Françoise de Cenival (1930-2023)
Texte intégral
1Françoise de Cenival, directrice d’études honoraire à notre section, vit le jour à Nantes le 17 octobre 1930 sous le nom de Françoise Joséphine Renée Allaire. Son père, Arthur Allaire, fils d’un tonnelier, avait eu une jeunesse plutôt chaotique. Il fut d’abord dessinateur, avant d’être incorporé en 1912 comme mécanicien sur le cuirassé « Le Gaulois », lequel fut torpillé par un sous-marin allemand le 27 décembre 1916 au large de l’île de Cythère. Il réchappa de ce tragique naufrage, mais cette mésaventure qui fut suivie de bien d’autres le rendit quelque peu instable, changeant souvent de métier et vivant ainsi, plutôt chichement, d’emplois précaires. La bonne fortune lui fit épouser Marie Renée Cady, fille d’un charcutier nantais retiré dans une vaste propriété familiale à Châlonnes-sur-Loire en Anjou. Elle lui donna deux filles, d’abord Marie-Anne puis Françoise six ans plus tard. Peu d’années après la naissance de celle-ci, il s’installa avec sa famille dans la propriété de ses beaux-parents qu’il tenta de transformer en domaine vigneron, produisant un cru « Côteau du Layon », qui était semble-t-il assez apprécié.
2Curieusement, Françoise ne fréquenta guère l’école et son éducation fut assurée à domicile par ses parents, sur la base de cours par correspondance. Elle passa donc une grande partie d’une enfance plutôt solitaire à courir l’immense parc de trois hectares de la maison familiale, vaste terrain d’expérience fait de jardins, potager, verger, vignes et bois aux allures de profonde forêt (devenu aujourd’hui le parc public de « la Deniserie »). Elle y acquit la pratique des travaux de la campagne et l’amour de la nature, et même une fascination pour la recherche archéologique en explorant de vagues vestiges médiévaux enfouis dans les recoins de la propriété. Sa forte personnalité et son inclination naturelle pour la liberté et l’indépendance purent ainsi s’épanouir sans entrave, tandis que son imagination et sa curiosité intellectuelle se développèrent par la passion de la lecture que l’exemple de sa mère, grande lectrice elle-même, ne put qu’encourager. Quelques séjours chez ses grands-parents paternels à Nantes interrompirent durant la guerre le cours idyllique de son enfance, tandis que les Allemands s’installaient brièvement dans la maison angevine. Malgré un parcours scolaire plutôt atypique, elle réussit à achever son cursus secondaire et à poursuivre des études universitaires à Rennes au début des années 1950, les finançant par des emplois de maîtresse d’école suppléante, à Morlaix puis à Lannion. Munie de sa licence ès-lettres obtenue en 1956, elle partit en stage d’un an à Tübingen afin d’approfondir ses connaissances en langue et culture allemandes, là encore en payant son séjour comme surveillante d’internat. Elle y développa un certain goût pour la philosophie germanique, avec une passion quasi exclusive pour Schopenhauer dont les œuvres seront ses livres de chevet sa vie durant. À son retour en France, elle s’installa à Paris comme adjointe d’enseignement suppléante aux lycées Balzac et La Fontaine. Elle s’inscrivit alors à l’École du Louvre et à l’EPHE pour suivre les cours d’ancien égyptien qui y étaient dispensés. Probablement avec les encouragements d’un condisciple qui allait devenir son époux, Jean-Louis Hellouin de Cenival, et qui était déjà assez avancé dans l’étude des textes démotiques sous la houlette de Michel Malinine, elle fit bientôt de cette discipline sa passion exclusive. Ni la venue au monde de deux enfants en 1961 et 1963, ni le bref séjour au Caire que fit son mari comme pensionnaire à l’IFAO en 1961, et qu’il dut interrompre à la suite d’une chute malencontreuse, ne purent entraver ses progrès dans la voie qu’elle s’était choisie. Quant à Jean-Louis de Cenival, qui abandonna les études démotiques et dont elle divorça quelque temps plus tard, il fut conservateur au Louvre et succéda à Christiane Desroches-Noblecourt comme chef du département des antiquités égyptiennes.
3Françoise s’attacha tout d’abord aux associations religieuses, dont l’apparition à la Basse Époque constitue un phénomène essentiel pour l’histoire de la sociabilité en Égypte, étude menée à partir des règlements de ces associations rédigés dans des papyrus démotiques. La plupart avaient déjà été publiés séparément mais non encore réunis en corpus ni mis en perspective. Cette recherche aboutit à la rédaction d’un premier mémoire qui lui valut le titre d’élève diplômée de l’EPHE en 1967. Parallèlement à ce travail de réédition et de synthèse, elle se vit confiée la mise en ordre et l’étude de la collection des papyrus démotiques de l’Institut de papyrologie de la Sorbonne provenant des fouilles de Pierre Jouguet au Fayoum dans les années 1900. Cet important fonds était resté presque inexploité depuis la première publication partielle qu’en avait faite en 1921 Henri Sottas. Dans cette masse de textes essentiellement administratifs, elle choisit de s’intéresser aux cautionnements, type d’actes à la fois abondants et homogènes, mais surtout très révélateurs des procédures bureaucratiques imposées par les Ptolémée en Égypte. En éditant ce corpus, Françoise de Cenival démontra magistralement sa capacité à déchiffrer et à étudier des textes démotiques inédits et elle présenta ce travail sous la forme d’une thèse universitaire en 1969. C’est ainsi qu’elle put être élue dès 1970 directeur d’études à la IVe section de l’EPHE pour l’enseignement conjoint du démotique et du copte. Avec ce double intitulé, elle suivait scrupuleusement l’exemple de son maître Michel Malinine qui avait toujours lié dans son programme les deux disciplines, unies par la grammaire et la lexicographie malgré leur disparité sur le plan culturel. Elle finit d’ailleurs par regretter cet appariement, car, si le copte lui fournissait une base linguistique indispensable pour comprendre le démotique, les textes eux-mêmes, liés au domaine culturel du christianisme oriental, l’ennuyaient profondément.
