Paléographie et histoire de l’écriture en caractères latins
Résumé
Programme de l’année 2022-2023 : Nations, pouvoirs et écritures : paléographie ibérique, 1200-1800.
Texte intégral
1Le programme des conférences 2022-2023, consacré à la paléographie ibérique de la fin du Moyen Âge et des Temps modernes, a ajouté un dernier chapitre au parcours d’une décennie dans les écritures des nations européennes, visant à mettre en lumière leur développement technique, typologique et stylistique et à en fournir une interprétation historique entre le xive et le début du xixe siècle environ, tour à tour dans une large gamme de manuscrits littéraires et documentaires et à travers les modèles formels qui en constituent la matrice, définis en particulier dans les recueils calligraphiques des maîtres écrivains, diffusés sous forme d’estampes. Cette année a aussi vu l’aboutissement d’un projet d’outil pédagogique couvrant les divers champs linguistiques étudiés dans toutes ces années, dans le cadre du site Multipal (voir ci-après), justifiant d’autant mieux un bref bilan d’étape.
2Il paraît donc utile de récapituler ici brièvement les étapes précédentes et l’évolution des perspectives tracées dans le séminaire. Le corpus initial, formé des principaux recueils des maîtres écrivains français (principalement parisiens) des xvie-xviiie siècles, a été abordé sous un angle formel et technique, avec des aperçus d’histoire socio-culturelle et de l’enseignement, dans les années 2013-2014 et 2014-2015, à raison d’un semestre. La seconde moitié de ces deux années a été consacrée à la pratique de lecture de manuscrits littéraires, d’actes et de correspondances médiévaux et modernes, en langue italienne et anglaise respectivement (voir le rapport dans l’Annuaire, 2015, p. 167-171). En 2015-2016, la lecture de manuscrits en allemand a occupé les conférences d’un semestre, tenues pour l’occasion dans les locaux de l’Institut historique allemand de Paris (les trois autres semestres de 2015-2017 étant consacrés à de tout autres sujets, deux à l’écriture romaine antique et un aux chartes privées carolingiennes).
3Dans les quatre années suivantes, sous le titre « Écritures, pouvoirs et nations : perspectives paléographiques », ont été parcourus méthodiquement, pays par pays, les livres d’écriture imprimés dans une grande partie de l’Europe. Aux questions techniques et formelles des premières années se sont ajoutés des perspectives historiques justifiées par l’élargissement géographique du corpus, portant sur la circulation internationale des modèles. La paléographie moderne tend en effet depuis toujours à se limiter à l’apprentissage pratique du déchiffrement dans un domaine linguistique donné, sans grand effort d’explication de l’évolution locale ou générale. Il en résulte une méconnaissance à peu près complète des rapports entre les formes que prend successivement l’alphabet latin dans les différentes nations d’Occident pendant ces siècles : la différenciation des écritures gothiques en styles nationaux au xve siècle ; le bouleversement graphique de la Renaissance, marqué par l’apparition à Florence vers 1400 et la diffusion européenne de l’écriture « humanistique » puis « italique » (et par les effets de l’imprimerie) ; l’époque moderne où ces modèles italiens, devenus le langage graphique de la communication inernationale, coexistent avec des écritures « nationales » issus d’une tradition gothique commune mais qui finissent par diverger plus qu’en tout autre temps ; enfin au début de l’époque contemporaine le retour à une certaine unité sous le signe de l’écriture « anglaise » répandue partout autour de 1800, au premier chef par les circuits du commerce et de la banque. Ont seulement été laissés hors champ les modèles germaniques, tant la considérable production des maîtres allemands a peu influé sur l’évolution des autres grandes nations d’Occident, leur aire de diffusion s’étendant seulement vers le nord (Scandinavie) et vers l’est.
