Histoire et conscience historique des pays russes
Résumé
Programme de l’année 2018-2019 : I. Le genre du Paterikon dans l’hagiographie slave orientale (XIIe-XVIe s.). — II. Chroniques et chroniques enluminées en Russie (XVe-XVIe s.). — III. Questions diverses.
Plan
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I. Le genre du Paterikon dans l’hagiographie slave orientale (XIIe-XVIe s.)
- 1 Traduction établie à partir du texte donné au t. 4 de la série Biblioteka literatury Drevnej Rusi, (...)
- 2 Polnoe sobranie russkix letopisej, t. 2. Ipat’evskaja letopis’ (ci-après Hyp.), Moscou, 1962, col. (...)
- 3 Hyp., col. 328. Igor’ Ol’govič est d’ailleurs assassiné par des émeutiers l’année suivante, parce q (...)
- 4 Hyp., col. 312.
1La traduction et le commentaire du recueil ont porté sur les chapitres 20 à 311. Les chapitres 20 à 23 sont les derniers rédigés par l’évêque Simon de Vladimir à l’intention du moine Polycarpe, afin de le dissuader d’aspirer à un évêché en lui faisant l’éloge de la sainteté de ses prédécesseurs aux Grottes. Le chapitre 20 évoque la personnalité bien connue du prince Svjatoslav Davydovič (v. 1080-1142), de la dynastie de Černigov. Entre 1098 et 1106, la Chronique hypatienne atteste qu’il participe activement aux luttes politiques de son temps, entre autres contre son cousin, Vladimir Vsevolodovič Monomaque, que le Paterikon mentionne plusieurs fois comme un des plus dévots protecteurs des Grottes2. Toutefois, Svjatoslav renonce volontairement au monde, le 17 février 1106, et entre aux Grottes, prenant le nom de Nicolas. Sa prise d’habit est spontanée et n’a pas été obtenue par la contrainte, comme ce sera le cas d’un de ses parents, l’éphémère prince de Kiev Igor’ Ol’govič, en 11463. Au contraire, Svjatoslav-Nicolas, qui avait probablement moins de trente ans lorsqu’il prononça ses vœux, est demeuré fidèle à sa vocation jusqu’à sa mort, en 1142. Comme le décrit le chapitre, sa vie exemplaire a imposé le respect à tous, lui valant le surnom affectueux de Svjatoša (Petit saint) et en 1141, il a été choisi comme intermédiaire dans des marchandages territoriaux entre sa famille et celle de Vladimir Monomaque4. En religion, Svjatoša s’astreint à une ascèse très rigoureuse. Au grand scandale de ses frères, Izjaslav et Vladimir, il distribue tous ses biens aux pauvres et occupe les emplois les plus humbles : coupeur et porteur de bois pour la cuisine, portier. Il se nourrit d’herbes crues et de pain sec et se soigne uniquement par la prière, alors qu’il dispose encore d’un médecin syrien réputé qui le visite fréquemment depuis Kiev. Aux objections de ce dernier, il rétorque :
Pour moi, mourir pour le Christ est un gain, de même que m’asseoir sur un tas d’ordures, car je me construis un royaume avec Job. Et si nul prince n’a accompli cela avant moi, puissè-je être leur chef de file.
2Svjatoša est, littéralement, le servus servorum de la communauté des Grottes :
Je remercie le Seigneur de m’avoir délivré de l’esclavage de ce monde et de m’avoir fait le serviteur de ses serviteurs, ces bienheureux moines.
- 5 Hyp., col. 518.
