François Gros (1933-2021)1
Texte intégral
- 1 Je tiens à remercier Nicolas Dejenne, maître de conférences à l’université Sorbonne-Nouvelle, et Lé (...)
- 2 Annuaire 1977-1978, p. 45.
- 3 Annuaire 1948, p. 43 : « L’autre conférence a été consacrée d’abord à examiner avec M. Meile, profe (...)
- 4 Tels sont les mots d’Armand Minard, Jules Bloch (1880-1953), Annuaire de l’EPHE, 1954-1955, p. 13-2 (...)
1Le 24 avril 2021 l’indianiste François Gros s’éteignait à Lyon, sa ville natale, son point d’ancrage de toujours lorsqu’il était en France. Il avait 87 ans ; depuis quelque temps déjà, sa santé était chancelante et lui interdisait tout déplacement. Si nous lui rendons hommage aujourd’hui, c’est que, en date du 12 juin 1977, le conseil de notre section l’élisait sur une direction d’études intitulée « Histoire et philologie de l’Inde méridionale »2. Cette élection marquait l’entrée à l’EPHE d’un enseignement spécifique consacré aux études dravidiennes. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler qu’il s’agit d’un domaine de grande importance dans la culture de l’Inde, représenté par des langues qui sont tout sauf rares, des traditions littéraires, savantes et épigraphiques très anciennes, des monuments riches et nombreux. Un sanskritiste ou un spécialiste des langues indo-aryennes ne peut avoir accès direct aux sources dravidiennes sans un apprentissage particulier et le sanskrit n’est pas seul dans l’Inde classique. La création de cette direction d’études, voulue par l’indianiste Jean Filliozat au moment de sa retraite, était un aboutissement logique car l’intérêt pour l’Inde méridionale était, en réalité, loin d’être absent dans notre section : Jules Bloch, titulaire d’une direction d’études intitulée « Grammaire comparée » de 1919 à 1951, avait occasionnellement consacré des séminaires à l’épigraphie dravidienne3, écrit un Mémoire de la Société de linguistique intitulé Castes et dialectes en tamoul (1910), livré plusieurs articles et de nombreux comptes rendus de travaux indiens sur l’Inde du Sud, et, surtout, introduit la linguistique aréale dans le champ indien en ajoutant à ses travaux sur l’indo-aryen le livre majeur Structure grammaticale des langues dravidiennes, publié en 1946, « mince volume (…) qui résume et couronne quarante années de recherche dravidiennes, en même temps qu’il sonne le réveil d’études longtemps assoupies »4. Quant à Jean Filliozat, directeur d’études de « Philologie indienne » et créateur de l’Institut français de Pondichéry, ville située en pays tamoul, il cherchait à la fois par son œuvre scientifique personnelle et son rôle institutionnel multiforme à développer le champ particulier des études sur l’Inde du Sud.
- 5 F. Gros, « Ma vie sans moi », dans South Indian Horizons: Felicitation volume for François Gros on (...)
- 6 Professeur à la faculté des lettres de Lyon (ethnologie, préhistoire) de 1945 à 1955.
- 7 A. Minard enseigne à Lyon de 1933 à 1957 en tant que chargé de cours, puis maître de conférences pu (...)
- 8 Les « Reflections » liminaires au recueil des articles en anglais de François Gros, Deep Rivers. Se (...)
- 9 F. Gros dans sa note autobiographique de Chercheurs d’Asie. Répertoire biographique des membres sci (...)
- 10 Le dernier rapport de Jean Filliozat est paru dans l’Annuaire 1977-1978, le premier rapport de Fran (...)
- 11 Voir Annuaire 1968, p. 517.
- 12 Le Paripāṭal. Texte tamoul, introduction, traduction et notes par François Gros, Pondichéry, 1968 ( (...)
