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Résumés des conférences

Histoire des sciences dans l’Occident médiéval

Joël Chandelier
p. 266-268

Résumé

Programme des années 2021-2022 et 2022-2023 : Science, médecine et morale à la fin du Moyen Âge.

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Texte intégral

1L’objectif de cette charge de conférences étendue sur deux années universitaires était d’explorer, pour les derniers siècles du Moyen Âge, les rapports entre la médecine et la philosophie morale – cette dernière étant entendue selon sa définition ancienne distinguant l’éthique (morale individuelle), l’économique (morale domestique) et la politique (morale civique). À la différence des liens de la médecine médiévale avec la philosophie naturelle, soulignés depuis longtemps par les études de Danielle Jacquart, Chiara Crisciani, Nancy Siraisi ou encore Per-Gunnar Ottosson, ceux qui touchent à la morale ont été très peu étudiés. Or, les médecins de l’époque, notamment en Italie, pensaient que leur fonction ne se limitait pas à protéger et de restaurer la santé, mais qu’ils devaient aussi favoriser une amélioration du caractère et de l’âme de leurs patients. Cette prétention était si répandue que Pétrarque n’hésitait pas à la brocarder dans son Invective à un médecin : « Tu affirmes que nous apprenons à bien vivre grâce à la médecine et à l’éthique. (…) Mauvais début ! La médecine n’a rien de commun avec l’éthique, bien des choses les opposent ».

2La première année (2021-2022) a été consacrée à un parcours chronologique et thématique du thème, qui s’est efforcé de balayer l’ensemble des questions et de comprendre la structuration de cette tradition. Dans un premier temps, il s’est agi d’étudier l’origine de la prétention des médecins à diriger les âmes, qui se trouve sans conteste dans l’œuvre de Galien (iie s.). L’analyse précise de ses traités à partir des catalogues qu’il a lui-même produits (notamment le Sur ses propres livres) montre sans équivoque son intérêt pour la question morale en lien avec sa vision médicale de la nature de l’homme. Dans l’ouvrage fondamental Que les facultés de l’âme suivent les tempéraments du corps, il affirme notamment que « nous engendrons un bon tempérament au moyen des aliments, des boissons, ainsi que des activités quotidiennes, et [que] c’est par un tel tempérament que nous parvenons à une excellence de l’âme » (1, trad. Barras-Birchler-Morand). Son propos est de s’opposer aussi bien à ceux qui pensent, comme les Stoïciens, que la volonté peut tout, qu’à ceux qui rendent l’homme esclave de ses tendances naturelles. Au contraire, l’homme peut être véritablement libre mais il a besoin de l’aide de la médecine : « Que ceux qui sont mécontents à l’idée que la nourriture puisse rendre les uns plus raisonnables, les autres licencieux, capables ou non de se contrôler, courageux, lâches, doux, gentils, aimant la querelle et les conflits, viennent auprès de moi pour apprendre ce qu’ils doivent manger et boire » (Ibid., 9).

3La pensée galénique n’a toutefois pas été transmise pure et complète à l’Occident. Elle est en grande partie passée par le filtre des auteurs arabes qui ont sélectionné, réagencé, réinterprété et modifié la matière livrée par le savant de Pergame. Le cas de son De moribus, connu seulement par un résumé arabe (Kitāb al-Aḫlaq, éd. Kraus 1937), est emblématique puisque Galien y expose sa conception des caractères ou mœurs naturelles, qui dépendent du corps et de la complexion et induisent des comportements sociaux ou mentaux précis. Sa teneur est exposée dans de nombreux ouvrages arabes portant sur l’éthique, à commencer par le Raffinement du caractère du penseur Miskawayh (932-1030), où de très nombreuses réflexions sont directement inspirées des œuvres de Galien, de même que dans la Médecine spirituelle d’al-Rāzī, mais on la retrouve aussi dans les traités purement médicaux tels que le Canon d’Avicenne. C’est bien souvent par ce dernier biais que les idées galéniques sont passées à l’Occident, une fois intégrées dans un système philosophique et médical s’appuyant sur la notion de complexion. Cette dernière, placée au fondement des caractères et des mœurs, est considérée comme modifiable selon un régime approprié : dès lors, aucune tendance n’est absolument fixe et le spécialiste du tempérament et du caractère devient le médecin, lui qui sait comment réorienter la matière pour, en fin de compte, orienter l’âme.

4Le reste de l’année a été consacré à l’analyse de plusieurs thèmes et auteurs précis situés à la limite du monde médiéval et de la Renaissance. Les cas de Giovanni Dondi dall’Orologio (m. 1388), auteur d’une question théorique sur la possibilité de changer les mœurs naturelles, Tommaso del Garbo (m. 1370), qui s’aventure sur les problèmes de libre arbitre, ou encore de Pietro Torrigiano (m. vers 1330) commentateur du Tegni ont été particulièrement explorés. Une séance a par ailleurs été consacrée à Michele Savonarola (m. 1468), qualifié de « médecin humaniste » par sa récente biographe Gabriella Zuccolin et auteur de nombreux traités moraux dans les dernières décennies de sa vie – des traités dans lesquels son expérience et son savoir de médecin sont utilisés pour justifier une intervention dans les domaines éthiques, politiques et même religieux.

