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Résumés des conférences

Érudition historique et philologique de l’âge classique aux Lumières

Jean-Louis Quantin
p. 357-364

Résumé

Programme de l’année 2017-2018 : Louis Duchesne, historien de l’Église.

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Texte intégral

1Le cent cinquantenaire de l’École pratique des hautes études a suggéré au directeur d’études de consacrer l’ensemble de cette année à la figure de Louis Duchesne (1843-1922), qui dut à la IVe section l’essentiel de sa formation et y fut successivement maître de conférences d’histoire (1885), directeur d’études adjoint (1889), directeur d’études pour les « Antiquités chrétiennes » (1892), jusqu’à sa nomination comme directeur de l’École française de Rome en 1895. La piété avec laquelle cette dernière institution a cultivé la mémoire du plus fameux de ses directeurs, et qui a stimulé des travaux importants et utiles, a rejeté dans l’ombre le rôle de la IVe section dans le développement intellectuel et la carrière de Duchesne. Il est permis d’estimer que, dans l’ordre scientifique, la décennie qu’il y passa, alors qu’il était au sommet de ses pouvoirs, fut la plus féconde de sa vie. D’un point de vue institutionnel, il est vraisemblable – Albert Houtin l’avait déjà signalé –, que la section, en lui assurant en quelque sorte un certificat de haute science laïque, lui servit de tremplin pour l’École de Rome :

  • 1 Albert Houtin et Félix Sartiaux, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, éd. Émile Poulat, Paris, CNRS, 19 (...)

M. Duchesne faisait, depuis 1885, à l’École des Hautes Études de la Sorbonne, un cours d’histoire sur l’antiquité chrétienne, modeste cours, qui fut peut-être le point de départ de sa fortune. En effet, bien qu’il eût été, en 1889, élu membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, peut-être le gouvernement ne l’aurait-il pas choisi, en 1895, pour directeur de l’École française à Rome, s’il n’eût été que professeur à l’Institut catholique1.

  • 2 Alfred Loisy, Choses passées, Paris, Nourry, 1913, p. 98.
  • 3 Albert Houtin et Félix Sartiaux, Alfred Loisy, op. cit., p. 49-50.

2Vis-à-vis de l’Église, enfin, la section, en accueillant ou plutôt recueillant Duchesne, alors en congé forcé de l’Institut catholique, où ses vues trop audacieuses inquiétaient les évêques, lui assurait une certaine indépendance – son élection à l’Institut puis sa nomination à Rome ne firent que conforter celle-ci. Loisy, « voyant combien il servait à M. Duchesne d’avoir un pied dans l’enseignement d’État », tenta sans succès de suivre ses traces, en se faisant élire à la chaire d’assyriologie2. Il ne pardonna jamais à Duchesne de n’avoir pas appuyé sa candidature, et l’accusa d’avoir voulu rester seul à « représenter le clergé dans les honneurs de la science officielle3 ».

  • 4 Lettre de l’archevêque de Sens à Mgr d’Hulst, 27 avril 1885, citée par Alfred Baudrillart, Vie de M(...)

3S’il s’est ainsi autorisé une incursion dans une période plus tardive qu’à l’ordinaire, le directeur d’études n’a pourtant pas perdu de vue le champ officiel de sa conférence, puisque Duchesne fut régulièrement rapproché de l’érudition gallicane du xviie siècle, au premier chef de Le Nain de Tillemont, et que le parallèle mérite effectivement d’être creusé. Il convient, sans doute, d’être en garde contre les manipulations apologétiques ou polémiques de cette référence. Les détracteurs de Duchesne, surtout dans les années 1880, à l’époque où on lui reprochait avant tout de remettre en cause les origines apostoliques des Églises des Gaules, dénonçaient dans ses travaux critiques « la continuation des attaques de Baillet, de Tillemont, de Launoy ; en un mot, de l’école janséniste » : c’était l’accuser de n’être pas assez catholique ni assez français4. Après sa mort, au contraire, ses disciples catholiques insistèrent sur sa filiation envers l’érudition de l’âge classique pour le disculper de liaisons avec la science allemande – avouons Tillemont pour nier Harnack, voilà, au fond, la ficelle apologétique. René Aigrain s’en servit lourdement dans sa nécrologie de la Revue d’histoire de l’Église de France :

  • 5 René Aigrain, « Monseigneur Duchesne », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 8, 1922, p. 401.

