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Résumés des conférences

Études ottomanes, fin XVIIIe – début XXe siècle

Özgür Türesay
p. 89-97

Résumé

Programme de l’année 2019-2020 : Lecture et commentaire du Takvîm-i vekayi‘, gazette officielle ottomane (1832).

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Texte intégral

  • 1 Durant l’année 2019-2020, ont été présents Mme Céline Colin, Mme Fatma Eda Çelik, M. Deniz Eröcal, (...)

1Dans la continuité du programme de l’année précédente, nous1 avons poursuivi la lecture, la traduction et le commentaire d’extraits choisis de la gazette officielle ottomane Takvîm-i vekayi‘ en les comparant avec certains extraits correspondants de sa version publiée en langue française, Le Moniteur Ottoman. Nous avons lu et commenté en détail les numéros 17 à 27 du Takvîm-i vekayi‘ et du Moniteur Ottoman.

2Plusieurs thèmes à la fois récurrents et transversaux ont été amplement développés lors des séances du séminaire :

  • a) le surnaturel chez les Ottomans ;
  • b) la tradition des pratiques de décapitation ;
  • c) la politique du « gouvernement par les sentiments », soit une des nouveautés de la dernière décennie du règne mahmudien ;
  • d) le conflit armé opposant le pouvoir ottoman à Mehmed Ali, alors le gouverneur d’Égypte, qui occupe une place croissante des colonnes de la gazette officielle.

3Ces différents thèmes, particulièrement le dernier, sont largement étudiés et interrogés au prisme des choix et des activités de traduction du turc au français (et inversement) pour lesquelles la lecture croisée du Takvîm-i vekayi‘ et du Moniteur Ottoman constitue un poste d’observation particulièrement fécond.

  • 2 Dont l’un intitulé éloquemment « Garîbe-i der-sür‘at-i zuhûr-ı mücâzât », soit « L’étrange rapidité (...)
  • 3 Voir Ethan L. Menchinger, The First of the Modern Ottomans. The Intellectual History of Ahmed Vasif(...)

4a) Le surnaturel chez les Ottomans nous a longuement occupé cette année, singulièrement la question de l’hémérologie islamique et ottomane présente dans plusieurs segments rencontrés au fil de la lecture du corpus : un texte de commentaire superstitieux sur l’interprétation (tatayyur) des signes célestes ajouté à la traduction d’un article paru dans Le Constitutionnel sur la comète de Halley ; plusieurs textes évoquant les « heures auspicieuses » (vakt-i muhtâr ; vakt-i saîd) propices à telle ou telle action publique ; d’autres textes à propos des pouvoirs miraculeux (kuvvet-i kudsiyye ve kerâmet) du sultan (no 20, no 24, no 27)2 qui est désigné comme le « Pôle du Temps » (kutb-i zamân) et le « pôle manifeste » (kutb-i zâhir) ; des textes relatant les difficultés rencontrées par les armées égyptiennes lors du le siège de Saint-Jean d’Acre, commencé fin 1831, attribuées par le rédacteur à la volonté divine, notamment au moyen de formules comme (tevfîk-i ni‘meti ona yâver olmadığından ; bi-kudretihi teâlâ). Dans le même ordre d’idées, un texte (no 24) faisant le récit de deux incendies survenus à Istanbul et à Sofia a permis de discuter sur l’histoire de deux concepts théologiques de première importance chez les Ottomans, à savoir la capacité d’agir des hommes (irade-i cüziyye) et la volonté divine (irade-i külliyye)3.

  • 4 Matei Cazacu, « La mort infâme. Décapitation et exposition des têtes à Istanbul (xve-xixe siècles)  (...)

5b) Un texte sur le conflit avec Mehmed Ali (no 23) qui précise qu’« il faut laisser les soldats tués de Mehmed Ali intacts, que l’on ne sépare pas leur têtes de leur cadavre » (hâlik ve maktûl oldukları hâlde öylece bırakılub başları cesedlerinden cüdâ kılınmaması) a été l’occasion d’établir un panorama de l’historiographie de la décapitation dans l’Empire ottoman. Si l’on sait que le début des années 1830 est marqué par la volonté du pouvoir impérial consistant à mettre un terme à cette pratique pluriséculaire très répandue chez les Ottomans4, le fait que cet avertissement trouve sa place dans un texte solennel rédigé contre Mehmed Ali est éloquent, en creux, sur la persistance de certaines pratiques traditionnelles pourtant proscrites par le sultan. Un autre texte paru dans un numéro ultérieur (no 27) qui évoque des prêtres et des bandits monténégrins qui ont tous été décapités par les forces de l’ordre a été l’occasion de faire écho à cette thématique.