3Le lien spirituel tissé avec Pierre, le médecin syrien, aboutit à un étrange pacte de mort. Pierre se porte volontaire pour mourir à la place de son maître qui lui avait annoncé son prochain trépas : devant la tombe que Svjatoša vient de creuser, il dit : « toi, vis encore et enterre-moi ici ». Pierre prend l’habit et, trépasse trois jours plus tard ; Nicolas Svjatoša vit encore trente ans. La dernière partie du récit donne un aperçu intéressant sur la répartition des reliques du saint moine entre ses parents et l’abbaye où il a vécu. Les Grottes conservent la cellule de Svjatoša, qui devient un lieu de pèlerinage au sein du monastère et gardent un certain temps sa haire (vlasjanica). Son frère Izjaslav se fait remettre d’abord la croix pectorale de Svjatoša, son repose-tête (vozglavnica) et son prie-Dieu (kladka). Plus tard, tombé malade, Izjaslav mande qu’on lui apporte de l’eau du puits des Grottes. Les émissaires vont en puiser et essuient avec cette eau la tombe de saint Théodose, l’un des deux fondateurs de la communauté des Grottes; c’est alors que l’abbé leur remet aussi la haire de Svjatoša. Izjaslav pressent la venue de ces saints remèdes et ordonne à ses serviteurs de sortir « à la rencontre des saints Théodose et Nicolas » ; il boit l’eau et revêt la haire. Miraculeusement guéri, il prend l’habitude de porter cet habit chaque fois qu’il s’apprête à livrer bataille, « mais un jour qu’il avait péché, il n’osa pas la porter et c’est ainsi qu’il fut tué au combat ». On sait qu’Izjaslav Davydovič fut en effet tué, le 6 mars 1162 et enterré à l’église des Saints-Boris-et-Gleb de Černigov5 : « sa dernière volonté était qu’on l’enterre vêtu de cette haire ». Sans avoir pris l’habit lui-même, le prince se prémunit contre une mort intempestive en revêtant celui de son frère qui doit assurer son passage vers le séjour des élus.
- 6 Un épisode similaire, tiré des Vies des Pères du désert, était connu dans le monde slave par le rec (...)
- 7 Sainte Russie : l’art russe des origines à Pierre le Grand, sous la dir. de Jannic Durand, Dorota G (...)
4Les courts chapitres 21 à 23 illustrent à travers des exempla saisissants la nécessité de la pénitence, de la confession publique et du repentir, afin que demeure entre les frères du monastère un « amour grand et dénué d’hypocrisie ». Nul ne doit tomber sous l’emprise du « démon de la colère », de peur d’être livré à « l’ange impitoyable, tenant une lance de feu ». C’est ce qui arrive au diacre Évagre. Alors que son ennemi, Tite, lui demande pardon sur son lit de mort, il prononce ces terribles paroles : « jamais je ne me réconcilierai avec toi, ni en ce monde, ni dans l’autre » et c’est lui qui tombe mort, frappé par l’ange (chap. 23). La charité est, comme on pouvait s’y attendre, l’une des clés du salut, et un frère exemplaire doit souhaiter, comme les pères du désert, que les bandits le dépouillent de ses possessions, pour ne pas s’exposer à l’avarice, à l’instar du moine Aréthas qui se repent in extremis (chap. 22)6. L’histoire du moine Érasme, « qui dépensa ses biens pour les saintes icônes et obtint ainsi le salut » (chap. 21) se fait l’écho d’un débat qui, visiblement, agitait la communauté des Grottes et ses fidèles. Érasme s’est réduit à une extrême pauvreté, mais il a distribué ses richesses « à l’église et non en aumône » : il a fait enchâsser (okovati) de nombreuses icônes de l’abbatiale. Devenu indigent, il doute lui-même que ses actes de dévotion lui vaudront le salut, succombe au désespoir et à l’inconduite, si bien que ses frères, le voyant mourant, estiment qu’il a « vécu dans la paresse, se vautrant dans le péché ». Or, la Mère de Dieu lui apparaît et le rassure : « Érasme, parce que tu as orné et magnifié mon église avec des icônes, moi, je te glorifierai aussi au royaume de Mon Fils, car les pauvres, vous les aurez toujours avec vous ». Cette citation de Mt.26:11, qui renvoie aux critiques des disciples pour le gaspillage que représente le parfum précieux versé par la pécheresse Marie-Madeleine sur le Christ, montre que les donations en faveur de l’ornementation des églises sont jugées aussi efficaces que la charité envers les nécessiteux. On sait que l’art russe a considérablement développé les revêtements d’icônes, celui de la célèbre Trinité de Roublev étant l’un des exemples les plus saisissants7. Érasme a le temps de confesser tous ses péchés et obtient l’absolution. Ces chapitres montrent que les frères riches entrés en religion conservaient la jouissance d’un certain patrimoine et de biens personnels. La manière dont ils en disposaient ou s’en dépouillaient influait bien entendu sur leur salut. Cette pratique se poursuivit en Moscovie, même si la réforme cénobitique, lancée par Serge de Radonež au milieu du xive siècle, abolissait en principe la propriété individuelle.
