Hagiographie, idéologies cléricales et pratiques sociales au Moyen Âge
Résumé
Programme de l’année 2018-2019 : Pratiques ascétiques et usages du corps dans les textes hagiographiques latins jusqu’au XIIIe siècle (2).
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1Dans la continuité de l’année précédente, nous avons examiné un certain nombre de textes décrivant des pèlerins portant des chaînes de fer, en posant toujours la question du rapport selon nous plus qu’étroit avec les cuirasses métalliques. La problématique générale de cette recherche est exposée dans l’Annuaire 150 (2017-2018).
2L’un des textes les plus complets (malgré sa brièveté) lus en séminaire est un récit présent dans les miracles de Walburge de Tiel (actuels Pays-Bas), écrits vers 1022 (BHL 8767. AASS, Feb. III, Anvers 1658, 547 C-D). On retrouve ici plusieurs éléments détaillés lors des séminaires de l’année 2017-2018. L’hagiographe rappelle que la pratique consistant à couvrir le corps des pénitents de cercles de fer a une origine méridionale et que la peine est prononcée par l’évêque (in confinio Gallorum et Aquitanorum episcopis ea consuetudo est… ; dans ce cas, on charge aussi le pénitent de pierres « d’un grand poids »). Cette peine est par définition celle des parricides et le coupable va de sanctuaire en sanctuaire avec une littera rédigée par l’évêque et rapportant le crime. Dans ce récit comme dans les autres, le cercle de fer restant (l’autre étant tombé dans un premier sanctuaire) tombe miraculeusement lorsque le pèlerin prie la sainte. Précision fort intéressante : le cercle métallique est ensuite accroché à un mur de la partie nord de l’église (mur intérieur ou extérieur ? le texte ne le dit pas), conformément à une pratique très répandue et souvent attestée, mais qui ne concerne qu’assez rarement ces cercles de fer pénitentiels.
3La pratique ici décrite déborde cependant largement le cas des parricides naguère étudiés par le chanoine Platelle. Selon les miracles de sainte Lioba (nièce de Boniface morte à Schornsheim en 782), dans un recueil composé par Rodolphe de Fulda († 865), un homme avait reçu des cercles de fer sur les bras à même la peau propter peccata (BHL 760 B ; AASS, Sept. VII, Anvers, 1760, 768 C-D). Là aussi, l’un des cercles tombe dans un premier sanctuaire, puis l’autre se détache au moment où le pénitent prie devant l’autel de la sainte : les clous tombent alors miraculeusement. Dans les miracles de saint Benoît, un récit de Raoul Tortaire († troisième décennie du xiie s.) raconte de façon très proche l’histoire d’un pénitent cette fois-ci volontaire, qui occupe donc une place intermédiaire entre les pèlerins condamnés par une autorité ecclésiastique et les ascètes : ut summi iudicis sibi metum placaret, sua ferro ligari fecerat brachia (BHL 1129 ; E. de Certain, Les miracles de saint Benoît, Paris, 1858, livre VIII, cap. 19, p. 303). Là encore ce sont les bras qui sont entourés de cercles métalliques. Ce pèlerin va en vain de sanctuaire en sanctuaire. Lorsqu’il arrive à Fleury, il prie Benoît devant son autel, en même temps que la Vierge. Un clou tombe (au singulier cette fois-ci : subito rupto clauo, quo ferreum constringebatur vinculum), il est libéré. On a également lu et commenté un intéressant récit contenu dans le recueil des miracles de l’évêque Godehard de Hildesheim (successeur de Bernward et évêque de 1022 à 1038). Le texte date du xiie siècle (BHL 3584 ; AASS, Mai, I, 525b). Le miraculé porte cette fois-ci une lorica mais le schéma est exactement le même : l’artefact de fer est porté à même la peau et le pénitent en est libéré alors qu’il prie devant l’autel du saint. La comparaison avec une toile d’araignée semble désigner la lorica comme une cotte de mailles (lorica quasi tela araneæ disrupta est et usque ad terram dilapsa). Ce texte montre donc clairement qu’il n’existe aucune différence de nature entre les cuirasses métalliques et les cercles ou les chaînes de fer.
