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Résumé

Programme de l’année 2018-2019 : I. L’Assemblée en Mésopotamie (2) d’après les textes akkadiens de l’époque amorrite. — II. Littérature sumérienne : le roi au combat (2) ; étude lexicale et historique : ALAM et tamšīlum.

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Texte intégral

1Bien que plusieurs thèmes furent traités au cours de l’année, ne sera traité en détail ici que celui consacré au terme sumérien ALAM. Dans le prolongement d’un article publié dans le Journal Asiatique en 2019 consacré aux statues royales et divines d’après les archives de Mari, qui reprenait d’ailleurs des éléments de la conférence de l’année 2014-2015, j’avais étendu cette recherche sur les images à la documentation du troisième millénaire en raison de sa richesse et pour replacer dans une perspective historique plus longue une pratique culturelle fondamentale et caractéristique de la civilisation mésopotamienne. À partir de l’année 2017-2018, on s’était d’abord consacré aux tablettes administratives de la troisième dynastie d’Ur. Le dossier assez riche en soi, comprend une sélection de documents allant des rois Ur-Namma à Šû-Sîn.

2En préambule, nous avons relu cette année, un extrait de la VIIIe tablette de l’Épopée de Gilgameš version standard à partir de l’édition de référence de A. George (2003). Le héros ne se consolant pas de la mort d’Enkidu, son ami, le deuil prend une tournure tragique et grandiose. Après un temps de lamentation, Gilgameš convoque ses artisans pour faire faire une statue d’Enkidu. Malheureusement le passage reconstitué à partir de trois manuscrits néo-assyriens (le plus important étant l’exemplaire de Sultan Tepe) n’est pas encore complet (l. 65-72 selon le découpage de A. George) :

Au petit matin à l’aube, Gilgameš lança un appel au pays :

« Métallurgiste, lapicide, sculpteur, orfèvre, joailler ! Fabrique° mon compagnon […]. » […] Il° fabriqua une statue de son compagnon. « En ce qui te concerne mon ami, tes membres sont en […], tes yeux en lazulite, ta poitrine en or, ta peau en […]. » (Env. 10 lignes perdues).

3Ce bref passage revêt d’abord un sens particulier dans le contexte narratif. L’initiative qui est décrite sommairement peut être vue comme un moyen pour le roi d’Uruk de contrecarrer l’inéluctable, la mort d’Enkidu et la perte de son image qui est crûment décrite par le processus de la putréfaction. La perte de la mémoire d’Enkidu constituerait une seconde mort encore plus insupportable. Réaliser une statue fidèle du défunt permettra d’obtenir un double cette fois incorruptible de l’être aimé. Aussitôt l’ordre donné aux artisans, aussitôt la statue faite. Gilgameš s’adresse alors à celle-ci comme s’il s’agissait d’Enkidu en personne et s’émerveille des riches matériaux qui composent sa nouvelle apparence. L’ellipse vise évidemment à donner l’impression d’une exécution rapide de la commande et permet de rester focalisé sur la psychologie du héros qui est loin d’avoir fait son deuil comme si lui-même avait taboué la phase artisanale. La description purement matérielle de la statue est peut-être volontairement à double sens : elle suggère (pour autant que les lacunes nous permettent de comprendre le passage) d’une part la beauté exceptionnelle de l’œuvre jugée non pas d’après ses finitions mais d’après les matériaux qui la composent, non seulement précieux, mais aussi brillants. L’or ou le lapis lazuli nimbent la statue d’un éclat divin. Cela faisant, l’accent est mis sur le « matériel » et moins le « vivant » (la statue ne parle pas). En cela on peut considérer que la réalisation de cette statue ne pouvait combler entièrement Gilgameš. Aussi même si un tel hommage est à la hauteur de l’importance d’Enkidu, le produit fini n’empêche pas le héros, une fois les funérailles accomplies, de tomber dans la dépression qui le pousse à tout abandonner et à errer dans la steppe à la recherche de l’impossible.

4Il faut dire que ce bref récit d’une fabrication de statue de caractère épique (avec une pointe de pessimisme si l’on considère son inefficacité à calmer le protagoniste) s’inscrit dans une longue tradition et capte remarquablement bien une pratique culturelle relatée par la documentation cunéiforme tant administrative que religieuse ou littéraire. Il condense plusieurs thèmes fréquents : la commande royale ; le rôle funéraire et cultuel de la statuaire, la recherche d’une forme d’immortalité à travers les œuvres d’art ; la collaboration des différents métiers dans l’élaboration d’œuvres plastiques composites… La statue reproduit et retient une part de la personne représentée si bien qu’elle constitue un objet ambigu qui n’est plus inerte. Ajoutons que le but probable de Gilgameš étant d’obtenir un substitut d’Enkidu, la ressemblance avec son modèle devait avoir son importance. Quand le roi d’Uruk ordonne aux artisans de « fabriquer » son ami (epuš ibrī « fabrique mon ami »), il ne s’exprime pas différemment des auteurs des lettres de Mari datées entre 1800-1750 av. n. è. qui parlaient quant à eux de « faire un dieu » quand il était question de produire une statue de culte. C’est l’indice que le récit de Gilgameš s’inspire du thème de la fabrication des statues divines et que d’ailleurs Enkidu était destiné à être vénéré à l’égal d’un dieu.

