Philologie arabe
Résumé
Programme de l’année 2016-2017 : I. Question de lexicographie arabe médiévale. — II. Nature, environnement et représentation du monde.
Texte intégral
- 1 Al-Šayzarī, Kitāb nihāyat al-rutba fī ṭalab al-ḥisba, éd. Albāz al-‘Arīnī, Beirut, 2014, p. 127-173 (...)
1La première partie de la conférence a abordé la lexicographie en mettant en perspective les instruments de travail à notre disposition, anciens et modernes, ainsi que leurs limites. Pour illustrer leur emploi, nous avons fait la lecture et la traduction de passages du manuel de ḥisba de ‘Abd al-Raḥmān al-Šayzārī (xiie siècle), Kitāb nihāyat al-rutba fī ṭalab al-ḥisba1, abordant ainsi les chapitres relatifs aux tisserands (sg. ḥā’ik), couturiers (ḫayyāṭ), cotonniers (qaṭṭān), fabricants de lin (kattān), de soie (pl. ḥarīriyūn), teinturiers (sg. ṣabbāġ), savetiers / cordonniers (asakifa), changeurs (sg. ṣayraf), orfèvres (ṣā’iġ, pl. ṣāga), aux fabricants de cuivre et de fer (sg. nahhās et ḥaddād), aux vétérinaires (bayāṭira), vendeurs d’esclaves et de bêtes (naḫḫāsī al-‘abīd wa-l-dawwāb), aux tenanciers de bains, ainsi qu’aux phlébotomistes (faṣṣād) et aux poseurs de ventouses (ḥaǧǧām).
- 2 Al-Ǧawālīqī, Al-Mu‘arrab min al-kalām al-a‘ǧamī ‘alā ḥurūf al-mu‘ǧam, éd. E. Sachau, Leipzig, 1863.
- 3 Al-Ḫafāǧī, Mu‘ǧam al-alfāẓ wa-tarākīb al-muwallada, Tripoli, 1987.
2Pour le vocabulaire lié au métier, on a mis à profit le Dictionnaire des métiers damascains d’al-Qazimī (Paris, Mouton, 1960), d’autant plus que Šayzarī fut muḥtasib à Damas. La recherche ne porta ni sur l’aspect juridique ou social du manuel, mais bien sur la désignation des realia que le texte donnait à connaître. On essaya ainsi, pour ces termes techniques, d’en saisir le sens avec les dictionnaires médiévaux, puis les lexiques modernes. Dans un deuxième temps, on essaya d’en déterminer l’étymologie ou la dérivation, voire son origine si c’était un emprunt et le moment où il était entré dans la langue arabe. A-t-il été ressenti comme étranger à l’arabe ou nom ? Sur ce dernier point, les ouvrages de Ǧawālīqī2 et de Ḫafāǧī3 ont été mis à profit. La connaissance des dialectes par un certain nombre d’auditeurs de la conférence fut un apport appréciable pour mettre en exergue des usages différents selon les lieux.
- 4 Arberry, A. J., « An unkown manuscript of zoology », Journal of the Royal Asiatic Society, juillet (...)
- 5 Iskandar, A. Z., « A Doctor’s book on zoology: al-Marwazî’s Tabâ’i‘ al-ḥayawân (Natures of animals) (...)
3La partie ectodique a d’abord été occupée par l’édition de passages pouvant être attribués au zoographe byzantin Timothée de Gaza (fl. 600) et conservés dans le Ṭabā‘ī al-ḥayawān d’al-Marwāzī (fl. 1100). À l’heure actuelle, trois manuscrits du Ṭabā‘ī al-ḥayawān d’al-Marwāzī sont connus : le ms. India Office Dehli Ar. 19494, le B.L. Add. 21102 et le ms. UCLA (University of California, Los Angeles)5 Ar. 52. Le ms. India office Ar. 1949 est le plus ancien, copié du vivant même de l’auteur mais il est incomplet. Le ms. B.L. Add. 21102 est également incomplet et seul le ms. de Los Angeles Ar. 52 donne l’ensemble du texte, et il appartient à la même famille que le B.L. Add. 21102. Les seuls renseignements sur al-Marwazī proviennent de ses ouvrages et il apparaît qu’il fut témoin d’incidents de 448/1056-57 à 518/1124-25, ce qui indique une longévité exceptionnelle. Nous avons pu avoir accès aux copies du ms. B.L. Add. 21102 (dorénavant L) et du ms. UCLA Ar. 52 (dorénavant U).
