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Résumés des conférences

Histoire des sciences dans l’Occident médiéval

Nicolas Weill-Parot
p. 234-237

Résumé

Programme de l’année 2018-2019 : I. Une action surnaturelle ou naturelle ? Le « contact virtuel » dans la science, la philosophie et la théologie (XIIIe-XVe siècle). — II. Le De reductione effectuum in virtutes communes d’Henri de Langenstein.

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Texte intégral

I. Une action surnaturelle ou naturelle ? Le « contact virtuel » dans la science, la philosophie et la théologie (XIIIe-XVe siècle)

1La philosophie naturelle d’Aristote, qui s’impose comme cadre de la science à partir du xiiie siècle, est « contiguïste » : elle impose un contact entre ce qui meut et ce qui est mû. Dans les textes philosophiques, théologiques et scientifiques, apparaît cependant une notion : le « contact virtuel » [(con)tactus virtutis ou virtualis] pour rendre compte des cas où le moteur n’est apparemment pas en contact avec ce qu’il meut. L’enquête sur cette notion a débuté par le corpus des œuvres de Thomas d’Aquin plus aisé à sonder grâce aux bases de données. L’étude des passages pertinents de plusieurs écrits (Summa contra Gentiles, Summa theologiae, Responsio de 30 articulis, Quodlibeta, Quaestiones disputatae de malo, Scriptum super Sententiis) montre que chez le Docteur Angélique le « contact virtuel » s’applique toujours à la conjonction entre une substance spirituelle et un corps. La notion rend donc possible le contact entre eux, tout en respectant l’hétérogénéité radicale de leur nature. Ces substances spirituelles susceptibles d’entrer dans un contact virtuel avec un corps sont donc l’ange, l’intelligence motrice d’une sphère céleste, le démon, voire Dieu lui-même – en revanche Thomas exclut que l’âme soit en contact virtuel avec son corps, et oppose à cette thèse, qu’il attribue à Platon, l’union hylémorphique aristotélicienne. La notion contactus virtutis est ainsi opposée à plusieurs notions : contactus (dimensivae) quantitatis, contactus mathematicus, contactus magnitudinis, contactus corporalis. Cependant l’une des plus grandes occurrences de contactus virtutis dans l’œuvre de Thomas d’Aquin correspond à la qualification de la relation de l’ange et du lieu. L’ange n’étant pas corporel, il ne peut être « localisé » que dans un sens équivoque : il est en « contact virtuel » avec le lieu.

2C’est à propos de l’action (apparemment) à distance que l’on trouve l’autre grand emploi de contactus virtutis. Nous avons d’abord analysé les commentaires de la Physique anglais des années 1250-1270, que Silvia Donati et Cecilia Trifogli ont mis en évidence (le CD-Rom élaboré par C. Trifogli étant particulièrement utile). Comme l’a expliqué C. Trifogli, alors que dans la Physique (IV), Aristote fait du lieu une surface, la limite du corps enveloppant, un passage des Catégories (6, 4b20-25) pouvait être interprété comme soutenant une conception « tridimensionnelle » ou « réceptive » du lieu. Alors que la plupart des commentaires médiévaux ont suivi la Physique, Roger Bacon, par exemple, a modifié la définition donnée dans la Physique pour la rendre compatible avec celle des Catégories, et la conception tridimensionnelle apparaît chez certains des commentateurs anglais du xiiie siècle. Ainsi, le commentaire conservé dans le ms. Sienne, biblioteca communale degli Intronati, L III 21, pour contrer l’argument du nécessaire contact avancé par les tenants de la thèse du lieu « enveloppant », distingue le tactus mathematicus et le tactus virtualis : et seul le second fait le lieu ; il le qualifie de naturalis tactus. D’autres commentaires anglais ont été analysés : Guillaume de Clifford (ms. Peterhouse 157) ; anon., ms. Todi, biblioteca communale, 23 ; anon., ms. Oxford, New College 285.

