Philologie grecque
Résumé
Programme de l’année 2022-2023 : La transmission des herbiers grecs de l’Antiquité à la fin du Moyen Âge.
Texte intégral
1Dans une approche visant à une histoire du livre grec, les conférences se sont attachées aux livres traitant des plantes et de leurs propriétés – essentiellement médicinales – et plus particulièrement à ceux qui comportent des illustrations. Ce type de savoir s’étant surtout transmis de manière orale, très peu d’attestations en sont parvenues jusqu’à nous, d’autant plus que les livres illustrés avaient un coût de production encore plus élevé que les autres livres. Mais, paradoxalement, ils ont eu aussi un peu plus de chances d’être conservés, en raison du statut d’objets d’art que leurs images pouvaient leur conférer, surtout lorsqu’elles étaient de qualité très élevée. Les herbiers illustrés ont donc connu un mode de transmission à part, aux modalités relativement différentes de celles des autres textes de nature scientifique.
2Des herbiers grecs illustrés ont existé dès l’époque hellénistique, comme l’atteste un célèbre passage de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien (XXV, 4) : on y trouvait une représentation de la plante suivie d’une description de ses propriétés. Des trois auteurs mentionnés par Pline – Krateuas, Dionysios et Metrodoros –, nous avons conservé des écrits du seul Krateuas (iiie s. av. n. è.) : encore est-ce bien mince, puisqu’il s’agit du texte de dix chapitres, ajouté à côté de la notice correspondante dans un très fameux manuscrit de Dioscoride dit « Dioscoride de Vienne » (Wien, ÖNB, cod. med. gr. 1, début du vie s.). Une comparaison avec le passage équivalent dans la Matière médicale montre d’indéniables similarités dans le style et dans le type d’information : Krateuas est d’ailleurs cité explicitement par Dioscoride comme l’un de ses principaux prédécesseurs. Rien n’indique en revanche que des illustrations du Dioscoride de Vienne proviennent de Krateuas et c’est même assez improbable.
3Quelques rares fragments d’herbiers illustrés sur papyrus sont parvenus jusqu’à nous. Deux d’entre eux ont été examinés plus précisément : un rouleau dit « de Tebtynis » (21 fragments très minces, iie s. n. è.) et le fameux « papyrus Johnson » (6 fragments d’un codex, fin du ive s. n. è.). Tous deux offrent des représentations de plantes (occupant une large portion de la page dans le cas du papyrus Johnson) accompagnées de leur nom, puis d’un bref texte faisant état de leurs propriétés, parfois aussi – mais rarement – de leur habitat et de leurs caractéristiques physiques. Certains chapitres présentent de nettes parentés textuelles avec Dioscoride, qui permettent de postuler une source commune, mais d’autres rapprochements sont aussi possibles, notamment avec le traité Sur les propriétés des plantes attribué à Thessalos de Tralles. En revanche, une comparaison avec les illustrations conservées dans les manuscrits byzantins n’a pas donné de résultats probants.
4Une nouvelle attestation d’un herbier grec tardo-antique a été récemment mise au jour dans le cadre du projet international sur les palimpsestes du monastère Sainte-Catherine du Sinaï (Sinai Palimpsests Project) : c’est un feuillet de parchemin issu d’un manuscrit grec (majuscule datable au ve-vie s.), dont le texte a été effacé et qui a été replié en deux et retourné à 90° pour constituer (avec d’autres feuillets de manuscrits médicaux grecs de la même époque) un nouveau livre sur lequel a été copiée une traduction arabe des évangiles dans la 2e moitié du ixe s. (f. 16-17 du manuscrit Arabe, Nouvelles Découvertes 8). L’imagerie multispectrale a fait apparaître dans la strate inférieure un fragment d’un herbier grec illustré, avec deux plantes (ἀδίαντον et φιλεταίριον), dont on trouve une illustration occupant une grande partie de la page, accompagnée de son nom et suivie d’un bref énoncé de ses propriétés. La structure est donc la même que celle indiquée par Pline l’Ancien et attestée déjà dans les fragments sur papyrus. Comme pour ces derniers, des rapprochements peuvent être établis avec le texte de Dioscoride mais ils ne sont pas extrêmement étroits. Une comparaison des illustrations est rendue difficile par l’état très endommagé de celles du palimpseste mais des similitudes manifestes sont apparues entre l’illustration du φιλεταίριον du palimpseste et celles de l’ὠκιμοειδές de certains manuscrits de la Matière médicale (plante pour laquelle Dioscoride indique le synonyme φιλεταίριον). En somme, nous avons ici les restes d’un herbier grec tardo-antique d’un auteur qui demeure anonyme – l’attribution à Krateuas, qui a été avancée, demeure impossible à prouver.