6c) L’émergence d’un « gouvernement par les sentiments » constitue un autre thème développé au cours de plusieurs séances. Citons deux passages (no 24) – dans leur version française – qui illustrent ce type de discours que l’on peut trouver dans la gazette officielle :

« le visage du soldat exprimait la satisfaction et l’enthousiasme ; il semblait fier d’aller essayer, pour le service de son souverain, cette force nouvelle que lui a donné la science militaire, et qu’il a acquise avec un zèle au dessus de tous les éloges. Chaque régiment s’est mis en marche aux cris répétés de vive l’Empereur ! » […] « Votre armée régulière, Sire, formée dans des circonstances difficiles, a déjà fait preuve de fermeté, de discipline et de dévouement à la personne de Votre Hautesse. Appelée par vous à se rendre dans l’une des provinces les plus éloignées de votre empire, elle aura besoin de constance dans ses longues marches, dans les travaux de gloire et de fidélité qu’elle va accomplir à la voix de son prince ».

7Ce registre est déployé dans plusieurs numéros du Takvîm-i vekayi‘, notamment à travers l’usage de termes comme hâhiş (enthousiasme) et heves (souvent traduit par « zèle » dans Le Moniteur Ottoman) qui suscite chez le sultan dont le coeur est conquis des sentiments tels que hoşnûdî ve celb-i hazret-i cihânbânî, c’est-à-dire du contentement.

8Les numéros 26 du Takvîm-i vekayi‘ et du Moniteur Ottoman contiennent un autre texte éloquent à cet égard. Il s’agit d’une lettre de remerciement des habitants d’Afyon et des alentours louant l’attitude de l’armée impériale, publiée sous le titre de « Marche des troupes dans l’Anatolie » dans Le Moniteur Ottoman. Citons ce passage particulièrement intéressant :

dans tous les lieux les habitans se sont ils [sic] présentés en foule devant des troupes ; ils les ont accueillis, fêtées, et partout leur présence a été saluée d’acclamations unanimes de satisfaction… le contentement général des populations pour l’ordre admirable qui a régné constamment pendant le passage des divers corps de l’armée, l’accueil des habitans […] des égards et de la réception cordiales qu’ils ont trouvés sur toute leur route… Rien ne pouvait lui causer plus de joie que de voir la discipline si bien observée par ses troupes et l’heureux accord qui en est résulté entr’elles et les habitans des provinces.

  • 5 Fatih Gencer, « İbrahim Paşa’nın Anadolu’yu İstilâsı (1832-1833) », Uluslararası Sosyal Araştırmala (...)
  • 6 Richard Wortman, « Rule by Sentiment: Alexander II’s Journeys through the Russian Empire », The Ame (...)

9Il est peu plausible que ce discours reflète la réalité de ce qui s’est passé. Même s’il s’agit d’un sujet peu étudié par l’historiographie, l’accueil de la nouvelle armée de Mahmud II par les populations des villes traversées par l’armée semble avoir été – a minima – peu chaleureux5. Le Takvîm-i vekayi‘ élabore et diffuse un discours politique paternaliste. Les émotions et les affects y sont souvent invoqués lorsqu’il s’agit d’évoquer le sultan et ses actions. Il est important de noter cet élément qui diffère d’un registre plus classique, à savoir celui du sultan qui fait preuve de clémence, qui protège et pardonne à ses sujets. Ici, le sultan aime ses sujets, et, de surcroît, cet affect est désormais réciproque. Ses sujets aussi doivent l’aimer et non plus seulement obéir à ses ordres. Il s’agit là d’un régime discursif de « gouvernement par les sentiments »6. Cela explique la réaction du sultan en ricochet : ses sujets qui manifestent de l’engouement envers son armée régulière provoquent de la joie chez le sultan. Cette évocation de « l’heureux accord » qui aurait eu cours entre l’armée et la population est l’expression d’un nouveau paradigme politique qui aspire à une (ré)organisation sociopolitique intégrative.

10C’est la modernité politique qui projette une osmose entre pouvoir politique et population : d’où des processus de standardisation (juridique), d’égalisation ou de nivellement (des différences sociales), de centralisation (administrative), d’uniformisation (militarisation et homogénéisation), de simplification (de la langue écrite), de bureaucratisation et de collégialité (des mécanismes de prise de décision). L’origine de ce paradigme remonte à la dernière décennie du xviiie siècle. Il se forme progressivement mais s’affirme de plus en plus à partir de 1812 avec le début du processus d’élimination des potentats locaux dans les provinces et, surtout, avec la suppression du corps des janissaires (1826). Cette ambition de créer un ordre sociopolitique plus intégré reste encore à l’état de projet dans les années 1830. La classe dirigeante qui aspire à bâtir une société plus intégrée est optimiste à cette époque : ses membres pensent – plus qu’elles n’espèrent – que cet objectif peut être atteint à l’horizon d’une ou de deux décennies. L’observation de ce processus restera un des axes principaux de nos travaux dans les années à venir.

