d’aspects à exploiter. Cette série de séances a porté sur quatre thèmes liés à la production, à la transmission et à la réception des Passions et Vies dans l’Espagne du viie au xe siècle. La première séance a été consacrée à une vexata quaestio : l’existence ou pas d’une passio de communi qui serait la base d’un ensemble de passions du soi-disant « cycle de Datien », existence conjecturée par Ángel Fábrega Grau, mais qui n’a pas convaincu Baudouin de Gaiffier. La deuxième a été consacrée au problème des ruptures et des continuités dans la transmission des textes hagiographiques entre le viie et le xe siècles, avec une attention particulière aux grandes compilations hagiographiques per anni circulum du xe siècle au sud de Burgos. La troisième a porté sur la vitalité et le dynamisme des collections hagiographiques susdites, avec leurs programmes de renouvellement des textes et, surtout, des versions textuelles, avec les conséquences que cela représente quand on étudie et publie les textes d’après ces manuscrits. La dernière a traité un cas de réception dans la Castille du xe siècle : une collection de Vies de saintes, organisée et copiée pour la dévotion féminine de la plus haute aristocratie. En somme, les séances ont été conçues comme quatre chapitres d’une même histoire, dans laquelle chaque séance motive et justifie la séance suivante.

I. La « Passio de communi » de Fábrega Grau et le « cycle de Dacien » dans l’Espagne wisigothique

2L’importance du Pasionario Hispánico (1953-1955) d’Ángel Fábrega Grau (1921-2017) dans l’étude de l’hagiographie dans l’Espagne de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge est bien connue. À son époque, c’était une œuvre vraiment « groundbreaking ». Fábrega apportait de la nouveauté, il étudiait un texte en large mesure peu connu, il présentait une étude des cultes en Espagne et soulevait des questions très intéressantes. Mais c’était aussi une œuvre avec des limites et des erreurs méthodologiques évidentes. Des savants comme Baudouin de Gaiffier en 1954 et, quelques années plus tard, Guy Philippart, en 1977, ont signalé les faiblesses de l’œuvre d’Ángel Fábrega. Une synthèse de la problématique se trouve dans Fernand Peloux, Le légendier de Moissac, 2018.

3Un des plus célèbres défis est la soi-disant passio de communi, que Fábrega proposa comme explication pour ce qu’on a désigné comme le « cycle de Dacien ». Ce cycle est composé de neuf passions, dont les points communs sont le fait que tous les martyrs sont des victimes de la persécution de l’année 304, et que le juge romain qui préside aux martyrs est le même. Ce sont les passions suivantes :

  • Vincent (Saragosse, Valencia) [BHL 8631] ;
  • Félix (Gérone) [BHL 2864] ;
  • Eulalie (Barcelone) [BHL 2693] ;
  • Just et Pasteur (Alcalá de Henares) [BHL 4595] ;
  • Engrâce et les innombrables (Saragosse) [BHL 1503] ;
  • Cucufat (Barcelone) [BHL 1999] ;
  • Eulalie (Mérida) [BHL 2700] ;
  • Léocadie (Tolède) [BHL 4848] ;
  • Vincent, Sabine et Christète (Ávila) [BHL 8619].

4Il est évident que la liste n’est pas tout à fait correcte. Par exemple, déjà dans les plus anciens témoins de la Passio Eulaliae Emeritensis qui nous sont parvenus, Eulalie a été victime de Calpurnianus, pas de Dacien. Mais très tôt Eulalie est devenue associée à Dacien : on le voit dans l’Anonyme de Lyon et dans les martyrologes dérivés, comme ceux de Florus et Usuard. De même, le juge de la Passio Cucufatis n’est pas Dacien, mais Rufinus. Dans la Passio Felicis Gerundensis, le troisième juge, Rufinus, est un fonctionnaire de Dacien. Quoiqu’il en soit, nous avons, grosso modo, un ensemble de textes apparentés, liés par le juge romain.

5La passio la plus ancienne est celle de Vincent, antérieure au viie siècle. À l’exception des deux dernières passions, tous ces martyrs ont été chantés par Prudence (Perist. 3, 4, 5). L’absence de Léocadie et des martyrs d’Avila dans la poésie hymnique de Prudence est un détail très significatif.

6En face de cet ensemble, Fábrega a suggéré que toutes ces passions, sauf, bien sûr, celle de Vincent, auraient dû dériver d’un modèle commun, d’un texte de base (Pasionario Hispánico, p. 68-75). En effet, il avait remarqué que la Passio Leocadiae et la Passio Vincentii, Sabinae et Christetae, étaient en grande partie le même texte, et que tous les textes de cet ensemble avaient des motifs et images communs. On aurait eu un texte très simple, une sorte de liste des martyrs de la persécution de l’année 304 en Espagne avec peu de détails sur chaque martyre, texte que l’on aurait utilisé dans la liturgie jusqu’au moment où les passiones individuelles auraient été composées. Les auteurs des différentes passiones auraient ajouté des détails spécifiques à chaque martyr dans chaque cas particulier. Fábrega est allé plus loin et a donné des éléments plus précis. Tout d’abord, il a considéré que le texte avait été composé à la fin du sixième siècle ou au début du septième, parce que, dans la mention des « Inumerables » de Saragosse, c’est-à-dire Engracie et ses dix-huit compagnons, dans la Passio Leocadiae et dans la Passio Vincentii, Sabinae et Christetae, on voit une allusion à la reconsécration de l’église, quand elle est transférée du rite arien au rite catholique conformément aux recommandations du deuxième concile de Saragosse (592). La passio de communi aurait donc été écrite après 592. De plus, cette passio aurait été composée avant que Maximus fût évêque, c’est-à-dire avant 619. La mention de Byzance pourrait signifier que le texte aurait été écrit au temps où les Byzantins occupaient la Péninsule, avant 624. Fábrega était à tel point convaincu de sa théorie qu’il a même reconstruit le texte et l’a publié dans une note du chapitre dédié à Léocadie (I, p. 69-70).

