Histoire de la diplomatie et des relations internationales au XIXe siècle
Résumé
Programme de l’année 2021-2022 : Diplomatie et religion au XIXe siècle : la crise des Lieux saints (1847-1853) d’après les sources inédites des archives diplomatiques françaises.
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1Le choix du thème correspond à la volonté du maître de conférences de mettre en lumière les aspects religieux des relations internationales au xixe siècle et dans l’histoire de la diplomatie française en particulier. Ce thème, qui a aussi l’avantage de réunir les domaines de recherche de deux sections de l’EPHE, a permis, au cours de l’année précédente, d’analyser le rôle de l’ambassade de France près le Saint-Siège dans le fonctionnement du régime concordataire (1801-1905), ce qui n’avait pas encore été fait. Il sera prolongé, au cours d’une année future, par l’étude de la diplomatie française dans la Question romaine, sujet qui a mêlé étroitement, plus qu’aucun autre, la politique extérieure et la politique intérieure. Par la suite, d’autres conférences pourront être consacrées aux rapports entre la diplomatie française et les missionnaires catholiques dans le monde, ce qui montrera les liens étroits entre la diplomatie religieuse et la genèse d’une diplomatie culturelle au xixe siècle.
2Pour le programme des conférences de l’année 2021-2022, l’attention est portée sur la crise diplomatique dite « des Lieux saints » (1847-1853) dans laquelle il est convenu de voir l’origine de la guerre de Crimée (1853-1856). Mais il faut bien s’interroger sur le sens de cette « origine », tant la disproportion est flagrante entre les enjeux géopolitiques immenses de la guerre de Crimée – l’avenir de l’Empire ottoman, la neutralisation de la mer Noire, l’équilibre européen, le système international dans son ensemble – opposant la Russie à la France, l’Angleterre et la Turquie, et le caractère apparemment dérisoire, presque ridicule, de querelles de moines dignes de figurer dans le Lutrin de Boileau. Quelle place occupe réellement l’affaire des Lieux saints dans le processus qui a conduit au premier grand conflit international depuis 1815, qui a failli devenir une première guerre mondiale, soixante ans avant 1914 ?
3Conformément à l’esprit général de cet enseignement à l’EPHE, le projet est de former les étudiants et auditeurs à la connaissance et à l’utilisation des archives diplomatiques françaises dans toute leur diversité. C’est pourquoi le programme des conférences a été conçu de façon à présenter et à commenter des documents diplomatiques de natures et de provenances diverses, et à cet égard, la question des Lieux saints est un sujet idéal. Elle permet, en effet, de confronter des documents issus des correspondances consulaires (Jérusalem principalement), des correspondances diplomatiques (ambassade de France à Constantinople et dans d’autres grandes capitales concernées par la Question d’Orient ou par le protectorat des chrétiens d’Orient), des documents de la série « Mémoires et documents » et des papiers d’agents et archives privées conservées aux archives diplomatiques françaises, des documents des archives rapatriées des postes (consulat de Jérusalem ; ambassades à Constantinople et à Rome), conservées à Nantes, ainsi que des sources imprimées (mémoires, presse, brochures, documents officiels, etc.).
4Pour comprendre les luttes d’influences des grandes puissances dans les sanctuaires chrétiens de la Terre sainte, un retour plusieurs siècles en arrière s’imposait, car les arguments juridiques fondamentaux de toute la crise découlent de la longue histoire des relations entre la France et l’Empire ottoman. Le Saint-Sépulcre et la basilique de la Nativité, fondés à l’époque constantinienne, n’ont cessé d’attirer les pèlerins tout au long du Moyen Âge, y compris sous les différentes dominations musulmanes de la région. Après la fin des croisades, les franciscains conservent ou conquièrent une forte position dans les sanctuaires – contrôle ou simple droit d’y célébrer la liturgie latine –, mission qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Au xvie siècle, la France noue des relations diplomatiques avec les sultans ottomans, désormais souverains de la Terre sainte. Par les fameuses Capitulations, les Turcs confèrent aux Français des privilèges économiques, juridiques et religieux, notamment la protection des chrétiens catholiques non sujets du Sultan mais résidant ou séjournant dans l’Empire ottoman. À ce titre, le roi de France devient le protecteur des pèlerins catholiques qui se rendent en pèlerinage en Terre Sainte et des communautés religieuses latines qui desservent les Lieux saints.
