Histoire et archéologie de la Gaule romaine
Résumé
Programme de l’année 2019-2020 : I. De la Gallia Comata à la Gaule romaine : définir une transition historique. — II. La ville du IVe siècle en Gaule. — III. Actualité de la recherche sur la Gaule romaine.
Plan
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Pratiques sociétales ou identités communautaires ? À propos du terme « gallo-romain »
1Le séminaire de cette année avait pour ambition de questionner la période de transition entre l’époque gauloise et l’époque romaine, souvent observée à l’aune d’une continuité ou d’un lent mélange des deux cultures à l’origine de ce que l’on continue bien souvent de qualifier la société « gallo-romaine ». La période de transition entre la guerre des Gaules et l’époque claudienne ou flavienne aurait donc produit une société métissée, à la fois gauloise et romaine, qui ferait valoir sa singularité par rapport aux autres provinces et à l’Italie ? Ainsi vivrait-on en Gaule Chevelue devenue les Trois provinces de Gaules une « époque gallo-romaine », dans des villes ou des campagnes qualifiées tout autant de « gallo-romaines ». Le problème est évidemment que le terme de « gallo-romain », déjà présent dans les Mémoires d’outre-tombe de Châteaubriand, constitue un sophisme profondément attaché à l’Europe des Nations du xixe et du xxe siècle. Son succès comme celui de la notion de « romanisation », jamais démenti, tient sans doute à sa capacité englobante et simplificatrice qui permet de définir à moindre frais des évolutions communautaires complexes et subtiles tout en évitant des sujets d’étude ressentis comme redoutables et insaisissables : comment devenir en effet romain sans le devenir vraiment puisque les populations seraient restées quand même un peu gauloises ? Sachant, on le voit bien dans cette question que l’on s’est sans doute tous posée, que les deux termes de « gallo-romain » et de « romanisation » portent une forte connotation identitaire qui a fondé la Nation française sur la fierté de ses traditions gauloises et tout autant sur un rapprochement jugé innovant avec Rome. Ces Gallo-Romains qui se romanisent, encore très présents dans nos musées et sur les sites archéologiques, relèvent par conséquent d’une herméneutique anachronique et dépassée, fondée sur des questionnements identitaires qu’il serait bon d’abandonner au profit d’une histoire provinciale, voire d’une micro-histoire des territoires provinciaux tout simplement ; puisqu’il est bien question, à partir du règne d’Auguste, de l’évolution de provinces romaines et de populations locales connaissant des destins variés et composant des traditions originales. L’autre avantage est que le terme d’histoire provinciale permet de considérer un cadre d’étude bien caractérisé, celui de l’Empire romain et de ses multiples composantes humaines.
- 1 H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, 1911.
- 2 E. Hobsbawm, T. Ranger (éd.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 19 (...)
- 3 C. Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Gallimard, 1980.
- 4 Sur une telle approche, W. Van Andringa, Archéologie du geste. Rites et pratiques à Pompéi, Paris, (...)
2Si l’interprétation syncrétique que présuppose le terme de « gallo-romain » ne séduit pas, doit-on pour autant parler de rupture ou même d’une société devenue romaine ? Ne passe-t-on pas en effet d’un état politique à un autre, ce qui correspond bien à la définition d’une transition ? On parlerait alors d’une rupture en deux temps, causée d’abord par la conquête césarienne (58-51 av. J.-C.) puis par l’organisation des provinces en 15-13 av. J.-C. parachevée par la fondation de l’autel du confluent en 12 av. J.-C. ? Faut-il parler d’un grand basculement provoqué par des évènements politiques majeurs, la conquête, l’avènement du pouvoir impérial, la construction du système impérial et la diffusion de la citoyenneté ? À moins de considérer comme Bergson que la transition elle-même constitue une mécanique continue, forcément, une société se construisant en permanence, chaque fois à partir d’un passé soigneusement sélectionné ou volontairement oublié, en fonction des mutations ou reformulations des systèmes de pouvoir, en fonction aussi de la force des liens communautaires1. Le pouvoir d’un côté, le contexte ou l’environnement local, la pratique quotidienne de l’autre, c’est en fonction de ces deux étaux qui canalisent l’activité humaine, que les populations qui occupaient la Gaule ont modifié leurs habitudes, sans préjuger, répétons-le pour enfoncer le clou, d’un rapport identitaire que sous-tend justement le terme de « gallo-romain ». Ainsi, quels qu’aient été les changements induits par la mise en place du système provincial qui marque une véritable rupture systémique, ce qui compte n’est-il pas finalement de suivre les méandres pluriels ou entrelacés de cette transition continue qui constitue