3Ce recours à la notion de contactus virtutis pour qualifier une action distante se rencontre notamment à propos de l’action du ciel sur le monde sublunaire. À ce sujet, dans le commentaire sur le De generatione et corruptione attribué à Roger Bacon, sont distingués deux tactus : secundum virtutem solum ou secundum virtutem et superficiem. Le commentateur anglais Richard de Clive explique aussi que certains disent que le moteur (le ciel) et le mû (le corps inférieur) sont ensemble virtualiter et non corporaliter. Nous avons analysé les occurrences significatives de virtualiter dans d’autres commentaires, ainsi Guillaume de Clifford explique bien ce que signifie virtualiter : l’agent n’entre pas dans le patient lui-même corporaliter, mais seulement virtualiter, dans le sens où « il envoie sa vertu » (immitit suam virtutem). Nous avons suivi les emplois comparables de virtualiter chez Thomas d’Aquin : opposé parfois à actualiter, parfois à materialiter. À la fin du xve siècle, le médecin valencien Jérôme Torrella, dans son Opus praeclarum de imaginibus astrologicis, utilise le concept de contactus virtualis afin de replacer dans la contiguïté des procédés thérapeutiques magiques ou bien merveilleux qui paraissent agir suivant une action à distance : alors que le fil a un contactus naturalis et physicus avec le cou de la vipère et acquiert ainsi sa force curative de l’angine, l’« image astrologique » (talisman tirant sa force des seules forces astrales) n’est avec le ciel qu’en contactus virtualis. La pierre d’aigle, quant à elle, est dans un double contactus virtualis : avec le ciel dont elle tire son pouvoir et avec la matrice et les cotylédons de la femme qu’elle protège contre les fausses couches.

4Le contactus virtutis définit-il une action à distance ? C’est la question que l’on peut poser à propos de Jean Duns Scot et de Guillaume d’Ockham. Pour Duns Scot, le contactus virtualis est le seul vraiment indispensable, même si le plus souvent s’ajoute le contactus mathematicus. Souvent le Docteur Subtil a été considéré comme soutenant une action à distance. Les travaux déjà anciens de Francis J. Kovach permettent de rentrer dans le détail de ses raisonnements. Cependant Guillaume d’Ockham critique le faux-fuyant de Duns Scot : Aristote a voulu un contactus mathematicus, lui substituer un contactus virtualis est trahir son intention. Ockham (dont la position sur l’action à distance a été notamment étudiée par André Goddu) est, quant à lui, tenant d’une conception radicale et unique de l’action à distance, fondée sur le principe selon lequel est moteur de quelque chose ce sans quoi (toutes les autres conditions étant égales) cette chose ne serait pas mue.

5Une séance a été consacrée aussi à la pensée de Pierre Auriol à propos des critiques faites à la théorie de l’intellect séparé chez Averroès (un texte étudié notamment par Jean-Baptiste Brenet). L’union entre la nature humaine et l’intellect séparé est insuffisante : elle ne permet pas de faire de l’intellect la forme par laquelle l’homme pense. Pierre Auriol expose la comparaison avec le vin de l’outre qui est en contact « réel » avec lui, alors que l’objet de sa tristesse, s’il est Rome, le touche seulement « virtuellement ».

6Enfin le médecin italien Pietro Torrigiano (Turisanus) (v. 1275-v. 1330), dans le Plusquam commentum in Microtegni Galeni, à propos des opérations d’action apparemment à distance résultant de propriétés occultes, écrit que de telles opérations ne requièrent pas nécessairement un contactus magnitudinis entre l’agent et le patient, mais un contactus virtutis. Mais il ajoute que ces actions ne sont pas « naturelles », « mais virtuelles » et qu’elles sont dites « surnaturelles ». Turisanus se singularise en sortant de telles opérations du cadre naturel. Il qualifie plus loin ce dernier contact de « metaphoricus ». Thomas d’Aquin, dans son Commentaire des Sentences (I, d. 37, q. 3, art. 1, co.), avait distingué le toucher à proprement parler (impliquant un contact entre les extrémités) et le toucher « métaphorique », qui existe à travers une action et qui convient à l’ange.

7Ce défrichement a mis en évidence l’importance et la complexité de la notion contactus virtutis / virtualis. Nous souhaiterions poursuivre la recherche dans ce domaine de façon plus systématique.

II. Le De reductione effectuum in virtutes communes d’Henri de Langenstein

8Henri de Langenstein (v. 1325-1397), maître ès-arts (1363) et de théologie (1375) de l’université de Paris, puis enseignant à l’université de Vienne à partir de 1382-1384, est célèbre notamment pour son rôle dans l’ecclésiologie du Grand Schisme. Sa place éminente dans l’histoire de la critique de l’astrologie est aussi connue, notamment depuis les travaux d’Heinrich Pruckner et de Lynn Thorndike : il est l’une des figures majeures de la polémique contre l’astrologie de la fin du Moyen Âge. Son Tractatus contra astrologos conjunctionistas n’est sans doute pas le plus original ; sa Questio de cometa l’est davantage. Mais surtout il a laissé deux traités, toujours inédits, conservés dans plusieurs manuscrits : le De reductione effectuum in virtutes communes (désormais DRE) et le De habitudine causarum. Ces traités, interdépendants, poussent à leur paroxysme les arguments les plus radicaux de Nicole Oresme contre l’astrologie. Mais leur difficulté conceptuelle et le caractère assez chaotique de la tradition manuscrite expliquent que les tentatives d’édition aient avorté. On dispose de quelques études partielles et dispersées comme celle de Stefano Caroti.