5Il ne semblait pas utile de revenir sur le terme akkadien almum qui désigne la représentation matérielle de la personne. Il n’est pas confondu avec tamšīlum, plus rarement attesté et qui désigne le simulacre, une image imitant la forme du modèle représenté. Non seulement ce terme est le plus approprié pour décrire des figurations d’animaux, mais les matériaux dont on se sert pour en fabriquer peuvent être de la simple laine ou de la cire. L’objet almum, quant à lui, matérialise moins l’enveloppe corporelle que l’être pensant qui l’habite. Dès lors, il ne se rapporte jamais qu’à la représentation divine ou humaine. Son équivalent sumérien alan (= ALAM), courant dans les « archives » de la fin du troisième millénaire, ne paraît pas avoir un sens différent, mais étant donné qu’il pouvait aussi être traduit en akkadien par lānu « forme » « silhouette », son champ sémantique doit avoir été plus large.

6L’interprétation du signe graphique ALAM est une autre affaire. Il fait partie des signes les plus complexes du répertoire cunéiforme. Il était légitime de s’interroger sur sa signification visuelle et son lien avec la notion d’« effigie » ou d’« incarnation ». En retracer l’histoire était susceptible de fournir des renseignements sur ses spécificités. Outre ce point, il y avait d’emblée une difficulté posée par l’existence dans le vocabulaire ancien d’un terme concurrent, à savoir dul3 signifiant pareillement « effigie » Le signe DUL3 se présente comme une tête schématique (SAĜ) dotée de hachures au niveau du crâne (gunû). Ce patent anthropomorphisme le distingue tout à fait du cas d’alan. Pourtant, les deux termes ont coexisté. Peut-être étaient-ils simplement complémentaires, dul3 appartenant de préférence aux habitudes des scribes habitant dans une zone qui allait d’Abu Ṣalabikh, près de Nippur à Mari. À Ebla, il devient an-dul3. Pourtant alan a fini par le supplanter au cours de la deuxième partie du troisième millénaire. C’est ce qui explique son usage dans les textes paléo-babyloniens de Mari. Sa lecture phonétique alan ou alam est établie à partir de la documentation « récente » mais doit être valable pour au moins une partie du troisième millénaire. La plus ou moins grande ancienneté de l’équation ALAM, alan = « effigie » reste pourtant indéterminée. N’est-ce pas d’ailleurs un sens secondaire ?

7En effet, la possibilité de traduire ALAM par « effigie » ne paraît certaine qu’à partir du moment où ce graphème a comme complément un nom de personne comme dans l’expression « effigie d’untel », ce qui ne se réalise pas avant 2400, c’est-à-dire avant les règnes d’Enmetena ou d’URUKAgena. Toutefois, l’indice d’une continuité est fourni par le nom de métier TAKA4.ALAM qui désigne un artisan, faiseur de formes ou sculpteur. À notre connaissance, peu de documents mettent en relation plus ou moins explicitement ce nom de métier et alan « effigie ». Ce métier est pourtant attesté très anciennement en particulier dans des listes lexicales du début du troisième millénaire dans un contexte qui permet d’être sûr qu’il s’agit d’une profession artisanale. À partir de ce type de source, on peut retracer l’histoire du signe dans la documentation antérieure de l’époque d’Uruk III (aux alentours de 3000 av. n. è.). L’expression TAKA4.ALAM figure ainsi dans la fameuse liste des professions (mais le contexte y est moins clair que pour les versions plus récentes déjà mentionnées) et dans quelques textes administratifs. Les spécialistes de l’épigraphie d’Uruk archaïque ont rangé dans la catégorie ALAM plusieurs signes qui sont à l’évidence sans rapport entre eux parce qu’ils diffèrent sensiblement tant dans leur forme que dans leurs fonctions comme le prouve un examen des tablettes. Inutile de rappeler que les textes archaïques restent à l’heure actuelle fort mal compris en dépit des sensibles progrès accomplis ces dernières décennies. Il vaut mieux donc s’en tenir strictement aux signes qui par leur graphie sont clairement affiliés au ALAM dont la forme est figée dans la liste des noms de professions.

8Dès lors, il était indispensable de ne pas perdre de vue le nom de métier TAKA4.ALAM, lequel correspond d’après les sources récentes à l’akkadien qurqurru « sculpteur », un des artisans réquisitionnés par Gilgameš faut-il le rappeler.

9Ayant bien identifié et isolé les occurrences d’ALAM, on a décrit ses caractéristiques en tenant compte de ses variantes et tenté d’identifier à quelle réalité il était susceptible de se rapporter. Quelques précautions étaient à prendre en considération et nous avons fait quelques remarques générales sur la pictographie dont nous faisons l’économie ici.

10Les signes d’écriture à caractère pictographique ont gardé ce caractère bien après le moment où les scribes sont passés du stylet pointu au stylet angulaire qui a donné à l’écriture sa forme cunéiforme si caractéristique. Ce n’est que très progressivement que l’ensemble des signes devint abstrait et selon un processus qui ne fut pas régulier et systématique. Le signe du poisson (HA : représentation d’un poisson entier), par exemple, s’est schématisé peu à peu. Le point de rupture se situe à la fin du IIIe millénaire. L’ensemble du corpus de signes devient définitivement abstrait entre 2100 et 1800.