5De fait, la Matière médicale de Dioscoride, composée dans la seconde moitié du ier s. n. è., s’est très rapidement imposée comme ouvrage de référence – notamment grâce à Galien – si bien que les autres traités grecs sur les plantes médicinales, en particulier les herbiers illustrés, ont rapidement cessé d’être copiés et ne sont donc pas parvenus jusqu’à nous, à l’exception de quelques fragments. L’auteur, originaire d’Anazarbe en Cilicie – province qui venait d’être annexée à l’Empire romain – était lié aux élites de Rome, ce qui peut rendre compte de la rapide diffusion du traité. Dans sa forme originelle, il comptait quelque 800 chapitres (dont environ 600 simples d’origine végétale, les autres étant des produits animaux ou minéraux) et n’était pas illustré. Cependant, une partie importante des manuscrits comporte des illustrations, et ce dès une époque très haute. On constate d’importantes variations tant dans leur nombre que dans leur qualité et dans leur agencement par rapport au texte.
6Les deux plus anciens manuscrits de Dioscoride sont des livres tardo-antiques : le « Dioscoride de Naples » (Napoli, BN, ex-Vindob. gr. 1), dont la datation traditionnelle au vie-viie siècle doit sans doute être remontée au ive-ve siècle (selon une proposition de B. Fonkič), et son jumeau, le « Dioscoride de Vienne », qui a été réalisé pour être offert à la princesse byzantine Anicia Juliana, morte vers 530 (la datation habituelle en 512 n’a plus lieu d’être retenue, comme l’a montré A. Müller). Par leur format presque carré et par leur belle écriture majuscule droite, tous deux se rapprochent des fameux manuscrits bibliques (Codex Vaticanus, 1re moitié du ive s. ; Codex Sinaiticus, milieu du ive s. ; Codex Alexandrinus, 1re moitié du ve s. ; Codex Ephremi rescriptus, milieu du ve s.) mais aussi par exemple du Dion Cassius de la bibliothèque Vaticane (Vatic. gr. 1288, fin du ve s.).
7Dans les feuillets liminaires du Dioscoride de Vienne sont conservés (f. 2v et 3v) deux représentations de groupes de sept médecins, dont on a pu constater les rapprochements avec d’autres figurations antiques d’assemblées de sages, par exemple celle de la mosaïque dite « des philosophes » (découverte en 1897 près de Pompéi) qui représenterait, selon une interprétation récente (F.-H. Massa-Pairault), les savants du cercle d’Ératosthène au Musée d’Alexandrie. De leur côté, les images des f. 4v et 5v correspondent à une légende relative à la mandragore et à sa cueillette, très répandue dans les derniers siècles de l’Antiquité et au Moyen Âge, en particulier dans le monde latin, mais totalement étrangère à Dioscoride : ce n’est pas ce dernier qui est représenté en position d’auteur (son nom ainsi que les autres ont été ajoutés par une main plus tardive, comme l’a montré C. Gastgeber) mais quelqu’un qui demeure pour nous anonyme.
8Le texte de Dioscoride forme la partie principale de ce manuscrit (f. 12-387) : il s’agit d’une version abrégée et remaniée de la Matière médicale, qui se retrouve également dans le Dioscoride de Naples. Tous deux descendent d’un même ancêtre non conservé, l’archétype de cette forme textuelle dite « Herbier alphabétique ». Elle a pour base un recueil d’environ 450 figures de plantes de très haute qualité, organisé selon l’ordre alphabétique de leur nom : à chacune on a adjoint d’une part une liste de synonymes, d’autre part un chapitre de Dioscoride (pour une douzaine de chapitres la notice provient d’un autre traité, non conservé par ailleurs).