4Ont ainsi été examinés successivement : en 2018-2019 un échantillon élargi de livres d’écriture français, illustrant la formation d’une typologie rigoureuse, d’abord la « financière » (dite ensuite « ronde »), issue de la tradition gothique, et l’« italienne-bâtarde », toutes deux fixées par un célèbre arrêt du parlement de Paris en 1633, puis la « coulée » peu après 1700 ; en 2019-2020 les modèles d’enseignement manuscrits produits entre le xve et le milieu du xvie siècle, dont le recensement, encore très imparfait, a été mis à jour, en insistant une fois encore sur les exemples français, moins connus que ceux des maîtres allemands ; en 2020-2021 les livres produits en Italie – ceux du xvie siècle, les mieux connus, et ceux du début du xviie siècle, de style baroque, suivis vers 1640 d’un effondrement soudain de la production –, aux Pays-Bas, carrefour des écritures d’Europe, entre la fin du xvie et le xviie siècle, et enfin dans l’Angleterre du xviie siècle, où perdura longtemps un goût marqué par la surenchère dans la variété des types (italiens et nationaux) et la virtuosité décorative ; en 2021-2022, les livres des nombreux et brillants maîtres anglais du xviiie siècle, où s’opère à l’inverse, pour les besoins pratiques du business, une épuration radicale du style fondée sur le rapprochement voire la fusion raisonnée entre les modèles d’écriture « à l’italienne » tels qu’ils avaient été réélaborés dans les décennies précédentes, d’une part en France et d’autre part aux Pays-Bas ; le tout dans une atmosphère marquée par des rivalités voire des affrontements tant théoriques que personnels. Les dernières séances de cette année ont permis d’aborder les débuts de la diffusion en retour de l’écriture anglaise sur le continent, à travers l’examen des rares livres d’écriture publiés au Portugal, où elle se manifeste en effet dès 1783.
5En 2023-2024 la conférence a poursuivi dans la même direction géographique en ajoutant aux écritures portugaises celles d’Espagne. L’adaptation aux besoins pratiques manifestés par les participants, pour la plupart des étudiants intéressés destinés à mener des recherches dans les sources hispaniques, a conduit à réduire la part de la recherche consacrée aux modèles formels pour donner plus de temps à la lecture des manuscrits et documents, en castillan et en aragonais plus qu’en portugais. L’analyse paléographique a permis de rendre compte de la coexistence, à partir du xive siècle, puis de l’interférence entre des formes propres à la tradition espagnole et les écritures d’origine italienne, gothiques puis humanistiques, portées par les relations politiques, économiques et culturelles entre les deux péninsules. Les formes proprement castillanes, dans leur évolution la plus cursive (variétés désignées traditionnellement, par ordre chronologique et de cursivité croissante, sous les noms de letra cortesana, procesada ou procesal et encadenada ou cadenilla), présentent des difficultés de lecture à première vue considérables, tant elles diffèrent des autres écritures documentaires d’Occident, mais qui se résolvent quand on en identifie les principes, soumis à une discipline précise.
6On y note en particulier, à l’opposé des usages généraux de l’écriture latine, une forte tendance aux mouvements « dextrogyres » (dans le sens des aiguilles d’une montre) voire rétrogrades, notamment dans d’amples courbes de liaison, le tout tracé d’une plume fort large, qui incite à demander ce que l’Espagne pourrait avoir conservé des modalités d’écriture propres aux scribes arabes, malgré la différence des alphabets : question que les paléographes tendent à éviter prudemment, et où la comparaison des formes importe en effet moins que celle des techniques, qui pourrait bénéficier d’une approche expérimentale.
7Après la présentation de la bibliographie et de la typologie sommaire des écritures, ainsi que du système abréviatif, les premières séances de lecture ont été appuyées sur la comparaison entre différents états du traité de Tordesillas (1494), en écriture diplomatique et dans des copies plus informelles, en castillan et en portugais. La sélection des manuscrits que nous avons lus ensuite, comme pour les langues abordées dans les années précédentes, a privilégié les manuscrits de la Bibliothèque nationale de France, où gisent des ensembles parfois sous-exploités par les chercheurs des pays concernés. Le fonds des chartes de l’hôpital de Burgos contient ainsi un remarquable échantillon d’écritures documentaires en castillan du xiiie au xviie siècle (esp. 480 à 483). Un ensemble de procès-verbaux de l’Inquisition et de documents annexes (esp. 74) a offert une initiation suggestive aux dossiers judiciaires de la fin du xve siècle ; le manuscrit esp. 415, un aperçu des écritures comptables des décennies suivantes et de leurs abréviations spéciales. Les écritures littéraires médiévales ont été examinées en particulier dans les manuscrits esp. 72 (Plutarque traduit en aragonais, fin du xive s.) et 432 (recueil d’exempla, 1436-1438). Une série de privilèges royaux de la première moitié du xvie siècle (esp. 66) a permis de suivre les progrès rapides de la cursivité au fil de textes comparables par la rédaction et le formulaire.