- 1 Auparavant, les Capitulations devaient théoriquement être renouvelées à l’avènement des nouveaux so (...)
5Les dernières Capitulations, celles de 1740 qui, à la différence des précédentes, sont perpétuelles1, sont les plus favorables à la France. En remerciement de son rôle de médiateur dans la négociation du traité de Belgrade entre l’Empire ottoman et l’Autriche, le Sultan concède à perpétuité au roi de France des conditions très avantageuses pour un large contrôle des Lieux saints en faveur des religieux latins.
6Contrôle tout théorique, en vérité. Très vite, et malgré les protestations de la France, les Grecs reconquièrent le terrain perdu, avec la bénédiction des Turcs qui valident par des firmans (décrets impériaux) les occupations de fait des religieux orthodoxes. Ainsi la Sublime Porte reconnaît-elle aux Grecs, par des actes de réglementation intérieure, ce qu’elle a concédé aux Latins par un acte diplomatique. Ce hiatus juridique entre des actes de droit public étatique et un acte de droit international, cause de l’infériorité dans la hiérarchie juridique entre la position des Grecs et celle des Latins, sera au centre de la négociation entre 1850 et 1853, lorsque les Grecs invoqueront des firmans, qui leur sont favorables mais relèvent du droit interne, tandis que la France invoquera les Capitulations de 1740, qui lui sont favorables et qui relèvent du droit international. C’est pour cette raison que le tsar Nicolas tentera d’arracher au Sultan la signature d’un traité bilatéral russo-turc englobant le statut des Lieux saints et, plus largement, plaçant les sujets chrétiens orthodoxes du Sultan sous la protection exclusive et officielle de la Russie par un acte de droit international. L’échec de la diplomatie russe dans cette tentative entraînera l’Orient dans la guerre en 1853.
7En effet, depuis le début du xixe siècle, la Russie est entrée en scène sur le théâtre diplomatique des Lieux saints et compte y jouer le premier rôle. La question des Lieux saints tourne donc au duel diplomatique entre Français, protecteurs des Latins, et Russes, qui se proclament les protecteurs des Grecs. Globalement, l’ambition du tsar en Orient est de profiter de l’affaiblissement de l’Empire ottoman pour lui imposer une forme de tutelle, qui serait légitimée par un droit de protectorat sur les sujets chrétiens du Sultan, majoritairement orthodoxes. Cette revendication de la Russie implique accessoirement la protection des communautés religieuses grecques qui desservent les Lieux saints.
8Dans les années 1830, le contexte est favorable à la France, puissance amie de l’Égypte qui, bien que vassale du Sultan, a étendu sa domination sur tout le Proche Orient, y compris Jérusalem. Mais le retournement politique de 1840, au détriment des Égyptiens et conséquemment des Français, rend la Terre Sainte à la domination turque, et rouvre la voie aux ambitions russes. C’est dans ce contexte que les puissances européennes vont ouvrir, dans les années 1840, des consulats à Jérusalem.
9Après les rappels historiques et juridiques indispensables, a été présentée la correspondance consulaire du consulat de France à Jérusalem, au cours de ses premières années d’existence.
10Depuis qu’en 1841 les Égyptiens ont dû quitter la Syrie et la Palestine reprises en main par les Turcs, les grandes puissances comme les confessions chrétiennes ont les yeux tournés vers Jérusalem. Les protestants y créent un évêché, tandis que le pape ressuscite le patriarcat latin. C’est dans ce contexte qu’en 1843, la France décide d’ouvrir un consulat à Jérusalem.