Il s’agissait de remettre en honneur la manière bien française de nos anciens érudits, que trop d’historiens de notre pays étaient en train d’oublier, et dont nous ne pouvions pourtant pas abandonner le profit aux critiques allemands, qui trop souvent la déformaient par des partis-pris et des tendances trop radicales5.

  • 6 Intervention de Charles Pietri à la soutenance de Brigitte Waché, d’après le compte rendu de Jacque (...)
  • 7 Bruno Neveu, Un historien à l’école de Port-Royal : Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698), La (...)

4Aigrain écrivait au lendemain de la Première Guerre mondiale, mais la même insistance se retrouve encore, soixante-dix ans plus tard, lors d’une soutenance de thèse, dans la bouche d’une sommité universitaire6. Peu de documents illustrent au reste aussi bien que cette soutenance, et que la thèse elle-même dont il s’agissait, la réalité de ce qu’il faut bien appeler le problème confessionnel dans l’historiographie religieuse française : maladie de l’esprit dont aucune spécialité, sans doute, n’est indemne mais qui sévit tout spécialement dans les études patristiques, d’une part, l’histoire contemporaine, d’autre part – et Duchesne, bien sûr, se trouvait au carrefour de celle-ci et de celles-là. Reste que Duchesne lui-même se référa à plusieurs reprises à l’historien de Port-Royal et que, à certains égards, ses difficultés avec la hiérarchie ecclésiastique rejouèrent celles des érudits de la fin du xviie siècle. Ce qui était en cause ici comme là, fût-ce dans des contextes fort différents, c’était la légitimité de la critique historique à l’intérieur de l’Église catholique. Il n’est donc pas surprenant que Bruno Neveu, prédécesseur du directeur d’études, qui avait rencontré Duchesne dès son premier livre sur Le Nain de Tillemont – issu d’un mémoire de la section –, n’ait jamais cessé de lui porter un vif intérêt : outre les études très fouillées qu’il lui consacra, surtout sur la base de sa correspondance, en font foi deux cartons de notes hérités par le directeur d’études et dont celui-ci a été heureux de pouvoir enfin se servir7.

5La conférence a précisément emprunté son exorde à un article posthume de Bruno Neveu, à propos de Fénelon : « Secretum meum est mihi : Fénelon gardera toujours de son mystère ». C’est au « mystère de Duchesne » qu’ont été consacrées les premières séances. Ont été rappelés les jugements extrêmement divers des contemporains, y compris de ceux qui l’avaient connu personnellement. On n’a pas jugé inutile de citer au moins certains des traits d’esprit qui coururent sous son nom : non que beaucoup ne soient apocryphes, mais ils font partie d’une espèce de « légende Duchesne » dont la diffusion mérite d’être analysée. Si sa figure exerçait une espèce de fascination sur les contemporains, c’est qu’elle mettait au jour les grandes lignes de faille de la culture française et catholique du temps : entre l’Église et la République, la science et la foi, la théologie et la critique historique… On a commenté à ce propos des appréciations comme celle d’Anatole France :

  • 8 Les Matinées de la Villa Saïd. Propos d’Anatole France, recueillis par Paul Gsell, Paris, Grasset, (...)

L’un de nous rappela les mots qu’on attribue à Mgr Duchesne, celui-ci, par exemple, sur la politique naïve du Pontife Pie X : « C’est un gondolier de Venise dans la barque de saint Pierre. Il la conduit à la gaffe. » Et cet autre encore : « Avez-vous lu la dernière bulle : Digitus in oculo ? » — Il n’est pas très certain, reprit Anatole France, que ces pointes soient de lui. Mais on ne prête qu’aux riches. Monseigneur Duchesne a sans doute trop d’esprit pour un prêtre et de telles saillies lui font peut-être du tort. Mais c’est le cadet de ses soucis8.

6On a souligné que la vogue de ces bons mots, non seulement pour les lecteurs des journaux mais même pour le monde littéraire et politique, recouvrit le reste de la personnalité de Duchesne et jusqu’à son œuvre scientifique. On a cité entre autres le témoignage des Tharaud, à propos de la première candidature du prélat à l’Académie française, en 1909 – Jérôme Tharaud était alors le secrétaire littéraire de Barrès :

  • 9 Jérôme et Jean Tharaud, Mes années chez Barrès, Paris, Plon, 1928, p. 185.