7Comme Baudouin de Gaiffier l’a remarqué dans une disputatio sur l’édition de Fábrega justement appelée Sub Daciano praeside. Étude de quelques passions espagnoles, publiée l’année suivant la publication du premier volume du Pasionario Hispánico, l’hypothèse de Fábrega est fragile. C’est un fait que la Passio Vincentii Sabinae et Christetae est un doublet de la Passio Leocadiae. Bien sûr, il y a des ressemblances entre les textes, mais pas plus que dans la littérature hagiographique en général : les topoi et images sont très communs et on les trouve partout. C’est un fait que le gouverneur romain est, plus ou moins, le même. Donc, l’appeler cycle de Dacien n’est pas un problème. Mais conjecturer l’existence d’un texte perdu, utilisé aux jours de fête de tous ces martyrs, comme celui que Fábrega a publié, qui aurait été la source des textes qui sont arrivés jusqu’à nous, serait aller trop loin. Il n’y a en réalité aucune preuve solide de son existence.

8Quoi qu’il en soit, la passio de communi d’Ángel Fábrega a toujours été acceptée sans grande contestation. Dans sa récente édition du Passionarium Hispanicum (CCSL 171, 2020), Valeriano Yarza Urquiola, reprend l’hypothèse de Fábrega comme un fait établi. Je pense au contraire que la position de de Gaiffier est la bonne. Il n’y a aucune phraséologie commune entre les textes (sauf, bien sûr, ceux de Léocadie et les martyrs d’Avila), aucune image ou topos qui ne puisse appartenir au fonds commun de la littérature hagiographique, pas une seule phrase qui puisse prouver une connexion entre eux. Le juge est Dacien dans la plupart des cas : c’est tout.

9Alors, d’où Fábrega a-t-il tiré cette idée d’une passio de communi, utilisée avant la rédaction des passions que nous avons ? L’origine de sa théorie se trouve probablement dans la Confessio Leocadiae et son doublet partiel, les deux dossiers omis dans Prudence.

10La Confessio Leocadiae est un texte hagiographique très particulier. Le prologue s’inspire de la Passio Saturnini (BHL 7495), comme l’avait déjà montré Henri Quentin en 1908. Mais le point le plus remarquable est que ce petit texte ne concerne pas réellement Léocadie. En vérité, le texte ne dit rien sur la martyre. Nous n’avons pas les épisodes typiques comme la torture, le martyre. On sait seulement que Léocadie est une jeune fille, une chrétienne aristocrate, qui décide de provoquer le terrible Dacien ; ils discutent un peu et Dacien l’envoie en prison, pendant qu’il réfléchit à ce qu’il fera, puis il continue son voyage. Léocadie meurt peu après, sans être interrogée à nouveau ou torturée. Rien de plus. Si on regarde l’ensemble des textes liturgiques hispaniques, on n’y trouve aucune information pertinente sur la jeune femme, seulement des lieux communs. Tout cela contraste avec d’autres martyrs hispaniques, à propos desquels les pièces liturgiques donnent généralement des détails relatifs à leur martyre.

11En réalité, dans la Confessio, l’accent est mis sur Dacien. Pour l’essentiel, le texte raconte son voyage à travers l’Espagne. Il commence avec Felix de Gérone, Cucufat et Eulalie dans la région de Gérone et Barcelone, soit ​​l’entrée en Espagne. Après, nous avons Engracie et les innombrables à Saragosse, Just et Pasteur à Alcalá de Henares, et Léocadie à Tolède. Ensuite vient Talavera, avec Vincent, Sabine et Christète, martyrisés à Avila. Enfin, Eulalie à Mérida. Géographiquement, ce schéma est parfaitement cohérent.

12La Passio Vincentii, Sabinae et Christetae est également un texte surprenant. En effet, il s’agit d’un « doublet » dans la terminologie de de Gaiffier. La première partie est la même que celle de Léocadie. Mais après la rencontre de Dacien avec les frères et sœurs, c’est une passion que l’on peut qualifier de normale. Le culte de ces saints martyrisés à Avila n’a pas de témoins incontestables au viie siècle en Espagne. Très probablement, le culte de Vincent, Sabine et Christète était encore un culte local au viie siècle et ne commença à se répandre que quelque temps plus tard.

13Revenons à Léocadie. Nous avons donc un texte qui semble plus un catalogue des victimes de Dacien que la passio d’un martyr particulier. En face, nous avons un texte qui est une copie de celui-ci jusqu’au moment où Dacien rencontre Vincent, Sabine et Christète, puis qui devient autonome et raconte en détail l’histoire des martyrs d’Avila – une ville qui ne se trouve justement pas sur la route de Dacien.

