Histoire et codicologie du livre manuscrit arabe
Résumé
Programme de l’année 2016-2017 : Le livre manuscrit arabe dans la péninsule Ibérique.
Texte intégral
- 1 Adriaan Keller, « Qué es un manuscrito andalusí », Gazette du livre médiéval 51 (2007), p. 47-52 (p (...)
- 2 Teresa Espejo et Juan Pablo Arias (éd.), Análisis y definiciones sobre el manuscrito andalusí con p (...)
1I. La première question qui se pose quand on parle de manuscrit arabe dans l’Espagne médiévale et moderne est de savoir ce qu’on entend par « manuscrit andalusī ». Adrian Keller définit le manuscrit andalusī comme un « livre manuscrit de la péninsule Ibérique musulmane »1. Mais cela couvre-t-il complètement la réalité du manuscrit andalou ? Après consultation de différents spécialistes internationaux, il est ressorti que la définition complète et concrète de ce que signifie « manuscrit andalusī » est une tâche presque impossible2. S’agit-il de manuscrits écrits en langue arabe et conservés en Espagne ? De manuscrits produits en al-Andalus mais pas nécessairement conservés en Espagne ? Et si ces copies n’avaient pas été copiés par les musulmans ? Et si l’écriture était arabe, mais pas la langue ? Et si la langue était l’arabe, mais non l’écriture ? Et si c’est une oeuvre produite en al-Andalus mais copiée en Orient ? Ou le manuscrit d’un Andalou qui écrit une partie de son œuvre en Orient ? Ou un Marocain, un Égyptien ou un Syrien qui a vécu et produit en al-Andalus ? Dans ces cas, continue-t-on à le considérer comme un manuscrit andalusī ? Et enfin, d’un point de vue chronologique, une fois le dernier royaume musulman de la Péninsule ibérique conquis par les Rois Catholiques en 1492, peut-on continuer à parler de copies manuscrites andalusī ? Ou plutôt de copies arabes ? Mais si la langue n’est pas l’arabe et que les auteurs ou les copistes ont été forcés de se convertir au christianisme ?
- 3 Cyrille Aillet, Mayte Penelas et Philippe Roisse (éd.), ¿Existe una identidad mozárabe? Historia, l (...)
- 4 María Jesús Viguera, Los manuscritos árabes en España: su historia y la Historia, Madrid, 2016 ; Pi (...)
2Pendant la première partie du séminaire, différents manuscrits copiés soit en al-Andalus, soit à l’extérieur des limites de la Péninsule mais par des Andalous (d’origine musulmane, chrétienne3 ou juive), ont été décrits et replacés dans leur contexte ; les sujets, les langues (latin, hébreu, arabe et espagnol) et les écritures (arabe, hébraïque ou latine) étaient différentes4.
- 5 Octave Houdas, « Essai sur l’écriture maghrébine », dans Nouveaux mélanges orientaux. Mémoires, tex (...)
3II. Les manuscrits andalusī partagent une série de caractéristiques matérielles, facilement reconnaissables par rapport à celles des manuscrits arabes orientaux ; cependant, les points communs avec les manuscrits maghrébins sont très nombreux et difficiles à définir. L’aspect le plus discuté dans l’histoire du livre manuscrit arabe en ce qui concerne la différence entre Nord et Sud est probablement l’écriture, sujet auquel a été consacré la deuxième partie du séminaire. Depuis que l’idée a été reprise par Houdas à la fin du xixe siècle5, la différence théorique entre les écritures maghribī et andalusī a été réaffirmée sans que des données vraiment concluantes soient avancées. La différence la plus affirmée entre les deux types d’écriture est que le maghribī est de module plus grand que l’andalusī. Cependant, il existe des indications qui vont dans le sens contraire. Ainsi, par exemple, le manuscrit conservé à Istanbul (Topkapı Library, ms. R33), de 599 / 1202, a été copié à Marrakech avec une écriture de très petite taille, alors que le Coran rose (xiiie siècle ?), tenu pour une production de Valence (Xativà), montre une écriture monumentale (mabsūṭ).
- 6 ‘A. al-Baraq, Fihris al-maẖṭūṭāt al-maḥfūẓat fī ẖizānat al-jāmi’ al-kabīr bi-Miknās, Rabat, 2004.
- 7 François Déroche, « Andalusī ou maġribī ibérique ? », dans Nuria M. de Castilla (éd.), Documentos y (...)