Par leur caractère lointain, désintéressé, secret, les travaux de Mgr Duchesne auraient dû séduire Barrès. De plus, c’était un homme d’infiniment d’esprit, dont les mots étaient célèbres à Paris et à Rome. Mais tout le malheur vint de là. Quelques plaisanteries qui ne s’arrêtaient pas devant la hiérarchie, quelques histoires de saints relégués parmi les vieilles lunes, c’en fut assez pour que l’auteur du Liber Pontificalis, comme celui de la Reine Pédauque, fût classé parmi les plaisantins ! J’avais beaucoup d’affection pour Mgr Duchesne qui, au Palais Farnèse, m’avait accueilli jadis avec beaucoup de gracieuse bonhomie. Mais tout ce que je pus dire n’y fit rien, et Barrès vota contre lui9.

7On a présenté les deux grandes images rivales de Duchesne, passionnément discutées par des témoins directs et restées influentes jusqu’à nos jours. D’un côté, des admirateurs déçus, Albert Houtin, qui rassembla de nombreux matériaux en vue d’une biographie jamais écrite, et, avec plus de subtilité, Alfred Loisy dans ses écrits autobiographiques, ont peint un sceptique, un voltairien, qui ne s’intéressait qu’à lui-même et à sa carrière. En face, les disciples catholiques de Duchesne ont dressé le portrait du pieux Breton, qui, sans doute, s’amusait des travers du personnel ecclésiastique, mais qui conserva toujours sa foi de granit, et dont les difficultés à Rome furent au fond un regrettable malentendu. On a discuté en détail ces deux interprétations trop simples et montré que l’une comme l’autre se heurtaient à de très fortes objections. Le suprême argument des partisans du Duchesne pieux, à savoir sa dévotion liturgique bien attestée, est beaucoup moins décisif qu’ils ne veulent le croire, et sans même qu’il soit besoin, avec Houtin, d’évoquer le Vicaire savoyard de l’Émile, lequel célébrait la messe « avec plus de vénération » depuis qu’il avait perdu la foi catholique. Lue de près, la conclusion de la préface aux Origines du culte chrétien, si souvent citée par les apologistes – « Ces vieux rites sont doublement sacrés : ils nous viennent de Dieu par le Christ et par l’Église ; mais ils n’auraient pas à nos yeux cette auréole, qu’ils seraient encore sanctifiés par la piété de cent générations » –, s’est révélée un texte d’une savante ambiguïté, encore renforcée par la référence toute païenne au Ion d’Euripide, gardien du temple de Delphes.

8L’attachement de Duchesne à l’Église catholique est, lui, indéniable, mais est d’un autre ordre. On a souligné qu’il était inséparable d’une fidélité bretonne. L’interdiction de son Histoire ancienne de l’Église dans les séminaires italiens par la congrégation consistoriale, en 1911, la série de mandements des évêques français reprenant cette prohibition dans leurs diocèses, la perspective d’une mise à l’Index l’affectèrent d’abord à ce titre.

  • 10 Brouillon de lettre au cardinal de Cabrières, 9 décembre 1911, BNF, NAF 17265, f. 259r.

Quelle tristesse ! Après toutes ces condamnations, toutes ces flétrissures épiscopales, comment pourrai-je revoir mon pays la Bretagne et mes parents si catholiques, prendre place aux offices de ma paroisse au milieu des bons prêtres qui me gardent fidèlement leur affection, mais que je ne voudrais pas déconcerter10.

9Le directeur d’études s’est permis à ce propos un autre parallèle avec le xviie siècle, original celui-là, en rappelant le texte fameux de Bayle, autre figure à l’identité religieuse vivement disputée :

  • 11 [Pierre Bayle], Pensées diverses, écrites à un Docteur de Sorbonne, à l’occasion de la Cométe qui p (...)

il est seur qu’il y a des personnes sans Religion, qui demeurent quant à la profession extérieure, dans la Societé où ils ont été nourris, encore qu’elle n’ait pas les avantages du monde de son côté, soit qu’ils n’ayent point d’ambition, soit que les apparences de la Religion où ils se trouvent, soient plus aisées à garder, soit qu’ils se fassent un honneur de leur constance, et de leur mépris pour la fortune, soit qu’ils ne veuillent pas chagriner leurs parens ou leurs amis, soit qu’ils craignent qu’on ne les accuse d’avoir changé de Religion par intérêt, soit pour quelque autre chose11.