11d) Le numéro 25 de la gazette officielle se distingue des autres livraisons en ce qu’il est entièrement consacré à la question égyptienne. Il ne comporte que trois textes : un réquisitoire contre Mehmed Ali structuré autour d’accusations ad hominem ; l’ordre impérial comportant la fatwa autorisant l’exécution de Mehmed Ali ; la note donnée par la Sublime Porte aux ambassadeurs des « Cinq États » (Angleterre, France, Russie, Autriche, Prusse).

12Le texte de la fatwa, examiné en détail, est intéressant à plusieurs égards. D’abord, on y trouve formulée – pour la première fois dans la gazette officielle –, l’accusation selon laquelle Mehmed Ali serait à l’origine de la révolte de Mustafa Bushati pacha de Shköder. Ensuite, on le décrit comme impie (diyânetsizliği tebeyyün ve tahakkuk ile). Ce texte nous a permis d’élaborer une généalogie détaillée des accusations dirigées contre Mehmed Ali ; d’évoquer les thèses et autres études réalisées en Turquie sur les fatwas ; de présenter l’évolution des usages des épithètes de hâmi’l-haremeyn (littéralement « le protecteur des deux Villes saintes »), de hâdimü’l-haremeyn (« le serviteur des deux Villes saintes ») et de halîfe-i müslimîn ve hâdimü’l-haremeyni’ş-şerîfeyn, (« le calife des musulmans et le serviteur des deux Villes sacrées) ainsi que de souligner l’importance de cette dernière épithète dans l’histoire de l’Égypte et de l’Empire ottoman.

  • 7 Sur cette ligne de démarcation sociale, voir Gilles Veinstein, « Asker et re‘aya : aperçu sur les o (...)
  • 8 Gilles Veinstein, « Pauvres et riches sous le regard du sultan ottoman », dans Jean-Paul Pascual (d (...)
  • 9 Il est à noter que c’est un terme d’usage courant en grec moderne puisqu’employé au pluriel, il sig (...)

13Enfin, la traduction du terme fukarâ (littéralement « pauvres ») par Alexandre Blacque dans Le Moniteur Ottoman par « rayas » ainsi que celle d’ümmet (« communauté ») par « nation musulmane » nous a donné l’occasion de revenir sur les difficultés posées par la traduction du français vers le turc ottoman (et inversement) des termes désignant des communautés sociales. De fait, le texte ottoman mobilise deux registres, deux principaux vecteurs d’identification sociale de l’Ancien Régime ottoman : d’une part, musulmans (ehl-i islâm) et non musulmans (zimmî) ; d’autre part, serviteurs de l’État (askerî) et sujets imposables (reâyâ)7. Cette dernière catégorie englobe donc aussi les fukarâ, c’est-à-dire, toute proportion gardée, les segments les plus humbles du « Tiers-État » ottoman8, en les opposant maladroitement par l’usage de la conjonction ve (donc « et ») aux musulmans. Le terme fukarâ s’insère donc dans le cadre de l’imaginaire sociopolitique d’une société d’ordres qui distingue sur le plan discursif les gouvernants des gouvernés9. Au premier abord, Alexandre Blacque ne semble pas avoir saisi cet usage maladroit, erroné et par conséquent, par reflexe, il aurait traduit le terme fukarâ par « rayas » qui désigne – dans le français tel qu’il le pratiquait – exclusivement les non musulmans de l’Empire. Il s’agit donc d’un glissement de sens important par rapport au texte ottoman.