- 8 Texte et traduction anglaise, John L. I. Fennell, Prince A. M. Kurbsky’s History of Ivan IV, Cambri (...)
5La morale du chap. 21, adressée par Simon à Polycarpe, insiste sur l’obligation de tenir ses promesses : « Faites des vœux au Seigneur et acquittez-les » (Ps.75:12) ; « Plutôt ne pas faire de vœu, qu’en faire sans l’accomplir » (Qo.5:4). Cette autre question est au cœur de l’épisode du « vœu d’Ivan le Terrible », tel que le raconte le prince Andrej Kurbskij dans son Histoire du grand-prince de Moscou8. Ce récit, œuvre d’un polémiste qui critique la folle tyrannie du tsar Ivan, a été mis en perspective avec les sources russes et étrangères des xvie-xviie siècles qui racontent comment Ivan le Terrible perdit son premier fils, Dmitrij, lors d’un pèlerinage qu’il effectua en 1553, conformément au vœu qu’il avait prononcé, après avoir réchappé d’une grave maladie. Le dossier a fait l’objet d’une communication au Congrès international de Pise (janvier 2019).
- 9 Le Slovar’ knižnikov i knižnosti Drevnej Rusi, rééd. D. S. Lixačev, t. 1. XI-pervaja polovina XIV v (...)
6À partir du chapitre 24 et jusqu’au chapitre 35, Polycarpe prend la plume à son tour9. Ses récits, ou une partie d’entre eux, ont probablement été écrits entre 1234 et 1239, si l’on en croit les indications chronologiques fournies à la fin du chapitre 27. Polycarpe noue un nouveau dialogue spirituel avec l’archimandrite Acyndine, chef de la communauté des Grottes (chap. 24, 26, 27). L’histoire de Nicétas le Reclus (chap. 25), dénonce l’excès de zèle dans l’érudition, surtout vétérotestamentaire. Tout imbu de ses premiers exploits ascétiques et méprisant les avertissements de son abbé, le frère se laisse séduire par un faux ange qui le convainc de s’adonner sans arrêt à la lecture, tandis que lui est censé prier à sa place. Nicétas oublie ses oraisons, devient un spécialiste sans rival de l’Ancien Testament et acquiert une réputation de clairvoyant pour ses prophéties, mais refuse absolument de lire ou d’entendre les Évangiles et l’Apostolaire. Heureusement, la puissance salvatrice accumulée par les saints anciens des Grottes le démasque et la communauté chasse le démon qui l’habitait. Nicétas y perd toute sa connaissance de l’Ancien Testament, mais retourne à la vraie vie monastique et fait preuve d’une telle vertu qu’il est par la suite ordonné évêque de Novgorod (1098-1108/1109). La représentation des Grottes comme une sorte de réservoir de sainteté se confirme au chapitre 26 qui narre un exorcisme. Le possédé, ou plutôt son démon, se met à crier qu’il n’ose s’approcher de la grotte « à cause des saints qui y reposent » et cite nommément les « trente moines » qu’il craint dans l’abbaye. Juste avant l’exorcisme dans une sorte de Pentecôte inversée, il se met « à parler la langue des juifs, puis le latin, puis le grec, bref toutes les langues qu’il n’avait jamais entendues », effrayant ceux qui le conduisent. Une fois guéri, il peut encore égrener la liste des trente moines, mais il s’avère qu’il ne reconnaît aucun d’entre eux quand on les lui présente. Le chapitre 27, en écho à l’histoire de Nicolas-Svjatoša et de son médecin syrien, campe le bienheureux Agapet, ignorant de l’art médical, mais qui guérit bénévolement ses malades (dont Vladimir Monomaque) par la prière, à l’aide des simples légumes dont il fait son ordinaire, face à un savant médecin Arménien qui est plusieurs fois humilié dans son art, et tancé pour sa confession considérée comme non-chrétienne. Édifié par le trépas d’Agapet, survenu bien plus tard que ce qu’il avait pronostiqué, l’Arménien se fait moine aux Grottes.