11L’évolution du signe ALAM est de loin beaucoup plus complexe que celui de HA. Nous nous sommes risqués à tirer de nos observations quelques conclusions et à émettre des hypothèses. Il se présente dans sa version la plus ancienne connue sous la forme de deux sortes de colonnettes terminées chacune par un « chapiteau » ou « bol ». Ces deux éléments ne sont pas (encore) reliés entre eux. Le dessin représente à l’évidence un artefact bien déterminé et qui n’a rien à voir avec une représentation anthropomorphique. Les « chapiteaux » pourraient être simplement des récipients posés sur deux longs piédestaux semblables à ceux qui figurent dans la fameuse scène de culte du Vase d’Uruk. Cet élément iconographique figure dans d’autres scènes similaires datant de la même période. Ajoutons que ce type de piédestal allongé servant de support à un plat ou bol fait partie de la culture matérielle d’Uruk retrouvée en fouilles.

12L’évolution d’ALAM après 3000 est étonnante dans la mesure où son graphisme se complexifie. Une stèle (kudurru) en donne une forme intermédiaire, à mi-chemin entre la période tardive d’Uruk et la période du Dynastique archaïque. C’est en quelque sorte l’illustration d’un chaînon manquant. Si dans la version plus moderne on reconnaît toujours les deux colonnettes et les vases (pour autant que cette interprétation soit bien sûr juste), plusieurs éléments sont venus s’ajouter : la partie basse est désormais constituée de jambes terminées par des griffes ; au-dessus de celles-ci (lesquelles ont donc remplacées les « colonnes ») apparaît une ceinture hachurée qui sépare désormais les « vases jumeaux » de la partie inférieure du signe. Ceux-ci ne sont plus solidaires des supports. En outre, deux sortes de « tuyaux » en sortent, fait qui suggère que la forme des récipients a elle-même changé. Dans cette version, ils sont visiblement fermés et se terminent par un long col droit. Le signe tel quel n’évolue plus pendant plusieurs siècles malgré diverses variantes mineures. Néanmoins, les éléments qui constituent la partie supérieure du signe, à savoir notamment les deux vases à col et la « ceinture » (laquelle représente peut-être un plateau) finissent pas s’imbriquer les uns dans les autres. Les cols se sont rapprochés formant un simple jeu de hachures verticales. Dès l’époque paléo-akkadienne, la forme du signe ALAM n’a déjà plus la même lisibilité. La version de l’époque d’Ur III (2100-2000) s’efforce seulement d’en conserver la complexité graphique et les proportions. Après 2000, le signe ne présente pas de grandes différences avec son précurseur d’Ur III, devenu définitivement abstrait. Il tend à être simplifié, se conformant au développement de la cursive paléo-babylonienne.

13Nous pouvons donc distinguer 3 voire 4 phases dans l’évolution d’ALAM. Le point de rupture se situe entre 3350 à 2050 (voir figure ci-après).

14Mais avant d’interpréter plus avant ce qu’implique la transformation du signe au début du troisième millénaire, un autre aspect de son histoire devait être l’objet d’une attention particulière. Les lecteurs assidus du CDLI (outil indispensable de la recherche contemporaine auquel tout à chacun peut accéder facilement), comme le sont nos étudiants et nos auditeurs, savent très bien qu’il n’est pas rare que des transcriptions mises en ligne confondent les signes ALAM et NA2. Cela tient au fait que la forme du signe ALAM a convergé vers celle de NA2, alors que les deux étaient à l’origine absolument sans rapport. NA2 « lit » « se coucher » représente de fait un lit, peut-être vu de front avec seulement deux de ses pieds visibles : au-dessus du cadre et des pieds, on trouve dessiné le sommier ou tout élément de literie. Ce dernier motif est représenté d’abord comme un carré puis devient triangulaire autour de 3000. Les pieds de lit sont soit pointus soit représentés droits, une simplification qui n’a pas fait école. Au début du IIIe millénaire le signe du lit est modifié : le cadre surmontant les pieds est désormais hachuré, puis ce sera le tour du triangle au sommet. À l’époque paléo-akkadienne (vers 2350), au bout de ces pieds sont finalement ajoutées des griffes. Ce détail étonnant au premier abord, s’explique très bien par la description des lits dans les textes du troisième millénaire d’après lesquels les lits ouvragés de l’élite ou ceux destinés au culte étaient très souvent dotés de griffes animales. On pourrait donc supposer que le signe a été actualisé en fonction des caractéristiques d’un véritable meuble zoomorphisé.

15Or, cette évolution graphique de NA2 s’est faite parallèlement à celle d’ALAM. Les deux signes ont fini par avoir des traits communs, car tandis que les deux piédestaux d’origine du signe ALAM sont devenus pointus à la manière de NA2, les pieds de ce dernier se sont s’allongés à la manière de ceux d’ALAM. Celui-ci est apparemment le premier à se doter de griffes.

