Droits du Proche-Orient ancien
Texte intégral
1La conférence de cette année a permis de terminer la lecture et l’interprétation du Code de Hammurabi à partir du § 185 et jusqu’au § 282 qui clôture la partie dispositive de l’œuvre. Comme pour l’année dernière, dans la mesure du possible, les normes légales ont été confrontées à la pratique paléo-babylonienne.
2Les § 185 à 193 sont consacrés à l’adoption et à l’éducation. L’ensemble de ces règles vise à déterminer dans quelles conditions le lien juridique entre adopté et adoptant peut – ou ne peut pas – être rompu. Selon les circonstances de l’adoption et le statut des protagonistes, le Code propose une grande variété de réponses.
3Le § 185 évoque le cas d’un petit enfant (ṣehrum) adopté « dans son eau », c’est-à-dire dans son liquide amniotique ; une fois élevé par l’adoptant, il ne peut plus être revendiqué. Deux questions sont soulevées par ce texte. La première concerne le moment de l’adoption, habituellement placé juste à la naissance du bébé, alors qu’il n’a pas reçu les ablutions post-natales symbolisant sa reconnaissance par son père. La formulation du Code est souvent rapprochée de l’expression voisine « dans son eau et dans son sang », attestée dans un texte de Suse (MDP 23 288) et dans la Bible (Ez. 16:4 à propos de Jérusalem) ; le motif apparaît également dans la tradition chrétienne, dans la première Épître de Jean (5:6 et 5:8 où Jésus est décrit comme celui « qui est venu par l’eau et par le sang »). Il existe cependant une nuance entre les deux formules. Les occurrences de la première dans les textes épistolaires (AbB 7 103 et 141, YOS 12 331) semblent faire référence à une adoption in utero, alors que le fœtus baigne encore dans le liquide amniotique. La seconde au contraire paraît renvoyer à la naissance physique de l’enfant. Dès lors, le § 185 paraît envisager le cas d’une « mère porteuse » qui a accepté pendant sa grossesse de laisser l’enfant à naître à un adoptant. La seconde question porte sur l’identité de ceux qui pourraient revendiquer l’adopté. Compte tenu du contexte de l’adoption, il faut imaginer que les parents par le sang pourraient revenir sur leur décision et décider de garder le nourrisson avec eux. Le Code admet implicitement ce changement d’avis s’il intervient au début de la vie de l’enfant ; mais l’éducation fournie par l’adoptant, qui inclut les soins et la nourriture, construit sa paternité et la rend inattaquable.
4Le cas inverse est présenté au paragraphe suivant (§ 186) : le jeune enfant qui cherche ses parents lorsque l’adoptant le recueille peut retourner dans sa famille d’origine lorsqu’il a grandi. Il ne s’agit pas alors d’une adoption pleine mais d’une forme proche du fosterage, qui ne rompt pas le lien avec les géniteurs mais le distend seulement durant une période indéterminée. La raison tient certainement au fait que l’enfant a été perdu et non pas abandonné par ses parents (R. Westbrook, « The Adoption Laws of Codex Hammurabi », publié d’abord dans les Mélanges R. Kutscher en 1993 et réimprimé dans B. Wells et R. Magdalene éd., Laws from the Tigris to the Tiber. The Writings of Westbrook, vol. 2, 2009, p. 143).
5Le § 187 instaure un régime particulier pour l’enfant d’un serviteur du temple ou du palais (girseqqûm), ou celui d’une sekretum : il ne peut être réclamé par des tiers ou par sa famille d’origine. Même si l’on sait peu de choses sur ces deux catégories de personnes, la place de ce texte parmi les règles sur l’adoption laisse supposer qu’ils ne pouvaient procréer, à moins qu’ils n’aient été protégés par un privilège tenant à leur rang. Il y a peut-être aussi de la part des grands organismes un souci de contrôler l’accès à certaines fonctions, à travers une sorte de « recrutement » par adoption. La lettre paléo-babylonienne CT 29 7a = AbB 2 131 a été étudiée en parallèle pour illustrer les enjeux successoraux de l’adoption par une sekretum.
