Études ottomanes, fin XVIIIe – début XXe siècle
Résumé
Programme de l’année 2020-2021 : Lecture et commentaire du Takvîm-i vekayi‘, gazette officielle ottomane (1832).
Texte intégral
- 1 Durant l’année 2020-2021 pendant laquelle le séminaire a été assuré à distance sur Zoom, ont été pr (...)
1Dans la continuité du programme de l’année précédente, nous1 avons poursuivi la lecture, la traduction et le commentaire d’extraits choisis de la gazette officielle ottomane Takvîm-i vekayi‘ en les comparant avec certains extraits correspondants de sa version publiée en langue française, Le Moniteur Ottoman. Nous avons lu et commenté en détail les numéros 28 à 36 du Takvîm-i vekayi‘ et du Moniteur Ottoman.
2Deux thèmes à la fois récurrents et transversaux ont été amplement développés lors des séances du séminaire : a) la nouvelle armée ; b) la terminologie politique et la traduction du lexique de la modernité politique européenne dans la langue ottomane.
3Ces différents thèmes, particulièrement le dernier, sont largement étudiés et interrogés au prisme des choix et des activités de traduction du turc au français (et inversement) pour lesquelles la lecture croisée du Takvîm-i vekayi‛ et du Moniteur Ottoman constitue un poste d’observation particulièrement fécond.
1. La nouvelle armée
4Plusieurs textes ont permis de réfléchir sur les méandres de la réorganisation militaire ainsi que sur son rapport à la réforme centralisatrice sur le plan global.
5Une déclaration du sultan concernant la distribution des uniformes d’hiver aux soldats de l’armée régulière (no 28) fut l’occasion de revenir sur le discours paternaliste de Mahmud II à l’égard des recrues de sa nouvelle armée et d’insister sur le terme qui est utilisé pour décrire ces uniformes, à savoir râbıtalû, que l’on peut traduire comme discipliné, uniformisé, standardisé, un des termes clés du nouveau paradigme du gouvernement militaire mais aussi civil.
- 2 Les numéros 27-33 du Moniteur Ottoman sont manquants dans la seule collection de la version françai (...)
6Deux textes évoquent le contentement des habitants des villes par lesquelles passent les troupes régulières pour rejoindre les champs de bataille contre l’armée égyptienne. Voici un long passage (no 28) traduit vers le français par mes soins2 :
Des rapports expriment le contentement et le remerciement [des habitants] de Kütahya et de Karahisar concernant la bonne conduite des cavaliers et des fantassins de la gendarmerie impériale ainsi que des soldats victorieux [de la nouvelle armée] lors de leur passage, qui ont été envoyés en Anatolie. Cette bonne conduite disciplinée a suscité des démonstrations du contentement et de la joie auprès des populations de ces districts, écrit-on avec détail. L’allure, la conduite, l’attitude des officiers et des soldats ont été marquées par un sens de l’obéissance, de l’ordre et des bonnes manières sans précédent ; c’est pourquoi les grands et les humbles du pays ont voulu exprimer leur grand contentement et satisfaction. C’est ainsi que les élites, les notables, les riches et les pauvres, les grands et les petites gens de Konya mais aussi des bourgs et des villages autour sont tous rapidement sortis pour attendre leur arrivée. Comme c’était quelque chose à regarder, incomparable à des rassemblements antérieurs, énormément de gens y étaient pour voir la force de l’union et l’expression compacte des visages qui sont le beau fruit de la discipline qui était aussi bien visible dans leur mouvement et entraînement exécutés avec zèle et concentration à tel point que, les manœuvres disciplinées et déterminées exécutées par les corps pleins de santé de ces soldats impériaux ainsi que la propreté de leurs uniformes et armes ont provoqué une grande admiration ainsi qu’un grand étonnement chez les spectateurs. Si votre personne sacrée avait été aussi présente dans ledit rassemblement, vous auriez pu éprouver en personne cet étonnement et sentir le degré d’admiration des spectateurs (mes italiques).