2Né le 17 décembre 1933 à Lyon, dans une famille de la bourgeoisie aisée, François Gros poursuit des études de lettres classiques à la faculté des lettres de cette ville. Il est reçu à l’agrégation de grammaire en 1957. Parallèlement, il a suivi, toujours à Lyon, « avec ferveur et assiduité »5 les enseignements d’ethnologie d’André Leroi-Gourhan6, ainsi que ceux de grammaire comparée et de sanskrit dispensés par Armand Minard, obtenant les licences correspondantes7. F. Gros tenait à rendre hommage à A. Minard comme à l’un de ses maîtres, rappelant les encouragements qu’il reçut de lui à s’engager sur la voie de l’indianisme8. Pour l’heure (de 1957 à 1960), il enseigne au lycée d’Alger, puis, à titre militaire, à celui de Constantine. De 1960 à 1963, il est pensionnaire de la fondation Thiers. Il aimait à rappeler qu’il y avait été le commensal de Jean Tulard (né en 1933), Pierre Nora (né en 1931), Marc Fumaroli (1932-2020) ou Jean Gattégno (1935-1994). Les séminaires de l’anthropologue Louis Dumont, dont l’Inde du Sud était l’un des terrains, n’ont sans doute pas été étrangers à son intérêt pour la culture de cette région. Curieux de tout, peut-être un peu dilettante, F. Gros répugne à choisir, et songe à revenir à la littérature française (qu’il n’a jamais cessé de lire, de savourer avec délectation et de citer tout au long de sa vie), quand, en 1963, Jean Filliozat l’engage à l’Institut français de Pondichéry créé en 1954 par le ministère des Affaires étrangères, puis à l’EFEO qui s’installe dans cette ville dix ans plus tard. À l’invitation de son mentor, « qui se révèle un maître de terrain passionnant, non conventionnel, toujours curieux et d’une érudition inépuisable »9, F. Gros se spécialise dans le domaine linguistique dravidien et les études médiévales et modernes afférentes. Il contribue activement aux projets que mène J. Filliozat à Pondichéry. Ce dernier souhaite que sa chaire de l’EPHE soit transformée en faveur de l’Inde du Sud. C’est ainsi que « Philologie indienne » devient « Histoire et philologie de l’Inde méridionale »10 et que F. Gros est élu directeur d’études en 1977. Il n’était pas titulaire du doctorat mais était, depuis 1968, élève diplômé de la section sous la direction de Jean Filliozat dont une partie des conférences EPHE se déroulait à Pondichéry11. C’est un ouvrage fondateur en matière de philologie du tamoul ancien qui lui vaut ce titre. En 1968, il publie dans la collection de l’Institut français de Pondichéry la première traduction en langue occidentale, en l’occurrence le français, du Paripāṭal, premier témoignage littéraire de dévotion (bhakti) à Viṣṇu et Skanda dans une langue autre que le sanskrit12. Richement annoté et introduit avec autant d’érudition que de sensibilité, ce livre est devenu un classique incontournable. On y trouve exprimé le souci constant de F. Gros de concilier érudition exigeante et finesse de l’approche littéraire, passé et présent :
C’est, conclut-il, l’humble satisfaction du philologue que l’on croit occupé à tisser minutieusement le linceul des dieux morts, que de retrouver au contact de ces chants les croyances, les joies et les peines d’un peuple vivant (p. lviii).
- 13 Pour reprendre la définition qu’en donne F. Gros lui-même dans « La littérature du Sangam et son pu (...)
- 14 F. Gros et R. Nagaswamy, Uttaramērur, Légendes, histoire, monuments, avec le Pañcavaradakṣetra māhā (...)
3J’ai souhaité citer cette phrase car le contenu aussi bien que le style sont typiques de l’auteur, qui, par ailleurs, ne répugnait ni aux boutades, ni aux citations de tous horizons dans la conversation comme dans ses écrits. Ce livre, le Paripāṭal, auquel est décerné le prix Saintour de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1969, inaugure l’une des orientations scientifiques majeures qui installe François Gros sur la scène internationale : l’étude de la littérature classique dite du Caṅkam. Cet ensemble imposant, qui date du début de notre ère, est une collection de huit anthologies, 2 381 poèmes par 473 poètes et 102 anonymes, une grammaire, 18 œuvres plus tardives et des fragments variés13. Dans les années précédant l’entrée à l’EPHE, F. Gros avait également fait date avec le livre Uttaramērūr. Légendes, histoire, monuments, publié en 1970 en collaboration avec l’archéologue indien R. Nagaswamy (1930-2022)14. Cette étude historique d’un village du sud-ouest de l’actuelle Chennai (Madras) prend en compte aussi bien les inscriptions et les temples anciens qu’une célébration en sanskrit (māhātmya) de l’un des sites sacrés et des traités normatifs touchant à l’architecture. S’y trouve retracé le développement du lieu de la préhistoire à nos jours dans toutes ses dimensions, y compris topographique, intellectuelle et religieuse, illustrant l’interdisciplinarité que prôna toujours François Gros. Ce livre fut pour ainsi dire pionnier, et a, depuis, suscité d’autres travaux qui ont enrichi certains de ses acquis ou corrigé certaines de ses hypothèses.