le passé de toute société, à une échelle, celle des cités et des terroirs, qui rend compte d’une grande variété d’adaptations et d’évolutions des populations locales ? Dans la pratique quotidienne bien entendu, au lendemain de la guerre des Gaules ou de la fondation de l’autel du Confluent, tout n’était pas bouleversé, cela d’autant qu’un groupe humain se rend rarement compte qu’il change2. On continuait à construire avec les mêmes matériaux « traditionnels », on cultivait de la même façon, on résidait dans le même lieu, mais on se rendait compte, comme le meunier Menocchio3, que le monde changeait, que le développement de la ville voisine ouvrait de nouveaux marchés, que les relations sociales étaient modifiées, que les valeurs qui faisaient que l’on existait dans le groupe étaient différentes, autant de facteurs déterminants qui réorientaient les pratiques quotidiennes. Evidemment, c’est l’ensemble de ces paramètres qu’il faut considérer pour juger d’une transition ou d’une évolution, pas de quelques faits archéologiques retenus comme caractéristiques (la nature des matériaux, la continuité d’un habitat ou d’un fossé parcellaire) pour parler tour à tour de continuité ou de changement. C’est l’ensemble des pratiques modifiées par l’expérience individuelle ou communautaire qu’il faut prendre en compte, en s’évitant de comparer un avant gaulois et un après romain, mais en analysant plutôt l’évolution d’une population pas à pas, génération après génération, pour révéler de grands craquements, mais aussi des plateaux d’équilibre où la coutume semble se maintenir, en fonction souvent des contextes locaux et de la force des liens communautaires (la municipalisation sera précisément un enjeu fondamental de cette dernière). L’évolution des pratiques humaines et des territoires, renseignée par l’archéologie, plutôt que celle des identités forcément versatiles et à laquelle nous n’avons pas accès (en témoignent les débats contemporains insolubles qui relèvent souvent de prises de position idéologiques ou religieuses), voilà l’objectif de la recherche qui doit désormais nous animer4.
Dans l’étau formé par les structures de pouvoir et les histoires locales
- 5 Le constat dans ce domaine est relativement unanime depuis C. Jullian.
- 6 W. Van Andringa, « Reliquas res in unum locum conferunt », dans P. Barral, M. Thivet (éd.), Sanctua (...)
- 7 G. Woolf, Becoming Roman. The Origins of Provincial Civilization in Gaul, Cambridge, Cambridge Univ (...)
- 8 M. Reddé, W. Van Andringa (dir.), La naissance des capitales de cité en Gaule Chevelue, dossier Gal (...)
- 9 V. Guichard, A. Meunier, P. Paris, « Chronique des recherches sur le Mont Beuvray : 2013-2016 », Re (...)
3Car changements il y a eu5. Jusqu’à la guerre des Gaules et même au-delà, dans les décennies qui suivirent, les peuples gaulois avaient leurs propres modes de fonctionnement, des lieux de culte conçus selon des règles spécifiques qui ne devaient rien ou si peu au modèle méditerranéen6, des institutions aristocratiques traditionnelles (ce qui n’empêchait bien entendu ni les assemblées ni les conseils dont parle César) et des valeurs urbanistiques qui n’avaient là non plus rien à voir avec les valeurs de l’urbanitas romaine. L’organisation des oppida laténiens renvoie manifestement à une autre façon de concevoir la ville7. En effet, on oublie que le fait urbain n’est pas un invariant et qu’il ne désigne pas seulement un agencement particulier des espaces publics ou privés, non plus des critères qui vaudraient partout et en tout temps ; tout au contraire, le fait urbain traduit spatialement un ordre social ou politique qui rejaillit dans la manière d’organiser en agrégats densifiés les activités politiques, économiques ou domestiques. Les villes sont tout simplement aussi diverses que le sont les sociétés qu’elles contribuent à organiser. Le virage pris à partir de l’époque augustéenne, en promouvant des villes nouvelles, aurait donc été décisif ; il mettait fin à une évolution endogène des peuples gaulois ou autochtones même si les mondes celtiques et méditerranéens ne se tournaient plus le dos et entretenaient depuis longtemps des relations commerciales et de bon voisinage avec les cités méditerranéennes ; ce dont témoigne le phénomène bien étudié de l’importation du vin italien tout au long du iie et ier siècle av. J.