  • 12 Gianluca Mori, Bayle philosophe, Paris, Champion, 1999, p. 15.

10C’est une erreur fondamentale, a-t-on conclu au terme de cette discussion, que de poser le problème en termes de psychologie individuelle, a fortiori en exigeant une réponse par oui ou par non. Osera-t-on dire, au risque de se voir taxer de préjugés de période, que les spécialistes de l’histoire religieuse moderne, peut-être parce qu’ils travaillent sur des textes écrits en régime de censure doctrinale plutôt que de journalisme, et ont davantage besoin de bien lire, sont, dans l’ensemble, plus subtils ou moins naïfs que les contemporanéistes ? On a cité à ce propos les mises en garde d’un interprète très stimulant de Bayle, quant à la nécessité de « bien séparer la question psychologique de la sincérité de Bayle dans les matières de foi et la question, celle-ci purement rhétorique, de la présence dans ses écrits d’une stratégie de communication12 ». Duchesne de même, quoi qu’il en soit de sa sincérité subjective, mit indiscutablement en œuvre une stratégie d’écriture, aussi bien dans ses travaux historiques que dans les mémoires apologétiques qu’il rédigea pour tenter d’échapper à une condamnation romaine.

11La plupart des séances ont dès lors été consacrées au commentaire suivi de trois brefs écrits de Duchesne.

  • 13 Lavisse à Duchesne, 24 mars [1909], BNF, NAF 17262, f. 120v.
  • 14 B. Neveu, « Mgr Duchesne et Madame Bulteau », op. cit., p. 287.
  • 15 BNF, NAF, 17490, f. 286r-289v (autographe, sur papier à en tête de l’École de Rome) ; Louis Duchesn (...)

12I. On a commencé par la brève note autobiographique de 1909 pour Ernest Lavisse, parrain de Duchesne pour sa candidature à l’Académie française, et qui lui avait réclamé « une confession générale – ni plus ni moins. Rédigez pour moi une histoire de votre vie intellectuelle, afin que je voie se succéder vos projets, vos intentions, vos idées, même vos sentiments. Faute de ce document de vous-même sur vous, je me sentirai dans le vague, ce qui m’est odieux13 ». Datée du 28 mars 1909, conservée parmi les papiers de Mme Bulteau, véritable directrice des opérations académiques de Duchesne et qui lui servit d’intermédiaire avec Lavisse, cette note avait été signalée par Bruno Neveu comme « une sorte de confession, chef-d’œuvre de bonhomie habile, de modestie vraie et voulue14 » ; elle a depuis été publiée intégralement parmi les lettres de Duchesne à Mme Bulteau15. Il s’agit d’un essai d’autobiographie intellectuelle, qui rappelle notamment les difficultés de Duchesne à l’Institut catholique, avant qu’il ne trouvât à la Section un cadre plus propice : « En fait d’enseignement supérieur, l’épiscopat ne concevait que le système oratoire. L’esprit positif de l’École des Hautes Études était en dehors de sa compréhension ».

  • 16 Louis Duchesne, « La transformation de l’enseignement supérieur en France (1868-1914) », L’intesa i (...)

13II. On a ensuite commenté l’article de Duchesne, « La transformation de l’enseignement supérieur en France (1868-1914) », publiée dans L’Intesa intellettuale, revue éphémère qui s’était donné pour but de favoriser les échanges intellectuels entre l’Italie et les puissances alliées à la fin de la Première Guerre mondiale, en particulier en comparant leurs systèmes universitaires16. Toute la première partie est consacrée à des souvenirs du « temps d’origines » de la Section. L’évocation, sur un ton de tendre ironie, de la conférence de philologie grecque d’Édouard Tournier, est bien connue et a été citée à plusieurs reprises. Mais on trouve aussi d’intéressantes notations sur les rapports délicats de l’institution naissante avec la Faculté des lettres. La seconde partie de l’article, consacrée à une célébration passablement triomphaliste de l’œuvre universitaire de la IIIe République, relève d’une propagande beaucoup plus banale. Elle montre pourtant comment Duchesne avait le sentiment de s’inscrire dans un grand mouvement de réforme, où il voyait l’œuvre propre de sa génération et qui avait consisté à remettre au cœur de l’enseignement supérieur ce que nous appellerions la recherche et que Duchesne désigne comme « l’esprit » de l’EPHE :