4En règle générale ces récits concernent des hommes : le poids à porter était très lourd et lorsqu’il s’agissait de parricides, c’était normalement les hommes qui étaient impliqués dans les conflits de vengeance familiale. La volonté de faire pénitence peut aussi, cependant, concerner les femmes. Nous avons lu un texte assez étonnant rédigé à Assise peu après 1212 (date de l’invention des reliques de l’évêque Rufin). Une pèlerine, theutonica d’origine, avait fait entourer son ventre d’un cercle de fer après la mort de son mari, afin de se contraindre à garder la chasteté (ut carnis suae petulantiam compesceret). Elle visita différents sanctuaires pendant trois ans et alors qu’elle se trouvait à Rome, une voix l’avertit en songe de se rendre à Assise pour être libérée de son cercle. Ce qui arriva dans l’église pendant les vêpres, selon le schéma qui a déjà été décrit à plusieurs reprises.
5Nous avons accordé une attention particulière à deux récits qui, de même que celui des miracles de Godehard de Hilsdesheim, montrent clairement que l’utilisation d’une lorica pénitetielle se situait dans le droit fil du port de chaînes ou de cercles de fer.
61) Un loricatus dans les Miracles d’Émeric de Hongrie († 1031), écrits ca 1109-1112 (Vita sancti Henrici ducis, éd. A. Poncelet, AASS, Nov., II-1, Bruxelles, 1894, p. 490, puis Scriptores Rerum Hungaricarum, II, Budapest, 1938, p. 457-458, éd. E. Bartoniek). Émeric est le fils d’Étienne de Hongrie. Ses reliques sont élevées en même temps que celles de son père en 1083. Les deux saints sont inhumés à Alba Iulia (aujourd’hui Székesfehérvár, Hongrie). Le miracle est le suivant : coupable de graves crimes (non précisés), un allemand nommé Conrad est touché par le remords et se rend auprès de Grégoire VII. Horrifié par ses péchés, celui-ci ne peut lui donner une pénitence « curative » (qui effacerait les péchés), mais il conforte le pécheur dans son désir d’expiation en lui donnant un consilium. Ce que propose Grégoire est proche de ce qu’imposent les évêques dans les textes déjà mentionnés. Il faut entendre consilium comme s’opposant ici à iniunctio. L’iniunctio relève d’un système parfaitement maîtrisé : pour telle faute, telle pénitence autoritairement imposée, avec effacement conséquent des péchés. Ici les fautes sont trop graves, on a donc un consilium, c’est-à-dire à une suggestion qui ne s’accompagne pas d’automatisme. Grégoire donne lui-même une lorica au pénitent. Il est vraisemblable qu’il ne s’agit pas ici d’une cotte de mailles. En effet, des chaînes aident la lorica à adhérer au corps (ce qui semble moins nécessaire dans le cas d’une cotte de mailles que de plaques de fer ; de fait lorsque la lorica tombe, elle se divise in plurimas partes : on a donc sans doute un assemblage de plaques métalliques). Les chaînes fixant la lorica sont au nombre de cinq, l’hagiographe précisant qu’elles renvoient aux cinq plaies du Christ. Conrad se voit aussi confier une « charte de confession », i.e. un parchemin qui expose ses crimes et qui est scellé par le sceau personnel du pape. Dieu aura pardonné lorsque les chaînes cèderont, lorsque la cuirasse tombera en morceaux et lorsque l’écriture du parchemin se sera effacée. Conrad se rend donc à Alba Iulia, où est inhumé Étienne de Hongrie. Dans un songe, celui-ci l’envoie prier devant le sépulcre de son fil Émeric, qui se trouve dans la même église. Le miracle intervient alors : les chaînes se brisent, la cuirasse tombe en plusieurs morceaux et l’on trouve le parchemin effacé, non sans quelques traces d’écriture cependant.