- 6 Cette partie a été éditée par Vladimir Minorsky à partir du ms. India Office 1949 car l’Add. 21.102 (...)
- 7 Ms. ar. 52 : f. 76b, l. 2 – 154b ; ms. Add. 21102 : f. 13a, l. 12 – 94a, l. 4.
- 8 Ms. ar. 52 : f. 154b – f. 203a, l. 16 ; ms. Add. 21102 : f. 94a, l.5 – f. 144b, l. 8.
- 9 Ms. ar. 52 : f.242b, l.17 – 264a, l. 6 (incomplet) ; ms. Add. 21102 : f. 144b, l. 8 – 186b, l. 6.
- 10 Ms. ar. 52 : f.203a, l. 16 – 242b, l. 17 ; ms. Add. 21102 : f. 186b, l. 6 – 209b, l. 17.
4L’ouvrage se compose de cinq parties ou maqāla, mais seul U les présente et donne l’introduction qui les énumère. La première partie porte « Sur les êtres humains, leurs sortes (sg. naw‘) et leurs classes (sg. ṭabaqa), du plus haut degré au plus bas », et il se subdivise en 31 chapitres. C’est ici que l’auteur donne notamment une description des populations6 de l’œkumène. La deuxième partie aborde « les animaux domestiques (al-bahā’im), les bêtes sauvages, les animaux de proie (al-saba‘) et les autres quadrupèdes7 » en 35 chapitres. La troisième traite des « oiseaux de terre et de mer8 » en un chapitre. La quatrième se focalise aussi en un chapitre9 sur les animaux venimeux alors que la cinquième et dernière partie fait de même avec les animaux marins10.
- 11 Stern, S. M., « Some fragments of Galen’s “On disposition” (Peri êthôn) in Arabic », Classical Quat (...)
- 12 Kruk, R., « On animals: Excerpts of Aristotle and Ibn Sînâ in al-Marwāzî’s Ṭabâ’i‘ al-ḥayawān », da (...)
- 13 Ducène, J.-C., « Al-Ǧayhānī: fragments (Extraits du K. al-masālik wa-l-mamālik d’al-Bakrī) », Der I (...)
- 14 Nous développons l’ensemble des arguments dans « The sources of tenth-century Arab geographers writ (...)
5Une première lecture a montré que l’auteur mettait à profit tant des auteurs antiques ou byzantins tels que Aristote, Galien11, Dioscoride, Timothée de Gaza que des auteurs arabes comme Ǧāhiẓ, Ibn Buḫtīšū’, ‘Alī ibn Rabbān al-Ṭabarī, al-Bīrūnī ou Avicenne12. Ajoutons qu’il cite aussi dans la partie zoologique Ǧayhānī13 (U, f. 24v / L, f. 22r ; U, f. 150r / L, f. 89v) et le Kitāb al-masālik wa-l-mamālik de Muḥammad ibn Mūsā al-Munaǧǧim (Add. 21102, f. 198r). À ce propos, l’attribution de la description ethnographique des populations d’Eurasie, qui constitue la majeure partie du premier chapitre, à Ǧayhānī depuis Barthold nous semble d’autant plus erronée14. En effet, ce texte autrement connu comme « la relation anonyme » n’est jamais placée par Marwazī sous l’autorité de Ǧayhanī, contrairement aux citations textuelles de ce dernier.
- 15 Al-Bīrūnī, Kitāb taḥqīq mā li-l-Hind, éd. E. Sachau, Londres, 1887, p. 99.
- 16 Kruk, R., « On animals: Excerpts of Aristotle and Ibn Sînâ in al-Marwāzî’s Ṭabâ’i‘ al-ḥayawān », p. (...)