14Ces deux textes ont posé un problème à Fábrega. Il n’avait que deux possibilités : soit ils dérivaient d’un ancêtre commun, soit un texte dérivait de l’autre. Je pense que c’est le caractère étrange de la Confessio Leocadiae et de la partie correspondante de son doublet, un texte au contenu inhabituel car dénué des séquences propres à l’hagiographie martyriale, un texte qui est, avant tout, une liste de martyrs, qui a fait adopter à Fábrega la première solution. À partir de là, il mit au point son argumentation : étant donné que le tyran est le même, que plusieurs passages se ressemblent, que les textes de Léocadie et des martyrs d’Ávila sont en partie un texte unique adapté à chaque cas, il imagina un texte-source commun, les textes survivants les plus proches de la passio de communi étant justement ceux de Leocadia et des martyrs d’Ávila. En d’autres termes, à partir de la structure initiale du parcours de Dacien, tous ces textes seraient des évolutions du même texte primordial.

15Dans l’article déjà cité, Baudouin de Gaiffier s’était montré sceptique. Il est vrai que certains thèmes se ressemblent dans plusieurs de ces textes. Mais il est naturel qu’il y ait des influences croisées, c’est la conséquence d’un même contexte culturel et d’une même époque. On ne peut pas aller plus loin. Aucune phraséologie commune ne se trouve dans ces textes, sauf dans ceux de Léocadie et des martyrs d’Ávila. La liste des martyrs dans la Confessio Leocadiae signifie seulement que ces textes étaient connus au moment où celle-ci a été écrite.

16Il y a cependant une autre explication à l’étrange format de la Confessio Leocadiae, beaucoup plus simple que celle qui a été proposée par Fábrega. En vérité, Léocadie est une création de la fin du vie / début viie siècle, lorsque Tolède devient urbs regia du royaume wisigothique. Déjà dans les dernières décennies du vie siècle, lorsque Léovigilde s’installa dans cette ville située sur le Tage (576), Tolède était devenue une sorte de capitale. Mais Tolède avait un problème : la ville n’avait aucun martyr de la génération reconnue par tous comme la plus prestigieuse, celle qu’avait chantée Prudence, celle des martyrs de 304 et de Dioclétien. Dans Peristefanon 4, Prudence énumère les villes avec des martyrs. Il parle de Saragosse, Cordoue, Tarragone, Gérone, Calahorra, Barcelone, Mérida, Alcalá de Henares et, à la périphérie du royaume wisigothique, de Carthage, Narbonne, Arles, Tanger. Rien sur Tolède. Il y avait là un problème pour une ville qui prétendait au statut de caput Spaniae, titre qu’avait réclamé jusqu’à cette époque, Mérida – rappelons tous les conflits entre Léovigilde et Mérida racontés dans les Vitas Patrum Emeritensium. Or Mérida avait Eulalie, sainte universelle. En 618, Sisebut fonde l’église de Léocadie à Tolède. Cette fondation est probablement liée à la nécessité de promouvoir une martyre digne d’une urbs regia. Le jour de la fête est à cet égard significatif : Eulalie de Mérida a sa fête le 10 décembre, Léocadie le 9 décembre, il semble y avoir là une sorte d’intention d’étouffer la fête de la rivale.

17Enfin, la Confessio Leocadiae ne fournit pas de détails sur Léocadie, car l’auteur et son public ne savaient rien de celle-ci. Mais au regard du but et des intentions de l’auteur, ce point n’était pas crucial. Essentiel est en revanche l’accent mis sur le parcours de Dacien et sur la position géographique de Tolède sur cette route. Ainsi, dorénavant, Léocadie appartenait à la glorieuse génération des martyrs de 304. Nous n’avons donc pas là un texte vide, une sorte de squelette, comme l’avait pensé Fábrega, mais un texte qui a été conçu pour être comme il est. La passio de communi, reconstruite et publiée par Ángel Fábrega, n’a jamais existé, de Gaiffier avait raison.

II. Ruptures et continuités dans la transmission des textes hagiographiques dans l’Espagne des VIIe-Xe siècles

18Jusqu’où les passionnaires du xe siècle sont-ils les témoins plus au moins fidèles des textes qui étaient connus et utilisés au viie siècle à Tolède, Seville, Mérida, Saragosse ? Est-ce qu’il y a dans ce domaine une continuité entre le royaume wisigothique et les royaumes du Nord de l’Espagne, ou plutôt une rupture ?

19Cette question de la continuité ou de la rupture dans la transmission textuelle entre le viie et le xe siècle en Espagne intéresse beaucoup les philologues. Si l’on imagine que les passionnaires hispaniques du xe sont des témoins fidèles d’une couche ancienne en Espagne (disons du viie / viiie siècle) d’un texte donné, alors cette version, ses lectures, ses variantes, seront potentiellement préférables dans beaucoup de cas. Voici l’intérêt du philologue, de l’éditeur critique, du lecteur contemporain. Le problème est que nous ne savons que très peu de choses sur la transmission des textes entre le viie et le xe siècle en Espagne. Bien sûr, au xe siècle, dans le royaume de León, les compilateurs ont dû utiliser des collections précédentes. Ils ont réuni des matériaux, des passionnaires per circulum anni ou dans d’autres formats, compilés et copiés aux siècles précédents. Mais tout cela s’est perdu, nous n’avons pas de légendiers produits en Espagne avant le xe siècle.

20Quand on parle des légendiers hispaniques du xe siècle, on parle de deux manuscrits : London, BL, Add. 25600 et Paris, BNF, NAL 2180 + Madrid, BNE, 494 (f. 91-93, 102-104, 87-90, 105-112). Un folio isolé pourrait par ailleurs appartenir à un légendier (London, BL, add. 30846, f. 173). C’est peu, on le voit bien. De façon générale, on ignore la quantité de fragments provenant de Catalogne, un territoire entre deux mondes culturels que Fernand Peloux est en train de travailler.