16Deux hypothèses ont alors été envisagées pour interpréter ce phénomène. Soit il s’agit d’une transformation purement conventionnelle et graphique. On aurait affaire au même cas observé par exemple pour HA dont la forme est ramenée à époque récente à ZA+U (×2). La différence principale tient à ce que la transformation de NA2 et ALAM suit un court beaucoup moins simple. Une telle hypothèse est donc peu satisfaisante d’autant que le rapprochement entre ZA et HA est beaucoup plus tardif. Soit le graphème ALAM s’est transformé parce que l’« objet » auquel il se réfère a changé et qu’il a été pour ainsi dire « actualisé ». Cela impliquerait que la relation entre le signifié et le signifiant restait forte au début du troisième millénaire. Or les changements observés indiqueraient que l’objet ALAM avait désormais des caractéristiques rappelant ceux d’un lit luxueux ou cérémoniel.

17Cette dernière hypothèse n’est possible qui si l’on admet que la fonction pictographique du signe était toujours active. Notre analyse de l’histoire du signe HA « poisson » va dans ce sens : un scribe traçait consciemment la figure d’un poisson en écrivant HA. Par déduction, il est possible et même vraisemblable qu’il n’en était pas autrement pour ALAM même s’il se rapporte à une catégorie distincte, celle des artéfacts

18La convergence entre ALAM et NA2 devrait permettre d’interpréter partiellement ce que représente le premier au tout début du troisième millénaire à une période où ils se différencient surtout par leur partie supérieure. Dans cette version d’ALAM, les deux vases sont donc disposés désormais sur un plateau doté de 4 pieds pointus qui rappellent la base d’un lit : ces « jambes » sont elles-mêmes sciemment dotées d’un aspect animal avec leurs griffes.

19À l’époque paléo-akkadienne la ressemblance entre NA2 et ALAM s’accentue si bien que ce dernier se laisse finalement analyser comme un signe NA2 surmonté de hachures verticales, vestige des deux cols de vases. Il est clair qu’à ce stade la relation avec un artefact déterminé n’est plus réalisée ou tout au moins est en train de se brouiller. Un tel changement relève cette fois du même type de convergence qu’il y a eu ultérieurement entre ZA et HA.

20Cette recherche ne permet certes pas de saisir comment le signe ALAM est parvenu à désigner la notion d’effigie, mais on peut penser qu’il représentait au départ un objet du culte significatif qui subsumait toutes les formes d’ex-voto et que la place de la représentation de la figure humaine au sein de cet ensemble a pris le pas dans le courant du troisième millénaire. Le signe lui-même adopte une forme animale voire même mixte, car en définitive il a fini par avoir une allure vaguement anthropomorphique (buste et jambes).

21Revenant à la question de l’artisan TAKA4.ALAM nous avons constitué un dossier qui ne prétendait pas à l’exhaustivité mais cherchait à dégager quelques caractéristiques. Ce terme apparaît déjà dans la documentation d’Uruk, mais un point de départ plus assuré se présente seulement avec la version d’une liste de noms des professions un peu plus récente. La dernière mention de TAKA4-ALAM dans les textes de la pratique provient d’une tablette d’Umma datée de la 39e année de Šulgi, soit moins d’un millénaire après. Quoique tombé en désuétude à l’aube du deuxième millénaire, la tradition lexicale mésopotamienne l’a conservé dans son répertoire savant. Une version très récente traduit un complexe de signes proche de TAKA4.ALAM, URUDU.SIG7.TAKA4.ALAM, à lire zermušku, par « qurqurru » « sculpteur ». On sait que TAKA4.ALAM avait plusieurs sens anciens bien distincts, tels que « filet », « fourmi », « silhouette », « sculpteur ». M. Civil, un grand spécialiste de la lexicographie sumérienne, avait supposé que les fourmis étaient identifiées aux sculpteurs à cause de leurs mandibules qui pourraient faire penser précisément à des ciseaux de sculpteur. Si le sens de filet est attesté par le Vocabulaire pratique d’Ebla, c’est-à-dire au moins au milieu du troisième millénaire, celui de sculpteur est semble-t-il de loin le plus ancien. L’association entre TAKA4 une main (symbole de l’habileté ?) et ALAM (un artefact religieux, sens supposé plus haut) fonctionne à la manière d’un rébus. La série lexicale diri récente a ajouté le nom du cuivre (uruda) à celui de l’artisan sculpteur, tandis que l’ajout de SIG7 repose sur un amalgame avec le terme SIG7.ALAM « silhouette ». Mais de toute façon ces détails sont sans valeur pour l’analyse présente en raison de leur caractère tardif.

22La liste des noms de professions dite Lu2 E datée des débuts du Dynastique archaïque et ses avatars de l’époque paléo-babylonienne (cf. CDLI) sont bien intéressants. À l’origine, la première liste reflète certainement une réalité sociale du début du troisième millénaire vue au travers du prisme des scribes. Elle comporte en particulier une liste de 9 artisans : ébéniste / charpentier (nagar), sculpteur (DUB.NAGAR), sculpteur (TAKA4.ALAM), maçon / constructeur (šidim), tanneur (ašgab), équarisseur (lu2-su-si), lapicide (bur-gul ; lit. : « qui sculpte des bols (en pierre) »), lapicide (zadim), le métallurgiste (simug ; lit. « qui fait couler (le métal) »). Il y a de curieux doublons, comme DUB.NAGAR et TAKA4.ALAM. Dans une version de Nippur du xviiie siècle, la liste est différente : chef des vanniers (ad-kup4-gal), potier dénommé « celui au service d’Enlil le potier » (lu2-den-lil2-bahar), ébéniste/charpentier (nagar), chef des ébénistes/charpentiers (nagar-gal), lapicide (za-dim2 ; lit. : « fabricant de perles »), orfèvre (ku3-dim2 ; lit. « qui façonne le métal précieux »), métallurgiste (simug), lapicide (bur-gul), sculpteur (DUB.NAGAR), sculpteur (TAKA4-ALAM) et lapicide (zadim2). Malgré de nettes différences entre ces deux états, on relèvera que les noms pour sculpteur continuent à se suivre dans un ordre identique, mais ont été rapprochés des métiers du métal et de la pierre. Dans la version ancienne, la succession NAGAR, DUB.NAGAR faisait sens lexicalement. Il fut pourtant peut-être un temps où sculpteurs et ébénistes étaient considérés comme des groupes contigus. Le rapprochement de ces derniers avec les spécialistes du métal tient à l’importance prise par la fabrication de statues métalliques, en bronze ou autres matériaux plus précieux.