- 17 Kruk, R., « Timotheus of Gaza’s On Animals in the Arabic Tradition », Le Muséon, 117 (2001), p. 364
6Marwāzī passe ainsi en revue dans le premier chapitre l’éléphant (fīl) (ms. U, f. 76v / ms. L, f. 13v), le chameau (ibl) (U, f. 80v / L, f. 17v), la vache sauvage (al-baqr al-wahš) (U, f. 83v / L, f. 21r), la vache commune (al-baqr al-ahlī) (U, f. 84r / L, f. 21v), le mouton (al-ġanam) (U, f. 88 / L, f. 26r), le bouc (tays) (U, f. 92r / L, f. 29r), la chèvre à musc (ẓabī) (U, f. 95r / L, f. 32v), le bouquettin (iyyāl) (U, f. 97r / L, f. 35r), le cheval (ḫayl) (U, f. 99r / L, f. 37r), la mule (al-baġl) (U, f. 105v / L, f. 43v), l’âne (ḥimār, pl. ḥamīr) (U, f. 106v / L, f. 44v), le lion (al-asad), (U, f. 108r / L, f. 47r), la panthère (al-nimr) (U, f. 113v / L, f. 51v), le tigre (al-babir) (U, f. 114 / L, f. 52v), le guépard (al-fahd) (U, f. 114v / L, f. 53r), le loup (al-ḏi’b) (U, f. 115v / L, f. 54r), l’hyène (al-ḍab‘) (U, f. 119r / L, f. 57v), l’ours (dubb) (U, f. 119v / f. 59r), le singe (al-qird) (U, f. 121r / L, f. 60v), le chien (al-kilāb) (U, f. 127v / L, f. 66v), le renard (al-ṯa‘lab) (U, f. 135r / L, f. 74r), l’hybride chien-renard (ibn awā) (U, f. 137r / L, f. 76r), le caracal (‘atāq al-arḍ) (U, f. 138 / L, f. 76v), le lièvre (al-arnab) (U, f. 139r / L. f. 80r), le hérisson (al-qunfuḏ) (U, f. 141v / L, f. 82v), la belette (ibn ‘irs) (U, f. 144v / L, f. 83v), la fouine (ibn miqraḍ) (U, f. 145r / L, f. 84r), la martre (al-ḫazz) (U, f. 145r / L, f. 84v), le daman (wabar) (U, f. 146r / L, f. 85v), la salamandre (samandal) (U, f. 146v / L, f. 85v), le rhinocéros (al-karkadan) (U, f. 149r / L, f. 88v), le saṯaraw à lire šarawa15, soit l’animal mythique indien śarabha, (U, f. 150v / L, f. 90r), le légendaire ruḫ (U, f. 150v / L, f. 90), la girafe (zurāfa) (U, f. 151r / L., f. 90v), le māya / daṭū‘ūdūn, soit le μαρτιχωρα16 (U, f. 152r / L, f. 92r), qui inaugure ici une liste de notices transposées de sources traduites du grec. On continue en effet avec l’animal nommé al-qarwṭ, à lire *al-qurquṭ pour korkotas17, κορκότας : l‘hyène tachetée (U, f. 152v / L, f. 92r), puis le ġūl (U, f. 152v / L, f. 92r), le s.‘.n.k.s. à lire *sfīnks, σφίγξ : le sphinx (U, f. 153r / L, f. 92v), le s.q.nūdūs, à lire *saqiyūrus pour skiouros, σκἰουρος : l’écureuil (U, f. 153r / L, f. 92v), l’aq.ṭ.rīs à lire *aqtwbl.bs. pour katôbleps, κατῶβλεψ: le gnu (U, f. 153r / L, f. 92v), l’awṭlīs (?) (U, f. 153r / L, f. 92v), al-nams à lire *iqtīs pour iktis, ἴκτις : la martre (U, f. 153r / L, f. 92v), le tāmūr (?) (U, f. 153v / L, f. 93r), al-s.m.ḥ.l (?) (U, f. 153v / L, f. 93r), l’andryūs (?) (U, f. 153v / L, f. 93r), le nībar à lire *banbr pour bantīr, πάνθηρ : la panthère (U, f. 153v / L, f. 93r), et le nūms à lire *tūs pour thôs, θώς : le chacal (U, f. 154r / L, f. 93v). La partie consacrée aux oiseaux commence alors avec l’autruche (na‘āma) (U, f. 154v / L, f. 94r) et se poursuit avec l’aigle (‘uqāb) (U, f. 157r / L, f. 97v) et le vautour (nasr) (U, f. 159r / L, f. 99r), etc.