72) Un récit de Guillaume de Malmesbury sur un pénitent originaire de Cologne (Gesta pontificum anglorum, V, 268, éd. M. Winterbottom, The History of the English bishops, p. 634-636). La première version de cette œuvre de Guillaume date des années 1118-1125. Le miracle en question est antérieur à 1075 puisqu’il met en scène l’archevêque Annon de Cologne († 1075). Un habitant de Cologne coupable de fratricide se voit imposer une pénitence par Annon. Il doit partir en pèlerinage pendant 7 ans avec des cercles de fer autour des bras et une lorica autour du « ventre ». Les cercles entourant les bras sont faits avec le fer de la lance qui a été l’instrument du crime et qui est désormais punitrix ad penam. Notre pèlerin va à Rome puis à Jérusalem (alors aux mains des sarrasins). Lorsqu’il s’approche du Saint-Sépulcre la lorica tombe, ou plus exactement elle se désagrège. Le pèlerin revient ensuite en Europe et parvient à Malmesbury. À la suite de ses prières, les vincula des bras tombent, et le fer est projeté à plus de 15 pieds.
8Ces textes sont riches d’enseignements. Ils montrent bien le caractère superficiel de la différence entre la lorica et les autres artefacts de fer pénitentiels. On voit bien aussi que si ce type de pénitence était peut-être d’origine méridionale (comme le disent plusieurs textes), l’acclimatation au monde germanique et au Nord de l’Europe avait été parfaitement réalisée au xie siècle au plus tard. Il est clair, enfin, que le port d’une lorica pénitentielle n’est pas une pratique des marges de l’Église puisqu’elle est ici imposée par le pape et par l’archevêque de Cologne.
9Nous avons ainsi établi une transition, du point de vue du port d’artefacts métalliques, entre les pénitents assujettis à une sanction canonique et les pénitents volontaires que sont les saints. Le premier cas connu d’un porteur de lorica est carolingien, et dans l’état actuel de nos connaissances, pour le monde latin à cette époque, il apparaît comme un hapax (les deux autres cas avancés par Katherine Allen Smith relèvent soit d’une mauvaise lecture soit d’une mauvaise datation) : c’est celui de Tason († 739), l’un des trois fondateurs du monastère de Saint-Vincent du Volturne (Molise, prov. d’Isernia). La vita de ces derniers a été rédigée par Ambroise Autpert, sans doute peu avant 777, et elle nous a été transmise par le Chronicon Vulturnense (xiie siècle) (BHL 6415 ; Ambroise Autpert, Vita sanctorum patrum Paldonis, Tatonis et Tasonis, éd. R. Weber, Ambrosii Autperti Opera, Pars III, Turnhout, 1979 [CC CM, 27 B], p. 902-902). Il semble cependant que le morceau qui nous a retenu soit authentique. Le passage relatif à l’ascétisme de Tason précise que celui-ci revêtit une lorica ad carnem tant que ses forces le lui permirent puis, lorsqu’il dut s’en séparer, qu’il en fit secrètement faire un cercle de fer qu’il porta jusqu’à sa mort. Les pratiques de Tason étaient clairement hors norme, comme le prouve aussi une phrase intéressante sur laquelle nous nous sommes arrêtés et qui porte sur le refus de coucher dans un lit : Hunc asserunt lectisternia refugisse. Ici, le mot lectisternium est sans doute une réminiscence de la Règle de saint Benoît : Lectisternia pro modo conuersationis secundum dispensationem abbae sui accipiant (RSB, 22, 2). Cette phrase a jadis posé pas mal de problème mais elle a été judicieusement commentée par Adalbert de Vogüé. L’expression pro modo conuersationis renvoie à l’état d’avancement auquel chacun est arrivé dans son parcours ascétique, mais il n’est pas envisagé de se passer de lectisternium. Que ce soit de cette façon ou en portant une cuirasse, Tason va donc au-delà de la règle. Après lui et avant Dominique l’encuirassé, on ne retrouve plus de porteur de lorica dans nos sources, ce qui ne veut évidemment pas dire qu’il n’y en eut plus. Les zones d’ombre sont grandes, mais il n’est pas possible de ne pas marquer ici le rôle pionnier de l’Italie dans cette histoire, et il est assez tentant de l’expliquer par une influence orientale : nous avions rappelé l’an dernier le port d’une cuirasse de fer par Théodore de Sykéôn († 613 ; vie écrite par l’higoumène Géôrgios après la mort du saint. Cf. A.-J. Festugière, Bruxelles, 1970 [Subsidia Hagiographica, 48], 2 vol. : I. Texte grec ; II. Traduction et commentaire, ici I, p. 26 et II, p. 28-29).