7Je risquerai trois interprétations globales. Première interprétation : le mouvement et les manœuvres d’une armée moderne, la marche des troupes régulières sont un spectacle impressionnant. D’autant plus que ces populations n’ont jamais vu une telle chose ni ses représentations visuelles. La population serait sortie de la ville, c’est-à-dire des murailles, pour contempler l’armée qui passe. Il est possible que les notables soient les acteurs principaux qui organisent cette sortie, qui incitent la population à sortir quitte à former une foule en dehors des murailles, mais en tout cas, le gouverneur aussi a dû jouer un rôle important. Deuxième interprétation : tout cela est simplement inventé. La gazette officielle construit un récit performatif d’une part pour montrer aux élites des villes provinciales comment il faut se comporter sous le nouveau régime et d’autre part pour consolider le discours politique du Nouvel Ordre en reproduisant une mise en scène de la soumission des populations au souverain en personne à travers l’amour professé à l’égard sa nouvelle armée. L’expression du contentement et de l’admiration des spectateurs ainsi que la transmission de ces émotions à Istanbul et puis leur diffusion par Istanbul à travers la gazette officielle s’inscrivent dans cette construction narrative. Troisième interprétation : il peut bien s’agir d’une convergence des deux premières interprétations : une curiosité naturelle de la part des habitants des villes concernées qui veulent voir le passage de l’armée et l’habitus des élites pour montrer qu’ils sont loyaux au sultan, et tout cela amplifié et exagéré par les rédacteurs de la gazette officielle. Il convient aussi de souligner le fait que l’événement est qualifié d’« incomparable à des rassemblements antérieurs » et que l’accent est mis sur « la force de l’union et l’expression compacte des visages » des soldats qui renvoient à deux aspects constitutifs du discours politique de la gazette officielle, à savoir le martèlement explicite et régulier de la nouveauté des mesures politiques et administratives en cours et la volonté performative de la parole officielle.
- 3 Les grandes révoltes écologistes et démocrates de 2013 qui ont ébranlé toute la Turquie pendant des (...)
8Un texte qui porte sur la visite du sultan à la caserne de Taksim a donné l’occasion d’examiner l’histoire de ce lieu, enjeu toujours actuel des luttes de pouvoir3. Lancée par Selim III, sa construction a été achevée en 1808. Elle a été agrandie deux fois, en 1812-1815 et 1827-1831. Après 1909, le comité Union et Progrès transforme cette caserne qui était restée en plein milieu de la ville moderne. Il faut aussi rappeler que l’insurrection des soldats qui y étaient logés avait été à l’origine de la contre-révolution de 1909. Quand l’Armée d’Action (Hareket ordusu) vient de Salonique pour mater la révolte, les derniers combats se font dans cette caserne qui est assiégée par l’Armée d’Action. D’où la volonté d’éclipser sinon d’éradiquer ce lieu porteur d’une mémoire douloureuse pour le régime jeune turc. La caserne est ainsi désaffectée : sa cour qui est de 110 à 140 m devient dans les années 1910 un terrain de foot. On y ajoutera des tribunes, d’où le stade de Taksim. L’équipe nationale de la Turquie joue ainsi son premier match contre la Roumanie ici, en 1923. Les espaces du rez-de-chaussée sont progressivement transformés en des restaurants, coiffeurs, cafés, brasseries, garages. En 1943, les restes du bâtiment sont détruits et un parc (Gezi) est construit à sa place.
9Revenons au texte (no 33) avec le résumé de son contenu : Mahmud II convoque quelques commandants pour leur formuler ses griefs. Quelques jours auparavant, le sultan qui rentrait d’une promenade à son palais à Okmeydanı avait rencontré des troupes d’artillerie en marche de la caserne de Taksim à la caserne de Humbarahâne (la caserne d’artillerie fondée par Selim III en 1792) qui se trouve à Hasköy, dans la Corne d’Or, du même côté que Taksim. Cette rencontre avait eu lieu à 6 h alla turca, c’est-à-dire autour de midi (l’incident a lieu en mai). Selon le sultan, il faisait trop chaud pour effectuer une telle marche. Il dit aux commandants que cela aurait pu être évité si les règlements de la nouvelle armée avaient été respectés : il est interdit de faire effectuer les exercices militaires ainsi que les déplacements sous la chaleur de midi. Le texte se termine avec une conclusion qui souligne cette « attention du sultan ». La distance parcourue par les soldats est d’un peu plus de quatre kilomètres mais il est vrai que la topographie d’Istanbul rend la trajectoire difficile : il faut descendre la pente et remonter pour redescendre par la suite. Mahmud II est un « maniaque » et cette qualité de « maniaque » est jugée digne de faire partie du discours politique paternaliste de la gazette officielle qui dessine l’image d’un sultan omniprésent pour veiller sur et surveiller ses sujets. Le thème de l’œil pénétrant du souverain est un thème récurrent du discours politique de la gazette officielle.