De ceci, toutefois, l’École des Hautes-Études ne s’attribue pas toute la gloire. Elle sait et tout le monde sait avec elle que, si ce renouvellement procède de l’esprit auquel elle doit sa fondation, c’est à cet esprit lui-même qu’il convient d'en faire honneur ; à cet esprit agissant par les chefs officiels de l’enseignement national, des hommes comme Jules Ferry, Albert Dumont, Ernest Lavisse, Louis Liard, ces deux derniers surtout, qui après s’être tant dépensés pour cette grande œuvre, ont eu la joie d’en voir le succès.

14Pour mieux saisir les enjeux de cette auto-célébration, plusieurs séances ont été consacrées à la grande campagne menée contre la « Nouvelle Sorbonne » et ses méthodes d’érudition « germanique » à la veille de la guerre de 1914. Ont été distribués aux auditeurs et commentés de larges extraits de Péguy, « Agathon » (Henri Massis et Alfred de Tarde), Pierre Lasserre et René de Marans. On a souligné que Massis et Tarde faisaient de l’évolution de l’université française, pour la dénoncer, la même lecture que Duchesne. Eux aussi accordaient un rôle moteur à l’esprit de l’EPHE, légitime et fructueux en tant que tel, mais indûment infusé à tout l’enseignement supérieur :

  • 17 Agathon, L’Esprit de la nouvelle Sorbonne. La crise de la culture classique, la crise du français, (...)

L’École pratique des Hautes Études, créée par Duruy, sorte de séminaire à l’allemande, consacrée à la pure érudition, paraît avoir servi de modèle à nos réformateurs. Cette institution a produit des savants excellents. Mais la Sorbonne, qui a pour rôle de former des professeurs, des éducateurs de la jeunesse, et non des érudits, pouvait-elle, sans danger, donner à son enseignement les caractères d’une école spéciale de recherches philologiques17 ?

  • 18 Pierre Lasserre, La Doctrine officielle de l’Université. Critique du haut enseignement de l’État. D (...)

15Marans portait le même diagnostic : « d’une part, la Sorbonne s’assimile les procédés techniques et les méthodes d’investigation des écoles spéciales, de l’École des Chartes et de l’École pratique des Hautes-Études ; d’autre part, elle abandonne sa fonction de gardienne de la culture générale et s’applique avec ardeur à la saper18 ».

  • 19 Charles Péguy, L’Argent suite, dans Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, t. III, Paris, Gal (...)

16En exaltant cette évolution, Duchesne signale son appartenance, non seulement par son âge et sa carrière mais, en partie au moins, par son idéologie, à cette « génération de M. Lavisse », ce « parti universitaire des hommes de soixante-dix ans », « ce parti, cette rangée, cette barrière des hommes de soixante-dix ans, masquant toutes les avenues », que Péguy dénonçait en 1913 au nom de sa propre « génération sacrifiée »19 – alors que Duchesne, né en 1843, exact contemporain de Lavisse, venait d’être renouvelé comme directeur de l’École de Rome pour six ans. Péguy ne se trompait guère en voyant en Duchesne une figure de ce qu’il détestait. À son ami Joseph Lotte, il lâchait en 1912 : « Si j'étais le pape, j’excommunierais Duchesne et les autres ».