- 10 Voir le petit article d’Alexander Haggerty Krappe, « L’arroche biblique et le Paterik », Revue des (...)
7Dans l’épilogue de ce chapitre, Polycarpe annonce qu’il va s’enhardir à narrer des prodiges plus incroyables encore, même si « d’aucuns pensent que ces choses ne sont pas bonnes à dire, à cause de l’ampleur des actes en question ». De fait, on constate une sorte d’escalade, avec des chapitres plus longs et un propos plus ambitieux. Le chapitre 28 narre plusieurs exploits du moine Grégoire qui, au fil du récit, se dépouille de sa seule richesse, ses livres, et finit par accepter une mort ignominieuse, des mains de la soldatesque. Mais aucune des attaques qu’il subit ne reste impunie. Ses voleurs sont plongés dans un sommeil de plomb, paralysés, ou finissent pendus au pommier qu’ils dépouillaient. Le prince Rostislav, frère de Vladimir Monomaque, qui s’offense de l’annonce de sa prochaine défaite, et fait jeter Grégoire dans le Dniepr, avec une pierre au cou, est mis en déroute par les Polovtses et se noie dans la Stugna, au sud de Kiev (1093). Les survivants expient leur faute en devenant des serviteurs des Grottes ; il est même question de leurs descendants, encore au service des moines. L’histoire de Jean le Reclus (chap. 29) narre les épreuves surhumaines que s’impose un frère, tourmenté par les désirs charnels. Il vit trente ans dans la grotte de saint Antoine, souffrant de la faim et de la soif, chargé de chaînes. Pendant toute la durée du Carême, il s’enterre vivant, ne laissant libres que ses bras et sa tête. Il subit les attaques d’un dragon redoutable et très féroce dont les flammes brûlent sa barbe et ses cheveux, mais remporte cette épreuve et se voit illuminé par la lumière divine le jour de Pâque. Moïse le Hongrois, frère du page de saint Boris, assassiné avec le prince en juillet 1015, est quant à lui en proie aux assiduités indécentes d’une jeune veuve polonaise qui est prête à l’épouser et à faire de lui le maître de ses immenses domaines (chap. 30). Moïse ayant été raflé par les Polonais, elle le rachète et tente de s’unir à lui de gré ou de force, mais il s’y refuse et parvient au contraire à prononcer des vœux monastiques. Elle le fait castrer et incite le roi Boleslas Ier († 1025) à déclencher une persécution contre l’ordre monastique, mais Moïse finit par rentrer à Kiev et se fait moine des Grottes. Tout au long de ce récit, qui ressemble un peu à l’histoire de Joseph en Égypte, en plus noir encore, la différence de confession n’est pas avancée comme un obstacle à l’union du jeune homme et de la Polonaise et la persécution déclenchée par Boleslas s’étend apparemment aux moines de rite latin (mais ce fait n’est pas autrement attesté). Les figures négatives de prince appartiennent aussi bien au monde orthodoxe. Outre Rostislav, déjà cité, le prince de Kiev Svjatopolk Izjaslavič (1093-1113) a un mauvais rôle dans le chap. 31 qui décrit les miracles du frère Prochore. Dans son ascèse, celui-ci a pris l’habitude de cueillir de l’arroche et de s’en faire un pain qui le nourrit10. Lorsque la famine accable la région de Kiev, il distribue de tels pains qui ont au goût une saveur suave. Mais si l’on tente de les lui dérober, ils s’effritent et ont un goût d’absinthe. La même chose se produit quand le moine distribue gratuitement du sel, au grand dam des marchands qui s’enrichissent de ce commerce. Volé, ou confisqué par le prince avide, le sel de Prochore se transforme en cendre. Svjatopolk, impressionné par ces signes, se repent (contrairement à Rostislav), promet de ne plus faire de violence à personne et de porter lui-même Prochore dans sa tombe, le jour venu. Il accomplit son vœu, congédiant pour cela son host déjà assemblé.
II. Chroniques et chroniques enluminées en Russie (XVe-XVIe s.)
- 11 Voir aussi https://www.hansemuseum.eu/museum-2/ et https://www.youtube.com/watch?v= dZhPaBcx3 _4.