10Dans le même numéro, il y a un autre texte qui relate une autre visite du sultan, cette fois-ci au champ de mars (sahra) de Haydar pacha, situé sur la côte asiatique. Après la prière de l’imam d’un bataillon, le sultan fait une prière et c’est le tour des commandants de faire la même chose : « quand le commandant-en-chef des armées a lu aux soldats la prière du sultan qui fait des miracles (kerâmet) et qui est la pierre philosophale (iksîr-i azam), pour exprimer leur remerciement ainsi que leur fidélité, les soldats mentionnés ont crié d’une voie unanime « vive notre padichah ! Que nos vies lui soient sacrifiées ! ». Les miracles du sultan Mahmud II sont aussi un thème récurrent sur lequel nous reviendrons certainement au cours des années prochaines.
11Dans le numéro 34, deux textes, l’un sur un officier de garde du palais qui vient d’une famille ancienne et respectable qui s’était enrôlé volontairement dans l’armée régulière et l’autre sur le départ à la retraite des invalides au cours d’une cérémonie où le sultan a été présent ont été l’occasion de présenter l’historiographie riche qui existe en turc et en anglais sur les premières années de la nouvelle armée sous ces deux angles, les politiques de recrutement et la question des retraites. La traduction officielle du premier texte qui paraît dans le numéro 36 du Moniteur Ottoman mérite d’être reproduite ici (en conservant l’orthographe de l’époque) :
L’état militaire obtient de jour en jour dans l’opinion des Musulmans la considération dont il jouit dans tous les états de l’Europe. Déjà plusieurs des kapidji-bachis, des mollahs, des salahors et d’autres officiers civils, renonçant aux titres qu’ils avaient acquis dans leurs professions, se sont fait inscrire volontairement sur les contrôles de régimens, et ont montré dans l’accomplissement de leurs devoirs militaires beaucoup de zèle et d’émulation. En dernier lieu Hassan bey, l’un des kapidji-bachis, fils du feu Sert Mahmoud pacha, s’est présenté à S. Exc. Akhmet Fevzi pacha, conseiller militaire du palais, en lui exprimant le désir qu’il avait de s’enrôler dans l’un des régimens de la garde. Akhmet pacha lui fit observer que quoiqu’il fût fils d’un pacha et kapidji-bachi, titres qui lui méritaient une considération particulière, les réglemens militaires ne reconnaissaient d’autre distinction que celle des grades obtenus par les services, et que tout homme, de quelque condition qu’il fût, qui voulait entrer dans les troupes, devait y faire son apprentissage comme simple soldat, acquérir l’instruction à force de travail, et ne compter que sur sa conduite pour obtenir avec le temps, et en passant par tous les grades, celui d’officier supérieur. Hassan bey déclara que son intention avait été, dès l’origine, de se soumettre à la rigueur de ces réglemens, qu’il considérait comme un honneur de ne devoir son avancement qu’à son application dans les détails du service qui lui serait imposé.
- 4 Voir notamment Gültekin Yıldız, Neferin Adı Yok. Zorunlu Askerliğe Geçiş Sürecinde Osmanlı Devleti’ (...)
12Le déploiement constant de ce type de discours méritocratique dans la gazette officielle est intriguant. Les historiens qui travaillent sur la nouvelle armée ont démontré que le recrutement et les promotions aux hauts rangs n’avaient rien de méritocratiques dans les premières décennies de son existence4. Serait-on, encore une fois, face à un usage performatif du discours politique ? Suivons le second texte du même numéro d’un passage de sa traduction dans Le Moniteur Ottoman (no 36) :
Cinquante-cinq de ces militaires ont été reconnus comme incapables, par suite de la gravité de leurs blessures, de rentrer dans les rangs et déclarés mériter leur retraite. Ces invalides ont été habillés de neuf. Le Grand-Seigneur les a accueillis avec le plus vif intérêt et a questionné chacun d’eux sur leur état. Le Sultan les a congédiés après s’être entretenu longuement avec eux, et leur avoir donné des preuves de sa sollicitude pour les militaires qui exposent leur vie au service de l’état ; chacun d’eux, en sortant de l’audience, a reçu une gratification. S. H. a ordonné qu’une solde de retraite leur fût assignée, et qu’ils fussent munis des firmans d’exemption de service (mes italiques, encore une fois, je conserve l’orthographe de l’époque).
- 5 Ibid., p. 210-211.
13Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que le passage en italique traduit un passage beaucoup plus long en turc qui parle d’une « obligation de sacrifier sa vie pour le sultan en s’enrôlant dans l’armée régulière ». L’État versus le sultan… C’est particulièrement éloquent sur la non concordance des temps et des paradigmes politiques entre la France du début des années 1830 et l’Empire ottoman de la même période. Ce qui ne rendait pas les « sacrifices » du côté ottoman moins importants, les statistiques indiquent plutôt le contraire. Selon un rapport officiel préparé en 1837, il y avait eu, au total, entre 1826 et 1837 : 161 036 soldats enrôlés ; 54 670 sous les armes en février 1837 ; 106 366 disparus ; 45 496 morts des maladies contagieuses ; 21 928 disparus pendant la guerre ; 20 117 déserteurs ; 1 055 prisonniers de guerre ; 15 927 dont le service militaire est achevé (sans rémunération) et seulement 1 834 qui avaient gagné le droit à la retraite5.
2. La terminologie politique
14Comme la sémantique historique de l’ottoman constitue l’axe principal de nos recherches, une attention particulière a été portée aux variations terminologiques. D’une part, plusieurs textes ont été le prétexte de revenir sur l’importance de l’usage des hendiadys dans la langue politique de l’époque. Ont été ainsi évoqués et analysés dans une dimension diachronique les hendiadys dîn ü devlet, reâyâ ve berâyâ, pişmân ve nâdim olmak, dehâlet ve ilticâ eylemek, te’dîb ve gûşmâl ou encore un syntagme préfabriqué auquel le discours politique recourt beaucoup, sıtv ü satvet ü celâdet.
15Plusieurs concepts importants de la pensée musulmane comme müceddid, sa‘î-bi-l-fesâd, maârif, himmet ont donné lieu à des développements historiques durant quelques séances. Sa‘î-bi-l-fesâd qui veut dire « propagateur de la corruption / sédition » est un concept, terme et catégorie juridiques qui sont développés par le droit hanéfite des Karakhanides, en Transoxiane du xie siècle. Les Ottomans qui empruntent ce terme et concept à travers la Horde d’Or et les Seldjoukides, s’y réfèrent de plus en plus, du xvie au xviiie siècle :
- 6 Yavuz Aykan, « A Legal Concept in Motion: The “Spreader of Corruption” (sā‘ī bi’l-fesād) from Qar (...)
Cette expression désigne un type de personne légale qui présente une menace à la fois à l’ordre social et au pouvoir politique. Dans les registres de tribunaux, on l’applique à des actes criminels variés tels que l’hérésie, la sodomie, l’apostasie. Ce concept a permis d’élargir la capacité pénale de l’État ottoman et servi pour l’exécution de sujets non sunnites, comme les Kızılbaş (les tribus nomades turcophones de l’Anatolie orientale qui ont soutenu les Safavides contre les Ottomans) et Yezidis. Ce terme servait donc à criminaliser tout acte perçu par le pouvoir comme étant une menace à l’ordre social et politique6.
- 7 Yusuf Ziya Karabıçak, « “Why would be limberte?” Liberté in the Ottoman Empire, 1792-1798 », Turcic (...)
- 8 Nikos Sigalas, « “And every language that has been voiced became a millet”. A genealogy of the late (...)
- 9 Özgür Türesay, « Un nouveau type de sujets ottomans : l’apparition des tebaa au début du xixe siècl (...)
16Ce terme a été utilisé dans le Takvîm-i vekayi‘ dans la traduction de l’oukase du tsar (no 29) sur le nouveau statut organique de Pologne après la répression de l’insurrection de Varsovie à la fin de 1831. Cette traduction nécessitait plusieurs remarques : on trouve dans l’original la terminologie de la modernité politique européenne (charte constitutionnelle, nation, fraternité, liberté, patrie et sujet), qui est traduite vers l’ottoman tant bien que mal. Les traducteurs ont proposé pour « patrie », memleket ; pour « charte constitutionnelle », şartnâme-i kanûnî et pour « liberté », serbestiyet. Le premier terme désigne le lieu de naissance et le pays, il est donc dépourvu de la charge sémantique du concept de « patrie ». Le second a été traduit par le calque du français. Le troisième signifiait les privilèges et l’autonomie dans l’Ancien Régime ottoman, mais avait commencé à être utilisé de plus en plus pour traduire la « liberté » de la Révolution française et de ses conséquences7. Le terme de millet a une trajectoire sémantique tellement sinueuse8, il serait bien injuste de critiquer les traducteurs de l’époque pour leur choix. Uhûvvet est une bonne traduction pour « fraternité ». Quant au tebaa, il s’agit d’une des grandes innovations politiques de l’époque9. Une séance entière du séminaire a été ainsi consacrée à la genèse et propagation de ce terme.