- 15 Voir aussi Livret 5 (paru en 1994), rapport 1988-1989, p. 148 : « Le rythme des conférences a été a (...)
- 16 Livret 15, 1999-2000, p. 266.
- 17 Seul manque celui relatif à l’année 1993-1994.
- 18 Par exemple le Kālavalinārpatu, l’une des dix-huit œuvres qui clôturent le cycle du Caṅkam (Annuair (...)
- 19 Kāraikkālammaiyār, Karavelane (éd. et trad.), J. Filliozat (introd.), F. Gros (nouv. éd., postface (...)
4Au moment même où F. Gros entre à l’EPHE, il succède aussi à Jean Filliozat à la tête de l’École française d’Extrême-Orient. Il y accomplira deux mandats, de 1977 à 1981 puis de 1981 à 1984, et ce dernier sera encore prolongé jusqu’en 1989 « dans l’intérêt du service » (sic). À l’époque, l’EFEO n’a pas la hiérarchie des fonctions que nous lui connaissons aujourd’hui. La direction est un mandat gratuit, et les services de gestion adéquat font défaut. F. Gros y prend des décisions aux effets durables : création d’un statut de membre de l’EFEO, redéploiement de l’EFEO dans son « berceau » d’Asie du Sud-Est après le repli dû aux soubresauts géopolitiques des années 1970, création d’une véritable bibliothèque à la Maison de l’Asie, siège parisien de l’institution. Mais, selon ses propres termes dans la notice autobiographique qu’il a écrite pour Chercheurs d’Asie, « cette situation jugée anormale dès le début de son mandat pèse sur son activité scientifique à l’EPHE »15. De fait, bien qu’œuvrant dans notre section dans les dernières décennies du xxe siècle, François Gros représente une EPHE d’une époque quelque peu révolue. Il enseigne sur site à Paris, certes, mais, du fait de ses fonctions comme directeur de l’EFEO et comme responsable scientifique de la section d’indologie de l’Institut français de Pondichéry, passe une très grande partie de l’année en Inde du Sud. Cette situation perdure au fil des ans car F. Gros reste fortement impliqué dans le conseil scientifique de l’Institut français de Pondichéry et dans d’autres instances. Appelé pour des missions diverses, il assure souvent à l’EPHE des enseignements resserrés sur de courtes périodes ou quelque peu lacunaires en matière de volume horaire. Comme il le reconnaît lui-même, son activité d’enseignement a pu être obérée par d’autres tâches et le rythme des conférences s’en trouver affecté. D’un autre côté, il assure à Pondichéry une forme d’enseignement hors les murs, mettant en avant le contact presque quotidien avec ses élèves ou collaborateurs venus de France pendant les mois d’été et défendant l’idée selon laquelle « un séjour de recherche, utilisant la base de Pondichéry, permet un effort de contacts et de documentation qui alimente l’enseignement parisien »16. Tout au long des vingt-deux années qu’il passe à l’EPHE, cependant, il fournit fidèlement à l’Annuaire les rapports sur ses conférences17. Au gré des préoccupations d’un auditoire qui a vu se succéder plusieurs des tamoulisants français ou étrangers d’aujourd’hui, les conférences portent sur la littérature du Caṅkam18, sur le shivaïsme et le vishnouïsme d’expression tamoule à travers la poésie dévotionnelle, les théories grammaticales et littéraires des traités tamouls anciens, l’épigraphie tamoule ou l’histoire culturelle et religieuse du Tamil Nadu. L’une des publications majeures correspondant aux premières années à l’EPHE est une étude littéraire rapprochée des poèmes de la sainte shivaïte Kāraikkāl Ammaiyār, modestement parue sous la forme d’une postface à l’édition-traduction préexistante19. L’index-glossaire, qui prend aussi en compte la tradition exégétique de l’œuvre, est un travail discret et indispensable. À lire la traduction d’une strophe donnée au passage par F. Gros, on se prend à regretter qu’il n’ait pu rendre à nouveau le texte intégral, tant elle paraît pleine de force pour évoquer la dévote macabre :
Seins ridés, veines saillantes, yeux ronds, dents blanches, ventre creux
Crinière rousse, deux crocs allongés, chevilles hautes, longs mollets, une diablesse
Hante, haletante, la forêt desséchée (p. 112).