8La question au programme a été repoussée par une série de séances consacrées à l’état d’avancement de l’édition des plus anciennes chartes russes dans la future Series Rossica des Monumenta Palaeographica Medii Aevi, entreprise par le directeur d’études, avec ses collègues de Lettonie, Aleksandrs Ivanovs et Anatolijs Kuzņecovs. Le premier volume en préparation regroupera les 27 chartes russes médiévales les plus anciennes conservées dans les fonds des Archives nationales de Lettonie qui reprennent ceux de la municipalité de Riga, apparue au xiiie siècle. Les documents datent des années 1191-1192 (sous la forme d’un acte vidimé) ou 1219-1229 (original) à 1338-1341. Leur étude historique, paléographique et diplomatique, s’ordonne suivant la provenance des documents. Le fonds de Smolensk comprend 10 chartes, celui de Polock 6. On compte ensuite 7 chartes de Novgorod, deux de Pskov et deux documents émis par les autorités de Riga, en vieux russe, probablement non expédiés. Suite au déplacement effectué par le directeur d’études à Lübeck pour exposer le projet de la Series Rossica, il a pu donner au séminaire une présentation du remarquable Musée de la Hanse de Lübeck, en particulier à propos des rapports de la ligue marchande avec Novgorod11.
- 12 PSRL, t. 9, 1965, p. 149-152 (texte de la Chronique de Nikon qui reproduit celui du volume Golicyn) (...)
9Les séances proprement dévolues aux chroniques enluminées ont mis en parallèle les années communes de la Chronique de Radziwiłł et du Licevoj letopisnyj svod (LLS), la Chronique enluminée d’Ivan le Terrible, deux sources iconographiques qui ont déjà été mises à contribution plusieurs fois dans le séminaire. La Chronique de Radziwiłł a été copiée et peinte dans les années quatre-vingt-dix du xve siècle dans l’Ouest des pays russes (Smolensk ?, Volhynie ?) est passée ensuite entre les mains de la grande famille lituano-polonaise Radziwiłł, puis à Königsberg, avant que les Russes ne la prennent et la déposent à la bibliothèque de l’Académie des sciences de Russie. On a déjà remarqué que son iconographie trahit la connaissance de modèles occidentaux. Il est certain que ce manuscrit n’était pas directement connu en Moscovie à l’époque où Ivan le Terrible a fait compiler sa très ample Chronique enluminée (1568-1576). La comparaison est limitée à une fenêtre chronologique assez étroite. Le tome Golicyn (Golitsyne) de la Chronique enluminée commence en effet en 1113 (6621 en années du monde) et les époques antérieures de l’histoire russe sont perdues dans ce corpus. C’est sur l’année 1205 (6713) que s’arrête le codex de Radziwiłł. Il ne faut pas chercher entre les deux manuscrits des fortes similitudes, puisque l’un n’a pu servir de modèle à l’autre, mais tenter de comprendre le système de références des illustrateurs russes et la manière dont ils organisent la narration visuelle et son rapport avec le texte. Le récit annalistique est en partie commun, puisque les manuscrits Radziwiłł et Golicyn reprennent les informations de la Chronique de Vladimir-Suzdal’, rédigée v. 1305, qui fait office d’annales panrusses pour les xiie-xiiie siècles. Toutefois, le tome Golicyn complète ses informations en empruntant aux annales de Novgorod, en particulier à la Première chronique de Novgorod. Pour juxtaposer les leçons, il faut donc disposer de trois éditions, tout en comparant deux jeux d’images. Un premier essai a été fait sur un échantillon couvrant les années 6623 à 663512. Du point de vue codicologique, ces années correspondent aux f. 156 à 160 de Radziwiłł (9 pages, miniatures 354 à 368 du manuscrit = 15 enluminures) et à une séquence du LLS qu’il faut ainsi remettre en ordre : Golicyn f. 16 à 18v, Laptev f. 1, Golicyn f. 57, Golicyn f. 19 à 39 (61 pages et miniatures). On donnera ici seulement quelques remarques préliminaires.