17S’il n’est pas possible ici de développer plus sur tous ces termes, il convient de s’attarder sur celui de maârif, un terme qui veut dire « connaissance ». C’est le pluriel de mârifet, donc « une forme de connaissance proche de la gnose ». Au début de l’islam, il est utilisé essentiellement dans ce cens soufi. Mais rapidement, il commence à signifier aussi tout type de connaissance. On le retrouve en turc, dès les Seldjoukides, de plus en plus et ce, dans des expressions comme ilm ü hüner et ilm ü mârifet. Donc, si on reste sur une lecture de premier degré, on l’oppose à ilm, au savoir scientifique. Mais à cette époque, il est bien possible qu’une telle opposition sémantique n’existe pas en réalité : probablement, il s’agit, souvent sinon toujours, d’un résultat des considérations de prose rimée ou de prosodie ainsi que des conventions stylistiques. On ne peut jamais être absolument sûr du sens exact de ces hendiadys : il faut essayer de les comprendre chaque fois dans leur ancrage discursif spécifique. À partir du xve siècle, les choses commencent à changer. On voit que certains auteurs ottomans commencent à l’utiliser dans le sens d’une « connaissance soufie » par opposition à la « connaissance scientifique ». Les praticiens de ces deux types de connaissances complémentaires (et non pas « contradictoires ») sont ârif et âlim. Ainsi, erbâb-ı maârif désigne par exemple au xvie siècle quelqu’un qui a du talent dans un domaine pratique, manuel, artistique.
18Dans le même ordre d’idées, maârif ehli désigne les gens expérimentés dans leur domaine d’exercice professionnel. Un Taşköprüzade, grand historien du xvie siècle, auteur d’œuvres biobibliographiques et encyclopédiques, distingue les sciences (ulûm, pluriel de ilm) des connaissances pratiques (maârif). D’autres le suivent dans cette distinction, en classifiant la chimie et l’alchimie comme faisant partie des maârif. Mais en même temps, on retrouve en 1630 chez Koçi Bey encore une fois l’usage de l’hendiadys ulûm ü maârif. Donc, l’ancien usage seldjoukide continue synchroniquement avec ce nouvel usage distinguant des ulûm des maârif. Au début du xviiie siècle, Nâimâ et d’autres l’utilisent dans le sens de « culture », en quelque sorte, des connaissances générales. Bref, des Seldjoukides aux Ottomans, le terme maârif comporte synchroniquement trois sens : connaissance soufie ; connaissances générales par opposition aux savoirs scientifiques ; connaissances pratiques.
19Le terme témoigne d’une expansion sémantique à partir de la fin du xviiie siècle. Dans les années 1850, il est devenu ce qu’on appelle un « hyperonyme » : « un terme dont le sens inclut celui d’un ou plusieurs autres ». Par exemple, en 1786, on retrouve le terme dans le titre de la traduction d’un traité militaire français (Élémens de castrométation et de fortification passagère) utilisée dans l’École d’ingénierie (Mühendishâne) sous forme de Usûl-i maârif fi tertîbü’l-ordu ve tahsînini muvakkaten : donc, ici, maârif désigne les connaissances techniques et pratiques militaires. En 1791-1792, l’ambassadeur ottoman à Vienne, Ratib Efendi l’utilise, dans son traité de réformes qu’il rédige après son retour à Istanbul, dans le sens de connaissances pratiques, toujours dans le domaine de l’art militaire. Mais en même temps, il utilise aussi l’hendiadys ilm ü mârifet. Donc, le sens ancien persiste tandis que le terme commence à désigner aussi les nouvelles sciences / techniques. Râtib Efendi parle de maârif-i garîbe quand il assiste à une expérience d’électricité : donc, « innovations scientifiques » ou, littéralement « connaissances étranges ». Au début du xixe siècle, on trouve dans les traités de réformes des formulations du type « l’État qui diffuse les maârif » ; le sultan « inventeur des maârif » ou « réformateur par les nouveaux maârif ». En 1806, on lit ainsi que les fonctionnaires doivent apprendre « les maârif de géographie, histoire, arithmétique et géométrie ». La chute de Selim III et le massacre du « parti de la réforme » arrête cette expansion et autonomisation du concept de maârif jusqu’aux années 1830. Mais l’autonomisation du concept recommence après la destruction des janissaires en 1826 : le terme maârif se sauve de la tutelle et on le voit de plus en plus seul en non pas dans ulûm ü maârif et ilm ü mârifet que l’on peut traduire comme « sciences et lettres » et « science et savoir ».