14Étant donnée la géographie du conflit entre Mehmed Ali et le sultan (Palestine, Syrie et Anatolie), il est difficile et erroné d’interpréter et de traduire fukarâ par « rayas » : ce sont des régions de l’Empire où la population est très majoritairement musulmane. De plus, d’un point de vue discursif, ce conflit entre Mehmed Ali et Mahmud II se situe dans un registre exclusivement islamique comme on l’a déjà vu à plusieurs reprises au cours des années précédentes. Premièrement, le fait que le sultan ottoman est aussi le calife des musulmans est maintes fois rappelé dans ce contexte par les numéros précédents du Takvîm-i vekayi‘ et du Moniteur Ottoman. Deuxièmement, deux arguments à connotation religieuse ont été mobilisés à plusieurs reprises, la volonté de « ne pas causer l’effusion du sang des musulmans » et « l’annulation du pèlerinage à cause des agissements de Mehmed Ali ». Il y a deux interprétations possibles de ce choix de traduction par Alexandre Blacque. Il peut s’agir d’une erreur d’interprétation de sa part : le texte ottoman est lui-même maladroit parce qu’il amalgame deux registres discursifs distincts. Le recours constant à des doublons de mots et termes peut occasionner, – et c’est souvent le cas – des formulations maladroites de cette sorte : la phraséologie ottomane en déborde. Il peut cependant relever d’un choix conscient. Le Moniteur Ottoman s’adresse à l’opinion publique européenne et ce, dans le contexte de la guerre imminente contre Mehmed Ali. Alexandre Blacque veut, peut-être, montrer que le sultan pense non seulement au « repos de la nation musulmane » mais aussi à celui des « non musulmans » de son Empire. Il est donc possible qu’il manipule le texte ottoman en le déformant pour introduire dans la traduction française une nuance qui fait défaut à l’original : la sollicitude que manifesterait le sultan pour ses sujets non-musulmans. S’agit-il d’une surinterprétation ? Observer de manière systématique les traductions du terme fukarâ permettrait de le déterminer avec certitude. Restons pour l’instant sur cette seconde interprétation : Alexandre Blacque semble manipuler sciemment le texte en ottoman. Dans d’autres traductions (no 24 du Moniteur Ottoman, notamment), le terme fukarâ est correctement traduit, ce qui laisse penser qu’effectivement, Alexandre Blacque manipule sciemment la traduction du texte ottoman.

  • 10 Kabîha est de la même racine que kabahat, « délit » dans la terminologie juridique.
  • 11 Il ne faut pas comprendre ce terme et concept d’« autonomie » dans une perspective anachronique, na (...)

15Revenons à Mehmed Ali et aux textes qui l’évoquent. Un texte particulièrement riche (no 27) nous a occupé pendant plusieurs séances. En partant de ce texte, nous avons pu, d’une part, reconstituer l’escalade des termes qui sont utilisés pour décrire ses actions récentes depuis le no 4 (première occurrence de Mehmed Ali) de la gazette officielle et d’autre part, tracer l’évolution sémantique du terme de fitne (« sédition ») dans la culture politique musulmane et plus particulièrement ottomane. Faisons l’inventaire chronologique de cette escalade terminologique : mübâyenet (désaccord, discorde, no 4 ; no 5) ; tecâvüzî hareket (action usurpatoire, illicite, no 5) ; pâdişâhı ve veliyy-i nimeti aleyhine hurûc ve tûğyân (insubordination et attentat contre le sultan, no 8) ; isyân (révolte, no 8) ; taaddî ve tahattî (hostilité et agression, no 16) ; âsâr-ı fitne ve isyân (faits de fitne et de la révolte, no 16) ; iki hasm beyninde bir münâzaa ve mürâfaa (conflit verbal et recours à la justice entre deux partis, no 16) ; itâatsizlik (désobéissance, no 17) ; harekât-ı kabîha (actions répréhensibles / délits10, no 18) ; harekât-ı nâ-meşrû‘a (actions illégitimes, no 20) ; dâiye-i fâside (mauvaise intention) et hareket-i mekrûha (agissements prohibés, no 23) ; Sayda vâlisi hazretleriyle beynlerinde tekevvün eden kîl ü kâl ve münâzaa ve infi‘âl (la dispute et le conflit survenus entre lui et le gouverneur de Sidon, no 23) ; envâ‘-i sû-i hâl ve hareket (maintes attitudes et agissements inappropriés, no 25) ; istihsâl-i medâr-ı istiklâl (acquisition de l’autonomie11, no 25) ; taraf-ı saltanat-ı seniyyeme hıyânet ve ihânet dâiye-i fâsideleri (la mauvaise intention de trahison contre mon pouvoir sacré, no 25) ; Arnavutluğun ve Rumelinin ihtilâline çabaladığı (ses efforts qui jetèrent le trouble dans l’Albanie et la Roumélie, n o 25) ; deâvî-i bâtıla (chimères, n o 25) ; açıktan açığa bağy ve isyân ve hurûc ale-s-sultân fazîhasını mürtekib olmuş (se déclarant ouvertement en rébellion, il s’est souillé du crime de lèse-majesté, n o 25) ; diyânetsiz (irréligieux, n o 25) ; fitne et sa‘î-bi-l-fesâd (sédition et propagation de la corruption, n o 27).