11La correspondance du premier titulaire du poste, le comte de Lantivy, a été étudiée en détail car elle est très éclairante. Alors qu’on s’attend à trouver dans ses premières dépêches une attitude conquérante et revendicative, elles témoignent au contraire – au moins au début – d’un esprit de conciliation qui a d’abord porté ses fruits. Bien accueilli, le consul de France veut profiter d’un bref « état de grâce », pour tenter de résoudre la question très sensible de la restauration de la Grande Coupole du Saint-Sépulcre, reconstruite par les Grecs seuls à la suite d’un incendie en 1808.
12Mais dans les années 1840, la Grande Coupole menace déjà ruine. Le consul de France fait alors une proposition simple : le partage des frais à égalité entre les trois principales communautés qui desservent le sanctuaire – catholique, grecque, arménienne. Au printemps de 1844, l’affaire paraît bien engagée, mais avant d’accepter, les Grecs doivent en référer à leur patriarcat à Constantinople. C’est alors que le compromis échoue, à la suite de l’intervention de l’ambassade russe. En effet, la Russie pense alors être assez puissante à Constantinople pour obtenir des Turcs le droit exclusif de l’entretien du Saint-Sépulcre au bénéfice des seuls religieux grecs.
13Le consul de France doit reconnaître l’échec de son projet d’accord, qui tourne bientôt à l’échec global.
- 2 Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Correspondance politique des consuls (CPC), T (...)
14Son successeur, Hélouin-Jorelle, doit rapidement déchanter à son tour. La situation ne cesse de se dégrader à Jérusalem où les incidents violents se multiplient, en particulier au cours de l’année 1846, et plus encore en 1847. Les religieux latins subissent des empiètements dans leur utilisation des sanctuaires, et à chaque nouvelle tension, la capacité de résistance du consul de France est mise à l’épreuve. Le résultat de ses protestations dépend de la position diplomatique française à Constantinople et donc du contexte international. « Si la question est tranchée à l’avantage des Grecs, écrit le consul à son ambassadeur, cet empiètement sera suivi de beaucoup d’autres, les Latins finiront par être expulsés, et la protection de la France aura subi un échec2. »
15Désormais, tout paraît prétexte à conflit entre les religieux. Le 2 novembre 1847, dans la grotte située sous l’antique basilique de la Nativité, l’étoile d’argent marquée d’une inscription en langue latine est arrachée du marbre par les Grecs. Le consul proteste contre ce vol provocateur, en vain : les autorités ottomanes n’ont rien à gagner à le soutenir. La situation dégénère.
16Les événements de novembre 1847 n’ont pas eu d’emblée de grandes conséquences diplomatiques. En effet, dès le début de l’année 1848, l’Europe connaît une grande commotion révolutionnaire, qu’on appelle romantiquement « le Printemps des peuples ». La plus grande partie du continent est touchée, à l’exclusion de la Russie qui sort objectivement renforcée de l’épisode. Ayant contribué à l’échec final des révolutionnaires, en venant en aide à l’Autriche contre les républicains hongrois, le tsar Nicolas se présente comme l’indispensable gendarme de l’Europe, où les conservateurs ont repris le dessus. En France, Louis-Napoléon Bonaparte, élu président de la République, mène une politique favorable à l’Église catholique, notamment en envoyant l’armée française abattre la République romaine de Mazzini et rétablir le pouvoir temporel du pape Pie IX à Rome.
17Pourtant, il faut attendre mai 1850 pour que la République française prenne position diplomatiquement dans l’affaire des Lieux saints. Le 28 mai, le général Jacques Aupick, ministre de France près la Sublime Porte, est chargé d’une démarche officielle auprès du ministre des Affaires étrangères du Sultan, Aali Pacha, auquel il remet une « note verbale ». Par ce document écrit, il fait état des instructions qu’il a reçues de Paris le chargeant de « revendiquer efficacement, en faveur des religieux latins, la possession des lieux saints, que l’article 33 des capitulations de 1740 leur a garantie ». La France a donc pris le parti de réclamer solennellement la restitution des Lieux saints occupés de facto par le clergé grec mais autrefois partagés avec les Latins ou contrôlés par eux. Sur le papier, les droits de la France paraissent irréfutables : puisque les capitulations de 1740, encore en vigueur, lui accordaient un très large contrôle sur les Lieux saints, tous ses privilèges doivent lui être rendus. Dès ce moment, le centre de gravité de la crise des Lieux saints se déplace de Jérusalem à Constantinople, et même aux grandes capitales de l’Europe. C’était le début d’une longue et fastidieuse négociation diplomatique entre la France, l’Empire ottoman et la Russie, qui allait s’envenimer jusqu’à l’embrasement de l’Orient en 1853.