21Le problème peut être énoncé ainsi : si nous avons une version A (hispanique, du xe siècle) et une version B (les plus anciens témoins carolingiens, viiie / ixe), quelle est la plus proche de la version du viie siècle hispanique ? Pour aboutir à quelques résultats, il faut prendre un texte dont nous sommes absolument sûrs de savoir quelle est la version la plus ancienne. Ainsi on peut comparer A et B et savoir avec certitude quelle est la plus proche de la version la plus ancienne. La meilleure piste est de prendre un texte qui est une traduction de verbo ad verbum, et dont nous sommes certains qu’il existait et était utilisé dans l’Espagne wisigothique. Voici un exemple.

22Le Martyrion Adriani et Nataliae (BHG 27) a été écrit au Ve siècle possiblement à Constantinople. Adrien est un officiel romain, martyrisé pendant la persécution de Dioclétien et Maximien, entre la fin de 311 et l’été de 312. Nous avons une bonne tradition manuscrite. Le plus ancien manuscrit date de la fin du ixe siècle : Paris BNF, grec 1470+1476, une copie faite par Anastase d’un ménologe copié par Méthode († 847), le futur patriarche de Constantinople, quand il habitait à Rome entre 815 et 821. Il y a de plus plusieurs manuscrits des xe et xie siècles. Nous avons donc un texte de base fiable.

23En Occident, le culte d’Adrien semble provenir de Rome, où il était présent au premier tiers du viie siècle, quand Rome était une ville byzantine. Pendant le pontificat d’Honorius (625-638), on consacre une église à saint Adrien. C’est à ce moment, me semble-t-il, que remonte la traduction latine (BHL 3744), faite sur une branche de la transmission grecque dont le plus ancien témoin est précisément la copie de saint Méthode déjà mentionnée. Le texte a eu une énorme circulation manuscrite dès la fin du viiie siècle.

24Au viie siècle, le culte d’Adrien avait déjà été adopté en Espagne. L’orational de Verone (lxxxix [84]) contient un ensemble de prières dont certaines sont adressées à Natalie ; l’hymne « Iherusalem gloriosa, mater una martirum », qui se trouve exclusivement dans des hymnaires hispaniques (Madrid 10001, Part II ; London add. 30851 ; Toledo, BC, 35-6 ; London add. 30845), est très vraisemblablement du viie siècle, et traite les principaux épisodes de la passion. La messe pour la fête d’Adrien, qu’on célébrait en Espagne le 16 juin et qui se trouve dans le Liber Sacramentorum copié au ixe / xe siècle (Toledo, BC, 35-3) ainsi que dans d’autres manuscrits, semble remonter à une version du viie siècle. Le lectionnaire hispanique (Paris NAL 2171 ; Madrid, BRAH 22) donne les lectures pour la fête d’Adrien ; enfin, l’antiphonaire de León (León, AC, 8), copié dans le premier tiers du xe siècle d’après un modèle du temps de Wamba, présente les antiennes pour la fête du martyr. En conclusion, sa présence dans la liturgie du viie est bien établie. Plus intéressant : l’auteur de la Passio Cucufatis, écrite peut-être au temps d’Ervige, semble avoir connu la Passio Adriani. Donc, nous avons la deuxième condition pour notre sondage, à savoir un texte qui circulait dans l’Espagne wisigothique dès le viie siècle. En Espagne, le texte se trouve dans les deux légendiers du xe siècle, London, add. 25600 et Paris, BNF, NAL 2180.

25Ce sont les prémisses de notre équation. Quel est le résultat ? Si on compare les diverses versions et formes textuelles de la transmission latine avec le point de départ, c’est-à-dire, avec le texte grec, il est facile de voir que le texte des passionnaires hispaniques ne dérive pas d’un niveau haut de la transmission textuelle, mais qu’il est un sous-produit d’une branche bourguignonne représentée par Montpellier H 156 (début du xe siècle), provenant de Langres. Le texte présent dans les passionnaires hispaniques ne peut pas représenter le texte connu, copié et utilisé au viie siècle. Il dérive d’une couche plus récente, probablement du ixe siècle. Le texte des passionnaires n’est pas le témoin d’une continuité des vieilles traditions textuelles hispaniques à l’intérieur de la péninsule, mais plutôt le résultat d’une importation plus récente. Le culte a toujours existé, mais la version textuelle est nouvelle et représente une rupture avec le passé.

26En définitive, peut-on répondre à la question initiale, rupture ou continuité dans la transmission des textes hagiographiques en Espagne entre le viie et le xe siècle ?

27Je crois qu’il n’y a pas de réponse unique. Certainement, il y a des textes, probablement la grande majorité des saints hispaniques de la liturgie du viie siècle, qui sont arrivés par une voie que l’on peut qualifier de directe. Les compilateurs du xe siècle au sud de Burgos ont réuni des passionnaires et des collections hagiographiques descendant des modèles wisigothiques anciens. Mais ce n’est pas le cas pour tous les textes. Les cultes étaient continus, mais on avait parfois besoin de chercher les textes ailleurs ou simplement d’actualiser les versions disponibles. Enfin, chaque texte, ou groupe de textes, a une histoire particulière qu’il faut établir. Les légendiers hispaniques compilés au xe siècle au sud de Burgos sont des collections dynamiques, où se rassemblent de vieilles traditions hispaniques avec des lignes de transmission plus récentes et originaires des territoires situés hors d’Espagne.