9Par sa structure et son esprit, l’Herbier grec se rapproche du plus célèbre des herbiers du haut Moyen Âge latin, l’Herbarius du pseudo-Apulée, dont l’origine et la genèse sont complexes. L’Herbarius est beaucoup plus court, ses illustrations sont nettement plus stylisées (même dans les témoins anciens) et son texte est étranger à Dioscoride, mais il conserve des listes de synonymes qui sont extrêmement proches de celles de l’Herbier grec et semblent remonter à une activité de lexicographie menée en milieu romain aux iie-iiie siècles. L’archétype de l’Herbier grec a peut-être été constitué en Italie, vers le iiie-ive s., à une époque où le grec y était encore pratiqué. Il aura pu, par la suite, inspirer la création de l’Herbarius latin. D’un point de vue textuel, le Dioscoride de Naples apparaît bien plus fidèle à leur ancêtre commun que le Dioscoride de Vienne, et la même remarque vaut sans doute aussi pour les images. Le plus grand réalisme et même le naturalisme extrême de certaines figures du manuscrit de Vienne (mais non de toutes, et on constate d’importantes disparités) viennent sans doute d’une volonté des peintres d’améliorer les images de leur modèle, par exemple en ayant recours à l’observation directe de spécimens naturels. Il n’est guère étonnant que cette forme de Dioscoride, qui implique la fabrication des livres de luxe contenant chacun plusieurs centaines d’illustrations, n’ait connu qu’une diffusion très restreinte.
10En revenant à la forme d’origine de la Matière Médicale, nous avons examiné un fragment grec aujourd’hui conservé comme feuillet de garde du manuscrit arménien 141 de la bibliothèque du Matenadaran, à Erevan. C’est la partie supérieure d’un feuillet de parchemin, qui contient deux chapitres de Dioscoride (III, 156 et 158) avec une illustration. Son écriture, une sobre majuscule ogivale inclinée, permet de proposer une datation vers le vie siècle, ce qui en fait la plus ancienne attestation – en dehors des papyrus, dont aucun n’est d’ailleurs illustré – de la forme originelle de Dioscoride. On a pu montrer que l’image correspond non pas au chapitre qui la suit mais à celui qui la précède : cet agencement n’est pas attesté dans les manuscrits grecs de Dioscoride mais elle se trouve dans certains témoins des traductions arabes, en particuliers ceux qui sont le plus proches des originaux grecs ou syriaques. Ce serait donc la présentation d’un exemplaire grec tardo-antique de la Matière médicale dans l’ordre d’origine.
11Enfin, nous nous sommes penchés sur le manuscrit grec 2179 de la Bibliothèque nationale de France, l’un des meilleurs exemplaires de la forme originelle. Longtemps attribué à l’Italie méridionale, il a en fait été produit dans la région syro-palestinienne, peut-être plus précisément aux alentours de Damas ou d’Antioche, vers la fin du viiie siècle ou au ixe, dans un milieu grec où l’on pratiquait aussi l’arabe. De belle facture – mais non d’un luxe comparable à celui du Dioscoride de Vienne – il comporte de nombreuses illustrations. Néanmoins, on peut déterminer que son modèle textuel, un très bon manuscrit grec, n’était pas illustré : au niveau des espaces destinés aux illustrations, le copiste a indiqué, dans une cursive grecque de tout petit module, la transcription du nom arabe de la plante, afin que le miniaturiste la retrouve dans un exemplaire arabe. Très stylisées, les illustrations sont d’ailleurs extrêmement similaires à celles de certains manuscrits arabes de Dioscoride.
Pour citer cet article
Référence papier
Marie Cronier, « Philologie grecque », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, 95-98.
Référence électronique
Marie Cronier, « Philologie grecque », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/6828 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t3e
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