Dialectologie du grec ancien
Résumé
Programme de l’année 2017-2018 : I. Inscriptions dialectales de Grande-Grèce et de Grèce propre. Nouveautés dialectologiques. — II. Noms de personne et histoire des mots : analyse linguistique des anthroponymes grecs antiques, projet ANR LGPN-Ling de réfection de F. Bechtel, Die historischen Personennamen des griechischen bis zur Kaiserzeit (1917).
Plan
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1Reprise du séminaire le mardi 7 novembre 2017. Présents : 12 auditeurs, dont 3 nouveaux ; Antoine Viredaz (premier assistant en linguistique des langues indo-européennes à l’université de Lausanne), Élisa Le Bail (master 1, Paris I) et Matilde Garré (master 2, université du Sacré-Cœur de Milan et vacataire EPHE du projet LGPN-Ling).
I. Inscriptions dialectales de Grande-Grèce et de Grèce propre
2La conférence invitée du Dr Enrique Nieto Izquierdo a ouvert l’année. Notre collègue est l’auteur d’une Gramática de las inscripciones de la Argólide (2008), disponible en ligne sur le site de l’université Complutense de Madrid (http://eprints.ucm.es/8475/1/T30692.pdf), collabore à notre projet LGPN-Ling, et est impliqué en tant que chercheur post-doctorant dans le projet ERC Multilinguisme et langues minoritaires en Europe antique codirigé par nos collègues Prof. Emilio Crespo de l’université autonome de Madrid et Prof. A. C. Cassio, de l’université de Rome La Sapienza. E. Nieto Izquierdo nous a offert la primeur d’une recherche inédite sur la Syntaxe des inscriptions dialectales d’Argolide, qu’il doit soutenir en tant que diplôme post-doctoral de l’École pratique des hautes études, le 16 décembre 2017.
3Un riche exemplier, présentait de façon contrastive, pour chaque trait syntaxique, ce qui était spécifique à l’argien, décliné dans ses différentes variétés (essentiellement argien occidental, grosso modo celui d’Argos, et argien oriental, avant tout celui d’Épidaure, avec le type de documents particuliers que représentent les récits de guérison ou iamata, textes en prose dialectalement composites du fait qu’ils s’inscrivent dans une tradition arétalogique largement ionienne), et ce qui coïncidait avec l’usage en vigueur dans le reste du monde grec. Dans le domaine de la syntaxe, comme c’était prévisible, la proportion de traits proprement dialectaux est infime : il s’agit essentiellement d’archaïsmes, pour lesquels l’absence de parallèles dans d’autres régions, à une époque où les inscriptions parvenues à nous restent en nombre limité, ne permet pas de déduire qu’il s’agit exclusivement d’argismes. Établir la syntaxe exhaustive des inscriptions d’un dialecte pourrait alors revenir à procurer la syntaxe dialectale type. C’est pourquoi cette recherche, en l’absence de la syntaxe des inscriptions attiques qui aurait dû constituer le troisième volume de la Grammar of Attic Inscriptions de L. Threatte, pourra avoir valeur exemplaire : elle devrait combler un manque crucial dans nos études et fournir de surcroît aux syntaxes du grec littéraire le complément nécessaire à une appréhension globale de la syntaxe grecque, dans ses multiples usages et différents niveaux de langue.
4Les Tables d’Héraclée en Grande-Grèce. — A pour la première fois été mise au programme du séminaire l’étude des Tables d’Héraclée. A été en effet publiée en 2016 l’étude dialectologique de ce texte par Emmanuel Weiss, sous le titre : Les Tables d’Héraclée. Étude historique et linguistique, Nancy, 2016 (Études anciennes de Nancy, 63). L’édition de référence, munie d’un riche commentaire linguistique, était auparavant celle de A. Uguzzoni et F. Ghinatti, Le tavole greche di Eraclea, Rome, 1968. Le livre de Weiss procure la dernière mise à jour bibliographique (p. 143), en renvoyant notamment à l’édition traduite et commentée de ces textes donnée par Isabelle Pernin en 2014 dans son beau corpus des Baux ruraux en Grèce ancienne, au no 259, p. 459-481.
5Il s’agit d’actes qui réglementent la location des domaines de Dionysos et d’Athéna en commençant par redéfinir leurs limites avec les propriétés privées mitoyennes, qui se trouvent avoir empiété sur les terres sacrées. Ces actes sont datés traditionnellement du ive siècle avant notre ère plutôt de sa fin, voire, suivant les commentateurs du début du iiie. La confrontation avec les tablettes de Locres épizéphyrienne (il s’agit de comptes publics : voir les 37 premiers textes de l’édition richement illustrée de L. del Monaco, Iscrizioni greche d’Italia, Rome, 2013) n’est pas sans intérêt linguistique, dans la mesure où les documents sont les uns et les autres considérés comme contemporains. Des arguments d’ordre historique mentionnés par Weiss (p. 72 sq.) peuvent faire considérer la seconde moitié du ive siècle comme un terminus post quem vraisemblable pour les Tables d’Héraclée. Le temple de Dionysos auquel appartiennent les terrains mentionnés dans la première table n’est en effet édifié que ca 350 : il serait donc peu plausible, vu le délai évoqué entre l’attribution originelle des terres et la redéfinition de leurs limites confiée aux arpenteurs, que le texte remonte à cette période. On sait en outre que des mutations sociales ont entraîné une redistribution des terres précisément dans la seconde moitié du ive siècle, comme il en est fait mention, à propos, certes, de Thourioi, dans un passage de la Politique d’Aristote (V 1307a9). Cependant, d’après Weiss, le recours à un arpenteur napolitain (Table 1, l. 187) pourrait mieux se comprendre après 272, où Naples et Héraclée sont toutes deux alliées de Rome, qu’avant, où Naples est seule à l’être.