6Les § 188-189 traitent de l’apprentissage, assimilé à une forme particulière d’adoption comme le montre l’insertion de ces dispositions dans la séquence consacrée à cette institution. L’artisan qui a enseigné son savoir-faire à l’enfant qu’il avait pris pour l’éduquer ne peut rentrer dans la maison de son père (§ 188), au contraire de celui qui n’a pas reçu les compétences qu’il était en droit d’acquérir (§ 189). Une règle similaire est posée par le droit hittite (§ 200b). On en retrouve un écho également dans la correspondance paléo-assyrienne, dans une lettre où un individu se plaint de ce que l’orphelin qu’il avait recueilli et auquel il avait « procuré des yeux » le discrédite dans la communauté des marchands à laquelle il l’a intégré (AKT 4 69 ; cf. la lecture de K. Veenhof JEOL, 46, 2016-2017). Les droits cunéiformes semblent donc envisager l’apprentissage comme une adoption conditionnelle, dépourvue de droits successoraux et proche de notre notion moderne de tutelle.
7Le § 190 reprend la règle énoncée au § 186 en la formulant du point de vue de la volonté de l’adoptant, qui n’a pas « compté » (imtanū) l’adopté avec ses autres enfants, autrement dit ne l’a pas inclus dans sa succession. Cette décision bloque la création du lien de filiation : quand bien même l’adopté aurait été éduqué, il ne pourra hériter que dans sa propre famille. Le cas paraît refléter une attitude charitable ou solidaire, dans laquelle un individu déjà pourvu d’enfants a aidé une famille appauvrie en sauvant l’un de ses membres de la famine ou de la crise. En revanche, au § 191, l’adoptant n’a pas de descendance et fonde une famille (litt. « fait sa maison ») en prenant un jeune enfant qu’il éduque. S’il augmente sa progéniture par la suite et veut rompre le lien avec l’adopté, il doit lui donner un tiers de ses biens meubles. Les actes de la pratique documentent parfois la possible concurrence entre l’adopté et ses futurs frères et sœurs en insérant une clause qui maintient son statut d’aîné (par exemple le contrat de Sippar VS 8 127).
8Les § 192-193 reviennent au cas particulier de l’adoption par un girseqqûm ou une sekretum, pour infliger un châtiment corporel sévère à l’adopté s’il renie le parent adoptif (§ 192 ablation de la langue) ou engage une procédure en recherche de paternité naturelle et retourne dans sa famille biologique (§ 193 énucléation). La logique moderne conduirait à rassembler ces dispositions avec celles du § 187 ; leur place actuelle ressemble plutôt à un repentir du compilateur.
9Les nombreuses allusions à l’éducation de l’adopté ou de l’apprenti dans les protases de ces textes traduisent bien sûr le passage du temps mais au-delà, pourraient aussi renvoyer à la notion juridique de possession d’état, forgée par la cohabitation de longue durée. Ce critère ne suffit pas toujours à obtenir des droits successoraux, comme le montre le § 190, où la volonté paternelle prime sur la possession d’état.
10Le § 194 clôture cette séquence sur les liens familiaux non biologiques en abordant la question de la faute commise par la nourrice. Les autres collections législatives ne parlent de la nourrice que sous l’angle de sa rémunération (Code d’Ur-Namma § E2, Lois d’Eshnunna § 32, Ana ittišu tabl. 3 iii 47-50), en général sous forme de rations pour un allaitement de trois ans, puis en argent si elle continue de s’occuper de l’enfant. L’interprétation des faits décrits au § 194 est très débattue: un bébé confié à la nourrice meurt ; parce que la femme prend un autre nourrisson sans informer les parents, elle subit l’amputation de sa poitrine ce qui revient à l’empêcher d’exercer. Certains auteurs (Scheil, San Nicolò, Driver et Miles, Szlechter) comprennent que la faute réside dans le défaut d’information des seconds parents, qui auraient dû être avertis du décès du précédent enfant. D’autres (Johns, Kohler et Peiser, Eilers, Finet), sans doute influencés par le célèbre épisode biblique du Jugement de Salomon (1R 3, 16-28), imaginent plutôt que la nourrice a voulu tromper les premiers parents en leur présentant le bébé de ses seconds clients. Une troisième hypothèse (Cardascia) repose sur le double allaitement, la coupable ayant contracté avec deux familles en même temps sans pouvoir nourrir ses deux pensionnaires ce qui aurait provoqué la mort de l’un par malnutrition. Cette ingénieuse lecture est cependant incompatible avec la grammaire du paragraphe, qui indique la consécution et non la concomitance des deux actes.
11La séquence suivante (§ 195-232) porte sur les coups et blessures. L’enchaînement avec le texte précédent est fourni par la sanction du fils qui frappe son père et a la main coupée (§ 195). C’est le contexte familial, commun aux deux paragraphes, qui sert de transition et disparaît ensuite.