18À ce stade de son enquête, l’historien pourrait croire qu’il tient sa conclusion, tant l’affaire paraît claire : la crise des Lieux saints serait, du côté de la diplomatie française, un magnifique exemple d’instrumentalisation politique d’une question religieuse, pour des raisons de politique intérieure. Après avoir échoué dans sa tentative de conciliation, la diplomatie française aurait décidé de passer en force et de lancer en 1850 une offensive spectaculaire, exigeant de recouvrer l’ensemble de ses droits historiques. De cette façon, le gouvernement aurait satisfait l’opinion catholique française et consolidé le pouvoir du Prince-Président. En agissant ainsi, le pouvoir a soulevé des revendications excessives dans les Lieux saints, d’où la tension diplomatique, cause de la guerre. C’est, en gros, ce que la plupart des historiens ont écrit depuis le xixe siècle, surtout à la Belle Époque, au temps de l’alliance franco-russe qui rendait la politique de Napoléon III encore plus impardonnable.
- 3 AMAE, Papiers d’agents archives privées (PAAP), Desprez (H.), vol. 19. Hippolyte Desprez (1819-1898 (...)
- 4 Ibid., vol. 24. Hippolyte Desprez, Les origines d’une guerre. La question des Lieux saints, manuscr (...)
19Et pourtant, la présente étude aboutit à des conclusions très éloignées de cette doxa. En effet, des sources nouvelles, qui complètent idéalement les correspondances diplomatiques et consulaires, permettent de voir cet épisode de l’histoire sous un jour nouveau. Il s’agit notamment des mémoires inédits d’Hippolyte Desprez3, le diplomate qui fut chargé plus spécialement de suivre cette affaire au ministère français des Affaires étrangères. À ces mémoires – dont le maître de conférences prépare l’édition critique et intégrale –, s’ajoutent d’autres manuscrits de Desprez et notamment un historique inédit très précis de la crise4, produit à la demande du ministre des Affaires étrangères.
20Ces documents ont été longuement analysés et commentés en conférences, avec le concours actif des étudiants et des auditeurs. On en peut tirer les enseignements suivants.
- 5 AMAE, PAAP, Thouvenel (E.), vol. 16, f. 59. Lettre particulière du comte de Rayneval à Édouard Thou (...)
21Premièrement, lorsqu’en mai 1850 le gouvernement français fait part de ses réclamations sur les Lieux saints, il espère évidemment que les catholiques français lui en seront reconnaissants, mais ce n’est aucunement sa motivation principale. Simplement parce qu’il n’en a pas besoin : non seulement la France a rétabli le pape à Rome, mais le gouvernement français a aussi fait voter une réforme de l’instruction publique – la célèbre « loi Falloux » – très favorable au clergé catholique. Rien n’oblige Louis-Napoléon à donner davantage de gages à l’Église. Au demeurant, le Vatican ne demande rien à la France au sujet des Lieux saints. « On a toujours été plus surpris à Rome qu’enchanté de la croisade tentée […], écrit l’ambassadeur français à Rome. Si peu que nous obtenions on nous saura très bon gré pourvu que nous laissions la porte ouverte à de nouvelles réclamations en temps opportun, dans ce siècle ou dans l’autre5. » Quant à l’opinion publique française, si elle a montré d’abord quelque curiosité pour la crise des Lieux saints, elle est désormais accaparée par les problèmes de politique intérieure et se désintéresse très vite d’une négociation beaucoup trop compliquée.