23Bien sûr, le degré de pertinence du classement des listes lexicales est un sujet de discussion sans fin, aussi fallait-il nous tourner vers d’autres types de sources disposant de données plus probantes.

24Le premier texte historique fondamental sur les activités des sculpteurs est daté du début du règne d’URUKAgena dernier dirigeant de la dite première dynastie de Lagaš. On peut lire à la fin de cette tablette administrative provenant de Girsu : « Sasa, l’épouse d’URUKAgena, roi de Lagaš, leur a distribué (ces produits), lorsqu’elle a pris de façon parfaite la fonction de reine pour BaU et (lorsque) la statue (alan) en argent purifié de Sasa a été installée dans le Ki-Utu. »

25Les produits distribués (étoffes, nourriture, huile) et les personnes concernées sont énumérés précédemment. Il y a cinq groupes ordonnés hiérarchiquement :

  • ŠaTAR l’administrateur du Palais (sanga-e2-gal) ;
  • Lugalanda, le chef des sculpteurs (gal-TAKA4.ALAM) ;
  • Gallam, le métallurgiste (simug), Ka’a le lapicide (zadim) ;
  • Ur-mud, Šeškura, E-SAHAR, Hene, orfèvres (ku2-dim2-me) ;
  • Lugal-Ištaran, métallurgiste.

26Ce document témoigne d’une cérémonie qui célébra la prise de fonction de la reine Sasa titre qu’elle tenait de la déesse BaU, parèdre du dieu principal de Girsu. La mention d’un sanga du palais montre que ce bâtiment n’était pas un lieu sécularisé. Il devait abriter un sanctuaire à BaU dans lequel se trouvait un espace désigné par le terme Ki’Utu, lit. « lieu-du-divin-Soleil ». Ce terme désignait aussi un rituel où était invoqué Utu. C’est là qu’allait prendre place la statue de Sasa, une cour à ciel ouvert où l’on faisait habituellement ses prières au dieu soleil ? Il est significatif que tous les autres acteurs soient des artisans. Ils ont été récompensés pour avoir participé à la fabrication de la statue de Sasa. Le groupe se compose de 9 personnes soit 1 chef sculpteur, 2 métallurgistes, 5 orfèvres et 1 lapicide. Ils ne sont pas tous traités à la même enseigne. Le plus important d’entre eux est manifestement le chef sculpteur ce qui laisse supposer qu’il a été le principal maître d’œuvre. Mais le métallurgiste nommé Gallam a aussi été considéré comme un membre éminent de l’équipe. L’étroite collaboration entre le sculpteur et le fondeur est patente.

27Ainsi l’événement qui se laisse reconstituer rappelle en partie le cas de la fabrication de la statue d’Enkidu par Gilgameš : les mêmes corps de métiers sont mentionnés ensemble et tous ont collaboré à la réalisation d’une commande royale. Cependant le but premier de cette œuvre n’était pas funéraire.

28Comme dit plus haut le dernier représentant de la catégorie des artisans TAKA4.ALAM est un certain Ur-Igizibara attesté à la fin du règne de Šulgi. Son titre était plus exactement « sculpteur du roi » (TAKA4.ALAM-lugal). Il semble avoir joué un rôle en rapport avec le transport par bateau d’une statue de Šulgi (ma2-alan-lugal). Il s’agit sûrement d’une allusion à une barge cérémonielle servant à transporter ou promener une effigie royale, nouvelle ou restaurée, depuis son atelier jusqu’à un sanctuaire déterminé.

29Contrairement à ce qui a été vu pour les listes lexicales TAKA4.ALAM et DUB.NAGAR ne figurent jamais côte à côte dans les textes de la pratique, ce qui suggère qu’au moins dans le cas de la lexicographie paléo-babylonienne ils étaient synonymes.

30Le terme de KIŠIB.NAGAR s’imposa dans la seconde moitié du troisième millénaire. Cette profession éclipsa désormais celle des TAKA4.ALAM (attestés de manière certaine, hormis les séries lexicales, seulement à Uruk, Girsu et Umma). Les tibira (lecture avérée de KIŠIB.NAGAR) devinrent dès lors les principaux acteurs de la production des œuvres plastiques. La survie du titre concurrent jusqu’au règne de Šulgi est vraiment surprenante.