4D’autres s’appuient principalement sur la chronologie pour adopter l’une ou l’autre catégorie. Ainsi, dans le catalogue de la Grande mosquée de Meknès, ‘Abd al-Salam al-Barāq préfère le terme andalusī pour décrire l’écriture de copies antérieures à la conquête de Grenade à la fin du xve siècle6 ; cependant, ce n’est pas toujours le cas et il emploie ce terme pour définir l’écriture d’une copie réalisée en ṣafar 986 / avril 1578 ou un manuscrit de Ḥawāšī dont l’auteur est mort en 958/15787. Mais d’un autre côté, nous connaissons le cas d’un Andalou qui s’est installé à Fès et y a copié un manuscrit en écriture maghribī. Pourquoi n’est-il pas en écriture andalusī si l’auteur de la copie était d’al-Andalus ?
- 8 Nuria M. de Castilla, « A la búsqueda de manucritos moriscos perdidos. Nuevos testimonios aljamiado (...)
5Non seulement les copistes, mais aussi les manuscrits voyagent. Ces derniers sont parfois si loin de leur lieu de production ou de copie, qu’ils n’ont pas été identifiés – ou, ce qui revient au même, mal identifiés - jusqu’à présent. Tout au long de la conférence, nous avons pu analyser cinq manuscrits copiés en arabe ou en caractères arabes dans la péninsule Ibérique entre le milieu du xvie siècle et le milieu du xviie siècle, mais que j’ai pu localiser et bien identifier pour la première fois en 2015 en France (Valence, Médiathèque publique et universitaire de Valence, MS 39), au Royaume-Uni (Bibliothèque de l’université de Cambridge, Or. 652 et Londres, Bibliothèque Arcadienne, sans cote), ainsi qu’en Suisse (Stalden, Librairie Dr. Jörn Günther Rare Books AG, sans cote), puis en 2016 aux États-Unis (New York, université Columbia, Rare Book and Manuscript Library, MS Or. 515)8. Malgré cette date tardive, tous transmettent plus de texte en arabe qu’en espagnol en écriture arabe (aljamía), ce qui nous conduit, encore une fois, à revoir l’hypothèse de la perte ou de l’utilisation de l’arabe dans la péninsule Ibérique au xvie siècle.
6Bien que trois des manuscrits aient été probablement produits en Aragon (celui de Stalden semble avoir été trouvé à Morés et celui de New York provient de l’atelier d’Almonacid de la Sierra), un troisième – celui de Cambridge – a été trouvé à Ciudad Real (mais cela ne signifie pas qu’il a été copié là-bas) ; le quatrième est probablement issu d’un endroit dans l’Empire ottoman, sans qu’il soit possible de le préciser pour l’instant, mais il entretient un lien fort avec la production morisque. Tant la multiplicité des origines géographiques que les différents lieux actuels de conservation de chacun d’entre eux ouvrent de nouvelles pistes pour l’histoire des manuscrits produits par les communautés musulmanes de l’Espagne moderne, notamment en ce qui concerne la production et la transmission de ce type de littérature, ainsi que le commerce et la circulation des livres entre Castille et Aragon.
- 9 Asparoukh Velkov et Stephane Andreev, Filigranes dans les documents ottomans, I. Trois croissants, (...)
7Dans les cinq cas, le papier est occidental : dans trois des manuscrits, le filigrane est observable, alors que dans deux d’entre eux il n’y a pas de filigrane visible. Le manuscrit de Stalden contient cinq filigranes différents (dans deux unités codicologiques), bien qu’ils soient tous très fragmentaires : une croix latine insérée dans une larme inversée, un motif non identifié avec une lettre majuscule M dans la partie inférieure, les lettres CB (sur deux formes jumelles), la lettre majuscule V et un motif non identifié. De son côté, le manuscrit de Londres utilise deux papiers avec des formes jumelles : l’une d’elles montre un motif très utilisé dans l’Empire ottoman à partir de 1640, le tre lune9, ce qui permet d’émettre des hypothèses sur la datation et l’origine du codex. Le matériau subjectile utilisé dans la copie de New York provient du même moulin (et l’utilisation de diverses formes n’a pas été reconnue).
8Tous les manuscrits ont été copiés par une seule main avec l’écriture maghribī sur une seule colonne. Toutefois, sauf dans le cas du manuscrit de Valence, tous les autres contiennent des ajouts par d’autres mains, tant à l’époque morisque (Stalden, New York) que par la suite (Cambridge et Londres). Ainsi, bien que ces manuscrits aient été inconnus des spécialistes en raison de l’absence jusqu’à présent de descriptions textuelle et / ou codicologiques de ces copies, ils ont été lus et notés par des lecteurs anonymes.