- 6 AMAE, PAAP, Desprez (H.), vol. 24, f. 36.
22Deuxièmement, sur le plan strictement diplomatique, les Français sont loin d’avoir en 1850 la force nécessaire pour affronter les Russes, alors au sommet de leur puissance, tant en Orient qu’en Europe. Les chances de succès dans une telle controverse sont quasiment nulles. Mais devant la montée des tensions à Jérusalem et au vu des empiètements des religieux grecs, la France pouvait-elle ne rien faire du tout ? Un silence complet aurait été interprété comme un abandon de ses prérogatives séculaires. Les religieux latins se seraient alors tournés vers d’autres puissances catholiques dont les agents s’activaient déjà sur place – l’Autriche, l’Espagne, le Piémont-Sardaigne –, toutes prêtes à s’ériger en protecteurs à la place de la France à la première occasion et à la première preuve de faiblesse. Ne rien faire aurait donc donné le signal du déclin de l’influence française en Orient, ce qui n’était pas acceptable. Dans son récit inédit, Desprez écrit justement : « Ce n’est point de gaité de cœur et par un calcul ambitieux que le gouvernement s’est engagé dans l’affaire des Lieux saints. À ce moment, il n’était ni en état, ni en disposition de courir au-devant des périls extérieurs. Son unique objet était de régler le différend par la discussion, sans chercher en tout cas à en exagérer la portée6. »
- 7 AMAE, PAAP, Thouvenel (E.), vol. 5, f. 42. Lettre particulière de Paul-Émile Botta, consul général (...)
23En effet – troisièmement –, l’analyse de la négociation sur les Lieux saints entre 1850 et 1853 montre bien que les ambassadeurs français ont constamment cherché un compromis a minima. Le consul de France à Jérusalem, alors Paul-Émile Botta, pourtant l’un des plus ardents combattants de la cause française dans les Lieux saints, le reconnaissait lui-même et s’en lamentait parfois, qui définissait ainsi « le principe qui a dirigé toute la négociation » : « Réserver tous les droits en transigeant sur les faits7. » La diplomatie française ne pouvait céder sur le principe juridique (la validité des Capitulations de 1740), essentiel à sa position de puissance en Orient et avantage capital face aux prétentions russes. Mais en pratique, dans la négociation, elle s’est contentée de chercher à prendre l’avantage sur un ou deux points mineurs, que l’on pourrait présenter comme un succès à l’opinion, pour clore au plus vite la discussion.
24Si cette affaire empoisonnée s’est prolongée pendant trois années, ce n’est donc pas à cause des diplomates français, mais à cause, primo de la stratégie temporisatrice adoptée par les Turcs, secundo du « jusqu’au-boutisme » des Russes. Dès la première démarche française en mai 1850, la Porte, prise entre deux feux, a multiplié les manœuvres dilatoires, dans l’espoir que la lassitude des négociateurs ou les rebonds de l’actualité internationale finiraient par éteindre cette querelle insensée. Finalement, en février 1852, le gouvernement ottoman consent à promulguer un firman donnant force de loi à un compromis que la France, pressée d’en finir, juge acceptable. Qu’a-t‑elle obtenu ? Presque rien. En 1850, elle avait fourni une longue liste de prérogatives et des sanctuaires qu’elle revendiquait. En 1852, elle aura conquis : 1o le droit pour les franciscains de célébrer à certaines dates et sous certaines conditions dans le sanctuaire du Tombeau de la Vierge et dans l’église de l’Ascension ; 2o une clef de la basilique de la Nativité à Bethléem, mais sans aucune garantie de pouvoir y célébrer ; 3o le rétablissement de l’étoile volée en 1847. Mais ces minuscules progrès, la France les a payés au prix fort. Car en contrepartie, elle a dû reconnaître tout le reste des usages établis de facto dans l’ensemble des Lieux saints, statu quo très nettement favorable aux Grecs.
