Culture et vulgarisation dans la France médiévale
Résumé
Programme de l’année 2021-2022 : I. Approches d’une traduction en français médiéval : méthodes et outils autour d’un corpus du XIVe siècle. — II. Culture(s) philosophique(s) et laïcs (XIIIe-XVe siècles).
Programme de l’année 2022-2023 : I. « Bailler science en françois » : le lexique comme initiation aux savoirs (XIIe-XVe siècles). — II. Culture(s) philosophique(s) et laïcs (XIIIe-XVe siècles).
Plan
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[2021-2022]
I. Approches d’une traduction en français médiéval : méthodes et outils autour d’un corpus du XIVe siècle
1Étudier les écrits liés à la vulgarisation au Moyen Âge amène inévitablement à un corpus de traductions médiévales. En ce qui concerne la langue d’oïl, de nombreux travaux et des inventaires féconds ont été menés depuis près de trente ans, renouvelant les approches et permettant de saisir aussi bien la diversité des formes et des textes : l’inventaire publié sous la direction de C. Galderisi, Translations médiévales (Turnhout, Brepols, 2012) a été notamment d’un apport considérable, en permettant de relativiser la part des classiques latins qu’avait mis en lumière auparavant Jacques Monfrin et en complétant les inventaires partiels effectués précédemment. Il a semblé bon de faire un point sur ce corpus et ces travaux, vus sous l’angle des textes philosophiques, didactiques et scientifiques, de voir les outils qui peuvent désormais aider à leur étude, qu’il s’agisse des dictionnaires ou des numérisations de manuscrits facilitant l’accès à ces données, et d’en étudier les modalités, plus diverses que l’on ne pensait. Après un bilan sur les travaux publiés aussi bien sur les théories de la traduction que sur les pratiques médiévales et une présentation de l’Anthologie commentée des traductions françaises du XIVe siècle de Charles Brucker, publié chez Champion en 2020, on s’est interrogé sur la ou les langues de traductions et les apports et les limites de dictionnaires. Il faut en effet commencer par le mot, qui est toujours mis en avant par les traducteurs pour signaler l’écart entre la langue de départ et la langue d’arrivée, et qui amène souvent des réflexions sur les modalités de traduction et des écarts de procédés. Après l’étude de ces « déclarations vernaculaires » dans un ensemble de traducteurs du xiiie siècle (Jean d’Antioche, Mahieu le Vilain, Jean de Meun) et du xive siècle (Jean de Vignay, Pierre Bersuire, Pierre de Crescens, Raoul de Presles, Jean Daudin) sans oublier Nicole Oresme, on s’est interrogé sur ce que signifie la littéralité pour ces traducteurs, sur les procédés utilisés notamment en cas de néologismes et de néosémie. Enfin s’agit-il de créations individuelles, d’hapax, ou d’attestations d’usages qui ne sont pas toujours présents dans les textes littéraires ? Ont été examinés sur ce point les dictionnaires existants et leurs pratiques de lexicographie, ainsi que le projet en cours de réalisation du Dictionnaire de français scientifique médiéval et son option d’intégrer tous les possibles attestés dans les textes, de la forme latine au calque sémantique en passant par l’emprunt.
