Irène Beldiceanu-Steinherr (1928-2022)
Texte intégral
1Irène Beldiceanu-Steinherr nous a quittés le 14 août 2022, à Haute-Goulaine près de Nantes, où elle a vécu ses dernières années près de la famille de son fils. Depuis quelques années, l’âge et la fatigue l’avaient coupée du milieu universitaire. Ses collègues et ses élèves cependant n’oubliaient pas sa personnalité passionnée et généreuse.
2Elle était née en 1928 à Istanbul où ses parents s’étaient installés en 1925, venant de Munich. Sa mère, Elizabeth Klug, était d’une famille allemande d’Ukraine qui avait pu se rendre en Allemagne après avoir été d’abord assignée à résidence en Sibérie après la Révolution. Son père Franz Steinherr fut comptable dans une société allemande construisant la ligne de chemin de fer Samsun-Sivas puis, quand elle fit faillite, il travailla à l’hôpital allemand d’Istanbul comme interprète et secrétaire, puis comme comptable. Ces emplois lui permirent de faire vivre son foyer, fort modestement. Il avait d’autres horizons, car il se consacrait à l’hittitologie, domaine dans lequel il acquit une notoriété internationale.
3La guerre fut épargnée à la jeune Irène, mais elle rôdait. Lors de la rupture des relations entre la Turquie et l’Allemagne en 1944, c’est à l’emploi de son père à l’hôpital que la famille dut de n’être pas expulsée vers l’Allemagne. Interdiction étant faite aux adultes de sortir, c’est Irène qui faisait les courses. C’est dans ce contexte pesant qu’elle suivit l’enseignement d’abord de l’école allemande, puis du lycée Notre-Dame-de-Sion. Après avoir obtenu son baccalauréat français, elle se forma au persan et à l’arabe à l’Université d’Istanbul, puis partit pour l’Allemagne où elle prépara à Munich, sous la direction de Franz Babinger, une thèse soutenue en 1956 et publiée en 1961 sous le titre Scheich Üftāde, der Begründer des Ǧelvetijje Ordens. Elle conserva toute sa vie de l’intérêt pour le monde mystique, d’un point de vue surtout d’histoire sociale.
4C’est à Munich qu’Irène Steinherr fit la connaissance de Nicoară Beldiceanu, jeune chercheur venu de Roumanie via Istanbul, qu’elle épousa en août 1956. Leur fils Nicolas naquit en 1959. Entretemps, ils s’étaient installés en France, où tous deux firent carrière au CNRS. Les études turcologiques et l’histoire ottomane connaissaient alors en France un élan considérable, auquel le couple participa pleinement, notamment au sein du comité de rédaction de la revue Turcica, lancée en 1967. Leur domaine, à l’invitation du grand byzantiniste Paul Lemerle, fut celui de la période pré-ottomane et des premiers siècles ottomans. Il s’agissait d’apporter aux byzantinistes le bénéfice de leurs compétences propres, mais M. et Mme Beldiceanu développèrent rapidement des intérêts personnels, plus purement ottomanistes. Néanmoins jusqu’à ses derniers travaux Irène Beldiceanu-Steinherr accorda une importance primordiale non seulement à la confrontation des sources, mais à la collaboration avec ses collègues spécialistes des mondes italien, balkanique et surtout byzantin : citons les noms de Jacques Lefort, Thierry Ganchou ou Raúl Estangüi Gomez. Ces deux derniers étaient de loin ses cadets : c’était en effet un souci chez Irène Beldiceanu-
Steinherr de soutenir les jeunes chercheurs.