25De toute évidence, eu égard aux arguments juridiques mis en exergue au début de la négociation, ce compromis de 1852 est loin d’être un succès, puisqu’il entérine les empiètements des Grecs et le recul historique subi par les Latins depuis un siècle. Pourtant, à l’annonce du compromis, le consul général russe reçoit l’ordre de quitter la ville de Jérusalem avec éclat en signe de protestation. Les Russes ont choisi de présenter le firman de février 1852 comme une atteinte insupportable aux droits des Grecs en Terre sainte et comme une soumission non moins insupportable de la Porte à la France. Ce compromis minimal, qui aurait pu être la conclusion de la crise des Lieux saints, va au contraire la relancer. Mais il devient clair désormais que la rhétorique religieuse cache en réalité de gigantesques enjeux géopolitiques : c’est toute la question d’Orient qui se trouve posée, et par la Russie elle-même, non par la France.
26L’intransigeance de la diplomatie russe s’explique aisément. Depuis des années et surtout après les événements de 1848 et 1849, la Russie est sans conteste la première puissance en Europe. Elle a réduit la Pologne à la servitude ; elle est intervenue en Hongrie pour y écraser la révolution ; elle a placé la Roumanie sous son protectorat. En 1852, le tsar Nicolas Ier est convaincu que le moment est venu d’atteindre enfin son objectif stratégique : s’ouvrir un accès à la Méditerranée et placer l’Empire ottoman, « l’homme malade de l’Europe », dans la zone d’influence russe, et même sous sa tutelle. Le tsar voit le but principal de son règne à portée de main, et la crise des Lieux saints lui fournit l’occasion idéale.
27La principale condition du succès est la division entre Français et Anglais, ce qui correspond à la politique traditionnelle de la Russie. Pour tenter d’amadouer l’Angleterre, le tsar lui propose un partage négocié de l’Empire ottoman : la Turquie serait maintenue mais fortement réduite ; la Russie obtiendrait le protectorat sur la Roumanie, Constantinople, toute la Turquie d’Europe (Serbie et Bulgarie) ; l’Angleterre établirait son protectorat sur l’Égypte et sur la Crète. Mais les Britanniques refusent cette offre et confirment leur politique traditionnelle de maintien de l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman. Le tsar, ignorant les premiers signes de rapprochement entre Londres et Paris au début de l’année 1853, change de tactique et tente d’obtenir directement du Sultan la signature de traités bilatéraux. C’est le sens de l’ambassade comminatoire du prince Menchikoff à Constantinople de mars à mai 1853. Envoyé par le tsar avec un ultimatum, le général russe exige des Turcs non seulement un traité sur les Lieux saints et l’abandon de tous les avantages concédés aux Latins, mais aussi la nomination des patriarches orthodoxes, et surtout une reconnaissance du droit formel de protection des chrétiens sujets du Sultan par la Russie. Or, les chrétiens sont majoritaires dans les Balkans et sont une minorité non négligeable dans le reste de l’Empire ottoman. Reconnaître un tel protectorat au tsar, par un traité bilatéral, reviendrait à lui donner un moyen d’intervention permanent sur le gouvernement du Sultan, tout en excluant les puissances européennes de la question. Ce serait, en fait, établir la tutelle exclusive de la Russie sur l’Empire ottoman au détriment du Concert européen, à l’exclusion des autres grandes puissances. Une telle ambition est clairement inacceptable pour elles, tant elle romprait l’équilibre européen patiemment maintenu depuis 1815.
28Le tsar avait parié sur la division insurmontable des puissances occidentales, surtout des Français et des Anglais. Ce fut son erreur. Au printemps de 1853, Paris et Londres forment une alliance pour préserver l’équilibre international en Orient. Après d’ultimes concessions refusées par le prince Menchikoff et le départ de celui-ci de Constantinople, les masques tombent : derrière le discours sur la défense des chrétiens d’Orient, le tsar voulait en fait l’abandon des Capitulations de 1740 et leur remplacement par un traité bilatéral plaçant la Turquie sous la tutelle à la Russie. L’opinion européenne se détourne de la cause russe, mais Nicolas Ier ne peut plus reculer. La guerre est au bout du processus.