- 18 Kruk, R., « Timotheus of Gaza’s On Animals in the Arabic Tradition », Le Muséon, 117 (2001), p. 355 (...)
7Pour l’établissement du texte arabe, nous avons suivi la première répartition effectuée par Remke Kruk18 en textes explicitement mis sous l’autorité de Timothée, ceux qui présentaient un parallèlisme évident avec le texte grec de Timothée sans mention explicite et ceux qui pouvaient avoir une source grecque. Nous avons choisi cette année d’éditer à partir des mss UCLA Ar. 52 et B.L. Add 21102 les notices explicitement rapportées à Timothée et qui concernaient la chèvre sauvage (U, f. 92v-93r / L, f. 29v-30r), le lion, le rhinocéros, la girafe, l’hyène tachetée, l’écureil, le gnu et la grue (U, f. 204a / L, f. 146a).
- 19 Ibn al-Faqīh, Kitāb al-buldān, Y. al-Hāwī (éd.), Damas, 1996, p. 415, mais avec des interventions d (...)
8Par ailleurs, cette enquête sur Timothée de Gaza nous permit d’identifier un passage de l’auteur grec dans la version du Kitāb al-buldān d’Ibn al-Faqīh19 donnée par le manuscrit de Meshhed (Bibliothèque Riḍawīya, Ms. 5229) à propos du légendaire samandal :
L’oiseau appelé samandal entre dans le feu, s’y vautre puis en sort comme s’il n’y était pas entré et sans qu’aucune de ses plumes n’ait été brûlée. Ṭimāṯ al-ḥākim dans son Livre sur les animaux rapporte : « En Orient, il y a un oiseau appelé b.n.ǧ.s. dans une ville dénomée Madīnat al-Šams (Héliopolis). Il n’a pas de femelle et aucune forme ne lui ressemble. La population de cette ville adore le soleil et le vénère à son lever. Cette ville est appelée A.ġ.f.ṭūs. Cet oiseau s’y trouve et il est connu ailleurs. Quand Dieu veut lui donner la permission, il rassemble dans son bec beaucoup de débris de bois (‘īdān) de cannelle (dārṣīnī). Ensuite, il ne cesse de frapper ces bois de ses ailes de manière assidue, sans relache, jusqu’à ce qu’ils prennent feu. Quand la flamme grandit, il se jette lui-même dedans pour y brûler et que le feu le dévore. Il ne reste que des cendres. Après plusieurs jours dont [les gens du lieu] connaissent le nombre [exacte], ces cendres dessinent un grand ver qui ne cesse de grandir au point de devenir comme un poussin. Ensuite, Dieu fait pousser à ses ailes des plumes. Et [le ver] devient l’image de cet oiseau, sans qu’il n’y manque rien. La population de cette ville raconte que cela survient tout les 500 ans.
- 20 Ṭūsī, A., ‘Aǧā'ib al-maḫlūqāt, Téhéran, 1387, p. 532.
9Ce texte a été résumé en une ligne par le cosmographe persan Aḥmad Ṭūsī20 (xiie s.).
- 21 Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī, Al-mu‘rib ‘an ba‘ḍ ‘aǧā’ib al-maġrib, éd. I. Bejarano, Madrid, 1991, où l’édi (...)
- 22 Al-Bīrūnī, Al-āṯār al-bāqīya ‘an al-qurūn al-ḫāliya, éd. E. Sachau, Leipzig, 1923, p. 50 et p. 249.