10La chronique du temps d’Ivan le Terrible est beaucoup plus riche ; Radziwiłł place en général deux illustrations par feuillet, rectangulaires et assez schématiques, quoique très parlantes. Une ville se résume le plus souvent à une tour, une armée à un ou deux cavaliers. Dans la Chronique enluminée, on voit une enceinte à l’intérieur de laquelle émergent une église, un palais, une salle du conseil et de véritables troupes… La capture de Volodar’ Vasil’kovič par les Polonais en 6630 / 1122 est le sujet unique de l’unique miniature du f. 158v de Radziwiłł : le prince désarmé, les mains ouvertes, marche en compagnie d’un dignitaire coiffé d’un bonnet, comme lui ; ils sont cernés par deux cavaliers, l’un tenant une épée, l’autre un écu, dans un paysage nu qui se résume à une ligne horizontale. Au f. 26v de Golicyn, la scène inférieure représente une nuée de cavaliers fondant sur le prince à pied dans un paysage de rocailles ; mais le peintre a aussi rendu deux autres événements de la même année sur cette image : la mort d’Amphiloque, évêque de Vladimir (en haut à gauche) et un léger tremblement de terre (en haut à droite). On remarque aussi la différence de traitement du sujet de l’assassinat de l’empereur Léon Diogène s.a. 6623. Chaque manuscrit reste cohérent avec son propre système de référence. Dans la Chronique de Radziwiłł, Léon, sur son trône, en habit de prince à bonnet de fourrure, les bras écartés et désarmés, est embroché par deux spadassins qui le flanquent (min. 355, f. 156 bas). Cette image ressemble beaucoup à celle de l’assassinat de Jaropolk, sur l’ordre de son frère Vladimir, en 6488 / 980 (min. 109, f. 44bas). Dans la Chronique enluminée, la victime penche fortement vers le sol, les bras tendus en avant dans sa chute, et se retourne vers deux hommes, armés, l’un d’une longue épée, l’autre d’une lance, dans une attitude qui rappelle celle des martyrs (Golicyn f. 57). On retrouve une posture presque équivalente pour illustrer en 7051 / 1543 (Livre impérial = Carstvennaja kniga f. 252v) la mise à mort, sur ordre du jeune Ivan le Terrible, du prince Andrej Mixajlovič Šujskij. L’homme est à terre, se retourne vers un valet qui brandit une longue épée, derrière lequel se tiennent d’autres hommes brandissant des massues. Plusieurs feuillets de Radziwiłł montrent en marge de la scène proprement dite un animal emblématique. Les spécialistes ont avancé plusieurs hypothèses : il pourrait s’agir d’une sorte de blason représentant l’un des héros de l’épisode annalistique, ou bien d’une façon de juger sa conduite. L’ours assez réussi figurant au f. 155v haut (min. 352) peut être considéré comme un ajout étranger au dessein de l’illustrateur attitré. Par contre, le chien du f. 157bas (min. 359) est peint dans les mêmes tons que la miniature : il pourrait expliciter le caractère de « ce chien » de Jaroslav Svjatopolkovič qui trahit la confiance de Vladimir Monomaque. Enfin, le singe du f. 158bas (min. 363), perché sur un rocher et tournant le dos à la scène de déroute des Torki et Berendei (nomades ennemis des Russes), peut souligner la folie de leur fuite désordonnée qui aboutit à leur perte. La Chronique enluminée n’inclut pas de tels éléments grotesques.
- 13 M. Pastoureau, É. Taburet-Delahaye, Les secrets de la licorne, Paris, 2018.
- 14 Cette approche a été grandement facilitée par les articles de N. V. Butskix, « Mal životno, podoben (...)
- 15 Единорог ou oдинорогъ et dérivés : eдинороговый, eдинорожець, eдинорожь.
- 16 Kniga naricaema Koz’ma Indikoplov, éd. V. S. Golyšenko, V. F. Dubrovina, Moscou, Indrik, 1997, p. 2 (...)
- 17 Dekorativno-prikladnoe iskusstvo Velikogo Novgoroda : xudožestvennyj metall XI-XV veka, Moscou, 199 (...)
- 18 V. V. Ivanov, « Nazvanija slona v jazykax Evrazii », Etimologija, 1975, p. 149-161.