31La translitération courante de URUDU.NAGAR « cuivre.ébéniste » est erronée. Il est vrai qu’après 1900, les signes KIŠIB / DUB et URUDU pouvaient facilement être confondus, le signe KIŠIB ayant progressivement été dépouillé de ses décors (gunû). Dès lors, il n’est pas exclu que kišib ou dub ait été réinterprété par certains scribes comme uruda « cuivre » parce que la fabrication de statues en métal était une des activités les plus visibles des tibira, lesquels ont été à tort confondus avec les métallurgistes. Nous supposons que le choix d’associer KIŠIB « poing » à NAGAR « travailleur du bois » pour fabriquer le mot tibira visait à exprimer la notion de « travailleur du bois habile ».

32Ce métier était tenu en haute estime comme l’illustre bien le poème mythologique d’Inana et Enki qui a pour intrigue une ruse qui permet à la grande déesse de soutirer à Enki ses pouvoirs et fonctions. Parmi eux, figure la liste suivante : l’art du travail du bois, la sculpture (nam-tibira), l’art scribal, la métallurgie, la peausserie, l’art du foulon, l’art de la construction, la vannerie, la sagesse, l’entendement, les rituels de purification. Il ne s’agit en rien d’un inventaire à la Prévert même si l’insertion de l’art scribal paraît artificielle ; on s’attendrait à ce que cette science soit en tête. La fin de la liste donne une clé qui suggère que l’ensemble de ces techniques et savoirs appartiennent au périmètre sacré, c’est-à-dire au temple. Ils forment une chaîne combinant connaissance, sagesse et rite. Les artisans sculpteurs auraient d’ailleurs pu réclamer comme saints patrons, la déesse Ninmuga et le dieu Asalluhi (membres du cercle du dieu Enki) qui sont parés du titre de sculpteur eux-mêmes. Les instruments propres à la nam-tibira sont le ciseau (bulug), le burin (ma-an-ga-ra) ou le ciseau à graver (urudagur10) et le poinçeau (urudaha-bu3-da). Quant à ses matériaux de prédilection, il faut compter la pierre, le métal, l’ivoire et la cire. Un ouvrage en bois n’est explicitement évoqué que par une affirmation du héros Lugalbanda à propos d’Anzu dans le Retour de Lugalbanda (lequel donne à cette occasion une étiologie de la représentation classique de l’aigle Anzu) : « après que j’aurai fait faire ton image (alan-zu) par les sculpteurs sur bois (d’Uruk) et que tu seras un objet d’admiration je ferai briller ton nom dans Sumer. » Le terme de ĝiš-dim2 (commenté par C. Wilcke) « qui façonne le bois » est sans doute une manière poétique de parler du tibira, puisque les ébénistes nagar ne sont jamais impliqués directement dans la production des effigies (alan). La complémentarité entre sculpteur et métallurgiste est à nouveau bien mise en évidence par un billet (époque d’Ur III) qui enregistre le recrutement d’un tibira pour deux journées de travail avec ses outils lesquels sont placés sous la responsabilité d’un « fondeur » (simug). Malheureusement la nature de la commande n’est pas renseignée dans ce cas.

33La première mention vraiment significative du métier de tibira provient d’Adab à l’époque de Narām-Sîn. On y apprend qu’« Ennanum, le sculpteur (tibira) qui est venu accompagné de la statue du roi a été “revêtu” » d’un anneau et de deux étoffes. Comme dans le cas de la statue en argent de Sasa, la réception de la commande est une opération administrative nécessitant la rédaction d’un texte. La documentation de la troisième dynastie d’Ur relate aussi de semblable manière des événements de ce genre, mais concentre une quantité beaucoup plus importante d’informations diversifiée (facilement accessibles sur le BDTNS) dont le dépouillement a occupé aussi notre temps au second semestre.

34Tout d’abord plusieurs cas mentionnent des livraisons d’effigies royales par les sculpteurs tibira, qui apparaissent en groupe ou seuls. Šû-Adad est désigné comme celui qui a fabriqué une statue d’Amar-Suena, fils de Šulgi. Sous le règne de ce même roi, on apprend au hasard d’un texte provenant d’Irisaĝrig que 4 sculpteurs « ont apporté la statue du roi ». Il s’agit vraisemblablement de sculpteurs royaux (tibira- lugal) ce qui témoigne sans surprise de l’existence d’ateliers royaux. L’un d’eux localisé dans la capitale à Ur était sobrement dénommé e2-tibira « bâtiment des sculpteurs ». Ailleurs, tel texte précise cette information : « (rations pour) ces sculpteurs, au nombre de 3, qui sont venus avec la statue. » Une représentation de Keš a nécessité la collaboration de 4 tibira, 2 orfèvres, 35 fondeurs et 2 lapicides. Une telle équipe n’a pu être mobilisée que pour réaliser un ouvrage considérable et complexe. Il n’était donc pas rare que les sculpteurs travaillent par groupe de 3 ou 4 et collaborent avec d’autres métiers pour la réalisation d’œuvres certainement très sophistiquées.

35Un dossier de Girsu donne un autre aperçu des activités des tibira. Deux d’entre eux aux côtés de divers artisans, dont des orfèvres, sont engagés dans des travaux, qui durent une trentaine de jours, sur les barques cérémonielles de plusieurs divinités telles Nanše, Nindara et Dumuzi. Les principaux artisans impliqués sont les ébénistes (ou dans ce contexte charpentiers) et les vanniers. La fonction précise des tibira n’est pas renseignée mais vu la nature de leurs activités ils devaient s’occuper des ornements et décors de ces bateaux de fête qui pouvaient être ornés de symboles solaires dorés (urudašamšātum).