6Il a été souvent considéré que ces textes étaient le reflet fidèle du dialecte d’Héraclée, qui aurait été un dorien spécifique, à nul autre pareil. Ce sont en vérité des documents administratifs, qui selon Weiss, reflètent donc la langue des élites, c’est-à-dire l’image qu’elles veulent donner d’elles-mêmes, ce qui paraît en effet incontestable. Héraclée de Lucanie est une fondation relativement tardive, de 433 a. C., de sorte qu’il paraît a priori discutable que les particularismes linguistiques locaux puissent être interprétés comme la rémanence d’archaïsmes (ou la question serait alors celle de leur origine). La thèse de Weiss est alors que le texte date non de l’époque dialectale proprement dite, mais plutôt de l’époque de la koinè, et que les archaïsmes y seraient comme « plaqués » par une élite qui aurait mis une forme de snobisme à faire revivre le dialecte ancestral, sans cependant le maîtriser désormais suffisamment, comme en témoigneraient hyperdialectalismes et formes mixtes. Cela rejoint la problématique esquissée l’an dernier au séminaire à propos du traité pseudo-archytéen Περὶ νόμου et plus largement des pseudo-Pythagorica. C’est le sujet d’un article que j’ai proposé à la Revue des études grecques (131, 2018, p. 1-47).
Étude de la première Table (187 l.), concernant les terrains de Dionysos. Examen des particularités orthographiques à l’initiale (notation ou non de l’aspiration, par le demi êta caractéristique de la Grèce de l’Ouest et sporadiquement attesté en Elide, cf. mes IED, no 30, l. 12 ; digamma initial, conservé dans le sigle désignant la tribu ou phratrie et dans les numéraux, ϝεξακάτιαι, l. 19). Le nom des ὀρισταί (sic, l. 8) est l’occasion de revenir sur l’étymologie commune d’att. ὅρος « borne » (<*ϝόρϝος, myc. wo-wo, rapport avec l’osque uruvu « sillon, limite », avec le latin urvāre « délimiter avec une charrue » et, en grec même, avec la racine *swe/or- de ὁράω rapprochée elle-même par O. Hackstein [Die Sprachform der homerischen Epen, 2002, p. 123-131], de ἐρύομαι « sauver, protéger » –*swerh3-) et du nom d’agent correspondant en -ορός, -ουρός ou crét. -ωρός « surveillant, gardien », sur lequel on pourra se reporter à G. Genevrois, Le vocabulaire institutionnel crétois d’après les inscriptions (VIIe-IIe s. av. J.-C.), Genève, 2017, p. 373-376. Dans un article de Glotta 2017, p. 107-110 et note 73, j’ai proposé une correction de lecture pour l’inscription de Lépréon SEG 49, 489, ca 500, qui ferait ainsi apparaître l’épiclèse éléenne d’Athéna « des frontières » sous la forme Ὀρ̣ίο̣ι. On gagnera donc à lire désormais : Ἀθαναίαι̣ Ὀρί̣οι̣ plutôt que Ἀθάναι Ἀγ̣ορίοι (Ἀριουντ̣ίας ἀνέθε̄κε). La dissimilation du *w initial par o qui le suit explique l’absence de digamma, dans cette épiclèse comme ici dans le nom des ὀρισταί ; l’exemple de Fεξακάτιαι ou de Fέξ, l. 19 et 20, indique qu’en dehors du contexte vélaire, *sw- > w-, plutôt qu’à h- ou hw- à l’initiale, y compris dans un dorien non psilotique comme celui d’Héraclée.
7Remarques sur le vocalisme doux de τριπούς, l. 3, sur l’aspirée initiale du nom de la « fourche à trois dents », θρῖναξ, l. 5 (comparaison avec le nom de la Sicile, Θρινακίη, dans l’Odyssée, refait en Τρινακρία « à trois pointes », avec θριν- < *trisn-, à l’origine de lat. trīni), marques d’identités familiales, semble-t-il, susceptibles de figurer également sur des sceaux. Etudes d’anthroponymes intéressants parmi ceux des ὀρισταί, comme Ζώπυρος et Ἱστιεῖος.
8Certains traits de langue sont de registre élevé (emploi de καθά, l. 10 pour indiquer la référence, ici la conformité juridique) et évoquent, dans la région, la prose intellectuelle de l’École de Tarente. D’autres pourraient indiquer un forme de convergence avec le latin, comme peut-être l’emploi de τερμάζω « borner » (ἐτέρμαξαν, l. 10), certes non totalement redondant par rapport à ὀρίζειν « borner, délimiter » qu’il suit directement, un quasi-hapax (un seul autre exemple épigraphique dans une inscription étolienne du 3a, Syll3 421, 10), comme le tout aussi rare τερματίζειν, attesté seulement chez Strabon (9.4.2). La création de cette forme, s’il s’agit bien de cela, pourrait être l’indice d’une forme de convergence aréale entre les deux langues, le lien avec lat. termen, terminus et particulièrement termō « la borne » étant patent. Ce phénomène serait d’un grand intérêt, mais ne peut être fondé que sur la coexistence de parallèles dans les Tables, comme, du moins, le nom du grenier à grains, ῥογός, l. 102, qui doit être mis en relation avec rogus, désignation en latin du bûcher funéraire, la notion d’amoncellement (des grains ou du bois) constituant le point commun à l’origine des développements spécifiques dans chacune des deux langues.