-C. Même s’il a pris un peu de temps, le développement de ces villes que l’on peut qualifier de romaines, centrées sur une panoplie de monuments publics, le forum, des temples, des bains et organisées en fonction d’axes viaires structurants n’a pas été imposé d’en haut à l’image des villages jésuites construits pour les Motilones d’Amazonie : il témoigne au contraire d’une organisation politique déjà en place et finalisée dans le cadre des premières réunions à l’autel du confluent, sous la houlette des représentants des cités qui avaient combattu auprès de César ou qui avaient obtenu la citoyenneté romaine au lendemain de la guerre des Gaules8. Dans la génération contemporaine de la mise en place du Principat augustéen, les pratiques et les constructions sociales étaient déjà en train de changer, par glissements successifs de manière plus ou moins perceptible, même si l’on continuait d’habiter les mêmes centres de peuplement et même si l’on continuait d’enterrer les morts selon la coutume dont on pensait qu’elle était ancestrale (mais à y regarder de plus près, elle ne l’était plus vraiment). On comprend alors toute la subtilité des phénomènes en action. Parfois, les individus ont précédé le changement politique : à Bibracte, l’architecture domestique subit des transformations visibles à partir de 30 av. J.-C. Parfois, l’action politique a précipité les changements. Ainsi, les premières réunions au confluent à partir de 12 av. J.-C., ont-elles permis de préparer l’urbanisation des chefs-lieux des nouvelles cités. Alors, comme ailleurs, dans la dernière décennie de notre ère, on commence à préparer le site de Bibracte pour l’installation d’une ville romaine9. Les terrassements d’ampleur et la masse de remblais remuée témoignent de l’importance de travaux qui avaient une relation directe avec les décisions politiques prises à tous les niveaux entre 15 et 12 av. J.-C. Pourtant, une décennie ou deux plus tard, le projet qui situait la ville capitale à Bibracte est abandonnée et la ville d’Augustodunum est construite à une vingtaine de kilomètres de là, sur le site d’Autun. Les raisons précises de ce revirement sont inconnues, mais on devine aisément des négociations auxquelles ont participé les acteurs locaux et les autorités romaines, peut-être même l’empereur en personne (il donne son nom à la ville nouvelle ainsi que le privilège d’une muraille). Le contexte local est donc incontournable, même dans le cas d’une réorganisation drastique des territoires. On voit surtout que l’approche méthodologique qui privilégie la transition continue est parfaitement adaptée à la qualité des observations de l’archéologie d’aujourd’hui qui permet notamment de travailler sur des temps courts. On comprend également que les problèmes d’identité – est-on gaulois, est-on romain ? – ne sont pas vraiment pertinents sinon qu’à cette époque, la diffusion de la citoyenneté a surtout contribué à l’intégration politique des élites qui ont fourni les premiers gouvernements des cités et qui ont porté financièrement les changements structurels souhaités.
- 10 A. Dananai, Entre cendres et offrandes : les pratiques funéraires en territoire atrébate de la fin (...)
4La question des pratiques funéraires confirme l’extrême subtilité des évolutions locales qui restent à décrire presque complètement, à partir notamment des données récentes fournies par l’archéologie préventive. En Ostrevent, chez les Atrébates de la province de Belgique, Alice Dananai a montré que les sépultures datées de la génération qui a suivi la guerre des Gaules (50-25 av. J.-C.) ressemblent à celles du second âge du Fer10. En revanche, elle a mis en évidence un changement intervenu entre 25 av. J.-C. et le tournant de l’ère. Les sépultures sont plus nombreuses, les céramiques déposées dans les sépultures sont beaucoup plus importantes en nombre et des dépôts carnés apparaissent autour de l’amas osseux des défunts. Ce n’est ensuite qu’à partir de l’époque flavienne, autrement dit bien plus tard, qu’émerge une nouvelle forme de tombe, peut-être sous l’influence progressive de la diffusion du droit romain qui associait étroitement le dépôt des restes du défunt avec l’inviolabilité de la tombe. On note ainsi que le changement constaté dans le dernier quart de siècle avant le tournant de l’ère correspond bien à une époque de changement structurel – l’organisation des provinces – mais qu’il n’y a pas de lien de causalité dans le sens où les coutumes funéraires de l’époque romaine ne sont ni restées gauloises, ni devenues romaines : il n’y a en effet rien de romain dans les dépôts de céramiques et d’offrandes alimentaires à l’intérieur de la sépulture. Tout s’agence pour montrer que les évolutions de cette époque de transition, qui sont réelles, sont tout simplement plus ou moins contemporaines et parallèles aux changements structurels. On comprend tout autant que le terme globalisant de « gallo-romain » n’est pas opérant pour étudier de telles évolutions qui concernent des groupes humains dans leurs interactions continuelles et subtiles avec des environnements plus ou moins modifiés. Mais alors, s’il n’y a pas de gallo-romains, qu’y a-t-il ? Tout simplement des populations locales qui, nonobstant un rapprochement politique et culturel indéniable avec Rome (qui justifie bien entendu de parler d’époque romaine), poursuivent leur existence en s’adaptant aux changements de tout ordre, politique, religieux, économique, technologique, climatique, etc.