12Au § 196, le talion punit la destruction de l’œil du mār awīlim. Cette expression peut faire référence au fils de famille (« fils d’un homme »), auquel cas le texte serait un prolongement du § 195, ou désigner plus largement l’individu appartenant au groupe social des awīlū, ce qui reviendrait à insister sur l’égalité de condition entre les deux protagonistes. La même question est posée aux § 209-212 à propos de l’avortement violent causé à la mārat awīlim / muškēnim, « fille d’un awīlum / muškēnum » ou bien membre féminin de l’une de ces deux catégories sociales. Comme le rédacteur du Code n’est pas constant dans ses formulations (par exemple aux § 197-198, la victime est un awīlum / muškēnum et pas un mār awīlim / muškēnim), et que par ailleurs il prend la peine de souligner au § 200 que l’agresseur s’en prend à « un homme (awīlum) qui est son égal (mehrišu) », on peut s’interroger sur la portée de ces variations. Dans le contexte de ces paragraphes, il semble que les deux formes soient équivalentes et que, à l’exception du § 195, les blessures et voies de fait incriminées se placent hors du contexte familial.
13Les diverses lésions punies par le Code sont l’aveuglement (§ 196, 198, 199) et la fracture d’un membre (§ 197, 198, 199) ou d’une dent (§ 200, 201). Dans toutes ces situations, il faut supposer que les coups et les blessures ont été intentionnels, car trois dispositions spéciales (§ 206-208) sont consacrées à l’hypothèse inverse de coups et blessures, éventuellement mortelles, infligées « sans le faire exprès » (ina riṣbātim ; cf. D. Charpin, « “Lies natürlich…”. À propos des erreurs de scribes dans les lettres de Mari », dans M. Dietrich et O. Loretz éd., Mélanges von Soden, 1995, p. 43-56). Sans doute l’avortement violent visé aux § 209-212 est-il aussi présumé involontaire, l’auteur n’ayant pas délibérément frappé pour provoquer la fausse couche.
14Dans toutes ces circonstances, le droit distingue selon que coupable et victime sont membres du groupe des awīlū, des muškēnū ou des esclaves (wardū), la réparation étant moins élevée selon la catégorie concernée. Le talion n’est expressément mentionné que pour les awīlū (§ 196, 197, 200).
15Le cas particulier de la gifle occupe les § 202-205, en reprenant la même distinction tripartite à laquelle vient s’ajouter une subdivision entre awīlū selon qu’ils sont de même rang (§ 203) ou non (§ 202). L’expression mār awīlim utilisée au § 203, est glosée par la phrase « qui est comme lui » (ša kīma šuāti) et reflète une stricte égalité, tandis que la différence hiérarchique au § 202 est notée par le terme général awīlum auquel est ajoutée la précision « qui est plus grand que lui » (ša elišu rabû).
16À partir du § 215, le Code aborde la responsabilité pour les dommages de toutes sortes. Ce sont les dispositions sur l’avortement violent qui servent de pivot, en donnant une dimension plus « médicale » aux actes décrits dans les textes. Les dispositions sont rassemblées autour de trois axes : la responsabilité du fait personnel (chirurgien, vétérinaire, barbier, architecte), du fait des choses (batelier, locataire d’un bateau) et du fait des animaux (bœuf). Ces thèmes sont entrecoupés par des paragraphes concernant des aspects connexes comme la rémunération des prestations, les tarifs de location ou la mise en gage.
17Les § 215-223 traitent des interventions effectuées par un chirurgien et fixent les tarifs correspondants selon la condition sociale du patient, ou au contraire la sanction en cas de lésion. Les § 224-225 envisagent la même alternative pour le vétérinaire qui opère un bœuf ou un âne. Les § 226-227 engagent ou exonèrent la responsabilité du barbier qui a rasé la marque servile-abbuttum selon qu’il a agi sciemment et sans autorisation du maître de l’esclave (§ 226) ou qu’il a été dupé ou contraint par un tiers (§ 227). Les six derniers paragraphes (§ 228-233) se concentrent sur l’architecte en déterminant le montant de ses honoraires, puis en punissant les dommages causés par l’effondrement de la maison qu’il a construite : la mort du propriétaire ou de son fils donnent lieu à l’application du talion, y compris par personne interposée (§ 229-230), celle d’un esclave à une composition (§ 231). Les biens perdus doivent être remplacés et la maison consolidée aux frais de l’architecte (§ 232-233).