10Nous avons continué avec l’édition de la cosmologie musulmane donnée par Ibn al-Qāṣṣ (m. 335/946) dans son Kitāb dalā’il al-qibla. Ce traité est connu par cinq mss aux titres différents : Dalā’il al-qibla (Istanbul, Vellüyiddin 2453, daté de 845/1441), Kitāb al-ma‘rifa (Al-Qāhira, Dār al-kutub, Aḥmad Taymūr 103, 781/1389), Al-istidlāl ‘alā qibla min mahabb ar-riyāḥ wa-maṭāli‘ al-nuǧūm (Al-Qāhira, Dār al-kutub, Mīqāt 1201, partiel non daté) et ‘Aǧā’ib as-samāwāt wa-l-arḍ (Londres, B.L. Or. 13315, daté de 1117/1705). Le cinquième manuscrit est le Madrid, collection Gayangos MS 34 (non daté) qui donne le Mu‘rib ‘an ba‘ḍ ‘aǧā’ib al-Maġrib d’Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī21, mais les folios 9-95v présentent l’œuvre d’Ibn al-Qāṣṣ. Alors que les manuscrits sont en désaccord sur le titre de l’ouvrage d’Ibn al-Qāṣṣ, celui-ci est précisé par al-Bīrūnī22 dans les Al-āṯār al-bāqīya ‘an al-qurūn al-ḫāliya, comme le Kitāb dalā’il al-qibla. Le chapitre traitant de la cosmologie musulmane, intitulé Ḏikr hay’at al-arḍ wa-tadwīrihā bi-l-Ka‘ba (« La forme de la terre et sa rotation autour de la Ka‘ba ») est l’un des premiers discours du genre. La difficulté ecdotique venait du fait que quatre des cinq manuscrits donnaient le texte et, en outre, le manuscrit de Madrid fournissait un texte d’une version plus complète. Cet état de fait nous a conduit à proposer une édition synoptique, vu l’intérêt de la seconde version, comme la traduction qui suit le montre.
Texte selon les mss C, I et L. | Texte selon M. |
« Sous cette terre que nous avons décrite, il y a six [autres] terres, l’épaisseur de chacune est de cinq cents ans, tout comme l’intervalle qui les sépare, d’après les renseignements qui nous sont parvenus. La deuxième terre est plus grande que la première et plus vaste. Elle la dépasse de plus de sept fois et elle est entourée par une deuxième mer, et celle-ci est ceinturée [à son tour] par un deuxième mont Qāf, et le tout est surplombé par un deuxième ciel. La troisième terre est en-dessous de la deuxième, à cinq cents ans, et elle dépasse la deuxième en grandeur de plus de neuf fois. Une troisième mer et un troisième mont l’entourent, et un troisième ciel la recouvre. Et ainsi de suite pour les sept terres. La terre la plus vaste et le ciel le plus étendu, qui la recouvre, sont au bas. | « Sous cette terre que nous avons décrite, il y a six [autres] terres, l’épaisseur de chacune est de cinq cents ans, tout comme l’intervalle qui les sépare, d’après les renseignements qui nous sont parvenus. Les racines de chaque terre touchent à la suivante, la deuxième terre est plus grande et plus vaste que la première, elle la dépasse de plus de sept fois. Son nom est Ḫaldat, et la population qui l’habite s’appelle al-Ṭamas. Elle est entourée par une deuxième mer du nom de Ġalas et un autre [mont] Qāf l’enserre – c’est une deuxième montagne, et un deuxième ciel, appelé Fanḏūm, la recouvre. La troisième terre, du nom de ‘Araqa, est en dessous de la deuxième, à cinq cents ans, et elle la dépasse en grandeur de plus de sept fois. Sa population s’appelle al-Qalas. Elle a une troisième mer, du nom d’al-Aṣam, une troisième montagne et un troisième ciel, du nom de Mā‘ūn. Et ainsi de suite, pour les sept terres. Le nom de la quatrième est Harba et sa population s’appelle Ǧalahā. La cinquième s’appelle Malaṯā et sa population al-Baḥāẓ. La sixième, où se trouvent abandonnés les registres des gens du feu, a pour nom Saǧīn et sa population al-Ḥabūn. Le nom de la quatrième mer est al-Muẓlim, de la cinquième al-Marmās, de la sixième al-Sahān et de la septième al-Bākī. Le nom du cinquième ciel est al-Rataqā, du sixième Rafiyā et du septième ‘Arasa. |
C’est la parole de Dieu {Dieu est celui qui a créé les sept cieux} (Cor. LXV, 122), jusqu’à la fin de la sourate. | C’est la parole de Dieu {Dieu est celui qui a créé les sept cieux} (Cor. LXV, 122), jusqu’à la fin de la sourate. La terre inférieure se maintient sans fondement car Allāh a créé un poisson, dont le nom est Léviatan (Luwīṯa) dans la Torah et Nūn dans le Coran – c’est celui mentionné par Allāh lorsqu’il dit {Nūn. Par le calame et par ce qu’ils écrivent} (Cor., LXVIII, 1). C’est un grand poisson, comme nous l’avons rapporté, et il se maintient par la volonté d’Allāh sans autre soutien. Le Très-Haut créa la mer immense (al-yawm al-akbar) et lui ordonna de s’immiscer sous le poisson pour supporter son ventre. La mer se maintenait par la volonté d’Allāh sur une base qui était la Mer immense. Allāh lui envoya Ǧibril et il n’avait pas de pied (qadam) jusqu’à ce qu’Allāh crée la lumière. |
- 23 Le thème des sept cieux et des sept terres se retrouve dans la littérature sumerienne mais il n’y a (...)