11Le beau livre de Michel Pastoureau et Élisabeth Taburet-Delahaye a inspiré une question naïve : y a-t-il des licornes dans la Russie médiévale13 ? Trois séances ont permis de répondre par l’affirmative et d’entreprendre une première exploration du sujet14. Dans la culture écrite de la Slavia orthodoxa, la licorne est présente, tout d’abord, dans les citations bibliques, où le grec monokerôs est traduit par edinorog15 (Nb.23:22 et 24:8 ; Dt.33:17 ; Jb.39:9-10 ; Ps.21:22, 29:6 et 92:11) et dans les gloses patristiques, notamment d’Athanase d’Alexandrie, de Théodoret de Cyr et d’Euthyme Zigabène. On la retrouve dans les traductions slavonnes de Cosmas Indikopleustès, du Physiologue, du Roman d’Alexandre et surtout dans le célèbre épisode de Barlaam et Josaphat, allégorie de la vie, où un homme, poursuivi par une licorne furieuse (qui symbolise la mort) se réfugie dans un arbre au-dessus du vide16. Il constate bientôt l’extrême précarité de son refuge, mais plutôt que de s’en alarmer, préfère se rassasier des quelques gouttes de miel qui coulent de l’arbre, autrement dit, les douceurs et voluptés de ce monde. Ces manuscrits font l’objet d’illustrations. Dans Cosmas, la licorne fait souvent la paire avec l’hippopotame (vodnyj kon’). La Parabole de la licorne ou Parabole de la douceur de la vie (tirée de Barlaam et Josaphat) se trouve non seulement dans plusieurs psautiers, mais aussi sur des compartiments d’icônes, sur une des portes de l’iconostase de la cathédrale Sainte-Sophie de Novgorod, ou encore sur la porte en bronze de cette même cathédrale, fabriquée à Novgorod en 1335-1336, puis emportée à Aleksandrova Sloboda par Ivan le Terrible en 157017. Sur les icônes, la licorne est verte. On retrouve une licorne verte dans la Chronique de Radziwiłł (f. 191v), sur une enluminure illustrant le champ de la bataille de la Ruta (en 6659 / 1151) dont le prince Andrej Bogoljubskij réchappe indemne, alors que son cheval a été tué sous lui et sa lance brisée. L’influence de l’héraldique occidentale se fait sentir à partir du xvie siècle ; la licorne envahit les étendards, les pièces de céramique, d’orfèvrerie, le « trône d’Ivan le Terrible ». Au xviie et au xviiie siècle, de grandes familles russes adopteront la licorne dans leurs armoiries (entre autres les Chouvaloff et les Troubetzkoy). Edinorog désignera aussi un type de pièce d’artillerie qui ressemble à une corne de licorne. Mais il paraît clair aussi que la licorne a aussi pénétré dans l’imaginaire russe par d’autres voies, venues d’Asie, et n’était pas ignorée des croyances populaires. L’animal fabuleux appelé indrik, présent dans les bylines, est une autre incarnation de la licorne, en même temps qu’un éléphant (ce qui n’est pas incompatible, comme l’ont montré M. Pastoureau et É. Taburet-Delahaye)18.
III. Questions diverses
12Le directeur d’études a présenté le livre Le choc des empires : France et Russie, 1798-1870, sous la direction de Jacques-Olivier Boudon, Paris, SPM, 2018 auquel il a collaboré et le deuxième tome de la Nouvelle Clio consacré à l’histoire de la Russie, La Russie impériale : L’empire des Russes et des non-Russes (1689-1917), Paris, PUF, 2019 dont il est le co-auteur avec Aleksandr Lavrov et Ecatherina Rai.
13Quatre étudiants ont donné des exposés sur leurs travaux. Le 20 mars 2019, M. Zochios Stamatis : « Le genre des obmiranija et leur rapport aux visions vieilles russes » ; le 27 mars 2019, M. Ion Dimitrov : « Le projet d’un État national-chrétien dans la théologie orthodoxe roumaine de la première moitié du xxe siècle » ; le 3 avril, M. Alexei Gerasimov : « La question paroissiale au cours des années 1900-1917 » ; le 22 mai, Mme Ekaterina Gordienko : « Les établissements éducatifs des émigrés russes en France au début du xxe siècle, sur l’exemple de deux écoles à Paris et à Nice ».
Notes
1 Traduction établie à partir du texte donné au t. 4 de la série Biblioteka literatury Drevnej Rusi, http://lib.pushkinskijdom.ru/Default.aspx?tabid=2070.