- 20 F. Gros, Livret 2 (1981-1982), p. 229.
- 21 1984-1991, avec T. V. Gopal Iyer et Gangadharan.
5La lecture des hymnes du Tēvāram, corpus lyrique shivaïte du pays tamoul « souvent publié mais de façon plus pieuse qu’érudite »20, s’étend sur plusieurs années et aboutit à une édition nouvelle en trois volumes, réalisée en collaboration avec des savants indiens. Ce travail fondamental fait désormais référence21 et a, plus tard, été la base d’une publication numérisée réalisée par Jean-Luc Chevillard, élève de F. Gros. La lecture à l’EPHE du Livre de l’Amour, troisième volet du Tirukkuraḷ de Tiruvaḷḷuvar, qui définit l’art de vivre des Tamouls depuis le début de notre ère, donne la magistrale étude et la superbe traduction publiée en 1992 chez Gallimard, où la concision des distiques est saisissante :
Confondant la lune avec le visage de la jeune femme, les astres sont désorientés (IV.6),
Quand je le vois, je ne vois pas ses torts ; quand je ne le vois pas, je ne vois pas quels torts il n’a pas (XXI.4),
La bouderie, c’est saler à point ; la prolonger c’est le rien de plus qui est plus que trop. (XXIII.2), etc.
- 22 Ex. Bharati, le plus grand poète nationaliste tamoul, à l’occasion du centenaire de sa naissance (L (...)
- 23 Passeurs d’Orient, Encounters between India and France, Paris, ministère des Affaires étrangères, 1 (...)
- 24 L’arbre nâgalinga. Nouvelles d’Inde du Sud choisies et traduites du tamoul par François Gros et Kan (...)
6Mais les conférences de François Gros comprennent aussi en permanence un volet contemporain ou historiographique. On y traite de questions de sociologie littéraire, de folklore traditionnel, des Tamouls de la diaspora, de cinéma et de chanson populaire, des missions jésuites en Inde du Sud, des premiers textes imprimés en tamoul, au gré de l’actualité ou des préoccupations des auditeurs. Mais surtout, on y étudie, ce qui ne se faisait nulle part ailleurs en France sérieusement, de la poésie tamoule du xxe siècle22, du théâtre ou de la prose fictionnelle dans ses formes les plus récentes (et, à l’occasion, de la littérature en malayalam ou kannara). Il faut insister sur cette double compétence et ce double intérêt qui portent François Gros autant vers le tamoul classique que vers le tamoul contemporain car on ne les voit que très rarement réunis dans le même savant tant en Occident que dans le monde académique tamoulophone. F. Gros tenait beaucoup au rôle de « passeur d’Orient », pour reprendre le titre d’un volume qu’il a édité23, et au décloisonnement des disciplines qu’il met notamment en œuvre à Pondichéry. Il a à cœur de faire découvrir au public francophone la littérature tamoule contemporaine. On lui doit ainsi un florilège de traductions de vingt nouvelles d’auteurs du xxe siècle (L’arbre nâgalinga, 2002) 24, premier exemple du genre en français, dont l’avant-propos a la tonalité vive et combative chère à son auteur :
La nouvelle tamoule ferait-elle ici son entrée, discrète, dans la république mondiale des lettres ? (…) Peut-être (l)e public finira-t-il par comprendre que l’idée accréditée par Salman Rushdie que la littérature indienne d’expression anglaise constitue seule, après cinquante ans d’indépendance, la contribution internationale de l’Inde au monde du livre, est une grossière désinformation (p. 5).