  • 12 Yavuz Aykan, « A Legal Concept in Motion: The “Spreader of Corruption” (sā‘ī bi’l-fesād) from Qar (...)

16Ces deux derniers termes méritent quelques remarques. Sa‘î-bi-l-fesâd veut dire « propagateur de la corruption / sédition ». C’est à la fois un concept, un terme et une catégorie juridique, développé par le droit hanéfite des Karakhanides, en Transoxiane au cours du xie siècle. Les Ottomans qui empruntent ce terme et concept à la suite de la Horde d’Or et des Seldjoukides, s’y réfèrent de plus en plus, du xvie au xviiie siècle : « Cette expression désigne un type de personne légale qui présente une menace à la fois à l’ordre social et au pouvoir politique. Dans les registres de tribunaux, on l’applique à des actes criminels variés tels que l’hérésie, la sodomie, l’apostasie. Ce concept a permis d’élargir la capacité pénale de l’État ottoman et servi pour l’exécution de sujets non sunnites, comme les Kızılbaş (les tribus nomades turcophones de l’Anatolie orientale qui ont soutenu les Safavides contre les Ottomans) et Yézidis. Ce terme servait donc à criminaliser tout acte perçu par le pouvoir comme étant une menace à l’ordre social et politique »12.

  • 13 Sur ce concept et terme, voir Jean-Claude Vadet, « Quelques remarques sur la racine FTN dans le Cor (...)

17Quant au terme de fitne, celui-ci est la forme ottomanisée de la fitna qui désigne en arabe classique une crise existentielle, une crise de conscience individuelle et une « tentation » ou « épreuve », notamment dans un registre sexuel13. Au début de l’islam, s’amorce un glissement sémantique. On le trouve ainsi dans plusieurs versets du Coran où elle signifie semer la discorde au sein de la communauté. On la condamne fortement, à deux reprises, en précisant que semer la fitna est pire que tuer. Progressivement, le terme acquiert un sens politique : la fitna renvoie de plus en plus au chaos politique, à l’anarchie, la guerre civile, la division fratricide, la dissidence séditieuse au sein de la communauté. Elle apparaît dans ce dernier sens dans plusieurs hadiths. Le meurtre du troisième calife Osman est évoqué ainsi comme « la grande fitna ». C’est un grand savant de hadith, al-Boukhari qui a introduit une section « Apparition des fitnas » dans sa grande collecte de hadith, ce qui a aussi largement contribué à l’émergence de ce concept-clé de la pensée politique islamique.

18C’est aussi ce terme qui a été utilisé en arabe pour décrire la Révolution française (al-fitna al-fransawiyya) jusqu’au milieu du xixe siècle. D’autres « révolutions » (1821 au Brésil, les années 1830 en Europe, 1848, la Commune de 1871) contemporaines ou anciennes (Grèce antique, Rome…) ont également été désignées en arabe sous le terme fitna. Aussi, toutes les révoltes contre le pouvoir ottoman (Grèce, Bulgarie, Crète, Arménie…) jusqu’à la fin du xixe siècle ont relevé de la fitna. Lorsque des auteurs musulmans ont commencé à voir le concept de révolution sous une lumière plus favorable, ils ont commencé à employer le terme inkılâb, qui, contrairement à fitna, n’avait pas de connotation exclusivement négative.

  • 14 La révolution du 10 juillet 1324 dans le calendrier rûmî : la date de la restauration de la constit (...)

19Le terme ihtilâl, bien que dérivé d’une racine arabe, est un terme fondamental qui n’est employé qu’en turc. Il est dérivé du mot halel qui signifie « détérioration, altération, décadence ». Donc ihtilâl est à l’origine, une révolte qui se transforme en une révolution aux conséquences délétères. Le terme renvoie néanmoins aussi à un laps de temps plus court que celui d’une révolution. Ainsi quand les Ottomans désignent la Révolution française par ihtilâl, il s’agit plutôt des événements de la « révolution de 1789 » mais l’emploi du mot inkılâb pour désigner le même événement historique renvoie plutôt à la Révolution française saisie dans sa temporalité plus longue. Cette nuance de temporalité est essentielle pour distinguer les usages de ces deux termes en ottoman et en turc moderne : ainsi, on parle de 10 Temmuz inkılâbı14 et d’Atatürk inkılâbları pour désigner les révolutions kémalistes. Le terme ihtilâl ne serait pas employé pour désigner les événements historiques qui déclenchent des processus révolutionnaires qui s’étendent sur le temps long. En revanche, le coup d’État de 1960 (1960 darbesi) en Turquie est parfois désigné sous l’appellation 1960 ihtilâli car ce fut un changement de pouvoir politique dont la portée générale a été beaucoup plus limitée que les processus révolutionnaires de 1908 et des années 1920 notamment parce que les acteurs militaires de la révolution n’ont pas exercé le pouvoir mais l’ont confié à l’opposition politique civile du contexte antérieur au coup d’État. En d’autres termes, ihtilâl renvoie plus aux événements révolutionnaires (la prise du pouvoir concrète) alors qu’inkılâb renvoie à des mutations profondes politiques, culturelles, de vision du monde, d’ordre du discours.