29En complément de l’étude fine des événements à travers les documents des archives diplomatiques, en confrontant les correspondances et les notes et souvenirs de Desprez, le maître de conférences a proposé aux étudiants et auditeurs d’analyser et de commenter avec eux une source d’un grand intérêt qu’il a découverte dans une sous-série de la série Papiers d’agents archives privées des archives diplomatiques françaises. Il s’agit d’une liasse de notes quotidiennes écrites par un sous-directeur du ministère des Affaires étrangères, Lefebvre de Bécourt, entre février et août 1853.
- 8 Ils sont entre parenthèse dans les extraits cités ci-dessous. Papiers Lefebvre de Bécourt, vol. 1, (...)
30Ce haut fonctionnaire notait au jour le jour les événements et les informations, puis y ajoutait, quelques jours plus tard, des commentaires ou des compléments. Le document conservé aux archives est en fait une copie de ce journal personnel, réalisée par l’auteur lui-même vers 18698. Il est possible qu’il s’agisse des vestiges d’un ensemble de notes que Lefebvre de Bécourt aurait réunies à cette époque dans le but de rédiger un ouvrage historique ou un volume de mémoires sur la guerre de Crimée, projet qui n’a jamais vu le jour. Quoi qu’il en soit, ce témoignage très rare est précieux pour comprendre « de l’intérieur » les mois de crise qui ont conduit à la guerre, mais aussi de saisir le fonctionnement du ministère des Affaires étrangères au début du Second Empire, ses rapports avec les Tuileries ainsi qu’avec la presse ou les milieux d’affaires. Dans cette crise diplomatique éminemment complexe, chaque jour le travail du ministère se nourrit de plusieurs aliments : les dépêches reçues de Constantinople, Saint-Pétersbourg ou Londres ; les dépêches télégraphiques de même provenance ; les documents communiqués par les diplomates étrangers à Paris grâce auxquels on suit l’évolution de la politique de leurs gouvernements ; les dépêches à écrire en fonction des inspirations données par le ministre ou par l’Empereur ; les articles de la presse française et anglaise ; les oscillations de la Bourse et les commentaires des principaux affairistes. Il n’est pas rare de lire, à la même date, l’annonce de l’arrivée d’une ou de plusieurs dépêches télégraphiques plus ou moins contradictoires, l’avis que « Rothschild est en proie à une vive anxiété », et la mention d’un « article très important des Débats sur la question d’Orient ».
31À la lecture du document dans son ensemble, dont de larges extraits ont été étudiés pendant les conférences, on est frappé par les changements perpétuels de l’atmosphère, de l’alternance entre l’inquiétude et les nouvelles rassurantes, de l’incertitude au milieu de laquelle la diplomatie française doit naviguer. On est frappé encore par les difficultés de l’information, et du décalage entre les nouvelles partielles et parfois contradictoires qu’apportent les dépêches télégraphiques, et l’arrivée des dépêches classiques qui donnent les détails, mais avec un retard qui les rend déjà dépassées au moment où on en prend connaissance au ministère. On est frappé enfin par le poids accordé à la presse et à ceux qui, par ce biais, façonnent l’opinion publique, non en raison de la valeur intrinsèque des articles ou de l’influence réelle qu’ils peuvent avoir, mais parce qu’ils reflètent les opinions et les tendances de leurs puissants commanditaires. « Les Débats de ce matin ne savent pas la vérité ou ne la disent pas, note-t-il le 18 avril ; il faut bien empêcher le Crédit mobilier de baisser. C’est un intérêt qui passe avant tout. » Et le 2 juin : « L’article des Débats d’hier, qu’on croit émané de M. de Kisseleff lui-même (et qui contient une preuve très singulière de son origine) ayant indigné le ministre, on lâche Cassagnac qui répond aujourd’hui dans le Constitutionnel, avec force et raison, mais non sans invectives personnelles d’une grande violence. L’article des Débats avait fait monter la Bourse le 1er, celui du Constitutionnel la fait baisser d’autant. »
32Sur le fond de la crise diplomatique de 1853, que l’on peut suivre ainsi au jour le jour, au cœur des sphères de pouvoir, il est remarquable de noter que le processus diplomatique ayant conduit à l’alliance franco-anglaise, s’il a été marqué par d’inévitables hésitations, est le résultat d’efforts continus et très cohérents du ministère des Affaires étrangères pour argumenter, démontrer, convaincre enfin le gouvernement anglais de la nécessité de s’engager à freiner l’ambition russe en Orient. Incontestablement, la détermination apparaît beaucoup plus grande sur la Seine que sur la Tamise. À cet égard, le témoignage « sur le vif » de Lefebvre de Bécourt confirme d’autres documents étudiés en conférences sur cette période cruciale des premiers mois de 1853. Loin d’être à la remorque de l’Angleterre en 1853, la diplomatie française fut au contraire motrice. Il faut donc revoir très largement la doxa sur les événements qui ont conduit à la guerre d’Orient – dite ensuite « guerre de Crimée ».