10Dominique l’encuirassé ayant été traité l’an dernier, puisque l’autoflagellation et le port de la cuirasse sont inséparables dans la Vita que lui consacre Pierre Damien, nous avons abordé cette année trois cas d’ascètes porteurs de loricae au Moyen Âge central : Bertulf de Ghistelles († fin xie s.), Simon de Crépy († 1082) et Hugues de Semur († 1109). Le cas de Bertulf illustre le parcours de ces pénitents qui, après avoir accompli leur peine, deviennent ensuite volontairement moines ou serviteurs d’un saint dans un monastère. Ils continuent alors à porter un attirail de fer et peuvent eux-mêmes acquérir une réputation de sainteté. Nous avons réservé pour une autre année le cas assez peu connu mais bien documenté de Bernard le Pénitent († 1182 ; BHL 1203). Le dossier de Bertulf, mari de sainte Godelieve, est beaucoup plus légendaire. Il nous a semblé que la façon dont ce dossier avait été mentionné dans le livre de Katherine Allen Smith (War and the Making of Medieval Monastic Culture, 2011 ; cf. le rapport de l’année précédente) était insatisfaisante et qu’il convenait d’en reprendre les différentes pièces afin d’y voir clair. Cet exemple a donc servi de cas d’espèce pour rappeler qu’en bonne méthode il convient, avant d’utiliser un texte, de bien comprendre quelle place il occupe dans un dossier hagiographique. Cette nécessité passe souvent, en particulier lorsque les œuvres n’ont pas fait l’objet d’une étude ou d’une édition scientifique récente, par la lecture des copieuses introductions rédigées par les bollandistes dans les Acta sanctorum. Les historiens s’en dispensent trop souvent.
11La jeune flamande Godelieve († 1070) avait été mariée contre son gré à Bertulf de Ghistelles. Maltraitée par son époux et par la mère de celui-ci, elle s’enfuit et se réfugia dans sa famille, mais son père obligea Bertulf à la reprendre. Celui-ci la fit alors étrangler mais il tenta de faire passer cet assassinat pour une mort naturelle. Selon certains des textes qui composent la légende de Godelieve, après sa mort il se repentit, gagna Rome et Jérusalem, enfin il se fit moine à Saint-Winoc de Bergues. Dans la liste chronologique des porteurs de lorica donnée en annexe de son livre, Katherin Allen Smith place Bertulf en deuxième position, juste après Dominique l’encuirassé, et elle renvoie à BHL 3593. Dans son commentaire, elle parle d’une « contemporary Vita », ce qui ne peut renvoyer qu’à celle de Godelieve par Drogon de Bergues, effectivement écrite avant 1084 et publiée pour la première fois par Maurice Coens en 1926 dans les Analecta Bollandiana. Nous aurions donc une attestation assez précoce de lorica pénitentielle, qui suivrait de peu les diverses mentions de Pierre Damien. Il apparaît cependant, d’une part que Drogon ne mentionne jamais le port d’une lorica par Bertulf, et d’autre part que la Vita écrite par ses soins porte le n° BHL 3591t (recensio antiquior) ou 3592 (recensio posterior). Il fallait donc essayer de débrouiller le problème. Nous résumons ici les résultats de cette petite enquête.