9La glose d’Hésychius ἄντομους· σκόλοπας. Σικελοί, où σκόλοψ désigne tout objet hérissé, dont les pieux qui servent de palissade entre deux parcelles, permet d’esquisser l’histoire de ce nom aréal devenu celui du « chemin », en tant que passage entre parcelles, servant par conséquent aussi à les délimiter (l. 12 : τῶ διατάμνοντος et l. 13 : τόν ἄντομον τὸν ὀρίζοντα). ἄντομος est fait sur ἀνατέμνω, en dorien ἀντάμνω, et est donc à comprendre comme « échancrure, ouverture » faite sur les terres pour servir de lieu de passage. Par glissements métonymiques de deux ordres, la découpe a désigné le chemin lui-même, et la présence fréquente de palissades de pieux qui y étaient installées pour clôturer les parcelles explique pour finir que le lexicographe ait pu poser une équivalence entre ce type d’ouverture et les palissades. Le verbe ἐ-πᾱμ-ώχη (cf. béot. ππάματα « possessions, biens » vs ion.-att. κτήματα) est employé à l’imparfait parce que Κωνέας est l’ancien propriétaire de terres dont on apprend dans la suite du texte qu’elles appartiennent, au moment de sa rédaction, à Φιντίας.
10Parmi les traits de registre élevé, signalons encore la présence de la préfixation, e. g. dans κατάκλητος, l. 11, forme hapax, employée pour désigner l’assemblée extraordinaire, ailleurs dite σύγκλητος, comme à Athènes, où elle s’oppose à la κυρία. Réflexions sur les sens de κατα- employé comme préfixe, de même dans κατατέμνω, l. 14, qui réfère au démembrement ou découpage en lots. Le substantif hapax simple μέρεια, l. 18, secondaire par rapport au composé λεπτο-μέρεια attesté dès Anaximandre, reflète de son côté la créativité lexicale, dont témoigne parallèlement la création non antérieure à Platon de μερίς, à côté de l’ancien neutre μέρος. La tendance à l’abstraction est reflétée par la substitution aux substantifs neutres de féminins. Signalons, sur ce sujet, deux études de A. Lopez Eire dans les deux premiers volumes de La koinè grecque antique édités par C. Brixhe, respectivement : « De l’attique à la koinè », I (1993), p. 41-58, et « L’influence de l’ionien-attique sur les autres dialectes épigraphiques et l’origine de la koinè », II (1996), p. 7-42. Un volume collectif vient d’être publié sur la langue du corpus hippocratique (I. Rodriguez Alfageme [éd.], La lengua del corpus Hippocraticum, Madrid, 2017), dans lequel est notamment étudiée cette problématique de la constitution d’une prose de registre élevé, au lexique enrichi.
11Discussion sur la forme du participe μετριώμεναι, à comparer à l’imparfait ἐμετρίωμες, Table 2, ainsi qu’aux génitifs des pronoms personnels ἐμίω(ς) et τίω(ς) [pour ἐμέο(ς), τέο(ς)] attribué par Apollonios Dyscolos au tarentin Rhinton, cf. A. Uguzzoni-F. Ghinatti, op. cit., p. 31, n. 18 : confrontation de l’interprétation phonétique de J. Méndez Dosuna, « Metatesis de cantidad en Ionico-Atico y Heracleota », Emerita 61 (1993), p. 95-134, et de la thèse de l’hyperdialectalisme (dor. μετριόμεναι X koina μετρώμεναι, en face de koinè μετρούμεναι), qui est celle de E. Weiss, p. 92. Il est vrai que l’allongement compensatoire consécutif à la sonantisation de la voyelle brève de timbre e est sans autre parallèle, ni dans les autres dialectes, ni dans les Tables mêmes (gén. χαράδεος, l. 60, en face de Τιμοκράτιος, l. 166, de ἀνανγελίοντι, l. 118, et de παρμετρήσοντι, l. 102, avec absence de notation du produit sonantisé de e, s’il s’agit bien d’un authentique futur dorien en -σέοντι). Cette dernière forme prouve en outre que l’interprétation de μετριώμεναι à partir de *μετριό-ομαι, déadjectif de μέτριος, n’a pas lieu d’être. La conclusion qui s’impose est que, dans cette prose soignée, de registre lexical et syntaxique élevé, l’orthographe est pourtant flottante : graphie conservatrice de l’hiatus ancien dans χαράδεος, graphie phonétique dorienne sévère de l’articulation sonantisée [j] de la première voyelle, hésitant entre iota et Ø (cf. arg. διατέλοντι, crét. κόσμοντες, Buck, GD, § 42, 5d) et compromis graphique -ιω- inédit typique de la koina. De tels tâtonnements, observables aussi dans l’orthographe des traités en prose de l’École philosophique de Tarente, témoignent d’une recherche visant à transformer le dorien régional en langue de culture capable de rivaliser avec la koinè ionienne-attique. La quasi absence de faute de gravure et l’absence de faute de syntaxe excluent en effet que la compétence du rédacteur ou du graveur puisse être mise en cause.