33Ce travail sera poursuivi au cours de l’année 2022-2023 par une étude de la diplomatie et du système international (le Concert européen) pendant la guerre de Crimée, à travers les archives diplomatiques françaises. L’étude montrera l’intensité des négociations multilatérales, qui n’ont presque jamais cessé pendant la guerre. Elle se prolongera jusqu’au congrès de Paris de 1856, événement naguère encore réduit à peu de choses dans l’historiographie, mais aujourd’hui justement réévalué, grâce aux sources disponibles, et qui apparaît comme un apogée de la diplomatie française au xixe siècle.
Notes
1 Auparavant, les Capitulations devaient théoriquement être renouvelées à l’avènement des nouveaux souverains. En 1740, pour la première fois, le Sultan s’engage en son nom et au nom de ses successeurs. Cette « perpétuité » des dernières Capitulations ne prendra fin qu’avec le traité de Lausanne après la Première Guerre mondiale.
2 Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Correspondance politique des consuls (CPC), Turquie – Jérusalem, vol. 2, f. 244. Dépêche de Hélouin-Jorelle au ministre des Affaires étrangères, Jérusalem, le 6 juillet 1847.
3 AMAE, Papiers d’agents archives privées (PAAP), Desprez (H.), vol. 19. Hippolyte Desprez (1819-1898), haut fonctionnaire et diplomate français, entré à la direction des Affaires politiques du ministère des Affaires étrangères début 1853 comme spécialiste de l’Orient, devenu rédacteur, sous-directeur puis directeur des Affaires politiques de 1866 à 1880, et enfin ambassadeur près le Saint-Siège de 1880 à 1882.
4 Ibid., vol. 24. Hippolyte Desprez, Les origines d’une guerre. La question des Lieux saints, manuscrit écrit en 1886.
5 AMAE, PAAP, Thouvenel (E.), vol. 16, f. 59. Lettre particulière du comte de Rayneval à Édouard Thouvenel, directeur des Affaires politiques au ministère des Affaires étrangères, Rome, le 4 février 1852.
6 AMAE, PAAP, Desprez (H.), vol. 24, f. 36.
7 AMAE, PAAP, Thouvenel (E.), vol. 5, f. 42. Lettre particulière de Paul-Émile Botta, consul général à Jérusalem, à Édouard Thouvenel, directeur politique au ministère des Affaires étrangères, Jérusalem, le 29 décembre 1852.
8 Ils sont entre parenthèse dans les extraits cités ci-dessous. Papiers Lefebvre de Bécourt, vol. 1, non folioté. Les notes commencent le 2 février 1853 et s’arrêtent au 11 août.
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Référence papier
Yves Bruley, « Histoire de la diplomatie et des relations internationales au XIXe siècle », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 154 | 2023, 334-342.
Référence électronique
Yves Bruley, « Histoire de la diplomatie et des relations internationales au XIXe siècle », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 154 | 2023, mis en ligne le 22 juin 2023, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/6411 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.6411
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