- 25 Vol. 83, p. 125-153.
- 26 C. S. Chelappa, Vâdivâçal. Des taureaux et des hommes en pays tamoul, F. Gros (trad. et éd.), Pondi (...)
- 27 Deux d’entre elles sont contextualisées et publiées par Léticia Ibanez dans l’article « Pirapañcaṉ (...)
7Intitulée « Pour baliser le paysage », la postface du recueil mérite d’être lue par tout curieux des littératures du monde. F. Gros effectue ce travail dans une coopération exemplaire avec son collègue indien Kannan M. à l’Institut français de Pondichéry ; l’un des aboutissements majeurs est l’article précurseur à quatre mains « Les dalits tamouls en quête d’une littérature » (de 1996)25 qui examine les complexités, en pays tamoul, de la contre-littérature venue des opprimés qu’on a aussi nommés intouchables. Les deux derniers livres de F. Gros, longtemps mûris, sont des traductions de récits contemporains dus à des figures méconnues des lettres tamoules. Le vagabond et son ombre (2013), dont le titre fait référence à la marginalité du brahmane G. Nagarajan, donne à lire en français des œuvres caractérisées « par une valse du pathétique au dérisoire, la déviance et la non-conformité, le flou entre le bien et le mal quand tous les repères sont effacés » (p. 5). Vâdivâçal de Chellappa (2014) « fait vivre, dans un tourbillon de poussière et de passions, les émotions dramatiques de l’affrontement des taureaux et des hommes qui s’apparente à la tragédie » (p. 8)26. La langue émaillée de particularités dialectales et les finesses des jeux tauromachiques tamouls sont pour le traducteur un défi, que l’exigence intellectuelle et littéraire de F. Gros lui fait surmonter avec aisance. Il laisse de nombreuses autres traductions encore inédites27.
- 28 Respectivement professeur à l’université de Mangalore, invité en 1998-1999 (Livret 14, p. 245) et p (...)
- 29 Thèse EPHE soutenue sous la direction de F. Gros le 11 décembre 1999 (Annuaire 15, 1999-2000, p. 26 (...)
- 30 Parmi ceux qui ont occupé ou occupent un poste de rang universitaire figurent en particulier Jean-L (...)
8Directeur des travaux de plusieurs étudiants en France, inspirateur de nombreux tamoulisants de par le monde, François Gros a donné une impulsion indéniable aux études dravidiennes. Son investissement dans l’institution EPHE s’est avéré secondaire au regard de l’action de fond qu’il a menée pour le développement des études asiatiques au sein de l’EFEO ou indiennes à Pondichéry, ou des relations qu’il entretenait avec des universités américaines (Berkeley) et indiennes. Ces dernières, établies notamment avec les universités de Mangalore et de Tanjore (Thanjavur University) se concrétisèrent par la présence comme directeurs d’études invités des deux historiens indiens M. Kesavan Veluthat et M. Y. Subbarayalu28, ce dernier éminent historien médiéviste qui avait constitué avec ses collègues et étudiants une base de données archéologiques et épigraphiques unique sur l’histoire du pays tamoul : elle a formé le fondement de l’Atlas historique de l’Inde du Sud (Historical Atlas of South India) réalisé sous forme électronique. D’autre part, F. Gros a cherché à introduire à l’EPHE une diversification institutionnelle au sein même des études dravidiennes. Pendant ses dernières années de directeur d’études, il confie à M. Appassamy Murugaiayan, ingénieur d’études, une charge de conférences spécifique sur l’épigraphie et la dialectologie tamoules, et à Mme Claudine Le Blanc, agrégée monitrice normalienne, un enseignement de kannara, langue dravidienne très peu visible en Occident, dont elle est devenue spécialiste reconnue à l’issue de sa thèse (publiée par l’EPHE)29. Mais le dernier rapport de F. Gros se termine sur un constat amer. À son départ en retraite, en 1999, il devient malheureusement évident que la direction d’études qu’il a illustrée ne pourra être maintenue. Alors que, paradoxalement, les études dravidiennes se sont épanouies, en grande partie sous son inspiration, qu’il s’agisse de culture classique ou moderne, le vivier de rang professoral manque. On ose espérer que ce sommeil est temporaire30.