12Étude de la forme du suffixe du participe parfait féminin ἐρρηγεῖα, de celle du numéral de forme dorienne récente, employée aussi à Delphes, τετρώκοντα, l. 20, du petit dossier de τὸ σκίρον en face de ὁ σκῖρος, deux entrées distinctes du Dictionnaire de Chantraine, qui pourraient sans doute être ramenées à l’unité, de la forme de participe ποιόντασσι, l. 50. Dans le même esprit, à propos de l’hapax neutre πλάγος, étude conjointe des entrées πλάγιος, πλέζω, πλάξ et πλάσσω. L’optatif oblique dans le tour ὡς μὴ καταλυμακωθὴς ἀδηλωθείη καθὼς τοὶ ἔμπροσθα ὄροι, l. 56-57, reflète la prétention littéraire de cette variante dorienne de la koinè administrative. Signalons au même titre le développement de l’emploi de la corrélation τε... καί comme exemple d’afféterie stylistique. La mise en perspective du raffinement syntaxique de cette prose et des variations graphiques récurrentes, en l’absence de faute de gravure, invite à conclure à l’absence de norme orthographique. Le code-switching pratiqué entre koinè et dorien sévère régional laisse constater de son côté une réelle diglossie, c’est-à-dire la parfaite maîtrise des deux variétés dialectales en présence, vernaculaire et langue de prestige ; c’est précisément une telle pratique qui a concouru au développement de la koina régionale de registre élevé. Les Tables permettent d’appréhender le phénomène en cours. Les écrits pseudo-archytéens reflètent la même langue, avec des effets de mixage, notamment à l’intérieur du syntagme, plus artificiels que dans les Tables, comme la longue tradition et la nature littéraire de ces textes peuvent l’expliquer.
13Étude suivie du contrat de location, l. 94-112. Étude de l’expression rare du viager par κατὰ βίω, en face de l’usuel διὰ βίου, le bail emphythéotique étant conçu, quant à lui comme τὸν ἀεὶ χρόνον (accusatif d’extension temporelle sans préposition). Interprétation du nom de mois Πάνᾱμος, l. 101, connu dans plusieurs cités de Grèce propre, parfois sous la forme ionisée Πάνημος fréquente en Asie Mineure, et mise en perspective avec l’épiclèse de Zeus Πανάμαρος en Carie et avec celle du Zeus (H)αμέριος et de l’Athéna (Η)αμερία achéennes d’Aigion.
14Analyse du dossier des futurs doriens en -σέοντι, -σέονται, refaits, selon Weiss, p. 86, en -σοντι, -σονται, I 118, etc., à partir de ceux de la koinè en -σουσι, -σονται ; mais ἀνκοθαρίοντι, Ι 132, ἐπικαταβαλίοντι, 134, etc., plaideraient plutôt en faveur de futurs doriens tous évolués phonétiquement, cf. ma notice du Bulletin 2018, n° 549 (REG 131, 2018). La forme secondaire hapax μεμισθώσωνται, l. 106, de subjonctif sigmatique à redoublement a été créée pour exprimer l’antériorité dans le passé à l’intérieur d’un système hypothétique dont la protase est au subjonctif aoriste, dans le cadre de dispositions de type casuistique à la syntaxe complexe : une telle création présuppose l’adaptation précoce du système aspectuel hérité à l’expression du temps, dont les prémices s’observent d’ordinaire au plus tôt dans la koiné néotestamentaire, cf. Blass-Debrunner, Grammatik des neutestamentlichen Griechisch, 1949, § 340 ; cela ne peut être considéré comme une faute, mais témoigne au contraire d’une recherche pour pallier un manque à l’intérieur de la conjugaison (que cherche à combler de la même manière l’indicatif γεγράψαται, l. 121), qui dénote une réflexion linguistique élaborée.
15Proposition de lecture nouvelle pour πολίστων (Ι, l. 130, ΠΟΛΙΣΤΩΝ sur le fac-simile de Boeckh, CIG III, no 5774), forme communément interprétée, faute de mieux, comme une forme dorienne hapax correspondant au superlatif de πολύς, bien que πλεῖστος soit seul attesté dans l’ensemble du monde grec et que l’on attende éventuellement en ce sens hως πλεῖστον vel πλεῖστα. Il est question dans le contexte précédent d’éventuelles infractions commises sur les terrains de Dionysos au préjudice de la cité ; on stipule que c’est le locataire de ces terrains qui devra recourir à la justice : hο μεμισθωμένος ἐγδικαξῆται hως ΠΟΛΙΣΤΩΝ, καὶ hότι κα λάβει, αὐτὸς hέξει, que l’on traduit traditionnellement : « le locataire intentera un procès (pour obtenir) le plus possible, et ce qu’il aura obtenu, il le possédera lui-même » (W.). Boeckh CIG 5774 corrigeait en *[ἄ]πολίστων (or seul ἄπολις est attesté) : mais quel serait le sens ? Ne pourrait-on plutôt proposer de segmenter πολὶ (même datif, l. 157) puis στῶν (part. aor. neu. sg. de ἱστάομαι, cf. ἐπελάομαι, I, 127, doublet de ἐπελαύνω) ? On comprendrait : « le locataire intentera un procès pour le motif que cela (τῶν δενδρέων τι, l. 129) se dresse (i.e. est planté) pour la cité » ; pour cette forme thématisée du participe στάς, στᾶσα, στάν, voir Et. Gud. E, 448, 2 : ἀπὸ τοῦ στῶ, στᾷς ἡ μετοχὴ στῶν καὶ τὸ θηλυκὸν στῶσα. Autre solution, qui cependant imposerait une correction, hως πόλις <ἐ>ών, « comme étant la cité » : on aurait ainsi précisé que, s’il revenait, certes, au locataire d’intenter l’action en justice, celle-ci n’en aurait pas moins été de nature et d’intérêt publics. Il est vrai que ce dernier tour est, à ma connaissance, sans parallèle. Constatons cependant que l’une ou l’autre de ces propositions donnerait à la clause subsidiaire tout son sens : « ce qu’il aura obtenu lui appartiendra en propre ».