- 24 Cependant, si I. Hénoch, 18:6 fait aussi allusion à sept montagnes, elles n’ont pas le sens cosmolo (...)
11On reconnaît la cosmologie musulmane traditionnelle avec l’architecture de l’univers en sept terres et sept cieux superposés. Ceux-ci se font l’écho des versets coraniques (II, 29 ; XXIII, 86/88 ; XLI, 12/11 ; XLV, 12 et LXVII, 3) mais par-delà à une tradition représentée au Proche-Orient ancien23, dont les avatars se retouvent notamment dans le Livre d’Hénoch24 (ou I Hénoch, 18:6) et le Livre des secrets d’Hénoch (ou II Hénoch, 3-20). En islam, cette cosmologie traditionnelle se développe d’autant plus facilement que c’est un thème porteur pour l’imaginaire. Sept mondes (terre, mer, ciel et une montagne encerclant le tout) se superposent, le premier et le plus élevé, le nôtre, étant le plus petit. Chacun des éléments reçoit un nom et parfois des occupants. La distance entre chaque monde est un chiffre hyperbolique, déjà donné dans la tradition juive. Quand la nomenclature d’Ibn al-Qāṣṣ est tabulée, les choses sont claires :
Ordre | Terre | Population | Mer | Ciel |
Premier | ||||
Deuxième | Ḫaldat | Al-Ṭamas | Al-Ġalaṣ | Al-Fanḏūm |
Troisième | ‘Araqa | Al-Qalas | Al-Aṣam | Mā‘ūn |
Quatrième | Harba | Ǧalahā | Al-Muẓlim | |
Cinquième | Malaṯā | Al-Baḥāẓ | Al-Marmās | Al-Rataqā |
Sixième | Saǧīn | Al-Ḥabūn | Al-Sāhan | Rafiyā |
Septième | Al-Bākī | ‘Arasā |
- 25 Ginzberg, L., Les légendes des Juifs, Paris, 1997, I, p. 11-13 et p. 140-143, notes 21 à 30. ; Hein (...)
- 26 Heinen, A., Islamic Cosmology, p. 196-197, citant Charles, R. H., The Book of Enoch, Oxford, 1912, (...)
12La tradition juive25 allègue aussi une nomenclature semblable quoique moins développée, la première terre est Ḥeled, la seconde Tebel, la troisième Yabbašah, la quatrième Ḥarabah, la cinquième Arqa, la sixième Adamah et la septième Ereẓ. Quant au cieux, le premier et le plus bas s’appelle Vilun, le second Rakya, le troisième Chachaqim, le quatrième Zebul, le cinquième Maon, le sixème Machon et le septième Aravoth (nous avons gardé la transcription de R. H. Charles)26.
13Ce flottement dans les noms, qui devrait être étudié plus avant, ne doit pas nous étonner car la tradition musulmane témoigne aussi d’une nomenclature diversifiée :
Ordre | Al-SuyūṭīMer Ciel | Al-Ṯa‘labīTerre | Al-QazwīnīMer | |
Premier | Notre océan | Raqī‘ā | Adīma | Al-Natas |
Deuxième | Nīṭaš | Araqlūn | Basīṭa | Al-Qabīs |
Troisième | Qaynas | Qaydūm | Ṯaqīla | Al-Aṣamm |
Quatrième | Al-Aṣamm | Mā‘ūna | Baṭīḥa | Al-Muẓlim |
Cinquième | Al-Muẓlim | Dī‘ā | Mustaṯaqila | Al-Marmād |
Sixième | Al-Bakī | Daqwā | Māsika | Al-Sakin |
Septième | ‘Arībā | Ṯarā | Al-Bakī |
- 27 Al-Ṯa‘labī, Qiṣaṣ al-anbiyā, Beyrouth, s.d., p. 4 ; Heinen, A., Islamic Cosmology, p. 172.