- 11 C. Goudineau, César et la Gaule, Paris, 1990.
- 12 C. Goudineau, Les fouilles de la maison du Dauphin. Recherche sur la romanisation de Vaison-la-Roma (...)
- 13 M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 1 et 2. Les campagnes du Nord-Est de la Gaule, de la fin de l’âge d (...)
5On peut comprendre la transition également sur le plus long terme. Certains changements seraient en effet en germe depuis longtemps et auraient préparé les mutations de l’époque impériale. La transition serait alors beaucoup plus élastique que prévue. Les peuples gaulois étaient depuis longtemps en contact avec Rome, ce qu’a très bien vu et étudié Christian Goudineau11 : contacts politiques (les Éduens sont amis du peuple romain depuis le iie siècle av. J.-C.), contacts économiques (le vin, les esclaves, le mercenariat). Ils étaient en pleine évolution lorsque César saisit le prétexte de la migration des Helvètes en 58, un véritable accident de l’histoire, pour se lancer dans une conquête largement personnelle de nouveaux territoires. Ces rapprochements politique et économique sur le long terme auraient rendu plus simple l’intégration des Gaulois dans la cité romaine à partir d’Auguste, sachant que le système mis en place à l’époque augustéenne était souple puisque fondé sur l’autonomie des communautés : comme l’indiquait Christian Goudineau12 avec son sens bien connu de la formule, la transition s’est faite « sans raidissement, nous gardons notre vergobret et nos jattes protohistoriques ; sans mauvaise conscience non plus : sommes-nous vraiment Romains sans cardo ? » L’archéologie semble d’ailleurs confirmer que l’évolution rurale fut lente, ce qui n’est pas une surprise car les Trois Gaules n’ont pas été colonisés ; il n’y a pas eu d’appropriation foncière brutale, de réforme agraire, d’apports de populations ; les villas qui sont des marqueurs d’une organisation municipale des territoires (les notables agissent alors comme Pline en entretenant des villas sur l’ager et une domus en ville, les deux expressions de son emprise foncière sur la cité) sont apparues très tard, pas avant l’époque flavienne dans bien des endroits, et surtout pas partout : certaines régions sont effectivement restées sans villa, dans des régions où le lien avec les notables n’était sans doute pas direct13.
Pratiques communautaires et gouvernements municipaux
- 14 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, 1971.
- 15 Le terme est de Claude Levi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955. Sur le bien-fondé d’un r (...)