16Analyse pragmatique du recours successif aux modes indicatif (futur et aoriste), infinitif et impératif dans l’expression de prescriptions, l. 112-130. Emploi remarquable dans l’apodose correspondant à une protase au subjonctif éventuel, qui vient en tête, de l’indicatif aoriste avec une valeur aspectuelle résultative, avant que ne soit ensuite détaillé l’ensemble des prescriptions et sanctions qu’il sert à annoncer : parallèles chez Homère et Hérodote fournis par Y. Duhoux, Le verbe grec ancien2, 2000, p. 395, § 344. Sur les différences de nuances attachées à l’emploi de l’infinitif ou de l’impératif jussif, voir J. L. Garcia Ramon, « Impératif et infinitif pro imperativo dans les textes grecs dialectaux », dans R. Hodot (éd.), Les modes dans les dialectes grecs anciens, Nancy, 2001, p. 341-360.
17Réfléchi de forme αὐτοσαυτῶν, l. 124 ; exemple isolé de la forme dorienne ἀές, l. 134, avant cela systématiquement remplacée par la forme ἀεί de la koinè, dans un syntagme typiquement dorien récurrent indiquant la rotation annuelle de magistratures τοὶ πολιάνομοι τοὶ ἀὲς ἐπὶ τῶ ϝέτεος. Éléments lexicaux rares, comme le verbe σαρμεύειν, au sens probable de « faire un fumier », l’adjectif ou substantif ὑπόλογος, l. 138, de registre philosophique, ἐποικία et οἰκοδομά, l. 146.
18Je conteste donc les conclusions de E. Weiss, p. 109, pour qui les curiosités linguistiques des Tables d’Héraclée sont caractéristiques d’une situation de déclin dialectal : la variante locale du dorien sévère devait être, selon lui, déjà presque sortie d’usage. Rappelons que C. Consani, « Koinai et koinè dans l’épigraphie de l’Italie méridionale », dans La koine grecque antique, II. La concurrence, éd. Brixhe, 1996, p. 113-132, reconnaissait, à l’époque de ces textes, une convergence de la zone avec la doris severior de Tarente, qui s’opposait à la doris mitior caractéristique de la zone sicilienne et de Syracuse. Une façon pour Tarente de se poser en rivale de Syracuse et du milieu culturel syracusain : « la fonction de modèle pour un processus de standardisation linguistique du dorien de Tarente ne peut être séparée du rôle qu’a joué la cité comme rempart de la grécité, d’abord face aux populations indigènes non grecques, Messapiens, Bre/uttiens et Lucaniens , puis contre Rome jusqu’en 275 a. C. ». Selon Consani, la documentation épigraphique laisse clairement entrevoir la présence constante de la koinè ionienne-attique, ce qui produit des formes mixtes, comme ϝείκατι, croisement entre ϝίκατι et εἴκοσι, κατεσώισαμες, εἰ κα…
19Vitalité du dorien entre la fin de l’époque hellénistique et la période romaine, en rapport avec des motivations plus largement culturelles et l’affirmation d’une conscience dorienne, qui a abouti à une production en prose dorienne avec des interférences attiques, cf. A. C. Cassio, « Lo sviluppo della prosa dorica e le tradizioni occidentali della retorica greca », dans Id., D. Musti (éd.), Tra Sicilia e Magna Grecia. Aspetti di interazione culturale nel IV sec. a. C., Naples, 1987, Aion, sez. fil. lett. 11 (1989), p. 145-149. Cette vitalité est manifeste dans les inscriptions tant officielles que privées, non seulement au niveau phonologique mais aussi dans le lexique. La prédominance généralisée de la koinè ne s’observe qu’à l’époque impériale, aux ier et iie siècles de notre ère.
20Un autre intérêt de ce texte est de montrer la continuité entre la langue administrative d’Héraclée et la prose scientifique, en l’occurrence philosophique, des écrits archytéens et pseudo-archytéens de Tarente. Cela signifie qu’il n’y a pas tant d’écart entre la langue véhiculaire de l’élite et celle qu’elle pratique dans le loisir sous les portiques, dans les banquets et dans ses écrits à vocation littéraire. Le registre soutenu se distingue du registre standard surtout par la créativité lexicale, voire morphologique, qui témoigne d’un réflexion sur la langue et la recherche d’ajustements destinés si possible à l’améliorer, comme on l’a vu de la création de datifs pluriels de thèmes consonantiques en -ασσι ou des traits de syntaxe complexes mais imités de la prose d’Hérodote ou plus largement ionienne.