8Une part a été faite aux écritures privées et personnelles grâce à des lettres des xvie et xviie siècles, soit autographes soit déléguées à des secrétaires, où le filon italique prend bientôt le dessus (recueils esp. 318 et 336) ; on y note, dans les premières décennies, les grosses mains élémentaires de princes et de princesses, d’un déchiffrement redoutable, mais qui témoignent moins de leur incompétence graphique que de modèles tardo- gothiques propres à la formation de scripteurs non professionnels, bientôt supplantés par les modèles italiques communs, et dont l’histoire reste à écrire à l’échelle européenne. Les manuscrits littéraires modernes que nous avons examinés (esp. 50, 73, 129, 277, 501) illustrent des degrés divers d’hybridation entre écriture italienne et éléments typiques du style espagnol, du xvie au xviiie siècle. Ils ont été complétés par des exemples empruntés par les participants à leur propre corpus d’étude (notamment Bibl. de Salamanque, ms. 2198). La typologie des écritures de la Renaissance a également été précisée en comparant des documents manuscrits avec le premier manuel d’un maître écrivain espagnol : Juan de Icíar, Recopilacion subtilissima (Saragosse, 1548).
9La part du portugais (hormis le traité de Tordesillas) a été réduite à un choix d’inscriptions du xive au xvie siècle, relevés par le directeur d’études dans la cathédrale de Lisbonne et à Évora, qui ont nourri une brève introduction aux écritures épigraphiques.
10Multipal : dossiers paléographiques en ligne. — Les paléographes de la section des Sciences historiques et philologiques ont créé en 2018 un portail Internet à vocation didactique, Multipal.fr, proposant un échantillon de textes dans plusieurs systèmes d’écriture et langues de leur spécialité (principalement d’Orient, dans le premier état du portail), reproduits, transcrits et annotés dans une présentation interactive. Le site ayant dû être reconstruit en 2022-2023, l’occasion a été saisie pour l’enrichir de nouvelles collections dans le domaine de l’alphabet latin, en opérant une large sélection parmi les dossiers étudiés dans les années passées. Avec le concours de Mme Clélia Nicolai, étudiante de la section, il a ainsi été possible de publier une centaine de dossiers autour de manuscrits et documents médiévaux et modernes dans les langues déjà évoquées : anglais, allemand, espagnol, italien et portugais. En français et en latin, compte tenu des ressources analogues disponibles sur le site Thélème de l’École nationale des chartes (theleme.enc.sorbonne.fr), le choix s’est porté principalement sur des exemples épigraphiques en peinture, sculpture et architecture. On espère vivement que ces matériaux seront utiles à la formation des étudiants de l’École pratique des hautes études comme d’autres institutions françaises et internationales.
11Il faut souligner que la variété des langues et des thèmes envisagés au fil des séminaires a pour conséquence un renouvellement régulier des auditeurs. Le directeur d’études s’est efforcé de faire connaître le thème de chaque année aux spécialistes concernés et par leur intermédiaire à leurs étudiants. Quelle que soit la langue de l’année, cependant, perdure un noyau de participants fidèles motivés avant tout par un intérêt plus large pour l’art calligraphique, voire pour la paléographie.
Pour citer cet article
Référence papier
Marc H. Smith, « Paléographie et histoire de l’écriture en caractères latins », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 248-251.
Référence électronique
Marc H. Smith, « Paléographie et histoire de l’écriture en caractères latins », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/6943 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t3r
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