2Mais la traduction est aussi écriture : à partir de quatre traductions (Jean d’Antioche, Rectorique de Cyceron (1282), Mahieu le Vilain, Livres de Meteores (apr. 1285), Évrart de Conty, Problemes (1380), Laurent de Premierfait, Le livre de la vraye amistié (1416), ont été comparées les modalités de traduction de la phrase latine en français à partir du texte latin tel qu’il peut être édité actuellement et le texte français, avec les limites de cette méthode, compte tenu de notre connaissance souvent partielle du manuscrit ou de la (ou des) version (s) du texte latin utilisés par le traducteur. Les dénominations par les traducteurs des auteurs qu’ils traduisent, des commentateurs, ou de leur propre travail sont aussi révélatrices de la conception de leur travail, de l’acteur au translateur, au faiseur et au composeur. Enfin les modalités des gloses, leurs places ou leurs formes jusqu’au diagramme des vents introduit par Évrart de Conty dans les Problèmes à la place d’un long exposé, ont été envisagées comme espace de liberté d’écriture, à partir d’un texte qui amène des développements de tout ordre dans une écriture qui se distingue de la traduction en tant que telle. La troisième piste de recherches est en conséquence celle des modèles. Or les traducteurs français parlent rarement de leurs modèles en dehors de Jean Miélot en 1428. Entre traductions de la Bible, traductions scolastiques et universitaires, comment se situe la traduction vernaculaire ? La nature du texte d’origine, le destinataire ou le milieu de traduction sont assurément des facteurs qui contribuent à user de certains modèles : la traduction d’autorités invite à la glose, dans une traduction-exposition qui n’est pas sans rappeler les pratiques savantes. Selon C. Buridant certaines traductions peuvent inversement être à l’origine de formes littéraires comme la première traduction du Pseudo-Turpin à l’origine de l’historiographie en prose. Des modèles rhétoriques et stylistiques peuvent aussi apparaître notamment à la fin du Moyen Âge. Mais d’autres traductions, à partir d’un même texte, témoignent de cette variation de pratiques et d’usages. Lucie Vienot, qui fait une thèse sur les traductions françaises d’Henri de Mondeville, a pu montrer comment les manuscrits témoignent d’usages divers du texte latin et de pratiques qui signalent des lectorats différents. Le semestre s’est terminé sur la diffusion des traductions, et notamment les réécritures et transformations liées aux copies, autour de trois corpus, les traductions de la Consolation de philosophie de Boèce, celles de Végèce, et la diffusion de la traduction de Jean Corbechon jusqu’aux imprimés.
II. Culture(s) philosophique(s) et laïcs (XIIIe-XVe siècles)
3Le second thème inauguré cette année est en écho aux travaux de Ruedi Imbach, Catherine König-Pralong, Irène Caiazzo qui ont mis en évidence l’existence d’une philosophie pour les laïcs dans leurs travaux. Le séminaire s’est attaché aux textes écrits dans les territoires d’oïl et d’oc, en tentant de voir les contours d’une culture philosophique et les formes d’écriture qui y sont liées, indépendamment des traductions de textes philosophiques qui ont pu être faites, comme celles de Nicole Oresme par exemple. Les séances ont été organisées autour de trois axes, la définition du savoir philosophique dans les encyclopédies françaises, la philosophie et la fiction autour des vies de philosophes et des anecdotes qui leur sont attribuées, ou des portraits anecdotiques et enfin quelques séances autour du savoir de philosophie naturelle. Comment est présentée la philosophie dans les encyclopédies du xiiie siècle ? Le corpus fréquemment étudié de Gossuin de Metz, Brunet Latin et Placides et Timeo l’est le plus souvent autour de la philosophie naturelle. Or la philosophie, telle qu’elle est présentée dans ces textes comprend aussi une dimension morale et éthique importante, même si elle relève souvent d’une morale pratique. La comparaison avec l’adaptation qu’a faite Alard de Cambrai du Moralium dogma philosophorum dans Le livre de philosophie et de moralité, où l’auteur traite de curiosotes ceux qui préfèrent les sciences du quadrivium permet de mesurer l’importance de Sénèque, Cicéron, Caton, Horace et Lucain dans un enseignement de philosophie morale trop souvent masqué devant les autorités grecques et notamment Aristote. C’est dans ce cadre que l’on comprend mieux ce qu’est la philosophie dont parle Gautier de Coinci, ce que Camille Bellenger, doctorante, a présenté au cours d’une séance (« n’y quist autre phylosophye : sens et savoir dans les Miracles de Notre Dame de Gautier de Coinci »).