20En 1838, ont été créées deux écoles publiques : Mekteb-i Maârif-i Adliyye et Mekteb-i Ulum-ı Edebiyye. Cette dernière forme les fonctionnaires à la prose bureaucratique tandis que Mekteb-i Maârif-i Adliyye fournit une formation moderne en maârif tels que la géométrie, la géographie, l’histoire en se basant sur des livres traduits du français. Donc, les nouvelles connaissances sont couvertes par le terme maârif qui est devenu un hyperonyme. À partir des années 1840, maârif commence à signifier l’éducation. On le retrouve ainsi dans le titre de nouvelles institutions relatives à l’éducation publique : en 1845, Commission temporaire pour l’éducation (Meclis-i Maarif-i Muvakkat) ; en 1846, Commission générale de l’éducation (Meclis-i Maârif-i Umûmî) ; en 1849, Dârü’l-maârif : une sorte d’école secondaire et en 1857, ministère de l’Éducation (Maârif Nezareti).
21Alors on est tenté de poser la question suivante : pourquoi maârif est devenu un hyperonyme ? Pour essayer de répondre à ce type de question, il ne faut jamais être obnubilé par un terme isolé, il faut élargir le regard à son champ sémantique. Deux autres termes font partie du même champ sémantique : ilm (ulûm) et fenn (fünûn). Le premier désignait les sciences islamiques donc ne pouvait être facilement utilisé pour nommer la nébuleuse des nouvelles connaissances / sciences. En plus de cet aspect théologique, il y a aussi un facteur institutionnel : ilm s’acquiert dans une madrasa. Sa production et sa transmission sont institutionnalisées et incarnées dans la personne de l’ouléma. Il y a aussi un aspect temporel à prendre en considération : ilm est la science de connaître les connaissances du passé d’une manière théorique, c’est une conceptualisation temporellement figée. Théorique et non pratique : on dirait par exemple pour la médecine, fenn-i tıbb car ne n’est pas une science théorique tandis qu’on disait à partir des années 1870 ilm-i rûh et ilmü’n-nefs et non pas fenn-i rûh pour désigner la psychologie car les sciences de la psyché ne pouvaient être pratiques. Le fenn avait une connotation strictement pratique et manuelle, donc il était utilisé pour les arts, artisanats, savoir-faire techniques et parfois pour désigner une sous-branche d’une discipline scientifique. Cela limitait ses possibilités d’expansion sémantique.
- 10 İsmail Kara, « Les notions de “science” (ulûm, fünûn) et d’“art” (sanat) à l’âge des Réformes ottom (...)
22Or, maârif (pensons aussi à irfân) avait le sens de connaissances mais avec une connotation de transcendance (connaissance gnostique), ce qui le prédisposait à devenir hyperonyme. Ainsi, maârif est devenu un des hyperonymes les plus importants du turc ottoman du xixe siècle avec medeniyet (civilisation), terakki (progrès), ittihâd (union). De la fin du xviiie au milieu du xixe siècle, l’hyperonyme le plus important du turc ottoman était nizâm (ordre)10.
23Je voudrais terminer en abordant un autre cas de traduction conceptuelle du français vers l’ottoman. Dans le numéro 35 du Takvîm-i vekayi‘, on évoque longuement l’insurrection républicaine de Paris qui a eu lieu entre les 5 et 7 juin 1832. Les funérailles d’un général républicain mort du choléra sont transformées par les organisations secrètes républicaines en une manifestation contre le roi. Le 6 juin l’armée intervient, les Gardes nationaux fraternisent avec les manifestants : une centaine de morts, quelques centaines de blessés des deux côtés. Les meneurs républicains s’enfuient ou sont arrêtés, l’insurrection s’achève. On y lit alors la phrase suivante « Paris şehri devlet tarafından mahsûriyet sûretine vaz‘ olunub harb divânları ma‘rîfetiyle » (mes italiques), soit « l’État a déclaré l’état de siège à Paris et a créé des cours martiales ».
- 11 Théodore Reinach, De l’état de siège : étude historique et juridique, Paris, François Pichon, 1885 (...)
24L’état de siège est une des inventions de la Révolution française, le concept date de 1789 et se trouve dans la constitution de 179111. Chez les Ottomans, il va être introduit dans la constitution de 1876, l’article 113, avec le terme de idâre-i örfiyye. Donc, avant cette date-là, c’est un concept qu’il faut chaque fois traduire comme on peut. Ainsi, on ne trouve aucune mention de l’état de siège ni dans le dictionnaire de Hindoglu (1831) ni dans celui de Handjéri (1840) qui consacre pourtant quatre pages à l’entrée « état » et une page à l’entrée « siège ». Dans le dictionnaire de Kieffer et de Bianchi, on trouve dans l’entrée örfen : « en vertu du pouvoir discrétionnaire ». Donc, le mot était là, mais trouver la bonne traduction prend parfois du temps, les traducteurs de la gazette officielle font en 1832 une traduction mot-à-mot.