9Aucun d’entre eux ne comporte une décoration très abondante, bien que les textes magiques soient accompagnés de quelques images. Les dessins géométriques polychromes en pleine page du manuscrit de Valence, les carrés magiques en noir de celui de Londres ou les figures zoomorphes ou anthropomorphes de la copie de New York sont particulièrement intéressants. Les manuscrits de Stalden, New York et Valence débutent par un ‘unwān (mais il convient de noter que les deux autres sont acéphales) ; seuls ceux de New York (une fois) et de Valence marquent par un panneau rectangulaire polychrome une bonne partie des changements de texte.
10Dans tous les cas, le type des cahiers varie, bien qu’il y ait une tendance à utiliser le quinion (Stalden, Londres), le senion (Valence, Stalden) et le quaternion (Londres et New York) ; dans l’exemplaire de Cambridge, les cahiers ne peuvent pas être identifiés. Les techniques de réglure sont variées : emploi d’une misṭara à Londres, New York et Stalden, et la pointe sèche pour les lignes verticales à Valence. À Cambridge, il ne reste aucune trace de réglure bien que la mise en page soit très homogène et qu’il semble qu’on ait utilisé sinon une misṭara, du moins un outil similaire permettant d’obtenir le même résultat. Il semble que la misṭara et la pointe sèche soient les techniques les plus courantes dans les communautés morisques ; cependant, à ce jour, il n’a pas été possible de déterminer si l’utilisation d’une technique ou d’une autre est liée à la pratique de chaque copiste, ou à celle d’une école ou d’une autre (qui reste à délimiter).
- 10 Description conservée dans la boîte où se trouve le manuscrit de Valence. Elle est signée par le no (...)
- 11 D’autres index se trouvent, par exemple, dans le manuscrit Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes, 1 (...)
11Quant au contenu, toutes ces copies sont des miscellanées. Il y a une grande absence du texte coranique, seulement présent dans le premier chapitre du manuscrit de Cambridge, avec une perte considérable de matériel, par ailleurs en désordre. Cependant, dans le reste des cas, pas une seule sourate n’est mentionnée, bien que la copie de Valence s’ouvre sur une page double de titre avec les versets 77-80 de la sourate 56, ce qui a conduit Azatkhanian à conclure que le contenu était coranique10. De son côté, le document en annexe au manuscrit de Stalden avec la liste des contenus (dressée au xxe siècle) indique qu’au début du volume figuraient des extraits du Coran ; il s’agit en réalité d’une collection de prières et d’oraisons. Exceptionnellement, le manuscrit de Valence comprend un index en début de volume, après une double page de titre confuse ; la présence de cet index est d’une grande importance car c’est l’un des rares exemples conservés dans la production morisque11.
- 12 Ana Labarta (éd.), Libro de los dichos maravillosos (misceláneo de magia y adivinación, Madrid, 199 (...)
12Des cinq volumes, trois sont à caractère dévotionnel, chacun présentant une particularité : ceux de Stalden et de Cambridge le sont de manière particulièrement marquée. Le premier contient, en plus d’une série de prières, une sélection de chapitres sur les lunes et deux textes aljamiados en vers : le « Sermon de las lunas » et la « Degüella d’Ibrahim » dans un registre linguistique castillan très soigné. Cependant, le volume de Cambridge suppose une rigoureuse compilation de prières en arabe. Dans la copie de New York figure la traduction aljamiada de la Risāla d’al-Qayrawānī (traité juridique musulman), auquel on a ajouté plus tard quelques prières. De son côté, le manuscrit de Valence a un caractère clairement magique, mais c’est surtout celui de Londres qui se présente comme un livre de magie et de divination. Il semble s’agir d’une sélection des textes contenus dans la copie Madrid, CCHS-CSIC, RESC / 2212, auxquels ont été ajoutés d’autres fragments. Étant donné que le manuscrit de Londres a été copié quelque part dans l’Empire ottoman dans la seconde moitié du xviie siècle au plus tôt, de nouvelles questions sur la transmission et la diffusion des textes arabes et aljamiados se trouvent posées, non seulement dans la Péninsule ibérique, mais aussi dans d’autres parties du monde musulman. Seule la découverte d’un plus grand nombre de témoignages d’une période aussi tardive pourrait nous aider à éclaircir ces questions.
