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Résumés des conférences

Histoire de la guerre (XIXe-XXe siècles) : pensée stratégique et cultures militaires

Martin Motte
p. 366-369

Résumé

Programme de l’année 2017-2018 : I. Les théories françaises de la puissance maritime. — II. Questions stratégiques diverses.

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Texte intégral

1La conférence de 2017-2018 n’a fait qu’une place secondaire aux théories françaises de la puissance maritime, car un certain nombre d’engagements pris par le directeur d’études – entre autres la participation à une journée d’étude sur Montecuccoli, la rédaction d’une préface à paraître pour la réédition du Traité de la tactique d’Ibrahim Müteferrika et une contribution au catalogue de l’exposition « Napoléon stratège » du musée de l’Armée – ont ouvert des pistes suffisamment riches et synergiques pour nourrir un projet consistant à revisiter à nouveaux frais la stratégie européenne classique, du xviie siècle à Clausewitz, et son legs à la stratégie contemporaine.

2Raimondo Montecuccoli (1609-1680) est connu pour sa brillante campagne de Hongrie contre les Ottomans (1664), mais aussi pour ses Mémoires ou Principes de l’art militaire en général, dont la traduction française vient d’être rééditée pour la première fois depuis l760. Hervé Coutau-Bégarie l’a qualifié de « fondateur de la science stratégique moderne ». De fait, en bon représentant des élites ouest-européennes du xviie siècle, Montecuccoli aborda la stratégie au prisme de la géométrie. Il fut en particulier l’un des premiers auteurs – peut-être même le premier – à traiter de la « ligne de communications », laquelle désignait sous sa plume l’axe de transport reliant l’armée à ses magasins. Nous nous sommes d’abord attachés à retracer la genèse de ce concept, liée à l’utilisation logistique du Danube et de ses affluents lors des campagnes contre les Turcs, et à suivre sa postérité jusqu’à nos jours.

3De la « ligne de communications » montecuccolienne, Lloyd a tiré en 1766 son concept de « ligne d’opérations », qui ne se limite pas au segment magasins-armée mais se prolonge jusqu’à l’objectif. La signification de cette évolution nous semble être la suivante : au xviie siècle, époque où les réseaux de transport étaient très lacunaires et les administrations embryonnaires, éviter l’effondrement logistique constituait une stratégie à part entière, puisque cela permettait d’attendre l’effondrement logistique de l’adversaire (conception que Clausewitz a reprochée à Montecuccoli sans mesurer les difficultés d’approvisionnement auxquelles ce dernier dut faire face). Au xviiie siècle au contraire, des administrations plus performantes et des réseaux routiers plus denses facilitaient le ravitaillement des protagonistes : on passa donc d’une logique de survie à une logique de manœuvre, ou pour le dire autrement d’une perspective logistique tournée vers l’arrière à une perspective opérative tournée vers l’avant.

4Le développement de cette tendance conduisit Jomini à théoriser des lignes d’opérations multiples au début du xixe siècle. Nous avons étudié les implications concrètes de cette évolution, notamment la complexification du travail d’état-major, bien mise en lumière par Bruno Colson dans la magnifique biographie de Clausewitz qu’il a publiée en 2016. Une séance a été consacrée à la visite de l’exposition « Napoléon stratège » aux Invalides, ce qui nous a permis de faire découvrir aux étudiants et auditeurs le matériel d’état-major de la Grande Armée (cartes, épingles portant la signalétique des unités amies et ennemies, fiches identifiant ces unités et permettant de suivre l’évolution de leurs effectifs) et de leur exposer la façon dont on s’en servait.

5En matière de lignes d’opérations, l’héritage napoléonien codifié par Jomini est resté vivace tout au long des xixe et xxe siècles. De nos jours, on assiste à une dématérialisation partielle du concept avec la Comprehensive Operations Planning Directive de l’Otan qui, outre des lignes d’opérations visant des objectifs classiques, comprend des lignes d’opérations dites « non-cinétiques », c’est-à-dire visant des objectifs immatériels (champ des perceptions, opinion publique, transformations économique et sociales, etc.). On voit donc combien l’intuition initiale de Montecuccoli s’est révélée féconde et susceptible d’évolutions du xviie siècle au xxie siècle.

6La lecture comparée de Montecuccoli et d’Ibrahim Müteferrika, quant à elle, est fort précieuse pour cerner les spécificités de la culture stratégique occidentale aux ères moderne et contemporaine. Renégat hongrois au service des Ottomans, Ibrahim Müteferrika (v. 1674-1747) est séparé de Montecuccoli par trois générations, mais il l’a lu et a servi sur le même théâtre d’opérations, ce qui rend les comparaisons pertinentes. Il attribue explicitement les victoires des armées chrétiennes à l’ordre géométrique complexe qu’elles ont introduit dans leur tactique et à leur supériorité cartographique, elle aussi liée à leur avance scientifique. En d’autres termes, Ibrahim Müteferrika valide l’orientation que Montecuccoli a contribué à donner à la pensée militaire européenne, même si le regard qu’il porte sur elle n’est pas exempt d’ambiguïté : d’une part il en admire les effets, d’autre part il en blâme l’inspiration, fustigeant les chrétiens de se référer « à la simple lumière de la raison » au lieu de suivre « les lois infaillibles de la religion », c’est-à-dire de l’islam.