20À ces considérations sémantiques viennent s’ajouter deux autres termes dont nous avions observé l’usage dans le Takvîm-i vekayi‘ : bağy et isyân. Ces deux termes signifient « révolte, insurrection, soulèvement ». Ils renvoient, certes, à une révolte contre le pouvoir établi mais ils se distinguent de la fitne, car leur horizon n’est pas de saisir le pouvoir, mais d’obtenir la sécession d’un territoire. C’est pour cela que les Ottomans utilisaient au début des années 1830, par exemple, ce terme de bağy pour la révolte de Mustafa Bushati, pacha de Schköder, la révolte en Bosnie ou celui de isyân pour la révolution grecque (1821). C’est un désordre, c’est un refus de l’ordre établi qu’ils n’approuvent guère et qu’ils condamnent mais qui est d’une nature à la fois plus limitée sur le plan ontologique et plus circonscrite sur le plan spatial. La fitne renvoie donc à une révolte plus universelle et plus ambitieuse contre le pouvoir établi.

  • 15 Pour dire que le sultan sait parfaitement mettre un terme aux révoltes quand il faut mais que son s (...)

21Dans le Takvim-i vekayi‘, le terme fitne apparaît plusieurs fois, souvent dans des hendiadys : fitne ve ihtilâl (no 9, no 29, no 33 : les discours du Tsar sur l’écrasement de la révolte de Varsovie de 1831) où on parle aussi des fitne-kârân (insurgés, révolutionnaires) ; fitne ve isyân (no 16, dans un texte sur Mehmed Ali15) ; ehl-i fitne (les semeurs de trouble, agitateurs, no 27, au début du texte susmentionné, pour désigner les divers groupes alliés contre Tahir pacha en Égypte au début du xixe siècle) ; fitne ve fesâd (no 28, pour désigner la révolution de 1830 à Paris ; no 30 pour Mehmed Ali mais aussi dans le même numéro, pour des révoltes à Marseille) ; fiten ve ihtilâlât / fitne ve şikak (fitne et brigandage) / fitne-engîz (agitateurs) dans le no 34 pour désigner les révoltes du début des années 1830 en France (insurrection républicaine à Paris, révoltes des canuts de Lyon en novembre 1831).

22Comme ces derniers paragraphes l’illustrent, plusieurs séances ont donc été consacrées à l’étude du champ sémantique de l’obéissance, de la discipline et de la rébellion.

23Examinons enfin la construction d’une dernière accusation lancée contre Mehmed Ali, toujours dans ce même texte paru dans le no 27 de la gazette officielle : « Mehmed Ali a diminué les revenus assignés par les sultans ottomans aux oulémas et aux étudiants de la mosquée Al-Azhar qui est la maison des sciences sacrées, ce qui a humilié (tezlîl) la science et les oulémas. Aussi, son inclination (inhimâk) et abandon à la débauche et l’immoralité (fısk ü fücûr) a atteint de tels degrés qu’en inaugurant un bordel pour que l’on puisse pratiquer l’adultère qui est un acte répréhensible formellement interdit par la charia, en accordant la concession sous forme de fermage d’impôt et en ramassant par ruse et tromperies les femmes adultères et nécessiteuses de tous les peuples, il a réuni tous les adeptes de la prostitution et rendu cet acte interdit par la religion, que Dieu nous protège, un acte permis par la religion ».

  • 16 Sur ce sujet, on peut consulter Patrick Scharfe, Muslim Scholars and the Public Sphere in Mehmet Al (...)
  • 17 Khaled Fahmy, « Prostitution in Nineteenth Century Egypt », dans Eugene Rogan (éd.), Outside In. On (...)