121) Le texte cité par Allen Smith (Praecipuum vero poenitudinis instrumentum fuit lorica ferrea, artus omnes ita constringens, ut ejus asperitas nonnisi post fata potuerit ab ascetis ipsis excogitari, AASS Jul. 2, 402) n’appartient même pas à BHL 3593. Il apparaît en réalité dans un commentaire de Jean-Baptiste du Sollier († 1740), le bollandiste éditeur de BHL 3593 (AASS, Jul. 2, Anvers, 1721), qui a trouvé cette information chez Jacques Malebrancque (ou Malebranche), mort à Tournai en 1653 et auteur d’un De Morinis et Morinorum rebus, sylvis, paludibus, oppidis, etc., 3 vol., Tournai, 1639-1654, que notre bollandiste cite abondamment : le passage mentionné se trouve au tome II, VIII, 78, p. 868 (erreur dans l’index de Malebrancque, avec renvoi p. 668, s.v. Godoleua).
132) Il existe bien une mention de lorica dans BHL 3593 : Tandem post laudabilem pœnitentiæ diuturnæ perseverantiam, morte devota sopitus, inventus est gravem super nudo gestasse loricam, quam a multis annis nequaquam depositam, caro quæ circulos eminentes supercreverat, testabatur (AASS, Jul. II, 435 B), mais ce texte date du xive siècle. La lorica de Bertulf est également mentionnée dans un texte difficile à dater, dont fait état Du Sollier en disant qu’il avait été envoyé à son prédécesseur Henschenius († 1681) par Armand Belver, un moine de Saint-Winoc. Ce texte mentionne une invention des reliques de Bertulf qui pourrait marquer le début du culte. Nous le daterions volontiers du xive siècle, époque où a été rédigée BHL 3593.
143) Il convient enfin de signaler une tradition orale rapportée à Du Sollier par Jean-Baptiste Bruynsteen, trésorier de la ville de Bruges, selon laquelle à une époque indéterminée (peut-être, là encore, au xive siècle) les moines de Saint-Winoc ouvrirent le sépulcre de Bertulf et trouvèrent son corps « entouré de chaînes de toutes parts » (catenis undequaque circumdatum), ce qui laisse à penser que la lorica n’était peut-être pas exactement une cuirasse.
15En résumé, Bertulf est réputé avoir porté une cuirasse, ou peut-être des chaînes, depuis le xive siècle seulement. Il aurait été enterré avec, ce qui apparaît plausible. Après avoir examiné les diverses sources qui nous donnent ces informations, il apparaît que si son dossier est intéressant et appelle une étude plus poussée, il ne mérite pas d’être placé en deuxième position dans la liste des saints porteurs de lorica.
16Nous avons ensuite abordé les cas de d’Hugues de Semur († 1109), sixième abbé de Cluny, et de Simon de Crépy († 1082). Le dossier d’Hugues de Semur nous a intéressé car il concerne un grand abbé bénédictin et non un pèlerin, un ermite ou un ancien miles. Hugues a porté la lorica au début de sa carrière monastique, comme en témoignent plusieurs pièces de son volumineux dossier hagiographique. Il est particulièrement intéressant de noter qu’il s’agissait pour lui d’expier les crimes de son père, assassiné par le duc de Bourgogne dont il avait épousé la fille. Le port de la lorica est donc lié à un cas de violence familiale, un « parricide » au sens le plus large du terme. Le contexte est très clunisien puisqu’il s’agit de « faire pénitence pour les autres ».