21La rédaction de textes juridiques ou législatifs suppose une mise en forme très précise destinée à rendre la loi inattaquable et susceptible de couvrir toutes les éventualités envisageables, pour être en principe pérenne. C’est parce que nous sommes devant une juridiction très élaborée que la langue est aussi travaillée, et le registre standard aussi proche du registre soutenu. Ces textes sont donc assez comparables au discours logique d’un philosophe mathématicien comme Archytas, auteur présumé d’un Περὶ νόμου καὶ δικαιοσύνης (voir notamment l. 103, la rigueur de l’ordre des mots dans μεστὼς τὼς χοῦς κριθᾶς κοθαρᾶς δοκίμας les conges pleins d’orge pur certifié). Ailleurs (l. 148-149, nominatif anacoluthique de rubrique mis en tête), la recherche de l’expressivité ou la mise en relief de rubriques a fait bouleverser l’ordre des mots, dans des tours sans doute plus proches de l’oralité : la recherche est encore une fois, non de style, mais de clarté et d’efficacité. Le discours technique juridique s’apparente plus, en définitive, à la prose philosophique ou scientifique qu’un décret honorifique, dont la prose pouvait être plus fleurie ou enflée, avec des effets de style, précisément.
22La comparaison avec la prose des écrits pseudo-pythagoriciens est donc particulièrement pertinente. On remarquera cependant que rien de latin ne transparaît dans les écrits de cette école, alors que nous avons rencontré ici le nom du grenier, rogus / ῥογός, et que l’emploi du participe de « être » de forme ἔντες pourrait de son côté témoigner de la circulation entre les langues indigènes et le grec côtier. De sorte que s’il y a mélange dans notre texte, c’est entre dorien sévère régional et koinè ionienne-attique, mais aussi entre registre standard, plus proche de l’oralité, et registre soutenu caractéristique de l’écrit juridique ou littéraire. Rien d’artificiel en cela : la diglossie caractérise l’époque de diffusion de la koinè et le mélange de registres est habituel dans les écrits d’une administration dont les rédacteurs pouvaient ne pas appartenir tous à l’élite, et même en son sein, ne pas avoir tous pour visée la langue littéraire.
II. Nouveautés béotiennes
23La conférence invitée du Dr Yannis Kalliontzis a ouvert les séances de printemps. Notre collègue, ancien membre de l’École française d’Athènes, dirige actuellement le projet franco-germanique Corpus des inscriptions de Béotie centrale (CIBEC) en collaboration avec l’équipe des Inscriptiones Graecae de l’Académie de Berlin, elle-même dirigée par Klaus Hallof, où il a comme collaborateur direct Jaime Curbera. Ce projet s’inscrit à l’intérieur d’un vaste chantier collectif, auquel participent aussi D. Knoepfler, C. Muller et N. Papazarchadas, qui doit aboutir à la réfection du volume des IG VII de Béotie, publié en 1892 par W. Dittenberger. Y. Kalliontzis est sur le point de rendre aux presses de l’École française d’Athènes le manuscrit de ce qui fut sa thèse et qui portera le titre : Histoire et épigraphie de la Béotie hellénistique. Il est l’auteur d’un catalogue paru en 2017 des inscriptions conservées aux musées de Thèbes et de Chéronée : Συνοπτικός κατάλογος των επιγραφών των Μουσείων της Θήβας και της Χαιρωνείας.
24Trois documents inédits d’Orchomène, datés prosopographiquement des années 230-220 a. C. étaient l’objet de cette présentation, tous trois inscrits sur la même stèle, mais sans rapport les uns avec les autres, suivant un usage caractéristique de la période dans cette cité. Un document concernant un emprunt à l’intérieur de la cité, une liste de conscrits et surtout un document d’interprétation difficile dont nous avons pu faire progresser la lecture (l. 23-24 et 32, notamment), à trois, avec l’aide de Matilde Garré, qui s’apprête à déposer un sujet de thèse sur le dialecte béotien dans notre École. Ce document, gravé sur la face principale de l’inscription communique les minutes d’une affaire judiciaire qui a mis aux prises la cité d’Orchomène et des citoyens d’Amphissa, cité qui appartenait alors à la ligue étolienne : une prêt d’un montant considérable (plus de quarante talents) avait été consenti par un particulier, tenant apparemment lieu de banquier, à la cité d’Orchomène, qui après l’avoir remboursé se vit cependant en butte aux poursuites des ayants-droits de ce prêteur, qui produisaient un faux contrat en vertu duquel ils lui réclamaient indûment le montant de la dette et ses intérêts. Des arbitres étrangers, un Thébain et un Étolien de Kalydôn, disculpent la cité et règlent le procès en sa faveur.