6Comment décrire alors la période de transition ? Les problèmes pour répondre à une telle question sont de divers ordres. D’abord, le plus simple : certains faits, s’interroge P. Veyne, sont-ils plus importants que d’autres ? « La guerre de 1914 est tout de même un évènement plus important que l’incendie du Bazar de la Charité ou que l’affaire Landru. » L’importance que l’on donne aux faits dépend entièrement des critères choisis par chaque historien ou d’une rhétorique spécifique14. En fonction du choix des évènements imposé par la survie miraculeuse de bribes textuelles ou des faits archéologiques qui sont eux en surnombre, l’évolution décrite ne sera pas la même. Ajoutons à cela un problème disciplinaire qui fait sans doute plus de dégâts qu’on ne le pense. Le passé académique nous a légué l’héritage d’une séparation disciplinaire forte, très sensible en archéologie, entre la protohistoire et l’époque romaine. Ce qui n’est pas sans incidence sur la vision portée sur la période de transition, vue tantôt comme une continuité des changements intervenus à l’âge du Fer, tantôt comme un nouveau commencement qui faisait table rase du passé. Bien entendu, ces prises de position sont excessives et surtout inexactes. D’un côté, on trouve une spécialité qui s’essouffle à partir de la conquête césarienne et qui reste parfois inconsciemment aveuglée par le mirage d’une proximité culturelle entre les Celtes et les cités méditerranéennes ; c’est là peut-être l’effet de notre culte moderne de la globalisation. De l’autre, on trouve une spécialité qui démarre tambour battant à l’époque augustéenne, sans vraiment prendre conscience de la diversité des peuples autochtones, dans une vision globalisante qui romanise à tour de bras avec une volonté intégratrice généreuse, sans doute inconsciente là aussi et vraisemblablement influencée par l’idéologie moderne. Voilà donc une période d’entre-deux, coincée entre la ligne d’arrivée des protohistoriens et la ligne de départ des historiens de l’époque romaine. Un autre problème est constitué par la variété de nos sources et le décalage entre sources textuelles et archéologiques qui renvoient souvent à deux niveaux d’analyse et de compréhension différents. Les sources textuelles expriment volontiers ce que l’on pense, renvoient à l’histoire des idées alors que les sources archéologiques montrent avant tout la réalité matérielle de ce qui se passe, le concret des pratiques et de l’action humaine, dans un émiettement toutefois qui défie toute tentative de classement : comme l’anthropologie, l’archéologie est une « science du concret » qui rapproche d’ailleurs les deux disciplines15. Si l’on excepte la Guerre des Gaules que l’on connaît d’ailleurs seulement d’après César, autrement dit seulement d’après celui qui l’a déclenchée et menée, les textes nous informant sur la période de transition sont lacunaires, voire presque inexistants pour la période 50-20 av. J.-C. Et forcément, lorsque les textes donnent des éclairages, ceux-ci sont ponctuels et prennent une force disproportionnée. C’est le cas des inscriptions de l’époque augustéenne, l’inscription de Rodez qui mentionne le premier prêtre de Rome et Auguste (alors que le forum de Segodunum n’existe pas encore sous une forme monumentale), les inscriptions des Caesares de Sens, Reims et Trèves, l’inscription de l’adventus de Tibère de Bavais. Il s’agit là d’évènements forts, mais sont-ils le témoignage de changements communautaires décisifs ? Je le pense car ils sont représentatifs d’une pratique municipale déjà en branle et de relations régulières et déjà normalisées avec le pouvoir romain (on pense évidemment aux réunions du confluent), mais on peut le contester car ces textes émergent comme des bulles de savon à la surface de l’eau et empêchent d’emporter la décision.
- 16 C’est ce que montrent les dossiers étudiés par M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 1 et 2.
- 17 M. Monteil, W. Van Andringa (dir.), Monumentum fecit. Monuments funéraires en Gaule romaine, dossie (...)
- 18 P. Le Roux, Le Haut-Empire romain en Occident : d’Auguste aux Sévères, Paris, 1998 (Point Seuil).