17III. Prêtre républicain mais aussi historien critique, Duchesne se trouvait de plus en plus en marge des courants dominants du catholicisme sous Pie X. On l’a vérifié en commentant la Lettre à un ami à propos de l’Histoire ancienne de l’Église, première défense de Duchesne, en juin 1911, contre les violentes attaques intégristes lancées contre lui en France et en Italie, surtout par le jésuite Tito Bottagisio dans une série d’articles parus dans L’Unità cattolica de Florence, puis repris en brochure, les Appunti sereni sulla Storia della Chiesa antica di Mons. L. Duchesne. Publiée sous forme d’« épreuve confidentielle » et assez largement diffusée sur le moment – elle aurait été tirée à deux cents exemplaires –, la Lettre à un ami fut incorporée dans la défense plus ample préparée ensuite par Duchesne, et restée inédite, sa Protestation. On a systématiquement rapporté les explications de Duchesne à la fois aux passages concernés de l’Histoire ancienne de l’Église et aux accusations des Appunti sereni, sans négliger la réplique du P. Bottagisio (Alcune postille alla “Lettre à un ami” di Mons. Luigi Duchesne contro “Il critico” dell’Unità cattolica, Florence, Tipografia di M. Ricci, 1911). Les documents désormais accessibles aux archives du Saint-Office et de l’Index ont aussi permis d’éclairer l’action des ennemis de Duchesne et les enjeux de la polémique. Le dossier de la préparation du serment anti-moderniste de 1910 (que le jésuite et futur cardinal Louis Billot rédigea en visant explicitement Duchesne) et une longue censura, par le futur primat franquiste Enrique Pla y Deniel, de la traduction espagnole de l’Histoire ancienne de l’Église, se sont révélés spécialement instructifs. Pla y Deniel fait référence, pour la déclarer insuffisante, à la Lettre à un ami. On a, enfin, comparé celle-ci à sa reprise retouchée dans la Protestation, en relevant en particulier comment Duchesne avait tenté d’atténuer un passage qui évoquait dangereusement la « double vérité » expressément condamnée dans l’encyclique Pascendi du 8 septembre 1907 et dans le serment antimoderniste (imposé par le motu proprio Sacrorum antistitum du 1er septembre 1910) :

Je me suis fait une autre loi, et dans ce début de l’ouvrage et dans la suite, c’est de sortir le moins possible du terrain de l’histoire pure, de celle qui se fonde uniquement sur les témoignages et non sur des considérations venues d’ailleurs. À mon texte, les théologiens, les apologistes, les orateurs sacrés, les mystiques, pourront joindre des compléments utiles ; mais il n’est pas dans mon rôle de les proposer moi-même. L’action du Saint-Esprit dans l’Église, l’intervention de la divine Providence dans les affaires humaines en général et surtout dans celles de la religion, ne sont pas choses à contester. Mais, en les suggérant lui-même au lecteur, l’historien s’expose d’abord à beaucoup d’erreurs, car les voies de Dieu sont mystérieuses ; en outre, il complique inutilement sa propre tâche, qui est de bien voir ce qui s’est passé jadis et de l’expliquer clairement à ses contemporains. Mon livre présente les choses telles qu’on les voit de l’extérieur en s’aidant seulement de l’investigation critique – non toujours telles qu’elles apparaissent à la réflexion religieuse éclairée par la foi. C’est l’œuvre d’un homme de foi, qui entend bien travailler pour l’Église et la vérité religieuse dont elle est l’organe, mais qui, dans son travail, s’attache aux seuls procédés d’investigation propres à la discipline historique.

18Dans la Protestation, les deux dernières phrases sont ainsi récrites : « Mon livre présente les choses telles qu’on les voit en s’aidant seulement de l’investigation critique. C’est l’œuvre d’un homme de foi, qui entend bien travailler pour l’Église et la vérité religieuse dont elle est l’organe, mais qui, dans son travail, n’emploie que les procédés propres à la discipline historique. » Autant dire que l’assaut lancé contre Duchesne, avec les encouragements de Pie X lui-même, et la mise à l’Index de son Histoire ancienne de l’Église, finalement prononcée par décret du 22 janvier 1912, mettaient en cause le statut même de l’histoire et son autonomie.

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Notes

1 Albert Houtin et Félix Sartiaux, Alfred Loisy, sa vie, son œuvre, éd. Émile Poulat, Paris, CNRS, 1960, p. 48-49.

2 Alfred Loisy, Choses passées, Paris, Nourry, 1913, p. 98.

3 Albert Houtin et Félix Sartiaux, Alfred Loisy, op. cit., p. 49-50.

4 Lettre de l’archevêque de Sens à Mgr d’Hulst, 27 avril 1885, citée par Alfred Baudrillart, Vie de Mgr d’Hulst, 2 vol., Paris, J. de Gigord, 1912-1914, t. I, p. 471.