5Outre ces recherches sur la morale individuelle, une partie des travaux a concerné un sujet assez peu étudié, celui de la métaphore du corps politique en médecine. En effet, autant la figure du body politic a été largement analysée au sein de l’histoire de la philosophie politique (on pense, récemment, aux travaux récents de Gianluca Briguglia), autant la présence de cette même comparaison a-t-elle été complètement ignorée au sein de la tradition médicale. En retraçant son usage chez Galien, Avicenne ou chez les médecins italiens du xiiie au xve siècle (en particulier Pietro d’Abano, Pietro Torrigiano ou Michele Savonarola), on a pu montrer combien les réflexions théoriques des docteurs ont pesé dans la constitution d’un modèle de gouvernement centralisé, hiérarchisé et surtout adapté au monde des cours dans lequel ils évoluaient. Du côté de la gestion domestique enfin, on s’est concentré sur les commentaires médicaux aux Économiques d’Aristote produits par trois médecins, Bartolomeo da Varignana (m. 1327), Barthélémy de Bruges (m. 1356) et Ugo Benzi (m. 1439). Dans ces trois cas, le point fondamental est celui de l’éducation des enfants. Selon ces auteurs, le médecin doit être capable de comprendre les prédispositions de l’élève, de les indiquer aux pédagogues et, le cas échéant, de les changer pour qu’elles poussent l’enfant à la vertu. Cette même préoccupation se retrouve dans les considérations politiques des médecins renaissants comme chez Niccolò Tignosi (m. 1474) qui commente l’Éthique à Nicomaque, de même que chez ceux qui glosent certains passages fondamentaux du Canon sur le régime des enfants – le tout, pour revendiquer un contrôle précis de la formation des citoyens.

6La seconde année de la charge de conférences (2022-2023) a été consacrée à l’étude plus approfondie de quelques dossiers spécifiques. On s’est attardé en premier lieu sur le traité De valetudinis cordis procuratione de Giovanni da Arezzo. Rédigé en 1465 à l’intention de Pierre de Médicis, cet ouvrage vise à fournir à celui qui est de fait le seigneur de Florence un ouvrage complet sur les maladies et les peines de cœur, complété par un traité sur les venins. Il s’agit pour le médecin de proposer une aide au gouvernant dans l’espoir de l’aider aussi bien à contrôler ses affects qu’à maintenir une santé parfaite, garante de la santé de l’État. La première partie du texte, sur laquelle on s’est concentré, est une adaptation et un développement du De viribus cordis d’Avicenne qui vise à donner au prince les moyens de contrôler ses émotions et de préparer son corps à être non seulement vertueux, mais aussi intelligent et même heureux. Véritable thérapeutique des mœurs, il ne se limite pas à la théorie puisqu’il propose, à la suite d’Avicenne, de nombreuses préparations médicales devant servir non seulement cet objectif individuel mais aussi le bien de la cité. La raison en est indiqué dès la dédicace, où il est affirmé que « de même que les faubourgs reçoivent [leurs vertus] de l’intérieur de la ville et que celui-ci reçoit la vigueur de la citadelle, de même les membres externes les reçoivent des viscères et ces dernières du cœur ».

7La suite de l’année a été consacrée à un approfondissement des questions éducatives telles qu’abordées par les médecins. On s’est notamment intéressé aux commentaires des passages déjà évoqués d’Avicenne par Mondino da Cividale del Friuli (m. v. 1328) et Jacques Despars (m. 1458), ou aux réflexions contenues dans le régime de santé de Giacomo Albini da Moncalieri (m. 1348), le De sanitatis custodia, dans celui de Bernard de Gordon (m. v. 1320), le Liber de conservatione vite humane, ou dans l’ouvrage de Michele Savonarola destiné aux femmes de Ferrare, le De regimine pregnantium et noviter natum usque ad septenium. En les comparant à la tradition philosophique et notamment au De regimine principum de Gilles de Rome (m. 1316), on a mis en évidence leur approche spécifiquement médicale, qui est marquée par une prise en compte de l’enfant dans sa globalité au travers de sa complexion mais aussi de ses affects, ses goûts et son rythme propre. Il en ressort une éducation très attentive à l’individualité de l’enfant, qui évite absolument la confrontation et les châtiments et s’efforce plutôt de modifier la nature de l’individu (c’est-à-dire sa complexion) dans une période, avant 7 ans, où celle-ci n’est pas fixée mais où la raison ne peut encore servir à la réguler.

8Enfin, le restant de l’année a été consacré à la question du bonheur et du plaisir. Alors que le premier terme est considéré comme l’objectif final de la philosophie, le second a un statut plus ambivalent, critiqué par de nombreuses traditions savantes. Or, du point de vue médical, le plaisir est une chose positive, le contraire de la douleur et l’accomplissement parfait d’une fonction naturelle. Par ce biais et par celui de la joie (gaudium), notion intégrée au sein des « accidents de l’âme » c’est-à-dire des émotions qui influencent la santé, les médecins en viennent à tenir un discours qui dépasse largement la seule santé du corps : ils commencent à réfléchir à ce que peut signifier « bien vivre ». L’ensemble de ces réflexions ne constitue bien sûr pas encore un véritable matérialisme ; néanmoins, elles pavent la voie à une prise en compte bien plus forte, et bientôt dominante, du versant physique de la vie humaine – une prise en compte qui connaîtra un grand épanouissement à l’époque moderne.

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Pour citer cet article

Référence papier

Joël Chandelier, « Histoire des sciences dans l’Occident médiéval »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 266-268.

Référence électronique

Joël Chandelier, « Histoire des sciences dans l’Occident médiéval »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/6988 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t3v

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Auteur

Joël Chandelier

Chargé de conférences, École pratique des hautes études-PSL — section des Sciences historiques et philologiques

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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