- 28 Dans la Bible, le Léviathan a trois sens, c’est une constellation (Job, III, 8 ; XL, 20 et XLI, 25) (...)
14Nous finissons par arriver à la dernière terre soutenue par un énorme poisson, lui-même baigné par une mer créée tout exprès à cet effet : il s’agit du Léviathan. La mention de la Torah indique la provenance de ces notions. Chez al-Ṯa‘labī27, le Léviathan est accompagné du Béhémoth. Si les deux « monstres » sont bien bibliques28, ils ont à l’origine un sens apocalyptique. Dans la littérature apocalyptique juive (I Livre d’Hénoch, LX, 7-9, 24), le Léviathan devient un un dragon femelle au fond de la mer qui garde les sources (de l’Océan ?), tandis que Béhémoth est dragon mâle qui habite les déserts. La transformation qui fera de ces deux « monstres » des animaux prodigieux soutenant le monde est inconnue.
Notes
1 Al-Šayzarī, Kitāb nihāyat al-rutba fī ṭalab al-ḥisba, éd. Albāz al-‘Arīnī, Beirut, 2014, p. 127-173. Il s’agit de la réédition de l’édition de 1946.
2 Al-Ǧawālīqī, Al-Mu‘arrab min al-kalām al-a‘ǧamī ‘alā ḥurūf al-mu‘ǧam, éd. E. Sachau, Leipzig, 1863.
3 Al-Ḫafāǧī, Mu‘ǧam al-alfāẓ wa-tarākīb al-muwallada, Tripoli, 1987.
4 Arberry, A. J., « An unkown manuscript of zoology », Journal of the Royal Asiatic Society, juillet 1937, p. 481-483.
5 Iskandar, A. Z., « A Doctor’s book on zoology: al-Marwazî’s Tabâ’i‘ al-ḥayawân (Natures of animals) re-assessed », Oriens, 27-28 (1981), p. 266-312 ; Iskandar, A. Z., A Descriptive Catalogue of Arabic Manuscripts on Medicine and Science at the University of California, Los Angeles, Leyde, 1984, p. 20-22.
6 Cette partie a été éditée par Vladimir Minorsky à partir du ms. India Office 1949 car l’Add. 21.102 est défectif pour cette partie, Marvazī, Sharaf al-Zamān Tāhir, On China, the Turks and India, Londres, 1942.
7 Ms. ar. 52 : f. 76b, l. 2 – 154b ; ms. Add. 21102 : f. 13a, l. 12 – 94a, l. 4.
8 Ms. ar. 52 : f. 154b – f. 203a, l. 16 ; ms. Add. 21102 : f. 94a, l.5 – f. 144b, l. 8.
9 Ms. ar. 52 : f.242b, l.17 – 264a, l. 6 (incomplet) ; ms. Add. 21102 : f. 144b, l. 8 – 186b, l. 6.
10 Ms. ar. 52 : f.203a, l. 16 – 242b, l. 17 ; ms. Add. 21102 : f. 186b, l. 6 – 209b, l. 17.
11 Stern, S. M., « Some fragments of Galen’s “On disposition” (Peri êthôn) in Arabic », Classical Quaterly, 6 (1956), p. 97-101.
12 Kruk, R., « On animals: Excerpts of Aristotle and Ibn Sînâ in al-Marwāzî’s Ṭabâ’i‘ al-ḥayawān », dans Steel, C., Guldentops, G., Beullens, P. (éd.), Aristotle’s Animals in the Middle Ages and Renaissance, Louvain, 1999, p. 96-125.
13 Ducène, J.-C., « Al-Ǧayhānī: fragments (Extraits du K. al-masālik wa-l-mamālik d’al-Bakrī) », Der Islam, 75 (1998), p. 265.
14 Nous développons l’ensemble des arguments dans « The sources of tenth-century Arab geographers writing on the North: the “Anonymous Relation’ and al-Jayhānī », dans Muslims on the Volga in the Viking Age: Diplomacy and Islam in the World of Ibn Fadlan, Cambridge, à paraître.