III. Éditer une branche d’une tradition textuelle : dangers et défis

28Les passionnaires compilés au xe et au xie siècle dans la région de Burgos (royaume de León), sont des collections dynamiques, nous l’avons vu. Ils sont les témoins d’une intéressante vitalité culturelle. Mais de quelles éditions disposons-nous ? Ce point est très important pour nous, car il conditionne notre perception de ces textes, notre lecture.

29Les éditions de ce corpus ont toujours été très particulières. Celle qui sera toujours une référence est le Pasionario Hispánico d’Àngel Fàbrega Grau. Le premier volume, avec une étude remarquable pour son époque, date de 1953, le deuxième avec le texte, de 1955. Le point important est que ce n’est pas une édition critique. En réalité, c’est la transcription d’un passionnaire, London, BL, add. 25600, copié par le scribe Endura au monastère de San Pedro de Cardeña au milieu du xe siècle, une période de construction politique et sociale dans les territoires récemment conquis sur les musulmans. Pour les textes sur les saints hispaniques (les Eulalies, Juste et Rufine, Just et Pasteur, etc.), Fàbrega a ajouté des variantes d’autres manuscrits hispaniques. Mais même dans ces cas-là, ce n’est vraiment pas une édition critique. Le texte est toujours celui du passionnaire d’Endura, avec seulement les variantes des autres manuscrits hispaniques en apparat. C’était un choix légitime, il faut seulement le savoir.

30En 1995, Pilar Riesco Chueca publia son Pasionario Hispánico. Le nom est semblable au livre de Fábrega, mais son ouvrage est bien différent. Riesco publie seulement les textes relatifs aux saints hispaniques et, de ce point de vue, le titre est plus cohérent que celui de Fábrega. Il s’agit par ailleurs d’une véritable édition critique, pour laquelle l’éditrice n’utilise que les manuscrits médiévaux hispaniques. Le texte reconstruit est celui du modèle de ce groupe particulier de manuscrits, c’est-à-dire, du modèle d’une branche précise, hispanique, dans l’histoire plus vaste d’un certain texte. De ce point de vue, Riesco fait la même chose que Fábrega : elle ignore l’histoire de la transmission de chaque texte et produit son travail d’éditrice en considérant seulement les témoins hispaniques.

31Plus récemment, nous avons eu l’édition monumentale de Valeriano Yarza Urquiola (CCSL 171), publiée en 2020. Yarza a travaillé d’une façon similaire à celle des éditeurs précedents. Il prend les manuscrits hispaniques disponibles, les collatione et publie le résultat de sa collation.

32Ces trois éditions ont un point commun : elles ne cherchent pas à proposer le texte le plus proche d’un état primitif, le texte le moins corrompu par les interventions, involontaires ou volontaires, des agents de la transmission. Elles cherchent à reconstruire la version textuelle la plus proche de celle qui a circulé en Espagne aux xe et xie siècles. Cela est aussi légitime. Cependant, ces éditions posent un problème méthodologique, comme nous allons le montrer avec l’exemple qui suit.

33Un des légendiers hispaniques du xe siècle, aujourd’hui Paris, NAL 2180 avec un ensemble de folios à Madrid (Madrid, BNE, 494), un manuscrit du troisième quart du xe siècle, contient la Passio Christinae (BHL 1748-1749, 1752-1753), qui est absente du passionnaire presque contemporain de Cardeña (add. 25600). On ne sait pas exactement où ce passionnaire a été copié. On sait seulement qu’en 992, il fut offert inachevé au monastère de San Pelagio de Cerrato, un territoire qui avait été annexé au comté de Castille quelques années avant, entre 985 et 988. Au xiiie siècle, il était déjà à Santo Domingo de Silos. La collection hagiographique est très semblable à celle du légendier de San Pedro de Cardeña, avec seulement une dizaine de textes en plus, dont la Passio Christinae.

34Au xie siècle, on trouve le texte dans deux collections hagiographiques : 1) Paris, BNF, NAL 2179, un manuscrit, selon Miguel Vivancos, copié à Silos pendant l’abbatiat de Domingo (1041-1073), une période de splendeur de Silos ; 2) El Escorial, b-I-4, une collection hagiographique compilée et copiée à San Pedro de Cardeña au début du xie siècle, dont le but était de mettre à jour le passionaire de Cardeña.

35La Passio Christinae est une traduction latine d’un texte grec. L’original grec (BHG 301y), en raison des vicissitudes toujours mystérieuses de la tradition textuelle, est perdu. Il n’en reste qu’un petit papyrus du vie siècle (Firenze, Biblioteca Medicea Laurenziana, PSI I 27). La tradition manuscrite non hispanique est assez solide. Nous avons :

T = Torino, Biblioteca Nazionale, D.V.3, s. VIII ex.-IX in., Soissons ?
Z = Zürich, Zentralbibliothek, C 10i, s. IX2/4, Reichenau / San Gallo
B = Bruxelles, bibl. Bollandistes, 14, s. IX2/4, Nord Francia (Reims ?)
F = Roma, Biblioteca nazionale, Farf. 29, s. IX2 (a. 842-898), Farfa
V = Città del Vaticano, BAV, Vat. Lat. 5771, s. IX2 (Agilulfus, ca 887-896). Nord Italie (Bobbio)
W = Bruxelles, BR Albert Ier, 7984 (3191), s. IX-X, Weißenburg
Pl = Paris, BNF, lat. 3851A, Parte I (f. 17-56), s. X, Saint-Martial de Limoges
H = Hamburg, Staats und Universitätsbibl., Theol. 1727, s. X/XI, Kloster Berge (Magdeburg)
P = Paris, BNF, lat. 17002 (+ lat. 5034, Part I (f. 1-60), s. XI in., Saint-Pierre de Moissac