4Le deuxième axe était l’utilisation de la fiction pour la vulgarisation de la philosophie, moyen de rendre compte de théories philosophiques et d’œuvres, malgré la méconnaissance des traités des auteurs. C’est notamment dans les deux rédactions de l’Image du Monde de Gossuin de Metz que les vies de philosophes dessinent une culture philosophique et tracent à la fois une histoire et une éthique. Le Placides et Timeo, quant à lui, préfère l’anecdote, notamment autour de Socrate, mais de manière assez différente du roman de Dolopathos, mise en fiction du savoir et des philosophes où le cadre narratif importe bien plus que le savoir exposé. La conférence de Marco Maulu, professeur à l’université de Sassari (« La mer des histoires ou la philosophie du portrait anecdotique »), a permis d’examiner la Mer des histoires, chronique universelle imprimée en 1498 et 1499, traduite du Rudimentum noviciorum (1475) pour Charles VIII de Valois : ce texte, fortement inspiré de Valère-Maxime, et orné de nombreux portraits de savants, montre la différence de traitement par rapport au xiiie siècle : le portrait met l’accent sur l’anecdote dans une approche qui marque une filiation avec l’auteur antique, plutôt que sur la valeur exemplaire d’un récit ou la mise en fiction de l’œuvre d’un philosophe. Comment les écrits rendent compte d’une culture nommée ou non ? Les Épitres d’Abélard et d’Héloïse ont permis de comparer et différencier deux cultures philosophiques, celle d’Abélard, connue par ailleurs par ses écrits, et celle d’Héloïse, implicite et différente, qui rend compte d’un savoir philosophique féminin, qui est avant tout fondé sur les philosophes latins (Sénèque, Cicéron) ou sur ce qui en est dit notamment autour de Socrate et de Xantippe. C’est donc un enseignement moral, très proche de celui que diffuse notamment Alard de Cambrai.
5Deux séances ont permis des échanges entre plusieurs conférenciers invités sur la question de la culture philosophique notamment dans les milieux princiers et royaux. Valérie Fasseur, auteur des Paradoxes du lettré, Le clerc-poète et son lecteur laïc à l’épreuve des polémiques intellectuelles (XIIIe siècle) [Genève, Droz, 2021] a présenté son livre et s’est interrogé sur le public d’une littérature vernaculaire qui cite des philosophes, à partir d’un ensemble de textes occitans et français. Irène Caiazzo (CNRS-LEM), quant à elle, a présenté Robert d’Anjou, roi philosophe, représentatif des rois lettrés, connaissant et pratiquant la philosophie.
6Enfin, Isabelle Draelants (CNRS-IRHT), Cécile Rochelois (université de Pau) et Yoan Boudes (doctorant à Sorbonne Université) ont présenté une étude comparative des œuvres de Barthélemy l’Anglais et de Jean Corbechon autour des insectes : sources, typologie et nomenclatures des insectes ont été abordés, pour un premier examen qui doit être poursuivi l’année suivante.
7Le séminaire s’est achevé par une visite des fonds de Chantilly, et notamment des textes scientifiques français qui y sont conservés.
[2022-2023]
I. « Bailler science en françois » : le lexique comme initiation aux savoirs (XIIe-XVe siècles)
8La formule bien connue de Nicole Oresme témoigne d’une volonté manifeste de transmettre la science par les langues vernaculaires. Elle signale ainsi la création explicite de terminologies, qui ne sont cependant pas stabilisées et qui posent de nombreuses questions aux chercheurs alors que la relation latin-français n’est pas aussi stricte qu’elle peut l’être plus tard dans la formation de terminologies. Il s’est agi donc d’étudier l’évolution entre xiiie et xve siècle dans des modalités de formation parallèles – mais pas nécessairement continues – en latin et français médiéval. La deuxième question est la relation aux savoirs dans leur évolution au cours du Moyen Âge. On connait différents procédés d’explicitation du sens dans les textes français : outre la glose lexicale, la reduplication synonymique en est l’un des moyens ainsi que l’étymologie – supposée ou non. L’étude de textes empruntés à des corpus divers (encyclopédiques, astronomiques, médicaux, mathématiques) a permis de constituer un inventaire et de comparer différents modes de formation et d’évolution du lexique. Un autre point étudié a été aussi la question de traditions arabo-latines, gréco-latines qui se confrontent dans les textes, pour des synonymies apparentes. Enfin le dernier corpus examiné a été celui des glossaires et lexiques médiévaux : quelle information pour les usages terminologiques ? Relèvent-ils de traditions savantes ou non ? Ce premier examen méritera sans doute à l’avenir un approfondissement.