18La séquence suivante (§ 234-240) se penche sur la responsabilité du batelier, les tarifs de location et les accidents de navigation. S’agissant du batelier, le Code commence par établir sa rémunération pour le calfatage d’un bateau (§ 234), puis envisage les malfaçons ou négligences causant un dommage (§ 235-238) réparé par une compensation ou le remplacement du bateau. Le prix de location d’un bateau fait l’objet du § 239. Le § 240 rapporte une règle sans doute commune au droit commun de la navigation fluviale, le bateau montant étant responsable des pertes subies par le bateau avalant en cas de heurt. La tablette YOS I 28 décrit une autre hypothèse au § 3 : le locataire qui a modifié l’itinéraire initialement prévu et abimé le bateau doit payer la moitié de sa location tant que durent les travaux de réparation.
19Les § 241-252 ont pour fil conducteur les questions agricoles, centrées autour du bœuf. De nombreux textes législatifs et scolaires détaillent ce thème, généralement sous l’angle de la location mais aussi des dommages, à travers le célèbre motif juridique du « bœuf frappeur ». Le § 241 interdit de prendre un bœuf en gage, voulant sans doute faire cesser une pratique attestée par exemple dans une lettre de Sin-iddinam à Hammurabi (AbB 14 2) où un bouvier se plaint que trois de ses bêtes ont été saisies indûment. Comme dans les séquences précédentes, les dommages causés par l’âne ou le bœuf de location sont introduits par une disposition tarifaire (§ 242-243), établie sur une base annuelle. Viennent ensuite les règles de responsabilité correspondant à différents types de blessures ou à la mort de l’animal : les cas fortuits (le lion de la steppe, § 244, et mort subite, § 249) encadrent les situations de négligence ou de mauvais traitements causant la mort (§ 245) ou des lésions (§ 246-248, évoqués dans d’autres collections). Un procès de Nuzi (JEN 4 341) a permis d’illustrer le thème de la responsabilité du bouvier. Le Code poursuit en s’intéressant aux dommages causés par le bœuf « frappeur », qui encorne un passant dans la rue et le tue (§ 250-252) ; la réparation varie selon le statut de la victime et le caractère habituel ou pas du comportement violent de l’animal.
20La dernière séquence du Code de Hammurabi (§ 253-282) rassemble les dispositions sur le louage de personnes ou d’animaux dans le cadre de travaux agricoles (§ 253-277), et sur l’achat d’esclaves (§ 278-282).
21Les § 253-256 concernent le travailleur agricole malhonnête ; les § 257-258 donnent les tarifs de location d’un ouvrier agricole et d’un bouvier ; les § 259-260 punissent le vol de matériel agricole. Le § 261 sur les tarifs de location d’un gardien de troupeaux introduit les § 262-267 sur sa responsabilité dans l’exercice de ses fonctions. Puis sont énumérés les tarifs de location de divers animaux (§ 268-170) et de matériel agricole (§ 271-272), et ceux de la location d’un ouvrier agricole ou d’un artisan (§ 273-274) et d’un bateau (§ 275-277).
22Les § 278-282 règlent les questions relatives aux ventes d’esclaves. Le § 278 traite de la garantie des vices cachés à travers le cas de l’épilepsie, bien documenté dans les actes de la pratique, par exemple le contrat AO 20174 qui a été lu à titre d'illustration du Code. Le § 279, consacré à la garantie d’éviction pour l’acquéreur de bonne foi, a été analysé à la lumière du procès édité par C. Wilcke et R. Westbrook (« The Liability of an Innocent Purchaser of Stolen Goods in Early Mesopotamian Law », AfO, 25, 1974-1977, p. 111-121). On a également lu le contrat YOS 13 5 et la lettre CT 52 86 (= AbB 7 86). Les § 280-281 concernent les esclaves vendus à l’étranger et identifiés par leur précédent propriétaire, ce qui conduit à leur restitution. Enfin, le § 282 punit de l’essorillement l’esclave qui conteste sa servitude.
Pour citer cet article
Référence papier
Sophie Démare-Lafont, « Droits du Proche-Orient ancien », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 151 | 2020, 15-19.
Référence électronique
Sophie Démare-Lafont, « Droits du Proche-Orient ancien », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 151 | 2020, mis en ligne le 09 juillet 2020, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3456 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.3456
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