36Ajoutons nos manuscrits hispaniques :

S1 = Paris, BNF, NAL 2180, s. X4/4, région de Burgos
E = El Escorial, BRMSL, b-I-4, s. XI in., San Pedro de Cardeña
S2 = Paris, BNF, NAL 2179, s. XI med., Silos

37L’étude de ces manuscrits et de leurs relations avec l’aide du fragment de papyrus montre qu’il y a deux groupes principaux : α = B F V P Pl ; β = T Z W H. Où sont nos manuscrits hispaniques ? Ils appartiennent à une branche γ, qui descend de α. Les manuscrits hispaniques semblent dériver en particulier d’un modèle proche du légendier de Moissac, ils dérivent donc d’un modèle qui a circulé au sud de la France (voir stemma, ci-contre).

38Quel est le rapport entre eux ? Tout d’abord, S2 est une copie de E. Au temps de l’abbatiat de Dominique (1041-1073), une période de grande vitalité du monastère, devant le besoin de constituer un passionnaire mis à jour, on a pris le plus important passionaire de la région, celui de Cardeña, entretemps enrichi avec sa deuxième partie Espagne, et on l’a copié.

39Venons-en à E. Ici le cas est plus intéressant. Si on compare E avec S1, le résultat est que E n’est pas une copie de S1, mais d’un modèle situé plus haut dans le stemma. Pourrait-il être une copie du modèle de S1 ? En effet le modèle a pu se trouver dans le monastère où S1 a été copié. Mais en réalité, E contient des leçons de l’autre branche du stemma, β, ce qui signifie que son modèle était un modèle contaminé. La conclusion est facile : le modèle de E ne peut pas être le modèle de S1, mais un modèle assez différent, un exemplaire de la famille δ contaminé par des leçons de la famille β. E représente une innovation, une importation d’un modèle un peu différent.

40Le point important ici est ce mélange entre continuité et innovation dans le même espace géographique : pendant la deuxième moitié du xe siècle, il y avait un exemplaire de la Passio Christinae dans la région de Burgos. Le passionaire S1 l’a copié. Quelques années plus tard, peut-être pas plus d’une vingtaine, au monastère de Cardeña, un modèle différent contaminé, importé, sera le modèle de E.

41Maintenant, revenons à la question initiale : les éditions que nous avons de ces passionaires hispaniques du xe siècle sont des éditions d’une branche de la transmission. Si on prend plusieurs manuscrits hispaniques, ils auront naturellement des divergences entre eux. Le rôle de l’éditeur de ces légendiers est de trouver, parmi les variantes, la leçon la plus proche du modèle qui a commencé à circuler en Espagne. Or, la plupart des textes ont une histoire antérieure. Il faut regarder cette histoire et établir la place des manuscrits hispaniques. Si on ne le fait pas, notre édition risque d’être un ensemble de choix personnels basés sur une compétence de latiniste, mais pas une reconstruction du texte avec tous les moyens dont nous disposons.

42Un exemple : Christine ne veut pas faire d’offrandes aux dieux. Voici le texte de l’édition actuelle :

Sancta autem Cristina erat in dilectione Dei posita et accipiens tus ad offerendum in altare idolorum ponebat illum in fenestram.

43Tus est une correction de l’éditeur. E et S2 offrent tura ; S1, le plus ancien témoin et le plus fiable, présente une leçon aberrante : toracem. Mais si on prend l’ensemble de la tradition on trouve tout de suite la solution : storacem, une gomme aromatique. L’exemplaire qui est entré en Espagne (les copies de la même famille, du sud de la France, ont le correct storacem qui se retrouve dans toute la tradition) avait une corruption présente en S1 ; E et sa copie S2 ont cherché à donner un texte compréhensible. On pourrait citer des douzaines d’exemples.

44Quand on publie une branche d’une tradition manuscrite, il faut toujours considérer l’ensemble de cette tradition. Il ne s’agit pas tellement pour corriger les erreurs et variantes de cette branche, mais plutôt de choisir la bonne leçon parmi les variations à l’intérieur de cette branche. Ainsi l’édition sera vraiment la reconstruction, avec tous les moyens dont nous disposons, de la version textuelle la plus ancienne de cette ligne de transmission.

IV. « Vitae uirginum » et la dévotion au féminin dans l’Espagne médiévale

45Il existe une collection hagiographique très intéressante, copiée vers le milieu du xe siècle dans la région de Burgos, les mêmes région, époque et contexte culturel que le fameux légendier de San Pedro de Cardeña (London, add. 25600). L’anthologie est la suivante :

  • Vita s. Constantinae (BHL 1927) ;
  • Vita s. Heliae (BHL 3798) ;
  • Vita s. Melaniae (BHL 5885) ;
  • Vita s. Castissimae (BHL 1640) ;
  • Vita cuiusdam sanctae uirginis quae in ectasin fuit conscripta ;
  • Epistola de beata Iheriae laude (BHL 2382) ;
  • Vita s. Pelagiae (BHL 6607c) ;
  • Vita s. Mariae Aegyptiacae (BHL 5417).