9Le DRE a été rédigé à Paris (donc avant 1382). Nous l’avons consulté dans trois manuscrits (ms. Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, Ashb. 210 ; ms. Paris, BNF, lat. 14887 ; ms. Paris, BNF, lat. 16401). C’est un texte complexe et fort important. Pour les phénomènes insolites (comme l’attraction magnétique) qui ne pouvaient être rapportés à l’agencement des qualités premières, les auteurs scolastiques médiévaux avaient généralement adopté (en suivant Galien et Avicenne) l’explication par les propriétés occultes découlant de la forme spécifique ou substantielle de la chose. Or Henri de Langenstein entend substituer une autre explication. Les chapitres 1 à 11 ont d’abord été analysés. Henri de Langenstein distingue la philosophie commune, qui s’occupe des phénomènes communs dont la cause est manifeste, et la philosophie singulière et cachée (occulta), qui enseigne sur les natures, les conditions et les vertus cachées (occultae) des choses. Celle-ci est à la première ce qu’est la théologie à l’égard de la philosophie ; elle est par rapport à elle comme une métaphysique naturelle. S’inspirant de la doctrine de la configuration des qualités de Nicole Oresme, Henri de Langenstein met en place son système explicatif des phénomènes les plus apparemment inexplicables : il faut tenir compte de l’harmonie des qualités prédisposant le patient, de la modalité du rayonnement de l’agent sur le patient (rayon direct, réfracté ou réfléchi), et de la proportion des qualités actives dans l’agent en comparant cette harmonie avec celle qui prédispose le patient. Henri demande alors si à chaque espèce correspond une certaine organisation de la matière en fonction de la figura. Et il entre dans un long développement qui va se poursuivre pendant plusieurs chapitres sur le passage d’une forme substantielle à l’autre. Il s’interroge ainsi sur les formes substantielles, la configuration (figuratio) ou l’organisation de la matière propres à l’homme vivant et au cadavre. Il pose aussi la question à propos de l’homme et de la mandragore. Il s’interesse aux rapports entre macrocosme et microcosme et la cause de discrasie du microcosme (maladie humaine) et convoque à cette occasion la notion de « nature universelle », si importante dans le De habitudine causarum. Le chapitre 13 pose clairement que les combinaisons des « influences » des quatre qualités élémentaires suffisent à rendre compte de tous les effets sans qu’on ait besoin de recourir à quelque « influence occulte » provenant des astres. Le chapitre 17 développe cette idée en l’appliquant notamment à ce qui est normalement l’exemple type de l’action par les propriétés occultes : le pouvoir qu’a l’aimant d’attirer le fer. Le chapitre 25 également montre cela pour les phénomènes merveilleux. Mais la combinatoire à l’œuvre dans la nature pour produire ces multiples effets est si complexe, si multiple, si difficile à connaître que, d’une certaine manière, il n’est pas sûr que le savant soit plus avancé pour expliquer les phénomènes. Pourtant, il existe bien une différence fondamentale entre l’explication par les propriétés occultes et celle qu’avance Henri de Langenstein : la propriété occulte est un bloc irréductible, tandis que les combinaisons presque infinies des qualités et des dispositions suggèrent une possible analyse, une addition de paramètres potentiellement manifestes. Si les résultats pratiques demeurent douteux, la perspective scientifique n’est à l’évidence plus la même.

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Pour citer cet article

Référence papier

Nicolas Weill-Parot, « Histoire des sciences dans l’Occident médiéval »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 151 | 2020, 234-237.

Référence électronique

Nicolas Weill-Parot, « Histoire des sciences dans l’Occident médiéval »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 151 | 2020, mis en ligne le 09 juillet 2020, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3818 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.3818

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Auteur

Nicolas Weill-Parot

Directeur d'études, École pratique des hautes études — section des Sciences historiques et philologiques

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