13Trois des manuscrits conservent leur reliure d’origine, ou au moins de la période morisque : ceux de New York, Stalden et Valence. Deux reliures sont en cuir marron, sur des ais en carton, avec de la toile de jute sur les contreplats, la troisième étant en cuir retourné marron, avec des ais en carton, mais sans toile de jute. L’un d’eux possède un rabat (Stalden), tandis que les deux autres (New York et Valence) n’en ont pas et montrent un système de fermeture au moyen de deux courroies sur chaque plat. La plupart des manuscrits de cette production n’ont jamais été reliés ou leur reliure a été enlevée à un moment donné, de sorte que ces trois reliures contemporaines sont de grande importance, outre leur caractère exceptionnel.
Notes
1 Adriaan Keller, « Qué es un manuscrito andalusí », Gazette du livre médiéval 51 (2007), p. 47-52 (p. 47).
2 Teresa Espejo et Juan Pablo Arias (éd.), Análisis y definiciones sobre el manuscrito andalusí con propuestas metodológicas y de investigación para su conservación, Séville, 2008.
3 Cyrille Aillet, Mayte Penelas et Philippe Roisse (éd.), ¿Existe una identidad mozárabe? Historia, lengua y cultura de los cristianos de al-Andalus (siglos IX-XII), Madrid, 2008.
4 María Jesús Viguera, Los manuscritos árabes en España: su historia y la Historia, Madrid, 2016 ; Pieter Sj. Van Koningsveld, « Andalusian-Arabic Manuscripts from Medieval Christian Spain. Some supplementary notes », dans Festgabe für Hans-Rudolf Singer zum 65, Frankfurt, 1991, p. 811-823 ; Id., « Andalusian Arabic manuscripts from Christian Spain: A comparative intercultural approach », Israel Oriental Studies 12 (1992), p. 75-110.
5 Octave Houdas, « Essai sur l’écriture maghrébine », dans Nouveaux mélanges orientaux. Mémoires, textes et traductions publiés par les professeurs de l’École spéciale des langues orientales vivantes à l’occasion du septième Congrès international des Orientalistes réuni à Vienne (septembre 1886), Paris, 1886, p. 85-115.
6 ‘A. al-Baraq, Fihris al-maẖṭūṭāt al-maḥfūẓat fī ẖizānat al-jāmi’ al-kabīr bi-Miknās, Rabat, 2004.
7 François Déroche, « Andalusī ou maġribī ibérique ? », dans Nuria M. de Castilla (éd.), Documentos y manuscritos árabes del Occidente musulmán medieval, Madrid, 2010, p. 369-380 (p. 372), et la bibliographie qui y est mentionnée.
8 Nuria M. de Castilla, « A la búsqueda de manucritos moriscos perdidos. Nuevos testimonios aljamiados y árabes », dans Ana Echevarría, Alice Kadri et Yolanda Moreno (éd.), Circulaciones mudéjares y moriscas, Madrid, 2018 (sous presse).
9 Asparoukh Velkov et Stephane Andreev, Filigranes dans les documents ottomans, I. Trois croissants, Sofia, 1983.
10 Description conservée dans la boîte où se trouve le manuscrit de Valence. Elle est signée par le nom de famille « Azatkhanian ». Il s’agit d’une main du milieu du xxe siècle, probablement celle de Joseph Azatkhanian, mort à Valence en 2001.
11 D’autres index se trouvent, par exemple, dans le manuscrit Aix-en-Provence, Bibliothèque Méjanes, 1367 (olim 1223) (Nuria M. de Castilla, Manuscrits mudéjars et morisques en France, à paraître), ou Tolède, Biblioteca Pública de Castilla, La Mancha, 235 (Consuelo López-Morillas, Corán de Toledo. Ed. y estudio del manuscrito 235 de la Biblioteca de Castilla-La Mancha, Gijón, 2011).
12 Ana Labarta (éd.), Libro de los dichos maravillosos (misceláneo de magia y adivinación, Madrid, 1993.
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Référence papier
Nuria M. de Castilla, « Histoire et codicologie du livre manuscrit arabe », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 149 | 2018, 40-44.
Référence électronique
Nuria M. de Castilla, « Histoire et codicologie du livre manuscrit arabe », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 149 | 2018, mis en ligne le 11 juillet 2018, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/2210 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.2210
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