46La collection de Vies de saintes se trouve aujourd’hui dans trois manuscrits richement décorés du temps de Fernán González (935-970).

A Paris, BNF, NAL 2178, partie I + Madrid 822, partie I, peut-être copié à Silos. Le début manque.
B Madrid, BRAH 13, parties A+C. Manuscrit copié à San Millán de la Cogolla. C’est la partie finale d’un manuscrit contenant Valère du Bierzo.
C El Escorial a-II-9, partie B, copié par un certain Iohannes en 954, au moins pour un de ces textes, dans un monastère de la région de Burgos. Là aussi, partie finale d’un manuscrit avec Valère du Bierzo.

47A, B et C ont un modèle commun. Ils présentent tous une mise en page extrêmement similaire et des variantes mineures et peu nombreuses. Un certain nombre d’omissions, notamment en A et B, nous permet de déduire que ce modèle perdu a été écrit en deux colonnes d’une trentaine de lignes, présentait une division du texte avec des initiales, les premières lignes de chaque section à l’encre rouge, et qu’il avait des notes marginales indiquant le contenu du texte dans les quatre premières Vies (de Constantina à Castissima), dont des vestiges subsistent dans nos manuscrits. Dans cet exemplaire, l’anthologie de vies de saintes devrait suivre la compilatio de Valère du Bierzo.

48L’anthologie pose trois questions. Quel est le sens général de cette collection, quelle est son unité, son propos ? Comment ces textes sont-ils arrivés en Castille ? À qui cette anthologie était-elle destinée ?

49Une première observation : si on regarde d’autres collections de vies de saintes, comme celles de Munich Clm 4554, Turin D.V.3 ou Montpellier H 55, pour ne parler que de trois importants légendiers, un aspect est évident. Nous avons affaire à un corpus plus ou moins uniforme de saintes dont le culte est originaire de Rome ou d’Italie et qui, importées dans les territoires carolingiens, ont eu un culte important tout au long du Moyen Âge : Agnès, Lucie, Cécile, Julienne, Agathe, auxquels s’ajoutent d’autres saintes comme Afra d’Augsbourg, Columba de Sens, et même Eulalie de Mérida, qui a acquis très tôt une diffusion universelle.

50Les saintes de notre collection ont un caractère différent. Aucune de ces saintes n’apparaît dans la liturgie wisigothique. Seule Castissima, une version particulière de sainte Euphrosyne, apparaîtra plus tard, au début du xie siècle, dans un légendier, El Escorial b-I-4, composé à San Pedro de Cardeña pour mettre à jour add. 25600. Mais la Vita est la dernière de la collection et apparaît sans indication du jour de la fête. Mélanie sera citée plus tard dans deux calendriers du milieu et de la seconde moitié du xie siècle (Silos, AM, 3 et Paris, BNF, NAL 2169, le 31 décembre). En conclusion, il n’y a pas une relation directe entre les pièces de cette anthologie et le culte liturgique annuel dans les églises de la région, comme si ces paradigmes de sainteté étaient sans rapport avec la réalité quotidienne. Il n’y a pas non plus d’églises dédiées à ces saintes.

51La collection a une logique interne et une unité. En fait, il s’agit de différents modèles de sainteté féminine. Nous avons une jeune femme qui veut échapper au mariage imposé par leurs parents en se déguisant en homme (Euphrosyne / Castissima), des jeunes femmes qui débattent en public les mérites de la virginité et les mérites du mariage (Constantine, Helia), le couple de la plus haute société impériale, qui, après avoir eu des enfants (et de les avoir perdus), décide de se consacrer à une vie de chasteté et de charité (Mélanie la Jeune et son mari Pinianus), l’actrice et la femme de vie dissolue qui, après une longue période de regret et de pénitence, trouve Dieu et se transforme en modèle (Pélagie, Marie d’Égypte). Ces vies se déroulent dans des lieux lointains et oniriques : Jérusalem, Antioche, Constantinople, Alexandrie, Durrës (en Albanie) et, bien sûr, Rome. Chaque pièce de cette anthologie est donc un chapitre d’un livre. Ce sont des images diverses, chacune représentant une approche différente du même idéal de vie chrétienne.

52Quelle est donc l’intention de l’auteur de cette compilation ? Il n’y a guère de doute : il s’agit de fournir une variété de modèles de sainteté, illustrés par des personnages féminins de la plus haute aristocratie, d’une bourgeoisie très riche ou simplement du peuple, qui mènent une vie chrétienne dans des endroits lointains aux sonorités magiques. Ce sont des modèles pour inspirer des communautés monastiques féminines et des femmes de haut rang. L’intention est donc édifiante et non liturgique. Nous avons en définitive un ensemble cohérent composé de différentes approches d’un même idéal de sainteté féminine.

53Passons maintenant à la deuxième question : d’où sont venus ces textes ? Voyons ce qu’on peut savoir de leur tradition.