- 31 Voir référence complète ci-dessus n. 8.
- 32 Voir référence complète ci-dessus n. 5.
9Élu membre libre de l’Académie des sciences d’Outre-Mer en 1985, F. Gros avait reçu du Président de la République indienne en 2012 le prix Kural Peedam, insigne distinction qui salue la contribution exceptionnelle d’un étranger à la connaissance du tamoul classique. Il est heureux qu’un partenariat entre Pondichéry et la chaire d’études tamoules de l’université de Berkeley ait permis, en 2009, la publication en anglais d’un livre – Deep Rivers – rassemblant tous les essais majeurs de F. Gros31. La traduction a été effectuée en collaboration avec l’auteur, dont les réflexions liminaires (p. xv-xxxviii) sont un manifeste pour une approche complète et libre de préjugés de la littérature tamoule dans son développement historique et sa diversité. Enfin, pour son soixante-dixième anniversaire, élèves et collègues du monde entier lui ont offert un volume de mélanges, South Indian Horizons (2004)32, témoignage du rayonnement d’un savant hors pair et d’une grande élégance intellectuelle.
- 33 Grâce à une collaboration commencée en 2018 avec Mme Srilata Raman qui y est professeur. Il est pré (...)
- 34 Titre d’un article publié dans Mondes et culture (comptes rendus trimestriels des séances de l’Acad (...)
10Ceux qui ont personnellement connu François Gros se rappellent le bibliophile passionné (dont une majeure partie de la riche bibliothèque a rejoint l’université de Toronto33), l’homme à la fois solitaire et secret, mais amateur de compagnie, brillant causeur, plutôt disert, qui se plaisait à conseiller tous azimuts, à lancer des idées, mais aussi à étriller collègues et institutions d’une langue acérée, d’un style sarcastique à la recherche de pointes. Ce goût, on s’en doute, ne lui a pas valu que des amis. Sa parole, jamais indifférente, passait allègrement d’un sujet à un autre, mais, parfois, produisait comme un brouillage tendant à masquer l’essentiel. Il faut sans cesse retourner à l’œuvre, qui fait de lui un maître mondial des études tamoules classiques et modernes, tant elle a apporté de nouveauté, de profondeur, de pistes pour l’avenir, tant elle se lit avec plaisir, servie par une écriture d’une qualité rare, émanant d’un esprit fin et cultivé. Elle a incontestablement conduit à réévaluer « le poids du Sud dans les études indiennes »34 de manière magistrale.
11Nalini Balbir
Notes
1 Je tiens à remercier Nicolas Dejenne, maître de conférences à l’université Sorbonne-Nouvelle, et Léticia Ibanez, docteur en études indiennes, spécialiste de littérature tamoule moderne, qui ont été bien plus proches de François Gros que moi-même et m’ont fourni plusieurs renseignements utiles. — Cet hommage est aussi une manière de compléter la contribution « Sanskrit et langues indiennes » que j’ai donnée à L’École pratique des hautes études. Invention, érudition, innovation, de 1868 à nos jours, sous la direction de P. Henriet, Paris, Somogy, EPHE, PSL, 2018, p. 287-293, où la part consacrée au dravidien n’occupe que quelques lignes.
2 Annuaire 1977-1978, p. 45.
3 Annuaire 1948, p. 43 : « L’autre conférence a été consacrée d’abord à examiner avec M. Meile, professeur à l’École des langues orientales, le livre récent de Gai sur la grammaire des inscriptions en vieux kannara ». (G. S. Gai, Historical Grammar of Old Kannada, Pune, Deccan College Institute, 1946).