7Il peut être alors difficile de concilier ces éclairages ponctuels avec des témoignages archéologiques beaucoup plus nombreux et plus étalés dans le temps, même si les phasages actuels permettent de travailler sur des évolutions relativement courtes. Ainsi le site d’une ferme gauloise peut-il ne pas évoluer dans une période que les textes nous présentent comme celle de changements décisifs ; un lieu de culte peut-il se signaler par la modestie de ses aménagements à une époque où la communauté est censée transformer ses institutions ; le service culinaire d’une maison peut-il montrer une continuité exemplaire alors que les ateliers de sigillées de La Graufesenque et de Montans tournent à plein régime ? Continuité ou rupture ? En vérité, tout réside dans le choix des faits analysés et le questionnement apposé à nos sources, notamment à nos sources archéologiques. Continuité des formes d’occupation à la campagne16 ? Certainement, car Rome n’a jamais prétendu tout changer ; la préoccupation du pouvoir romain était l’autonomie des cités et l’impôt et l’on comprend que les questions de souveraineté de l’État romain n’intéressaient pas forcément les pratiques quotidiennes. L’essentiel pour le pouvoir romain était de créer un maillage de cités autonomes dans un système compris comme le seul permettant la gestion d’un empire. Le paysan convène ou santon n’avait pas vraiment de bonnes raisons de changer son mode de vie ; même si la modification de ses cadres de vie touchera forcément sa façon de voir les choses et que ses enfants ne vivront pas comme lui, avec la même vision du monde, cela même s’il continue de labourer la même parcelle avec le même araire. Mais il y a une autre explication de cette apparence de continuité du monde rural, qui tient au fait que le pouvoir municipal des nouvelles cités était essentiellement de nature urbaine. À partir de la formation des cités que l’on peut dater de la fondation de l’autel du confluent en 12 av. J.-C., la vie politique des peuples gaulois s’est trouvée organisée dans des villes dotées d’une panoplie urbaine attendue, en conformité avec un modèle qui avait fait ses preuves depuis la guerre sociale. Les habitants des cités devenaient des citoyens ou des incolae, cela quel que soit leur statut personnel (citoyen romain, affranchi, pérégrin…), et s’exprimaient désormais dans un cadre monumental qui réalisait cette appartenance, sur le forum, au théâtre, dans les bains ou à l’entrée des villes par l’entremise de tombeaux présentant les familles qui composaient la communauté urbaine17. Il s’agissait donc de s’inscrire dans des structures de gouvernement nouvelles, adaptées à faire le lien avec un pouvoir romain distant, présent au confluent ou à Rome. La force d’un gouvernement municipal était collective, car elle engageait ou entrainait tous les citoyens et pas seulement quelques-uns (même si l’on parle généralement des membres de l’élite qui sont les plus visibles). Et c’est bien le caractère collectif de ces pratiques de gouvernement des cités qui explique le succès des formules architecturales proposées par Rome, selon un modèle déjà expérimenté après la guerre sociale, en Italie et dans le Midi. Les pratiques municipales, par essence collectives, ont donc modifié les habitudes, la façon de s’organiser, la façon de vivre au quotidien ou la façon de mourir par l’exposition de la mémoire familiale le long des routes d’accès à la ville, en tout cas plus que la concession de la citoyenneté ou la conscience aléatoire (et impossible à démontrer) d’être gaulois ou romain18. N’est-ce pas d’ailleurs la signification première du forum de Waldgirmes, ville éphémère de la frontière germanique occupée entre 3 av. et 14-16 apr. J.-C., qui énonçait le cadre de la pratique municipale, plus qu’il n’imposait un modèle urbain préétabli ? Étaient en œuvre, non pas le fait de devenir gallo-romain ou dans ce cas germano-romain, mais des changements qui traduisaient l’adaptation des populations à une période de transition, la question de la transmission de ces pratiques, celle de coutumes apprises ou inventées, tout cela sans réel investissement identitaire fondé sur l’appartenance à une culture gauloise ou romaine.
8Il nous faut refermer les tiroirs du temps tels qu’ils ont été ouverts par la construction nationale du xixe siècle, seule solution pour investir le champ nouveau de ces pratiques sociétales transmises, apprises ou inventées, au gré non pas seulement de l’histoire institutionnelle de l’Empire, mais également de l’histoire vécue des populations où qu’elles se trouvent. Bien entendu, la force des pratiques municipales fut moindre à la campagne, surtout dans des régions non centuriées et qui n’ont pas connu d’appropriations brutales du sol comme dans le Midi. En revanche, les nouveaux circuits économiques induits par les fondations urbaines et l’intégration impériale ont forcément joué, même si les occupations rurales n’ont pas connu de transformations majeures, témoignant sans doute d’un maintien des dépendants qui cultivaient la terre : on pense par exemple aux notables trévires et éduens qui mènent la révolte de 21 (Tacite, Ann. III, 40-47), à la tête de troupes recrutées parmi une clientèle abondante et pour une grande part attachée à la terre. Ces gens-là n’avaient sans doute pas vraiment de bonnes raisons de changer leurs façons de faire, mais le fait qu’ils se rallient au mécontentement fiscal indiquent qu’ils vivaient avec leur temps.
- 19 T. Derks, N. Rymans (dir.), Ethnic constructs in Antiquity. The role of power and tradition, Amster (...)