5 René Aigrain, « Monseigneur Duchesne », Revue d’histoire de l’Église de France, t. 8, 1922, p. 401.

6 Intervention de Charles Pietri à la soutenance de Brigitte Waché, d’après le compte rendu de Jacques Prévotat, Revue d'histoire de l'Église de France, t. 74, 1988, p. 168.

7 Bruno Neveu, Un historien à l’école de Port-Royal : Sébastien Le Nain de Tillemont (1637-1698), La Haye, Martinus Nijhoff, 1966, p. 235 ; « Lettres de Mgr Duchesne, directeur de l’École française de Rome, à Alfred Loisy (1896-1917) et à Friedrich von Hügel (1895-1920) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge–Temps modernes, t. 84, 1972, p. 283-307 et 559-599 ; « Mgr Duchesne et Madame Bulteau : une amitié (1902-1922) », dans Monseigneur Duchesne et son temps. Actes du colloque organisé par l’École française de Rome (Palais Farnèse, 23-25 mai 1973), Rome, École française de Rome, 1975, p. 271-303 ; « Monseigneur Duchesne et son Mémoire sur les ordinations anglicanes [1895 ou 1896] », Journal of Theological Studies, nouvelle série, t. 29, 1978, p. 443-482.

8 Les Matinées de la Villa Saïd. Propos d’Anatole France, recueillis par Paul Gsell, Paris, Grasset, 1921, p. 29.

9 Jérôme et Jean Tharaud, Mes années chez Barrès, Paris, Plon, 1928, p. 185.

10 Brouillon de lettre au cardinal de Cabrières, 9 décembre 1911, BNF, NAF 17265, f. 259r.

11 [Pierre Bayle], Pensées diverses, écrites à un Docteur de Sorbonne, à l’occasion de la Cométe qui parut au mois de Decembre 1680, Rotterdam, Reinier Leers, 1683, t. II, § cxci, p. 598.

12 Gianluca Mori, Bayle philosophe, Paris, Champion, 1999, p. 15.

13 Lavisse à Duchesne, 24 mars [1909], BNF, NAF 17262, f. 120v.

14 B. Neveu, « Mgr Duchesne et Madame Bulteau », op. cit., p. 287.

15 BNF, NAF, 17490, f. 286r-289v (autographe, sur papier à en tête de l’École de Rome) ; Louis Duchesne, Correspondance avec Madame Bulteau, 1902-1922, édition établie et annotée par Florence Callu, Rome, École française de Rome, 2009, p. 296-299. La transcription est fidèle, avec quelques changements de ponctuation qui ne paraissent pas s’imposer, et une mauvaise lecture : « pour préparer une licence de lettres », alors que Duchesne avait écrit « pour préparer ma licence ès lettres ».

16 Louis Duchesne, « La transformation de l’enseignement supérieur en France (1868-1914) », L’intesa intellettuale. Rivista dell’associazione italiana per l’intesa intellettuale fra i paesi alleati ed amici, t. I, no 2, juin 1918, p. 65-76. L’article se trouve aussi sous forme de tiré à part, Bologne, Nicola Zanichelli, paginé 3-14. Voir l’introduction de Massimo Furiozzi à son anthologie, « L’Intesa Intellettuale » (1918-1919), Pérouse, Morlacchi Editore, 2013 (où l’article de Duchesne n’est pas inclus), p. 7-32.

17 Agathon, L’Esprit de la nouvelle Sorbonne. La crise de la culture classique, la crise du français, Paris, Mercure de France, 1911, p. 14-15.

18 Pierre Lasserre, La Doctrine officielle de l’Université. Critique du haut enseignement de l’État. Défense et théorie des humanités classiques, Paris, Garnier, 1912, p. 343 (chapitre « Les nouvelles méthodes historiques » dû à René de Marans).

19 Charles Péguy, L’Argent suite, dans Œuvres en prose complètes, éd. Robert Burac, t. III, Paris, Gallimard, 1992 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 886, 969-970, 981.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Louis Quantin, « Érudition historique et philologique de l’âge classique aux Lumières »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 150 | 2019, 357-364.

Référence électronique

Jean-Louis Quantin, « Érudition historique et philologique de l’âge classique aux Lumières »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 150 | 2019, mis en ligne le 12 juin 2019, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/3186 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.3186

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Auteur

Jean-Louis Quantin

Directeur d’études, M., École pratique des hautes études — section des Sciences historiques et philologiques

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