24L’attitude de Mehmed Ali à l’égard d’Al-Azhar et des oulémas en général est beaucoup plus complexe que l’accusation lancée par la gazette officielle le laisse entendre. Mehmed Ali aurait sapé l’autonomie financière des oulémas égyptiens en diminuant les allocations qui leur étaient attribuées dans le cadre des fondations impériales (evkaf-i hümâyûn). Il n’est pas possible de le développer plus en détail ici : contentons-nous de dire que cette fois-ci la gazette officielle n’est pas en train de manipuler les faits16. Quant à la seconde accusation concernant la promotion de la prostitution en Égypte en cessant la concession de l’exploitation dans ce domaine sous forme de fermage d’impôt, si, dans l’état actuel de la recherche, il n’est pas possible de savoir si Mehmed Ali avait effectivement inauguré (le texte dit : yapub) une maison de tolérance au Caire, ce qui est sûr, c’est qu’elle existait en 1832 et qu’il l’avait mise sous fermage d’impôt, c’est-à-dire qu’il avait mis la main sur une partie des revenus de la prostitution en centralisant son administration fiscale. Il est aussi possible que l’institutionnalisation de la prostitution coïncide avec la fondation d’une armée de conscription qui implique une grande concentration de jeunes hommes dans des casernes à proximité des villes, arrachés à leur famille et à leur environnement social majoritairement rural. Les réformes militaires et les transformations des marchés de la prostitution vont souvent ensemble dans l’histoire des sociétés prémodernes, il est vraisemblable qu’il en soit de même pour le cas égyptien17.

25Notons enfin qu’au-delà des grands thèmes récurrents, qui ont été l’objet de longs développements (le surnaturel ottoman ; les pratiques de décapitation ; le « gouvernement par les sentiments » ; le conflit contre Mehmed Ali), plusieurs sujets ont été traités sur un mode plus ponctuel, au fil de la lecture des numéros du Takvîm-i vekayi‘. En voici un inventaire : la question de la dissection des cadavres dans l’école impériale de chirurgie ; les diverses expressions en ottoman qui désignent le concept de « raison d’État » (şer‘ân ve mülken ; mülken ve kanûnen ; maslahat-i mülkiyye ; hikmet-i hükûmet) ; la mise en perspective historique de la révolte en Bosnie (1813-1834) avec la trajectoire biographique de Hüseyin Kapudan pacha (1802-1834) ; les liens de clientélisme et de patronage qui structurent les diverses factions bureaucratiques de l’Empire à travers la biographie de Mehmed Pertev Said pacha (1785-1837) ; la biographie du médecin en chef du palais hekimbaşı Mustafa Behçet Efendi (1774-1834) ; les faveurs du sultan à l’égard de ses sujets non musulmans ; la nouvelle politique de visibilité du sultan concrétisée par l’invention du portrait impérial (tasvîr-i hümâyûn) distribué aux hauts dignitaires de l’Empire sous forme d’une décoration impériale ; l’histoire du wahhabisme et les campagnes militaires que Mehmed Ali a menées contre ; la traduction d’un traité sur le choléra, préparé en France ; les questions diplomatiques européennes.

26En guise de conclusion, précisons également que, dans toutes les séances, comme lors des années précédentes, une attention particulière a été consacrée à la terminologie du corps politique ainsi qu’aux aspects grammaticaux du langage tels que l’usage des marqueurs temporels et discursifs visant à structurer le discours politique de la gazette officielle en soulignant constamment la nouveauté du régime contemporain par rapport aux régimes du passé. Cette volonté discursive qui consiste à invoquer une rupture temporelle est intrigante et invite le chercheur à la saisir en regard avec des régimes d’historicité d’autres époques révolutionnaires ou contre-révolutionnaires (Révolution française, fasciste, nazie, jeune turque, kémaliste).

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Notes

1 Durant l’année 2019-2020, ont été présents Mme Céline Colin, Mme Fatma Eda Çelik, M. Deniz Eröcal, M. Panagiotis Fatouros, M. Maziyar Taheri, M. Muhammet Topal et M. Corentin Vasuti.

2 Dont l’un intitulé éloquemment « Garîbe-i der-sür‘at-i zuhûr-ı mücâzât », soit « L’étrange rapidité de l’apparition des punitions ».

3 Voir Ethan L. Menchinger, The First of the Modern Ottomans. The Intellectual History of Ahmed Vasif, Cambridge, 2017, p. 56-58, 74-75, 195-195, 238-239.

4 Matei Cazacu, « La mort infâme. Décapitation et exposition des têtes à Istanbul (xve-xixe siècles) », dans Gilles Veinstein (éd.), Les Ottomans et la mort. Permanences et mutations, Leyde, E. J. Brill, 1996, p. 245-289.

5 Fatih Gencer, « İbrahim Paşa’nın Anadolu’yu İstilâsı (1832-1833) », Uluslararası Sosyal Araştırmalar Dergisi, 9, no 42 (2016), p. 641-657.

6 Richard Wortman, « Rule by Sentiment: Alexander II’s Journeys through the Russian Empire », The American Historical Review, 95, no 3 (1990), p. 745-771.