7Pour autant, Montecuccoli n’est pas tombé dans le piège d’une rationalisation à outrance de l’art de la guerre. Il a au contraire souligné le rôle des impondérables et des forces morales, celles-ci apparaissant comme l’unique antidote à ceux-là, selon une perspective stoïcienne caractéristique de l’humanisme militaire de l’ère moderne (bien étudié par Frédérique Verrier, Bruno Colson et Hervé Coutau-Bégarie entre autres). Chez cet Italien serviteur des Habsbourg, il s’agit bien entendu d’un stoïcisme chrétien : à ses yeux, le bon général doit préparer au mieux les aspects d’une campagne qui dépendent de lui et abandonner à la Providence, implorée lors de prières publiques, ceux qui échappent par essence à son activité. Là encore, la comparaison avec Ibrahim Müteferrika est instructive : le chrétien souligne que la nécessité de préparatifs méticuleux ne dispense pas de prier Dieu, le musulman que la nécessité de prier Dieu ne dispense pas de préparatifs méticuleux.

8La confrontation de ces deux auteurs nous a permis de revenir sur les célèbres thèses développées depuis une trentaine d’années par Victor Davis Hanson. Pour cet historien américain, la culture stratégique occidentale bénéficierait d’une sorte de supériorité ontologique sur ses concurrentes. Elle la devrait à un mélange de rationalisme, d’individualisme, de démocratie et d’économie de marché qui, élaboré par les Grecs, aurait caractérisé toute l’histoire de l’Occident et se serait exprimé dans l’idéal de la bataille décisive. L’essentialisme outrancier du propos saute aux yeux, comme nous l’avons rappelé lors d’une séance consacrée aux débats suscités par les thèses d’Hanson. Sur un point pourtant, la lecture de Montecuccoli et d’Ibrahim Müteferrika semble lui donner raison : le rationalisme est bien une caractéristique de la culture stratégique européenne de leur temps. Mais cela ne prouve pas qu’il ait traversé toute l’histoire occidentale. D’autre part, Hanson ne prend pratiquement pas en compte le facteur religieux, qui constitue pourtant une ligne de partage très claire entre Montecuccoli et Ibrahim Müteferrika. Pas davantage ne mentionne-t-il les différences de culture artistique, alors qu’Ibrahim Müteferrika rattache l’excellence des cartes occidentales à la pratique intensive de la peinture et du dessin dans le monde chrétien.

9Nous avons enfin signalé l’existence de points communs entre la pensée de Montecuccoli et celle de Clausewitz, nonobstant le caractère « classique » du premier et le tropisme « romantique » du second. Montecuccoli, nous l’avons dit, était sensible à ces contingences que la tradition clausewitzienne a regroupées sous le terme de « brouillard de la guerre » ; comme Clausewitz, il en appelait au courage et à l’énergie pour en contrebalancer les effets. Inversement, la géométrie n’a pas perdu tous ses droits chez le Prussien, même si elle n’a plus la place architectonique que lui reconnaissait l’Italien. D’autre part et surtout, en définissant la guerre comme « une action d’armées, qui se choquent en toutes sortes de manières, et dont la fin est la victoire », Montecuccoli manifestait clairement que le combat n’est pas à lui-même sa propre fin, ce qui annonce de loin la fameuse formule de Clausewitz : « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens ».

10Mais si le même principe de raison relie l’œuvre de Montecuccoli à celle de Clausewitz, les soubassements philosophiques ne sont pas identiques. La pensée militaire du premier reflète une métaphysique subordonnant le stratège au politique, le politique au cosmos et le cosmos à Dieu en vertu d’un rapport analogique : de même que le Créateur donne forme au monde, le prince donne forme à la société et le général à la guerre. À l’époque de Clausewitz, et a fortiori après, la subordination de la stratégie à la politique ne pouvait plus s’appuyer sur un substrat métaphysique aussi nettement formulé. Cela contribue vraisemblablement à expliquer le retournement qui, de Clausewitz à Lénine et à Ludendorff, conduisit de la guerre comme continuation de la politique à la politique comme continuation de la guerre, avec pour traduction concrète le passage de la guerre limitée à la guerre totale.

11Au total, ce retour sur la stratégie occidentale classique et ses prolongements contemporains confirme la remarque de Charles de Gaulle sur la valeur de la culture générale comme « école du commandement ». Si la conduite de la guerre incorpore des éléments techniques par lesquels elle est liée à la science, elle touche par essence à la politique, aux arts et à la métaphysique. Il se pourrait que les déboires militaires occidentaux des deux dernières décennies sanctionnent en partie l’oubli de ces aspects centraux de l’art de la guerre, occultés par la double obsession technologique et managériale qui caractérise notre temps.

12L’étude des théories françaises de la puissance maritime, quant à elle, s’est cette année limitée à un seul auteur : Alexis de Tocqueville. Il s’est agi de voir quelle place tient la mer dans les conceptions géopolitiques avant la lettre exposées dans la Démocratie en Amérique. Les jugements de Tocqueville ont été contextualisés et confrontés d’une part aux écrits de Jefferson, d’autre part au célèbre ouvrage de Frederick Jackson Turner The Frontier in American History. Cette enquête a permis de montrer la nature dialectique du rapport entre puissance maritime et puissance continentale chez les trois auteurs étudiés.

13La conférence de cette année a été suivie par deux étudiants de master et une quinzaine d’auditeurs libres. Une vingtaine de stagiaires de l’École de guerre, où le directeur d’études assure la direction du cours de stratégie, étaient en outre inscrits en master à l’EPHE ; 15 d’entre eux ont soutenu avec succès.

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Pour citer cet article

Référence papier

Martin Motte, « Histoire de la guerre (XIXe-XXe siècles) : pensée stratégique et cultures militaires »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 150 | 2019, 366-369.

Référence électronique

Martin Motte, « Histoire de la guerre (XIXe-XXe siècles) : pensée stratégique et cultures militaires »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 150 | 2019, mis en ligne le 12 juin 2019, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3197 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.3197

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Auteur

Martin Motte

Directeur d’études, M., École pratique des hautes études — section des Sciences historiques et philologiques

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Droits d’auteur

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