2 Polnoe sobranie russkix letopisej, t. 2. Ipat’evskaja letopis’ (ci-après Hyp.), Moscou, 1962, col. 245-248. Vladimir Monomaque est évoqué aux chap. 1, 4, 27, 31, 34 du Paterikon.
3 Hyp., col. 328. Igor’ Ol’govič est d’ailleurs assassiné par des émeutiers l’année suivante, parce qu’ils le soupçonnent de vouloir quitter le couvent et reprendre son trône, Hyp., col. 352-353.
4 Hyp., col. 312.
5 Hyp., col. 518.
6 Un épisode similaire, tiré des Vies des Pères du désert, était connu dans le monde slave par le recueil appelé Paterikon du Sinaï qui a servi de modèle au Paterikon des Grottes, voir PG, t. 87, col. 3103-3106 (no 212).
7 Sainte Russie : l’art russe des origines à Pierre le Grand, sous la dir. de Jannic Durand, Dorota Giovannoni et Ioanna Rapti, Paris, 2010, p. 543-547.
8 Texte et traduction anglaise, John L. I. Fennell, Prince A. M. Kurbsky’s History of Ivan IV, Cambridge, 1965, p. 72-92.
9 Le Slovar’ knižnikov i knižnosti Drevnej Rusi, rééd. D. S. Lixačev, t. 1. XI-pervaja polovina XIV veka, Leningrad, 1987, p. 371 ne lui attribue pas les chap. 28, 29 et 33.
10 Voir le petit article d’Alexander Haggerty Krappe, « L’arroche biblique et le Paterik », Revue des études slaves, 13 (1933), p. 244-245. Il semble que l’arroche a bel et bien été utilisée comme substitut alimentaire en Ukraine pendant les famines.
11 Voir aussi https://www.hansemuseum.eu/museum-2/ et https://www.youtube.com/watch?v= dZhPaBcx3 _4.
12 PSRL, t. 9, 1965, p. 149-152 (texte de la Chronique de Nikon qui reproduit celui du volume Golicyn) ; PSRL, t. 38, 1989, p. 104-105 (texte du codex de Radziwiłł) ; Novgorodskaja pervaja letopis’ staršego i mladšego izvodoz, Moscou, 1950, p. 204-205 (texte de la Première chronique de Novgorod).
13 M. Pastoureau, É. Taburet-Delahaye, Les secrets de la licorne, Paris, 2018.
14 Cette approche a été grandement facilitée par les articles de N. V. Butskix, « Mal životno, podoben kozljati. edinorog v drevnerusskoj literature i miniatjure », https://biblia.okis.ru/edinorog et « Pritča o edinoroge (ob odnom drevnem sjužete) », http://biblia.okis.ru/mishki-vremeni-i-zloj-edinorog.html. Voir aussi : G. Vilinbaxov, « Russkie znamena XVII veka s izobraženiem edinoroga », http://annales.info/rus/small/unicorn.htm.
15 Единорог ou oдинорогъ et dérivés : eдинороговый, eдинорожець, eдинорожь.
16 Kniga naricaema Koz’ma Indikoplov, éd. V. S. Golyšenko, V. F. Dubrovina, Moscou, Indrik, 1997, p. 291 ; Fiziolog http://lib2.pushkinskijdom.ru/tabid-4967 (Biblioteka literatury Drevnej Rusi t. 5) ; Aleksandrija http://lib2.pushkinskijdom.ru/tabid-5126 (BLDR t. 8) ; Povest’ o Barlaame i Ioasafe, http://lib2.pushkinskijdom.ru/tabid-2176#_edn2 (BLDR t. 2).
17 Dekorativno-prikladnoe iskusstvo Velikogo Novgoroda : xudožestvennyj metall XI-XV veka, Moscou, 1996, p. 299, 308-309.
18 V. V. Ivanov, « Nazvanija slona v jazykax Evrazii », Etimologija, 1975, p. 149-161.
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Référence papier
Pierre Gonneau, « Histoire et conscience historique des pays russes », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 151 | 2020, 267-274.
Référence électronique
Pierre Gonneau, « Histoire et conscience historique des pays russes », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 151 | 2020, mis en ligne le 09 juillet 2020, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3886 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.3886
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