- 12 Noémi Lévy, « An Ottoman variation on the state of siege: The invention of the idare-i örfiyye duri (...)
25Pendant la préparation de la constitution en 1876, cette tendance à la traduction mot-à-mot s’est poursuivie : dans le projet de constitution préparée par Saïd pacha, on trouve ainsi mahsûriyet hâli donc une traduction encore plus mot-à-mot du concept de l’« état de siège ». Revenons à l’article 113. Ce qui est intéressant, c’est que, contrairement aux exemples européens, la clause ottomane ne renvoie pas à un état de guerre mais seulement à des dangers d’ordre politique à l’intérieur. Le pouvoir ottoman a une grande tradition d’intervention violente hors loi notamment dans les provinces, en déployant des troupes irrégulières. N. Kemal avait d’ailleurs proposé d’utiliser le terme de idâre-i askerî mais cela n’a pas été accepté. Les applications les plus connues de l’état de siège sont en 1877 (Bosnie, Crète, Salonique puis toute la Roumélie) et 1909, après la répression de la contre-révolution antiparlementariste12.
- 13 Joakim Parslow, « Theories of exceptional executive powers in Turkey, 1933–1945 », New Perspectives (...)
26De 1909 à 1914, l’état de siège a été supprimé seulement pour quelques mois. Dans ce cadre légal, l’exécutif a publié 1 061 lois entre 1908 et 1918, et 621 entre 1918 et 1922. Le génocide des Arméniens a certainement joué un rôle très important dans cette normalisation du régime d’exception. Après 1923, sous la république, l’état de siège a été déclaré 11 fois, pour une durée de plus de 25 ans. On pensera pour les débuts de la république, aux tribunaux révolutionnaires en 1920-1921, en 1925-1927 (en Kurdistan), en 1931 à Menemen. Puis, plusieurs fois, dans les années 1940, 1950, 1960, 1970. En plus, dans les villes « kurdes » (Bingöl, Elazığ, Mardin, Siirt, Hakkari, Tunceli, Van, Bitlis, Muş et Adıyaman) entre 1987 et 2002 il y avait l’état de siège, de manière permanente. À Diyarbakır, il y avait l’état de siège entre 1979 et 2002. Et finalement, entre juillet 2016 et 2018, dans tout le pays. Au total, plus de 40 ans sur les 98 ans de la république13. L’examen de la trajectoire de ce terme ainsi que de ses multiples applications sur le terrain lors d’une séance du séminaire fut l’occasion de présenter un survol historique de près de deux siècles.
27Notons enfin qu’au-delà de ces deux thèmes récurrents, qui ont été l’objet de longs développements, plusieurs sujets ont été traités sur un mode plus ponctuel, au fil de la lecture des numéros du Takvîm-i vekayi‘. En voici un inventaire : la remise du portrait impérial (tasvîr-i hümâyûn) au cheik-ul-islam de l’époque a permis de présenter la biographie de Yasincizade Abdülvahhab Efendi (1758-1833), qui avait déjà assumé cette fonction en 1821-1822 où il avait fini par être exilé à Izmir. À cette occasion, nous avons pu aussi analyser son traité de hadith en arabe et en turc intitulé Hülâsâtü’l-bürhân fi itâati’s-sultân qui a été diffusé partout dans l’empire afin de faire la propagande du sultan calife dans le contexte de la guerre imminente contre Mehmed Ali pacha. Quant au conflit armé opposant le pouvoir ottoman à Mehmed Ali, alors le gouverneur d’Égypte, ce sujet étant omniprésent dans le Takvîm-i vekayi‘, quelques séances ont été consacrées à la chute de Saint-Jean d’Acre ; au conflit entre Mehmed Ali et le gouverneur de Sidon, Abdullah pacha, précédant la guerre, à un texte qui porte sur les officiers égyptiens qui se réfugient dans l’armée impériale en changeant de camp.