4 Tels sont les mots d’Armand Minard, Jules Bloch (1880-1953), Annuaire de l’EPHE, 1954-1955, p. 13-25, reproduit dans Memorabilia, I. Notices nécrologiques de la section des sciences historiques et philologiques 1868-2019, Paris, EPHE, PSL, 2019, p. 437. Tout en enseignant à l’EPHE, Jules Bloch avait été professeur dans une chaire de « Langues modernes de l’Inde » aux Langues orientales (1921-1937) et y enseignait aussi le tamoul.
5 F. Gros, « Ma vie sans moi », dans South Indian Horizons: Felicitation volume for François Gros on the occasion of his 70th birthday, Jean-Luc Chevillard, Eva Wilden (éd.), A. Murugaiyan (collab.), préface par R. E. Asher, Pondichéry, Paris, IFP, EFEO, 2004 (Publications du département d’indologie, 94).
6 Professeur à la faculté des lettres de Lyon (ethnologie, préhistoire) de 1945 à 1955.
7 A. Minard enseigne à Lyon de 1933 à 1957 en tant que chargé de cours, puis maître de conférences puis professeur de « sanskrit et grammaire comparée » (G.-J. Pinault, « Armand Minard (1906-1998) », dans Memorabilia, I, p. 801).
8 Les « Reflections » liminaires au recueil des articles en anglais de François Gros, Deep Rivers. Selected Writings on Tamil Literature, 2009, M. P. Boseman (trad.), Kannan M., Jennifer Clare (éd.), Pondichéry, Institut français de Pondichéry ; Berkeley, Tamil Chair Department of South and Southeast Asian Studies, University of California, 2009 (Publications Hors Série 10), sont dédiées à Armand Minard : « To the memory of Armand Minard (1906-1998), my first professor of Sanskrit, who, in a letter prodding me to pursue Indian studies added a postscript: “If you have a few pence, buy La fraîche by Lucienne Desnoues, a small poetry collection, absolutely wonderful” » (Deep Rivers, p. xv).
9 F. Gros dans sa note autobiographique de Chercheurs d’Asie. Répertoire biographique des membres scientifiques de l’École française d’Extrême-Orient, sur le site efeo.fr.
10 Le dernier rapport de Jean Filliozat est paru dans l’Annuaire 1977-1978, le premier rapport de François Gros dans l’Annuaire 1978-1979.
11 Voir Annuaire 1968, p. 517.
12 Le Paripāṭal. Texte tamoul, introduction, traduction et notes par François Gros, Pondichéry, 1968 (Publications de l’Institut français d’Indologie, 35), lxxiii-319 p.
13 Pour reprendre la définition qu’en donne F. Gros lui-même dans « La littérature du Sangam et son public », Puruṣārtha (Inde et littératures), vol. 7, Paris, 1983, en version anglaise « Caṅkam literature and its public », dans Deep Rivers, p. 25.
14 F. Gros et R. Nagaswamy, Uttaramērur, Légendes, histoire, monuments, avec le Pañcavaradakṣetra māhātmya édité par K. Srinivasacharya, Pondichéry, 1970 (Publications de l’Institut français d’indologie, 39), 136-72-viii p., XVI planches hors texte, 2 plans. Version anglaise « Uttaramērur revisited », dans Prof. K.A. Nilakanta Sastri 80th Birthday Felicitation Volume, Madras, 1971, réimprimé dans F. Gros, Deep Rivers, p. 453-462.
15 Voir aussi Livret 5 (paru en 1994), rapport 1988-1989, p. 148 : « Le rythme des conférences a été affecté par cette situation qui ne saurait se prolonger encore ».
16 Livret 15, 1999-2000, p. 266.
17 Seul manque celui relatif à l’année 1993-1994.
18 Par exemple le Kālavalinārpatu, l’une des dix-huit œuvres qui clôturent le cycle du Caṅkam (Annuaire 1978-1979, p. 983) ; Narriṇai, anthologie du Caṅkam (cf. Livret 4).
19 Kāraikkālammaiyār, Karavelane (éd. et trad.), J. Filliozat (introd.), F. Gros (nouv. éd., postface et index-glossaire), Pondichéry, 1982 (Publications de l’Institut français d’Indologie, 1).
20 F. Gros, Livret 2 (1981-1982), p. 229.
21 1984-1991, avec T. V. Gopal Iyer et Gangadharan.