17Le dossier de Simon de Crépy est bien différent. Ce grand comte attiré par la vie érémitique et impliqué dans la réforme dite « grégorienne » avait récupéré un « vêtement de fer » porté par un religieux et l’avait ensuite porté (BHL 7757 ; AASS, Sept. VIII, Paris, Rome, 1865, 744-751, 748 A-D pour l’épisode de l’artefact de fer). Précision intéressante car elle indique que Simon n’avait pas utilisé dans un but pénitentiel une cotte de mailles qu’il aurait initialement possédée pour un usage militaire. Cela montre donc qu’il n’y a pas toujours reconversion d’un objet lié à la condition de miles, et en même temps que la logique pénitentielle ne s’inscrit pas vraiment, contrairement à ce que l’on a pu suggérer, dans le droit fil des activités militaires passées. Nous sommes restés un bon moment sur cette très riche Vita et nous avons en particulier mis en valeur le passage où Simon, refusant le mariage qui lui était proposé, est comparé à Alexis.
18Enfin, nous avons entamé la lecture de la Vita de Guillaume Firmat († 1103) attribuée à Étienne de Fougères († 1178 ; BHL 8914) sans avoir le temps de parvenir au passage où il est question d’une lorica. La lecture de ce dossier devant se poursuivre en 2019-2020, nous en réservons le résumé pour le prochain rapport.
19Au-delà de multiples lectures minutieuses et de diverses petites découvertes, cette année de séminaire a donc permis de bien montrer que l’usage des artefacts de fer par des meurtriers ayant accepté le système du rachat pénitentiel, d’une part, et par de saints ascètes volontaires, d’autre part, présentait bien des similitudes. De même, il est apparu que contrairement à ce qui a été fait récemment, il n’est pas possible d’étudier le port des cuirasses sans le relier, de la façon la plus étroite possible, à celui des cercles ou des chaînes de fer. Il a été confirmé, enfin, que ces cuirasses ne situaient pas leurs utilisateurs aux marges de l’Église mais plutôt en son centre. Ces questions resteront les nôtres lors du séminaire 2019-2020.
20Comme tous les ans, la première partie des séances a souvent permis de présenter d’autres textes, certains travaux récents ou moins récents et des points particuliers d’historiographie. Nous avons mis l’accent cette année sur la présentation, parfois répartie sur plusieurs séances, de quelques œuvres modernes qui abordent la question de l’ascétisme corporel de façon souvent critique et polémique : Histoire des flagellans par l’abbé Boileau (frère de l’auteur du Lutrin), Paris, 1701 (1700 pour la version latine), très critique ; traité de Jean-Baptiste Thiers critiquant Boileau (Critique de l’Histoire des flagellants et justification de l’usage des disciplines volontaires, Paris, 1703) ; textes du très matérialiste baron d’Holbach sur les saints et les mortifications (Théologie portative, 1768, article « abstinence », « anachorètes », « austérité », « charnel », « discipline », « flagellations », « mortifications », « saints » ; Tableau des saints, ou examen de l’esprit, de la conduite, des maximes & du mérite des personnages que le christianisme révère & propose pour modèles, 1770) ; mais c’est sur la féroce Monachologie publiée en 1783 par Ignaz von Born (Joannis Physiophili specimen Monachologiae, methodo Linnaeana, tabulis tribus aeneis illustratum ; Ignaz von Born est sans doute le modèle de Sarastro dans la Flûte enchantée de Mozart) que nous sommes attardés le plus longtemps, en nous concentrant sur sa traduction française l’année suivante par le naturaliste Pierre Marie Auguste Broussonet († 1807) (Essai sur l’histoire naturelle de quelques espèces de moines décrits à la manière de Linné. Ouvrage traduit du latin et ornée de figures, par M. Jean d’Antimoine, naturaliste du Grand Lama, etc., etc., Monachopolis [Paris], 1784). Broussonet adapte et enrichit en effet l’œuvre de Born. Nous avons voulu, en prélude à une étude plus