Notes
1 Durant l’année 2020-2021 pendant laquelle le séminaire a été assuré à distance sur Zoom, ont été présents Mme Yamina Benharrat, Mme Céline Colin, Mme Fatma Eda Çelik, M. Augustin Théodore Debsi Pinel de la Rotte Morel, Mme Rabab Ejmail, M. Deniz Eröcal, M. Panagiotis Fatouros, M. Mathieu Gosse, Mme Dominique Letessier, M. Jules Liaud, M. Charles Modarresi, Mme Aysu Saban, M. Maziyar Taheri, M. Romain Tingaud, M. Muhammet Topal, Mme Aisha Weise et Mme Büşra Yıldız.
2 Les numéros 27-33 du Moniteur Ottoman sont manquants dans la seule collection de la version française de la gazette officielle ottomane qui se trouve dans la bibliothèque de l’université d’Istanbul.
3 Les grandes révoltes écologistes et démocrates de 2013 qui ont ébranlé toute la Turquie pendant des semaines, connues sous le nom de Gezi (« promenade » en turc), ont été déclenchées par la décision du gouvernement de détruire un parc à la place de Taksim pour y construire un nouveau centre commercial. Ce parc avait été créé en 1943 à l’emplacement de cette caserne.
4 Voir notamment Gültekin Yıldız, Neferin Adı Yok. Zorunlu Askerliğe Geçiş Sürecinde Osmanlı Devleti’nde Siyaset, Ordu ve Toplum (1826-1839), Istanbul, Kitabevi, 2009, p. 261-306.
5 Ibid., p. 210-211.
6 Yavuz Aykan, « A Legal Concept in Motion: The “Spreader of Corruption” (sā‘ī bi’l-fesād) from Qarakhanid to Ottoman Jurisprudence », Islamic Law and Society, 26, 3 (2018), p. 252-271.
7 Yusuf Ziya Karabıçak, « “Why would be limberte?” Liberté in the Ottoman Empire, 1792-1798 », Turcica, 51 (2020), p. 219-253. Dans son traité de réforme rédigé à la fin du xviiie siècle, l’ambassadeur ottoman Ebubekir Ratib Efendi traduit la « liberté » par serbestiyet tout en précisant qu’il n’a pas tout à fait saisi le sens du terme « liberté », voir Yeşil, Fatih (2010), Aydınlanma Çağında Bir Osmanlı Kâtibi. Ebubekir Râtib Efendi (1750-1799), Istanbul, Tarih Vakfı Yurt Yayınları, p. 169, note 335.
8 Nikos Sigalas, « “And every language that has been voiced became a millet”. A genealogy of the late Ottoman millet », dans Die Welt des Islams, à paraître en 2022.
9 Özgür Türesay, « Un nouveau type de sujets ottomans : l’apparition des tebaa au début du xixe siècle », dans Yann Lignereux, Annick Peters-Custot, Jérôme Wilgaux, Alain Messaoudi (éd.), Ethno-géopolitique des empires. De l’Antiquité au monde contemporain, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2021 (Enquêtes et documents, 70), p. 181-202.
10 İsmail Kara, « Les notions de “science” (ulûm, fünûn) et d’“art” (sanat) à l’âge des Réformes ottomanes », dans Méropi Anastassiadou (éd.), Médecins et ingénieurs ottomans à l’âge des nationalismes, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 31-47 ; Aytaç Yıldız et Mustafa Gündüz, « Maarif: transformation of a concept in the Ottoman Empire at the beginning of the nineteenth century », History of Education, 48, 3 (2019), p. 275-296, DOI: 10.1080/0046760X.2019.1574912.
11 Théodore Reinach, De l’état de siège : étude historique et juridique, Paris, François Pichon, 1885 ; Alain Noyer, La sûreté de l’État (1789-1965), Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1966 ; François Saint-Bonnet, L’État d’exception, Paris, PUF, 2001.
12 Noémi Lévy, « An Ottoman variation on the state of siege: The invention of the idare-i örfiyye during the first constitutional period », New Perspectives on Turkey, 54 (2016), p. 1-24.
13 Joakim Parslow, « Theories of exceptional executive powers in Turkey, 1933–1945 », New Perspectives on Turkey, 55 (2016), p. 29-54 ; Zafer Yılmaz, « The genesis of the “Exceptional” Republic: the permanency of the political crisis and the constitution of legal emergency power in Turkey », British Journal of Middle Eastern Studies, 46, 5 (2019), p. 714-734.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Özgür Türesay, « Études ottomanes, fin XVIIIe – début XXe siècle », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 153 | 2022, 61-69.
Référence électronique
Özgür Türesay, « Études ottomanes, fin XVIIIe – début XXe siècle », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 153 | 2022, mis en ligne le 10 juin 2022, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/5123 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.5123
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