36La statue réalisée par Šû-Adad a été délivrée à Girsu au milieu de la première année d’Amar-Suena. Il a été gratifié à l’occasion d’au moins une étoffe guzza de qualité normale et de 10 litres d’huile. Si Amar-Suena est déjà monté sur le trône depuis quelques mois, cette nouvelle œuvre pourrait avoir eu comme fonction la mise en place de son culte à Girsu. Il a donc fallu environ 5 à 6 mois pour la réaliser. Une curieuse notice visiblement associée à la mention de cet événement, indique que la statue du roi (sûrement celle de Šû-Adad) a été pourvue en supplément d’une petite quantité d’argent pour l’entourage des yeux (sa-igi) en argent. La statue est donc certainement en métal, une partie au moins étant composée d’argent. Dans un autre contexte l’argent de la divinité Lā-gamal (c’est-à-dire de sa statue, le terme alan n’étant que très rarement appliqué à une « authentique » divinité) est distingué du métal pour l’entourage de ses yeux (sa-igi-bi-še3 ; on notera l’usage de l’inanimé à propos de la statue). De l’argent provenant des yeux et de la bouche d’une statue fait d’ailleurs l’objet d’une mention dans une tablette issue des fouilles récentes de Puzriš-Dagan, preuve que ses parties étaient ajoutées peut-être seulement par collage. Le fait n’est pas anodin. Il montre que les yeux étaient appliqués à la fin ultime de la fabrication de la statue pour un motif moins technique que rituel : la dernière touche consistait à éveiller la statue. Il fallait donc lui ouvrir les yeux, ce qui une fois fait la rendrait propre au culte.

37En l’an 7 d’Amar-Suena, une statue du roi a été transportée non par des tibira cette fois, mais par des prêtres d’Eridu. L’État les a récompensés à l’intérieur d’Eridu par un présent supérieur à celui donné aux artisans dans ce genre d’occasion. L’œuvre devait provenir d’un atelier d’Ur et allait trouver sa place dans le sanctuaire d’Enki. L’absence de tibira est l’indice qu’elle avait déjà été inaugurée et que son déplacement avait pris la forme d’un cortège solennel. Cet événement est sûrement lié à l’installation d’un nouveau prêtre d’Enki à Eridu.

38L’analyse de plusieurs autres documents nous a permis de découvrir des particularités du culte des souverains représentés sous forme de statues. Le cas de Gudéa, qui organisa de son vivant (au moins en partie) son propre culte (funéraire), nous a conduit à étudier l’une de ses statues mentionnées à l’époque d’Ur III parce que celle-ci bénéficiait d’offrandes régulières. Elle est associée au temple du dieu Ezinam et placée dans un bâtiment ou une pièce nommée « maison des chefs ». Cette relation entre le dieu céréalier et le souverain illustre une des fonctions du culte, celle censée garantir les récoltes. L’étude du dossier concernant Gudéa a permis aussi de constater qu’une autre statue de lui était associée au temple de Šulpae du palais. Ce dieu était vénéré dans une chapelle à l’entrée du palais surveillée par un garde amorrite. C’est dans ce secteur que se trouvait un mémorial (ki-a-naĝ) de Gudéa abritant sa statue. Dans ce cas aussi une connivence entre la divinité et Gudéa devait exister. Šulpae étant un proche de la déesse-mère Ninhursaĝa et seigneur des vergers, des plantations et des animaux (d’après l’hymne A à son honneur), on retrouve encore une relation possible entre le culte funéraire d’un prince et la fertilité.

39En l’an 5, d’Amar-Suena une statue du roi est sortie de son temple à l’occasion des semailles au mois des semailles (iti Šu-numun) : elle allait donc être portée en procession pour bénir le grain dont on espérait tirer une bonne récolte. Dans ce cas, l’effigie se substituait au roi vivant et lui permettait de décupler son pouvoir ou du moins d’agir aux quatre coins de son royaume au même moment avec la même efficacité. Après sa mort, ses images retenaient son pouvoir bénéfique à condition d’être entretenues, réactivées régulièrement, notamment par le rite de l’ouverture de la bouche, et de recevoir leurs offrandes régulières.

40Pour terminer, nous rendons compte de quelques traits du règne de Šû-Sîn. Avec lui, le culte royal s’intensifia. Les scribes n’hésitèrent pas à désigner ses statues (quoique d’une manière qui ne fut pas systématique) « statues du divin Šû-Sîn » au lieu de la banale formule « statues du Roi » (l’identification du roi régnant étant superflue). Ce type de dénomination était plutôt caractéristique des rois défunts jusque-là. Dès sa première année il installa des représentations de lui-même à plusieurs endroits du royaume et pas seulement dans des temples. Pour l’une d’entre elles qui se trouvait dans la maison du vizir, un agneau fut sacrifié. Il s’agissait sans doute presque toujours de statues portatives qui pouvaient prendre part à des processions sur bateau comme l’évoque un billet daté de l’an 1 de Šû-Sîn (ma2-alan). Elles participaient à des fêtes comme l’évoque cette formule d’un compte établi à Girsu : « (offrandes végétales pour) la statue du divin Šû-Sîn “assise” dans la fête. »

41Ce roi s’est fait représenter en maître du monde (« statue du roi soumettant la mer Inférieure et la mer Supérieure ») dans une luxueuse sculpture constituée de 3 mines de lazulite, soit deux kilos et demi, ce qui est considérable pour cette matière importée de loin. Servirait-elle à faire la barbe royale ou un décor maritime ?. Le vizir étant impliqué dans sa conception, on s’est demandé si ce n’était pas cette œuvre qui avait été installée dans sa propre demeure de fonction.