systématique, lire et commenter le texte mais nous. avons aussi examiné les différentes éditions de cette Monachologie. Nous avons ainsi pu montrer que cette œuvre, de façon assez surprenante, a été intégrée au tome 9 des Cérémonies et coutumes religieuses de tous les peuples du monde de Bernard et Picard (1re édition de cette œuvre à Amsterdam à partir de 1723). D’autre séances ont permis de présenter le dossier hagiographique de Catherine Tekakwitha († 1680 ; première autochtone d’Amérique du Nord, canonisée en 2012), qui pratiquait volontiers les flagellations et l’ascétisme extrême ; la curieuse Vie du petit saint Placide de Geneviève Gallois (1954), un livre dessiné qui eut une réelle importance dans certains milieux catholiques des année 1950-1960 mais qui est bien oublié aujourd’hui ; le petit opuscule du polygraphe Gabriel Peignot intitulé Recherches historiques sur l’origine et l’usage de l’instrument de pénitence appelé Discipline (Dijon, 1841) ; le discours d’Ernest Renan sur la tombe de son ami Ernest Havet (1889), dans lequel l’auteur de la Vie de Jésus, en bon connaisseur des textes hagiographiques, endosse implicitement et humoristiquement les habits de Thomas d’Aquin. La séance consacrée à un pèlerin de Malmesbury nous a amené à lire un texte étonnant sur un moine de cette abbaye qui, au xie siècle, essaya de voler avant de s’écraser et de se briser les jambes (Guillaume de Malmesbury, Gesta regum anglorum, II, 225, éd. T. Duffus Hardy, Londres, 1840, p. 380 ; représentations iconographiques de cette histoire aux xixe et xxe siècles). La séance où il a été question d’Alexis (Vita de Simon de Crépy) a été accompagnée de la présentation d’un article / compte rendu de l’auteur de ces lignes sur le dossier hagiographique de saint Alexis (« Remarques sur le dossier hagiographique de saint Alexis », Romania, 136, 2018, p. 180-195) et d’une présentation du psautier dit de Christine de Markyate (Saint-Alban, v. 1123 ?), qui contient la célèbre Vie d’Alexis en ancien français, jadis éditée par Gaston Paris. Enfin, la question des souffrances auto-infligées nous a poussé à présenter un petit dossier sur les moines crucifiés dans l’iconographie et les exempla (avec une attention particulière à l’article de Kathryn A. Smith, « The Monk who crucified himself », dans Thresholds of Medieval Visual Culture: Liminal Spaces, éd. Elina Gertsman et Jill Stevenson, Woodbridge, 2012, p. 44-72).
21Plusieurs collègues nous ont fait l’honneur de venir présenter leurs travaux sur le corps des moines dans le cadre d’un atelier Condorcet conjointement organisé par le responsable de ce séminaire et par Marie-Anne Polo de Beaulieu (CNRS). La liste des intervenants peut être consultée dans ce volume (« Chronique de la conférence »). Hors de ce cadre, deux collègues espagnols, Jorge López Quiroga (Universidad autónoma de Madrid) et Natalia Figueiras Pimentel sont venus présenter le remarquable dossier du monastère de San Pedro de Rocas (Galice, prov. Ourense), mieux connu depuis des fouilles archéologiques récentes, qui a la particularité de posséder une fresque murale romane représentant le Mappamundi des manuscrits dits « Beatus » (« Ecclesia edificata inter Alpes Roccas nominata: el complejo rupestre de San Pedro de Rocas, Esgos », Ourense, 16 avril 2019).
Pour citer cet article
Référence papier
Patrick Henriet, « Hagiographie, idéologies cléricales et pratiques sociales au Moyen Âge », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 151 | 2020, 255-261.
Référence électronique
Patrick Henriet, « Hagiographie, idéologies cléricales et pratiques sociales au Moyen Âge », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 151 | 2020, mis en ligne le 09 juillet 2020, consulté le 16 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3862 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.3862
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