15 Al-Bīrūnī, Kitāb taḥqīq mā li-l-Hind, éd. E. Sachau, Londres, 1887, p. 99.
16 Kruk, R., « On animals: Excerpts of Aristotle and Ibn Sînâ in al-Marwāzî’s Ṭabâ’i‘ al-ḥayawān », p. 108.
17 Kruk, R., « Timotheus of Gaza’s On Animals in the Arabic Tradition », Le Muséon, 117 (2001), p. 364.
18 Kruk, R., « Timotheus of Gaza’s On Animals in the Arabic Tradition », Le Muséon, 117 (2001), p. 355-387.
19 Ibn al-Faqīh, Kitāb al-buldān, Y. al-Hāwī (éd.), Damas, 1996, p. 415, mais avec des interventions de l’éditeur, nous avons suivi le manuscrit, Sezgin, F., Collection of geographical works by Ibn al-Faqīh, Ibn Faḍlān, Abū Dulaf al-Khazrajī, Frankfurt am Main, 1987, p. 185.
20 Ṭūsī, A., ‘Aǧā'ib al-maḫlūqāt, Téhéran, 1387, p. 532.
21 Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī, Al-mu‘rib ‘an ba‘ḍ ‘aǧā’ib al-maġrib, éd. I. Bejarano, Madrid, 1991, où l’éditrice ne s’est pas rendue compte que le manuscrit sur lequel elle s’appuyait pour son édition contenait en réalité deux œuvres, v. Ducène, J.-C., « De nouvelles pages du Mu‘rib ‘an ba‘ḍ ‘aǧā'ib al-Maġrib d'Abū Ḥāmid al-Ġarnāṭī », Revista al-Qanṭara, 24 (2003), p. 33-76.
22 Al-Bīrūnī, Al-āṯār al-bāqīya ‘an al-qurūn al-ḫāliya, éd. E. Sachau, Leipzig, 1923, p. 50 et p. 249.
23 Le thème des sept cieux et des sept terres se retrouve dans la littérature sumerienne mais il n’y a pas de preuve de filiation avec le même thème à la fin du premier apr. J.-C. et sa continuation par la suite, d’ailleurs la littérature akkadienne transmet une cosmologie différente. Cependant, une description de trois cieux avec leurs habitants du Ier millénaire a bien été conservée. Horowitz, W., Mesopotamian Cosmic Geography, Winowa Lake, 1998, p. 208-227 et p. 3-5.
24 Cependant, si I. Hénoch, 18:6 fait aussi allusion à sept montagnes, elles n’ont pas le sens cosmologique de celles-ci, Coblentz Bautch, K., A Study of the Geography of I Enoch 17-19 ‘No One Has Seen What I Have Seen’, Leyde, 2003, p. 109-120.
25 Ginzberg, L., Les légendes des Juifs, Paris, 1997, I, p. 11-13 et p. 140-143, notes 21 à 30. ; Heinen, A., Islamic Cosmology. A Study of as-Suyūṭī’s al-Hay’a as-sanīya fī l-hay’a as-suniyya, Beyrouth, 1982, p. 49, note 77 et p. 72-73 pour les transmetteurs, p. 87-94 et p. 196-202 pour les références talmudiques et midrashiques.
26 Heinen, A., Islamic Cosmology, p. 196-197, citant Charles, R. H., The Book of Enoch, Oxford, 1912, p. xxxviii-xxxix. Ce dernier se réfère au Talmud, Beresh, rabba c6 et Chagiga 12.
27 Al-Ṯa‘labī, Qiṣaṣ al-anbiyā, Beyrouth, s.d., p. 4 ; Heinen, A., Islamic Cosmology, p. 172.
28 Dans la Bible, le Léviathan a trois sens, c’est une constellation (Job, III, 8 ; XL, 20 et XLI, 25), ou un monstre marin aux mouvements onduleux (Isaïe, XXVII, 1) ou encore un monstre marin, peut-être une baleine (Psaumes, LXXIII-LXXIX, 14 et CIII-CIV, 26) ; Der Toorn (van), K. et alii, Dictionary of Deities and Demons in the Bible, Leyde, 1995, p. 316-321 et p. 962-963.
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Référence papier
Jean-Charles Ducène, « Philologie arabe », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 149 | 2018, 45-52.
Référence électronique
Jean-Charles Ducène, « Philologie arabe », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 149 | 2018, mis en ligne le 11 juillet 2018, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/2224 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.2224
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