7 Sur cette ligne de démarcation sociale, voir Gilles Veinstein, « Asker et re‘aya : aperçu sur les ordres dans la société ottomane », Cahiers de la Méditerranée, no 3, « Le concept de classe dans l’analyse des sociétés méditerranéennes, xvie-xxe siècles. Actes des journées d’études, Bendor, 5-7 mai 1977 », 1978, p. 15-19.

8 Gilles Veinstein, « Pauvres et riches sous le regard du sultan ottoman », dans Jean-Paul Pascual (dir.), Pauvreté et richesse dans le monde musulman méditerranéen, Paris, Maisonneuve & Larose, 2003, p. 199-216.

9 Il est à noter que c’est un terme d’usage courant en grec moderne puisqu’employé au pluriel, il signifie également « les gens démunis » (fukarades).

10 Kabîha est de la même racine que kabahat, « délit » dans la terminologie juridique.

11 Il ne faut pas comprendre ce terme et concept d’« autonomie » dans une perspective anachronique, nationaliste. Tout gouverneur de province qui essaye d’augmenter sa marge de liberté et de manœuvre au détriment du contrôle d’Istanbul est vu par l’administration centrale comme cherchant à gagner son autonomie mais il ne s’agit guère ici d’une autonomie nationale ou nationaliste ni dans les esprits des uns à Istanbul ni dans ceux des acteurs centrifuges. Un précédent égyptien mérite d’être mentionné ici : Bulutkapan Ali Bey qui était membre d’une maisonnée mamelouke (lui-même était un esclave d’origine géorgienne ou abkhaze) s’était emparé du pouvoir en Égypte en 1766 et, profitant aussi du contexte (la guerre ottomano-russe de 1768-1774), avait mené une politique visant à faire de l’Égypte un État indépendant de l’Empire ottoman jusqu’à ce qu’il fût assassiné en 1773 par un autre « bey » mamelouke. Bulutkapan Ali Bey avait conquis La Mecque et la Médine, s’était fait déclarer « sultan » par le chérif de La Mecque, avait tenté de conquérir la Syrie. Il est plus probable que cette accusation de recherche d’autonomie adressée à Mehmed Ali par Istanbul renvoie plutôt à ce précédent égyptien qu’elle ne s’inscrive qu’à de possibles velléités nationalistes.

12 Yavuz Aykan, « A Legal Concept in Motion: The “Spreader of Corruption” (sā‘ī bi’l-fesād) from Qarakhanid to Ottoman Jurisprudence », Islamic Law and Society, 26-3 (2018), p. 252-271.

13 Sur ce concept et terme, voir Jean-Claude Vadet, « Quelques remarques sur la racine FTN dans le Coran et la plus ancienne littérature musulmane », Revue des études islamiques, 37, no 1 (1969), s. 81-101 ; Bernard Lewis, « Les concepts islamiques de révolution », dans Le retour de l’Islam, Paris, Gallimard, 1985, p. 51-63 ; Bernard Lewis, « Les limites de l’obéissance », dans Le langage politique de l’Islam, Paris, Gallimard, 1988, p. 139-175 ; Ami Ayalon, « From Fitna to Thawra », Studia Islamica, no 66 (1987), p. 145-174.

14 La révolution du 10 juillet 1324 dans le calendrier rûmî : la date de la restauration de la constitution de 1876, ce qui correspond au 23 juillet 1908 dans le calendrier grégorien.

15 Pour dire que le sultan sait parfaitement mettre un terme aux révoltes quand il faut mais que son souci de la tranquillité et de la sécurité de ses sujets explique qu’il n’a pas encore maté l’agitation.

16 Sur ce sujet, on peut consulter Patrick Scharfe, Muslim Scholars and the Public Sphere in Mehmet Ali Pasha’s Egypt, 1801-1841, PhD Dissertation, Ohio State University, 2015.

17 Khaled Fahmy, « Prostitution in Nineteenth Century Egypt », dans Eugene Rogan (éd.), Outside In. On the Margins of the Modern Middle East, Londres, I. B. Tauris, 2002, p. 77-103.

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Pour citer cet article

Référence papier

Özgür Türesay, « Études ottomanes, fin XVIIIe – début XXe siècle »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 152 | 2021, 89-97.

Référence électronique

Özgür Türesay, « Études ottomanes, fin XVIIIe – début XXe siècle »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 152 | 2021, mis en ligne le 14 juin 2021, consulté le 08 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/4203 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.4203

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Auteur

Özgür Türesay

Maître de conférences, École pratique des hautes études — section des Sciences historiques et philologiques

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