54Tout d’abord, les textes traduits du grec. La Vie d’Euphrosyne, ici Castissima, dérive d’une version particulière d’une des trois traductions latines. Le plus ancien témoignage de cette version qui nous en est parvenu date du début du ixe siècle (Montpellier H 55). Le modèle de la Vie de Pélagie est plus récent. Selon l’étude d’une équipe de chercheurs dirigée par Pierre Petitmengin, publiée en 1977 et 1980, le modèle est une copie d’un sous-groupe Wi (« wisigothique ») de la version B, une réécriture de la traduction A produite dans un centre carolingien. Elle ne doit pas être antérieure au milieu du ixe siècle. Quant à la Vie de Marie d’Égypte, la version des manuscrits hispaniques appartient au groupe M1 de l’étude de Konrad Kunze publiée en 1969, qui a circulé en Francia et en Italie du Nord. Les plus anciens témoins connus datent de la deuxième moitié du ixe siècle. La place du modèle hispanique de la Vie de Mélanie la Jeune est incertaine. La tradition manuscrite n’est pas très abondante. L’étude de la version hispanique ne livre aucun indice qui pourrait faire penser qu’elle est plus proche du grec que la branche des autres manuscrits, à savoir Chartres 5 (16), fin viiie-début ixe siècle, Saint-Denis, qui contient la Vie de Pélagie et la Vie de Mélanie, et Valenciennes 521 (475), Partie II, troisième quart du ixe siècle, possédé par Saint-Amand, et Milan, Ambr. S 55 sup., deuxième moitié du ixe siècle, Nord de l’Italie (Bobbio). Dans aucun des cas cités, les versions hispaniques ne peuvent être considérées plus anciennes que les modèles carolingiens et italiens, plus proche du texte de départ, le grec. Au contraire, elles sont, en général, un sous-groupe d’une ligne de transmission de l’histoire du texte latin.

55Voyons maintenant les autres textes. La Vie de Constantine est un agglomérat de matériaux nouveaux avec deux passions composées à Rome dans l’Antiquité tardive (la Passio Galliani et la Passio Iohannis et Pauli), qui ont connu une immense diffusion dans les centres carolingiens. Pour cet agglomérat, nous n’avons plus que les manuscrits hispaniques. Donc, il n’est pas possible d’arriver à des conclusions. Je signale seulement qu’il n’y a pas le moindre indice que la Passio Galliani et la Passsio Iohannis et Pauli aient été connues en Espagne. Sur la Vie d’Helia, nous n’avons pas d’autres témoins, donc nous ne pouvons rien dire quant à son origine. La Vita cuiusdam uirginis est un pot-pourri d’un chapitre de la traduction de Jean de Rome des Verba seniorum avec des aphorismes variés d’Isidore, surtout des Synonymes. La lettre d’Égérie est bien hispanique puisqu’elle est de Valère du Bierzo.

56En conclusion, il est très douteux que l’Espagne wisigothique ait joué un rôle précoce et crucial dans l’origine et l’histoire de ces textes, surtout en ce qui concerne les traductions du grec, qui ne peuvent être antérieures au début du ixe siècle. Seule la lettre d’Égérie a une origine hispanique certaine.

57Et maintenant la question finale : qui étaient les destinataires de ces exemplaires somptueusement décorés ?

  • 1 P. Henriet, « L’Infantado et la fonction des infantes dans la Castille et le León des xe-xiie siècl (...)

58Il est difficile d’établir qui a pu commander la réunion de ces Vies et l’exécution de ces manuscrits. Cela a dû représenter un grand effort et demander des ressources considérables. Les chartes médiévales ne donnent pas d’indications quant à la fondation d’églises dédiées à ces différentes saintes. Quoi qu’il en soit, l’anthologie semble parfaitement adaptée au contexte royal et aristocratique de l’époque, en particulier à ces Deo uotae étudiées par Patrick Henriet1. Ce sont des femmes de condition royale ou comtale, qui, avec l’acceptation de leurs pères, ne se marient pas, et conservent d’abondantes ressources et de riches monastères. Cela ne signifie pas nécessairement qu’elles étaient des abbesses ou des moniales : elles étaient plutôt dominae de leurs domaines. L’anthologie s’accorde donc parfaitement avec le concept de Deo uota dans le royaume de León et en Castille au xe siècle, comme une sorte de catalogue illustrant la supériorité de la vie en Dieu sur le mariage et les richesses terrestres, une option acceptée même par un empereur romain, la classe sénatoriale à Rome ou l’homme plus riche d’Alexandrie.

59Il est impossible de déterminer qui a commandé ces manuscrits luxueux. Mais on peut penser à divers exemples. Au xe siècle, nous rappelons Jimena Ordóñez, fille de Ordoño II, Elvira Ramírez, fille de Ramiro II, demi-sœur Ordoño III et sœur de Sancho I, ou bien Urraca García, fille de García Fernández, comte de Castille, qui a reçu de son père en 978, le monastère de Covarrubias, pas loin de San Pedro de Arlanza et de Silos.

60Bref, nous avons là un autre exemple de la vitalité culturelle du royaume de León au xe siècle en ce qui concerne l’hagiographie. Ce n’est pas seulement le cas des passionnaires per circulum anni, mais aussi celui de la littérature hagiographique de dévotion.

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Notes

1 P. Henriet, « L’Infantado et la fonction des infantes dans la Castille et le León des xe-xiie siècles », dans Au cloître et dans le monde. Mélanges en l’honneur de Paulette L’Hermite-Leclercq, Paris, 2000, p. 189-203.

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Pour citer cet article

Référence papier

Paulo Farmhouse Alberto, « Recherches d’hagiographie hispanique alto-médiévale (VIIe-Xe siècles) »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 289-301.

Référence électronique

Paulo Farmhouse Alberto, « Recherches d’hagiographie hispanique alto-médiévale (VIIe-Xe siècles) »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7077 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t40

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Auteur

Paulo Farmhouse Alberto

Directeur d’études invité, École pratique des hautes études-PSL — section des Sciences historiques et philologiques, université de Lisbonne (Portugal)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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