5En France, Irène Beldiceanu-Steinherr soutint en 1965 une seconde thèse, parue en 1967 sous le titre Recherches sur les actes des règnes des sultans Osman, Orkhan et Murād I. Cet ouvrage, qui fait toujours autorité, propose une analyse scrupuleuse, fondée sur une méticuleuse comparaison des sources, de la correspondance rassemblée en 1574 par Ferîdûn dans ses célèbres Münşe’âtü-s-selâṭîn. Le lecteur pouvait désormais interpréter la signification de quelques actes authentiques à côté des nombreux documents forgés par Ferîdûn, dont d’ailleurs le caractère de faux n’ôtait pas tout l’intérêt. Ce qui frappe d’abord dans le livre est la volonté de ne pas s’arrêter aux apparences, de rejeter les évidences fondées sur des arguments d’autorité pour s’en tenir aux faits, parfois à première vue insignifiants et pourtant essentiels pour comprendre. Ce fut si bien une marque de fabrique d’Irène Beldiceanu-Steinherr qu’on la retrouve non seulement dans nombre d’articles qui firent date, mais encore dans l’intitulé du programme de ses trois dernières années d’enseignement dans notre Section : « L’histoire ottomane, réalités et légendes ». Il s’agissait de montrer à son public comment encore au xxe siècle les historiens pouvaient en arriver, à partir de données sûres, à créer des légendes.
6Dans sa recherche, Irène Beldiceanu-Steinherr continua à s’intéresser aux mouvements mystiques, d’un point de vue économique, social et politique, mais ses intérêts furent plus vastes. On lui doit des travaux, en partie en collaboration avec son époux, sur le statut de la terre ou la fiscalité. Elle a apporté un regard très neuf sur les débuts de l’État ottoman, contestant la légende construite par les chroniqueurs du xve siècle, montrant la modestie des débuts d’un petit émirat vassal des Mongols et le rôle d’autres Turcs, en particulier dans la conquête de la Thrace. Son apport à la géographie historique, en collaboration avec ses amis byzantinistes, doit également être souligné. Dans ces recherches, elle utilisait les sources ottomanes à notre disposition pour ces époques anciennes, qui sont surtout narratives, qu’il s’agisse de chroniques ou d’hagiographies. Mais plus encore, elle exploita intensivement les registres de recensement ottomans. Elle en tirait des informations de première main sur une région donnée à un moment donné, sur des institutions. Mais surtout, dans une démarche extrêmement novatrice, elle y cherchait des notations, ignorées du lecteur pressé, qui apportent des indications essentielles et inédites sur le passé, ottoman et pré-ottoman. Ce patient travail de toute une vie a fourni la matière de découvertes importantes.
7La participation d’Irène Beldiceanu-Steinherr à l’offre d’enseignement de notre Section est ancienne. En effet, sa science, sa bienveillance et sa générosité contribuèrent beaucoup à l’audience du séminaire de son mari, qui fut de nombreuses années titulaire d’une charge de conférence. Par la suite elle fut elle-même élue directrice d’études. Bonne élève en cela comme en tout, elle ne manqua jamais d’envoyer le rapport des enseignements qu’elle dispensa de 1990 à 2003. On y retrouve les grands traits que je viens d’esquisser.
8Comme c’est souvent le cas, les élèves d’Irène Beldiceanu, moi le premier, ne reprirent pas son héritage scientifique. Sa mort, après celles d’Irène Mélikoff et de Michel Balivet, aurait pu laisser vacant en France le champ des études médiévales ottomanes. Pourtant, en cette même année 2022, l’École pratique des hautes études a accordé un contrat d’études doctorales à une jeune femme que les travaux de ce maître qu’elle n’a pas pu connaître ont convaincue de reprendre son flambeau. Je sais qu’elle en aurait conçu une grande joie.
9Nicolas Vatin
Pour citer cet article
Référence papier
Nicolas Vatin, « Irène Beldiceanu-Steinherr (1928-2022) », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 154 | 2023, XVII-XIX.
Référence électronique
Nicolas Vatin, « Irène Beldiceanu-Steinherr (1928-2022) », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 154 | 2023, mis en ligne le 22 juin 2023, consulté le 13 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/5881 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.5881
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