4Chagrinée de n’avoir que trop peu de temps pour faire découvrir aux étudiants la correspondance des scribes du Fayoum ou les subtilités de la Sagesse d’Insinger, elle décida, durant les dernières années de son enseignement, de réserver l’intégralité de ses conférences au démotique.
5Cet enseignement suivait de près le progrès de ses propres travaux de recherche qui se succédaient selon l’évolution de sa curiosité scientifique. L’édition de la documentation fayoumique se prolongea jusqu’en 1987, dont la partie la plus importante fut réunie en un grand volume paru en 1984 intitulé Papyrus Lille III. Cette courageuse entreprise permit de mettre à la disposition du monde savant un type de documents plutôt rébarbatif et jusque-là négligé, des listes de recensement fiscal. Cette publication constitua une base importante de l’un des ouvrages récents les plus novateurs sur l’Égypte ptolémaïque, Counting the People in Hellenistic Egypt, dû à W. Clarysse et D. J. Thompson (2006). Mais son inestimable contribution aux sources démotiques de l’histoire socio-économique du monde lagide ne suffit pas à satisfaire sa curiosité insatiable et son goût plus marqué pour l’histoire culturelle. Dans les années 1980, son attention se porta sur les richesses de la littérature démotique, en particulier sur sa pierre angulaire, le fameux Mythe de l’œil du soleil dont la magistrale publication par W. Spiegelberg en 1917 avait dissuadé toute tentative ultérieure de réédition. L’acquisition par l’Institut de papyrologie de Lille de nouveaux fragments importants d’une autre version de cette œuvre, dont elle obtint les droits de publication, l’encouragea à préparer une nouvelle étude de cette composition complexe. Relevant de multiples domaines d’érudition, ce foisonnant monument littéraire et religieux fut soigneusement exploré lors de nombreuses séances de son séminaire à l’EPHE dans les années 1980. Le fruit de ses efforts parut enfin en 1988, l’ouvrage présentant la première (et jusqu’ici la seule) traduction intégrale en français de ce texte majeur.
6D’une attitude parfois changeante, mais toujours bienveillante, Françoise était scrupuleuse pour accomplir ce qu’elle pensait être son devoir, soucieuse de ne jamais rien laisser d’inabouti. Malgré son caractère indépendant, elle était prompte à se dévouer pour le bien commun. Participant au Congrès égyptologique de Grenoble en 1979, elle s’impliqua très activement dans l’épineuse question de l’unification des méthodes de translittération du démotique, même si ce fut sans guère de succès. En 1989, elle participa aussi au comité fondé à Copenhague à l’initiative de Paul Frandsen et de Karl-Theodor Zauzich pour l’étude et la publication des innombrables fragments de papyrus de la collection Carlsberg. Elle dirigea enfin avec succès deux thèses, soutenues en 1980 et 1987, assurant ainsi l’avenir de la discipline dans son propre pays. De nombreux collègues étrangers, venus à Paris dans le cadre de leur formation, ont suivi un moment ses conférences, comme M. C. Betrò, P. Gallo, J. Quack, S. Allam, et bien d’autres. Elle entretenait également des relations érudites avec ses pairs, dont P. W. Pestman (qui fut aussi élève de Malinine), J. Quaegebeur, W. Clarysse, E. Bresciani, H. J. Thissen et K. T. Zauzich, pour n’en citer que quelques-uns.
7Considérant avoir accompli tout ce qu’elle pensait pouvoir apporter aux études démotiques, désirant sans doute aussi s’occuper davantage de sa mère alors presque centenaire, elle décida de prendre sa retraite de son poste à l’EPHE dès son soixantième anniversaire, en 1990. Elle n’abandonna pas complètement ses recherches, mais persuadée qu’il ne fallait pas vivre qu’une seule vie, elle se découvrit une passion pour la sculpture, allant même jusqu’à s’installer à Carrare pour y trouver le marbre qu’elle désirait travailler. Constamment éprise de liberté, elle pérégrina ainsi aux quatre coins de la France et de l’Italie, avant de s’installer seule au milieu de ses livres, ne fréquentant que quelques amis soigneusement choisis, d’abord dans une coquette maison de la campagne angevine qu’elle acquit quand elle dut se séparer à regret de sa propriété de Châlonnes, trop coûteuse à entretenir, puis finalement dans une bicoque proche des marais de Guérande, non loin de sa ville natale. Le poids de l’âge finit par la rattraper et elle intégra de sa propre volonté une maison de retraite près de La Baule où elle demeura les cinq dernières années de son existence, toujours d’une humeur enjouée, continuant à se cultiver et étonnant son entourage par une vivacité d’esprit jusqu’au bout intacte.
8Francoise de Cenival est décédée le 22 juin 2023 dans sa 93e année. Elle repose au cimetière paysager de Guérande, tout près de sa bien aimée maison des marais.
9Michel Chauveau
Table des illustrations
Légende | Cliché : collection particulière. |
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URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/docannexe/image/6726/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 193k |
Pour citer cet article
Référence papier
Michel Chauveau, « Françoise de Cenival (1930-2023) », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 155 | 2024, XXI-XXIII.
Référence électronique
Michel Chauveau, « Françoise de Cenival (1930-2023) », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 155 | 2024, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/6726 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11t30
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