9Les provinces romaines de Gaule ont donc constitué un monde nouveau dont témoigne le rattachement de certains peuples à la légende des origines troyennes, dans le cadre précisément d’une refondation du socle mémoriel des sociétés locales, irriguées par de nouvelles relations de pouvoir et pratiques sociétales19. L’appartenance à l’Empire était ainsi retranscrite par la proclamation d’un destin partagé avec Rome, sous la forme d’une origine mythologique commune qui permettait finalement une réactualisation des identités locales dans leurs diversités humaines ou collectives. Dans l’Antiquité en effet, la mythologie participe étroitement à la définition des identités.
Notes
1 H. Bergson, L’évolution créatrice, Paris, 1911.
2 E. Hobsbawm, T. Ranger (éd.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983.
3 C. Ginzburg, Le fromage et les vers. L’univers d’un meunier du XVIe siècle, Paris, Gallimard, 1980.
4 Sur une telle approche, W. Van Andringa, Archéologie du geste. Rites et pratiques à Pompéi, Paris, Hermann, 2021.
5 Le constat dans ce domaine est relativement unanime depuis C. Jullian.
6 W. Van Andringa, « Reliquas res in unum locum conferunt », dans P. Barral, M. Thivet (éd.), Sanctuaires de l’âge du Fer. 41e colloque de l’AFEAF, Dole, 2017, p. 417-421.
7 G. Woolf, Becoming Roman. The Origins of Provincial Civilization in Gaul, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
8 M. Reddé, W. Van Andringa (dir.), La naissance des capitales de cité en Gaule Chevelue, dossier Gallia, 72, 1 (2015).
9 V. Guichard, A. Meunier, P. Paris, « Chronique des recherches sur le Mont Beuvray : 2013-2016 », Revue archéologique de l’Est, 67 (2018), p. 151-211.
10 A. Dananai, Entre cendres et offrandes : les pratiques funéraires en territoire atrébate de la fin du Ier siècle av. J.-C. au début du IIIe siècle apr. J.-C., hors-série de la Revue du Nord, no 28 (2019).
11 C. Goudineau, César et la Gaule, Paris, 1990.
12 C. Goudineau, Les fouilles de la maison du Dauphin. Recherche sur la romanisation de Vaison-la-Romaine, 37e suppl. à Gallia, Paris, 1979, p. 313.
13 M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 1 et 2. Les campagnes du Nord-Est de la Gaule, de la fin de l’âge du Fer à l’Antiquité tardive, Bordeaux, 2017 et 2018.
14 P. Veyne, Comment on écrit l’histoire, Paris, 1971.
15 Le terme est de Claude Levi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955. Sur le bien-fondé d’un rapprochement des deux disciplines, T. Ingold, Faire. Anthropologie, archéologie, art et architecture, Paris, éd. Dehors, 2017.
16 C’est ce que montrent les dossiers étudiés par M. Reddé (dir.), Gallia Rustica 1 et 2.
17 M. Monteil, W. Van Andringa (dir.), Monumentum fecit. Monuments funéraires en Gaule romaine, dossier dans Gallia, 76, 1 (2019).
18 P. Le Roux, Le Haut-Empire romain en Occident : d’Auguste aux Sévères, Paris, 1998 (Point Seuil).
19 T. Derks, N. Rymans (dir.), Ethnic constructs in Antiquity. The role of power and tradition, Amsterdam, 2009 ; W. Van Andringa, « Mémoire des cités et redéfinition des paysages sacrés en Gaule romaine », dans S. Agusta-Boularot, S. Huber, W. Van Andringa (dir.), Quand naissent les dieux. Fondation des sanctuaires antiques : motivations, agents, lieux, Rome, 2017 (Collection de l’École française de Rome, 534), p. 337-349. Au ier siècle apr. J.-C., un passage de Lucain, Phars. I, 427-428, indique que les Arvernes revendiquaient une descendance troyenne et des liens royaux avec Rome ; également Sidoine Apollinaire, Carmina, 7, 139 et Epist., 7, 7, 2. Chez les Éduens, le lien de consanguinité (fratres consanguineis) avec le peuple romain, rappelé par César (BG I, 33, 2), montre que ce partage des origines était déjà inscrit dans la tradition à l’époque de la conquête, Tac. Ann. 11, 25.
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Référence papier
William Van Andringa, « Histoire et archéologie de la Gaule romaine », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 152 | 2021, 195-202.
Référence électronique
William Van Andringa, « Histoire et archéologie de la Gaule romaine », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 152 | 2021, mis en ligne le 14 juin 2021, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/4315 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.4315
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