II. Culture(s) philosophique(s) et laïcs (XIIIe-XVe siècles)
9La thématique a été reprise une deuxième année, pour une perspective un peu différente, qui relevait davantage de la réception par les milieux dont rendent compte le type d’écriture ou les manuscrits didactiques. Deux aspects ont été principalement été étudiés : le premier est autour du personnage de Nature, qui, dans l’abondante littérature allégorique du Moyen Âge, est notamment l’occasion de présenter une cosmologie, voire une physique au sens aristotélicien du terme. Le second est autour de recueils manuscrits réalisés à partir d’un assemblage d’œuvres didactiques, en l’occurrence cette année autour du manuscrit Arsenal 2872. Le premier axe s’est organisé autour d’un corpus de plusieurs œuvres allégoriques, notamment la continuation du Roman de la Rose de Jean de Meun et la Fiction du lion d’Eustache Deschamps, en partant des textes latins d’Alain de Lille et de Bernard Silvestre. Le commentaire suivi de ces textes a permis de mesurer à la fois l’impact des modèles du xiie siècle, adaptés et combinés dans une nouvelle évocation de Dame Nature, mais aussi la transformation pour de nouvelles théories ou un sens différent de celui qui était exprimé dans les modèles latins. C’est aussi la vulgarisation d’un modèle cosmologique qui s’impose, même si la nature n’est pas figée dans un modèle. Ces évocations y démontrent deux traits, le changement permanent et la présence d’une régularité ordonnée par Dieu et / ou les mouvements du ciel et des planètes. C’est enfin un moyen d’esbatement par la science, qui devient objet poétique par le biais de l’allégorie.
10Le deuxième axe était une étude suivie du recueil Arsenal 2872, composé d’œuvres astronomiques et astrologiques, médico-astrologiques, médicaux avec le traité d’Aldebrandin de Sienne, alchimiques dont des œuvres attribuées à Jean de Meun, ainsi qu’une réécriture de Gossouin de Metz. Ce manuscrit, étudié partiellement notamment par Antoine Calvet, Marie-Madeleine Huchet et Pauline Lambert, a été examiné notamment dans sa structure et les successions de ses œuvres, comme témoin d’une culture orientée vers des domaines particulièrement prisés des milieux laïcs et relevant de sciences complexes et contestées.
11Trois autres séances ont permis des apports de conférenciers. Francine Mora-Lebrun a présenté son édition et traduction du Commentaire sur l’Énéide de Virgile de Bernard Silvestre (Repenser l’Énéide : commentaire sur les six premiers livres de l’Énéide de Virgile, Lille, Septentrion, 2022), complément par rapport aux séances consacrées à Nature chez Alain de Lille et Bernard Silvestre. Mme Béatrice Delaurenti (EHESS) a présenté ses travaux sur la fascination, publiés en 2023 (Fascination. Une histoire intellectuelle du mauvais œil [1140-1440], Paris, éditions du Cerf), ce qui apportait des informations particulièrement utiles par rapport au recueil de la bibliothèque de l’Arsenal. Enfin, Isabelle Draelants, Cécile Rochelois et Yoan Boudes ont continué les réflexions sur les insectes et l’encyclopédisme, en s’attachant à l’étude comparée des nomenclatures latines et françaises.
Pour citer cet article
Référence papier
Joëlle Ducos, « Culture et vulgarisation dans la France médiévale », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 269-273.
Référence électronique
Joëlle Ducos, « Culture et vulgarisation dans la France médiévale », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/7002 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t3w
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