25Le dialecte béotien employé est caractéristique des iiie-iie siècles avant notre ère, en particulier dans ses notations vocaliques (du côté des consonnes, signalons le maintien de ϝ- initial) : /u/ noté ΟΥ, en face du Y des autres dialectes, Y employé pour noter l’ancienne diphtongue *oi au nominatif pluriel et datif singulier (anciennement en *oi en béotien, à la différence de la plupart des autres dialectes, où /o/ est long), H, pour noter l’ancienne diphtongue *ai, EI, pour noter /e:/ ailleurs noté H, notation non spécifiquement béotienne IO des hiatus /eo/, etc. Formes récurrentes : les dat. pl. athématiques en -εσσι, les désinences verbales de 3e personne du plur. en -νθι, impér. -νθω, l’aor. de φέρω de forme -εινίξατε, participe à restituer, l. 23-24, sous la forme ποτενι[ξάντων] ; une forme rare : le génitif de ἐγώ de forme ἐμοῦς seulement connu auparavant chez la poétesse Corinne.
26Le séminaire se poursuit par l’étude de defixiones dernièrement publiées par J. Curbera, « Six Boeotian Curse Tablets », ZPE 204 (2017), p. 141-158 (photos, p. 152-158), la plupart plus oropiennes en vérité que proprement béotiennes. La première est datée de ca 350-300 et vient précisément d’Oropos, une cité dont le dialecte est essentiellement ionien-attique. La deuxième, en revanche, datée du iiie/iie siècle, est bien béotienne, même si la présence de la koinè y est déjà repérable. Formes rares ou uniques, comme, face A, l. 1, le nominatif du pronom de 2e personne du singulier τύν (cf. hom. τυνή), l. 5, βαίνιμεν (βαίνεμεν Χ ἴμεν, équivalent à att. ἰέναι ?), l. 7, le substantif hapax ἀλλαλοφιλία « amour mutuel », l. 8, λάλησις « bavardage », connu surtout par Aristophane ou, l. 9, l’hapax αἰσχυντία, qui réfère plutôt, comme le composé négatif correspondant mieux attesté, ἀν-αισχυντία, « honte et impudeur » à la « pudeur » ou aux pudenda, ou encore, l. 14, le neutre hapax συνουσίασμα « rapport intime ». Le verbe (ἀδύνατος) μένει, l. 5, qui réfère à Zôilos, cible principale de la malédiction, pourrait être au présent de l’indicatif plutôt qu’au subjonctif : le fait de se projeter dans l’objet de son souhait au point de (se) le représenter comme inscrit dans la sphère du hic et nunc serait caractéristique de cette forme d’oralité incantatoire ici pérennisée par l’écrit. Une autre possibilité serait de l’interpréter comme un optatif de souhait : la graphie EI pour *oi ancien est attestée par une quarantaine d’exemples à l’époque hellénistique, cf. G. Vottéro, Recherches sur le dialecte béotien, thèse inédite, p. 330. La tablette ne comporte pas de faute de grec ; seule son orthographe est non normative, conformément aux usages béotiens. Dans ce contexte, la forme problématique σφίγμηι, face B, l. 8, interprétée par C. comme un croisement entre le verbe σφίγγομαι « ligoter » et φιμόω « museler » que justifierait la glose de l’Etymologicum Magnum : φιμός· ἀπὸ τοῦ σφίγγω, σφιγμὸς καὶ φιγμός pourrait être plutôt, même s’il n’est pas jusqu’ici attesté, le substantif féminin σφιγμή correspondant au masc. σφιγμός tout juste mentionné et au neu. σφίγμα connu au sens de « cale (de machine) » chez Héron le Mécanicien (Aut. 2, 4). Il faudrait en ce cas traduire, l. 8-9, ὥσπερ σφίγμηι ἀνθρώπους ἐνδείσας, ἀποτέλη φθάνων τὸ<ν> κατάδεσμον τοῦτον : « en attachant les gens comme par un lien, hâte-toi d’accomplir cet enchaînement ».
27Texte no 3. Noms rares comme Πίργης, sans doute explicable par l’iotacisme. Réflexions sur l’anthroponyme Πασιτέλης, en face de Πάντελης correspondant exact de l’adjectif παντελής, et sur leurs connotations religieuse ou pythagoricienne, suivant le contexte.
28La forme αἶαν, l. 1, face B, du texte no 4, au lieu de γᾶν en boétien, et de γῆ koinéisé, qui est employé face A, l. 20, est de registre poétique, déjà homérique. Même la classe populaire peu éduquée (qu’il s’agisse du commanditaire ou du praticien) est imprégné des œuvres épiques. On notera, dans le même ordre d’idées, les trois exemples successifs, face B, de ἐργασίη, avec la désinence ionienne, alors que le mot est attesté dans d’autres dialectes, puisqu’il est employé dans les Lois de Gortyne. Ce mot est employé en des sens très différents puisqu’il peut référer au travail du métal, c’est-à-dire à la manufacture, au commerce ou au travail littéraire. C’est le faire, le fabriquer quand le neutre ἔργον est plus concret, référant éventuellement aux instruments outils qui permettent de travailler, aux objets. Mais à l’évidence, c’est un renouvellement qui a tendu à faire substituer ce déverbatif au nom qui est à l’origine du verbe dénominatif ἐργάζομαι. Ce renouvellement est déjà ancien, puisqu’il est attesté dès les H. hom., dans les Lois de Gortyne, puis chez Xénophon. Ce pourrait être un poétisme introduit en crétois et dans l’attique classique. Signalons que l’abstrait en -σις, ἔργασις, désignant le faire en action est quasiment inconnu : une scholie à Euripide (Méd. 864) le mentionne comme référant au fait de perpétrer un crime, façon toute abstraite, presque une litote, de référer au pire des actes. La dérivation en -ᾱ, donc -σία/-σίη, est une étape supplémentaire du renouvellement.