42Une autre statue du roi fut introduite dans le temple de Ningirsu et de BaU à Girsu, sans compter celle présente dans son propre temple local. À Umma, deux autres entrèrent en l’an 6 respectivement dans le temple de Šara et dans celui de la déesse Gula. La même année, dans un lieu nommé Nēber-Šû-Sîn « Gué de Šû-Sîn », une nouvelle chapelle dite « Maison de la statue du divin Šû-Sîn », fut installé un piédestal recouvert de bitume pour la dite statue. Un document spécifie qu’un sacrifice fut offert à « la statue du roi ». Cette inauguration a été réalisée parallèlement à la construction ou la restauration d’un podium pour le trône de Ninhursaĝa. Les liens entre cette divinité majeure, présente tant à Irisaĝrig, Keš et Diniktum, villes proches les unes des autres, et le roi régnant étaient ainsi intentionnellement mis en relief. À Irisaĝrig (ville royale qu’on localise désormais à l’est de Nippur, au-delà du Tigre) les temples, mémoriaux ou chapelles de plusieurs divinités se côtoyaient. Un lieu de culte était réservé à Šû-Sîn et un autre au défunt Amar-Suena. Le roi se devait d’être présent en permanence pour prier dans le temple d’Enlil à Nippur, le protecteur de la royauté d’Ur et de Sumer : une statue dite « neuve » était donc allée rejoindre les nombreuses statues présentes dans le sanctuaire, celui d’Enlil ou de sa parèdre Ninlil. Une image de Šû-Sîn se trouvait sûrement dans la cella d’Enlil et recevait des offrandes au même titre que l’étendard et le trône du grand dieu. On voit ainsi un bœuf lui être sacrifié d’après un récapitulatif de Puzriš-Dagan, ce qui illustre le fait que sa statue était traitée à l’égal des dieux et du divin Šulgi. Vers la toute fin de la dernière année de Šû-Sîn, suite à un réaménagement à Irisaĝrig, l’image d’Amar-Suena fut retirée de son socle et installée dans un temple voisin. Ce changement répond sûrement à des mesures prises à cause de la fin de Šû-Sîn et du désir de faire de la place pour le successeur. L’usage de deux peaux de bœufs blancs et de 7 litres de bitume confiés à des artisans, un charpentier et un corroyeur, concernait la statue du roi (« […] mis à la disposition de la statue du roi »), laquelle n’est autre que celle d’Ibbi-Sîn, l’héritier. Le bitume servait habituellement à faire le socle des statues, mais la mention de peaux dans ce contexte est unique. L’intention était donc peut-être de fabriquer un siège recouvert de peaux (comme cela est par ailleurs bien attesté) ce qui expliquerait l’intervention d’un spécialiste du bois. Il s’ensuit que le roi devait être représenté assis sur un « trône » très réaliste. L’opération fut supervisée par 3 sculpteurs (tibira) qui veillèrent directement aux deux statues royales elles-mêmes. Or, ceux-ci rencontrèrent leur nouveau prince deux mois auparavant quand il vint faire une visite sur les lieux.

43Le récit de Gilgameš que nous avons commenté plus haut n’a donc repris que quelques caractéristiques de la fabrication des statues représentant des souverains divinisés. Un exemple d’effigie d’une personne décédée réalisée par un héritier fait ici défaut. La documentation écrite ne recouvre certes qu’une partie de la réalité et nous n’avons pas (encore) tenu compte des us et coutumes des rois des époques postérieures. On constate seulement qu’un roi a relégué l’image de son grand-père dans un temple secondaire. Les sculptures étaient de toute façon déjà là, prêtes d’avance pour le culte des ancêtres. Les souverains mésopotamiens préparaient eux-mêmes de leur vivant leur futur culte funéraire comme le montrent des inscriptions de Gudéa. Celui-ci se distingue par un usage intensif et réfléchi de la pierre (comme la fameuse diorite), tandis qu’il était plus commun pour les rois d’Ur et les rois paléo-babyloniens de se faire représenter en métal, une pratique ancienne comme l’aura montré l’exemple de la reine Sasa. Est-ce qu’une représentation alan était nécessairement à l’image de la personne représentée voire même anthropomorphique ? La réponse nous paraît positive, mais ici se trouve une des limites des sources textuelles. Il est possible que la complexe histoire du signe ALAM montre que les choses n’avaient pas toujours été ainsi à Sumer.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michaël Guichard, « Histoire et philologie de la Mésopotamie »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 151 | 2020, 20-31.

Référence électronique

Michaël Guichard, « Histoire et philologie de la Mésopotamie »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 151 | 2020, mis en ligne le 09 juillet 2020, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3476 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.3476

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Auteur

Michaël Guichard

Directeur d'études, École pratique des hautes études — section des Sciences historiques et philologiques

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