22 Ex. Bharati, le plus grand poète nationaliste tamoul, à l’occasion du centenaire de sa naissance (Livret 2, rapports 1981-1982 et 1982-1983, p. 229-230).
23 Passeurs d’Orient, Encounters between India and France, Paris, ministère des Affaires étrangères, 1991.
24 L’arbre nâgalinga. Nouvelles d’Inde du Sud choisies et traduites du tamoul par François Gros et Kannan M., F. Gros (avant-propos et postface), Paris, Éditions de l’Aube, 2002. Ce florilège compte vingt nouvelles. Neuf d’entre elles ont été republiées en 2007 par le même éditeur sous le titre Sampath et alii, Le sage se rend au zoo et autres nouvelles d’Inde du Sud, les onze autres la même année par le même éditeur sous le titre Vêlarâmamûrti, Les 21 chevreaux d’Irulappa Çâmi, dans les deux cas avec la postface de 2002.
25 Vol. 83, p. 125-153.
26 C. S. Chelappa, Vâdivâçal. Des taureaux et des hommes en pays tamoul, F. Gros (trad. et éd.), Pondichéry, Institut français de Pondichéry, 2014 (Regards sur l’Asie du Sud / South Asian Perspectives, 3).
27 Deux d’entre elles sont contextualisées et publiées par Léticia Ibanez dans l’article « Pirapañcaṉ et ses frères humains », BEI, 35 (2022). Il s’agit de « Il est des nôtres » (Caṅkam) et de « Deux hommes dans une ville » (Oru ūril iraṇṭu maṉitarkaḷ).
28 Respectivement professeur à l’université de Mangalore, invité en 1998-1999 (Livret 14, p. 245) et professeur à l’université de Thanjavur, invité en 2001 (soit juste après le départ en retraite de F. Gros, cf. Annuaire 16, p. li).
29 Thèse EPHE soutenue sous la direction de F. Gros le 11 décembre 1999 (Annuaire 15, 1999-2000, p. 267) publiée sous le titre : Une littérature en archipel. La tradition orale de la Bataille de Piriyāpaṭṭaṇa au Karnāṭaka, Inde du Sud, Paris, 2005 (Bibliothèque de l’École des hautes études, Sciences historiques et philologiques, 342). Rapports des conférences de A. Murugaiyan et de C. Le Blanc dans Annuaire 12, 1996-1997, p. 293-294 et 13, 1997-1998, p. 221-223.
30 Parmi ceux qui ont occupé ou occupent un poste de rang universitaire figurent en particulier Jean-Luc Chevillard (CNRS), Ulrike Niklas (université de Cologne), A. Murugaiyan (ingénieur d’études, EPHE), le regretté Marie Joseph Moudiapanadin (MCF, Inalco, 1949-2020), la regrettée Elizabeth Barnoud-Sethupathy (MCF, Inalco, 1952-2018), la regrettée Christiane Pilot-Raichoor (spécialiste de la langue badaga des monts Nilgiri, CNRS, 1953-2018). Parmi ceux qui ont soutenu un doctorat dirigé ou supervisé par F. Gros sans avoir de poste permanent dans le supérieur figurent Chantal Delamourd (professeur agrégé de lettres, thèse en 2001 sur la littérature tamoule contemporaine), Martine Chemana (théâtre du Kerala, thèse en 1997) ou Gobal Gobalakichenane (travaux divers sur l’histoire de la présence française à Pondichéry et la littérature tamoule).
31 Voir référence complète ci-dessus n. 8.
32 Voir référence complète ci-dessus n. 5.
33 Grâce à une collaboration commencée en 2018 avec Mme Srilata Raman qui y est professeur. Il est prévu que le catalogue en préparation soit numérisé pour être accessible à tous.
34 Titre d’un article publié dans Mondes et culture (comptes rendus trimestriels des séances de l’Académie des sciences d’Outre-Mer), 42, 3 (1982).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Nalini Balbir, « François Gros (1933-2021) », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 153 | 2022, XXII-XXIX.
Référence électronique
Nalini Balbir, « François Gros (1933-2021) », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 153 | 2022, mis en ligne le 10 juin 2022, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/5003 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.5003
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page