29En conclusion : des petits textes de registre populaire, qui, à l’époque de ceux que nous avons étudiés, même béotiens, sont déjà fortement koinéisés. Leur intérêt linguistique est qu’ils nous font accéder au registre vulgaire ou populaire, avec des variations orthographiques plus importantes qu’ailleurs (παρακατατίθεμε, texte 3, A, l. 16-17) qui reflètent donc de plus près les évolutions de la prononciation, souvent plus progressiste dans ces catégories de la société, moins sensibles à la norme : Labov avait énoncé (Sociolinguistique, Paris, 1976, trad. de Sociolinguistic patterns, 1973, p. 387, et Principles of linguistic change, vol. I. Internal factors, 1994, p. 78), et ce fut repris par C. Brixhe dans nos disciplines, que le changement vient du bas (registre low). Cette norme est en effet souvent imposée du dehors, soit sous l’influence extérieure de l’Attique voisine, dont le niveau culturel faisait référence au-delà de ses frontières, soit sous l’influence littéraire sensible dans les cercles érudits, on songe à celui d’un homme comme Plutarque de Chéronée. Les classes moins cultivées n’ont pas ces références. Elles parlent et s’amusent plus librement avec la langue. Ces textes offrent aussi l’intérêt de nous faire accéder à la parole même des individus, c’est-à-dire à l’oralité, dont nous est offert comme un instantané, saisi sur le vif. En témoignent les répétitions, qui, pour leur part, sont le reflet direct de la pratique maléfique volontiers incantatoire, et surtout le syntaxe, parfois à nos yeux de littéraires venus à l’épigraphie, d’apparence erratique, parce qu’elle témoigne de l’absence d’autre rhétorique qu’incantatoire, donc de l’absence de plan : le discours procède par accrétion.
30Souvent, le point de départ est une personne, le pire ennemi, fréquemment jalousé, un rival, puis, de fil en aiguille, une poignée d’autres personnes vient s’ajouter, sans qu’un lien nécessaire paraisse les unir, sinon l’inimitié que leur vouait l’auteur de la malédiction. Il semble que tant qu’à payer probablement pour avoir recours au spécialiste, il passait en revue le cercle de ses ennemis de façon à les maudire tous d’un coup. Une façon de se libérer de la haine qu’il avait en lui ! Il n’est pas sans intérêt, dans ce cadre, de constater que, à la différence des noms des destinataires, celui de l’auteur est en principe tu, probablement à la fois pour lui garder le secret et pour le protéger des conséquences éventuelles de son acte, en lui évitant notamment que le mort ou les divinités convoquées retournent sa malédiction contre lui. Ces documents nous font ainsi rencontrer des croyances populaires, une forme d’ésotérisme, de recours à la magie noire : des pratiques encore connues du monde moderne, où les sorciers existent toujours, plutôt dans les régions que dans les métropoles.
III. Lexique et anthroponymie
31Présentation du projet LGPN-Ling de réfection de Die historischen Personennamen des Griechischen bis zur Kaiserzeit de Friedrich Bechtel (HPN 1917), à partir des exemples des noms Arsinoé, Akestokypros et Theudagoras.
32Entre dans ce cadre la conférence du 27 mars du Prof. Alain Blanc, l’auteur en 2008 de Les contraintes métriques dans la poésie homérique : l’emploi des thèmes nominaux sigmatiques dans l’hexamètre dactylique, ouvrage couronné d’un prix de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, qui vient de remettre le manuscrit à paraître en 2018 dans les « Innsbrucker Beiträge zur Sprachwissenschaft » d’une somme sur Les adjectifs sigmatiques du grec ancien. Le centrage était cette fois sur l’interprétation morphologique et sémantique de quelques composés grecs en -εσ- : les composés en °ηνεκής, °ήρης et °αλκής. C’est surtout la question des composés à second élément déverbatif qui a été traitée, ce type étant resté en marge des ouvrages à la fois de K. Stüber, Die primären s-Stämme des Indogermanischen, Wiesbaden, 2002, et de T. Meissner, S-stem Nouns and Adjectives in Greek and Proto-Indo-European, Oxford, 2006. A. Blanc récuse l’hypothèse généralement proposée de thèmes en *-ē- dérivés d’aoristes intransitifs ou passifs munis du même suffixe, étant donné que le thème de tels adjectifs est depuis le mycénien en -εσ- et non en -η-, comme aussi celle de noms-racines élargis secondairement par *-es-. Il propose pour ce développement secondaire le scénario suivant : εὐ-γενής « de bonne naissance » : εὖ + τὸ γένος « naissance » ; mis en rapport avec l’aoriste ἐγενόμην « je suis né », d’où la métanalyse en εὐ-γεν-ής « bien né ».
Pour citer cet article
Référence papier
Sophie Minon, « Dialectologie du grec ancien », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 150 | 2019, 102-112.
Référence électronique
Sophie Minon, « Dialectologie du grec ancien », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 150 | 2019, mis en ligne le 11 juin 2019, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/2933 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.2933
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