Philologie et histoire de la Mésopotamie
Résumé
Programme de l’année 2016-2017 : I. Histoire et littérature (I) : les hymnes des rois d’Ur (étude d’une œuvre en deuxième heure : Šulgi A). — II. Mythes et histoire (I) : les exploits de la déesse Inana (étude d’une œuvre en deuxième heure : Inana et Ebih).
Plan
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1Bien que l’hymne royal soit un genre reconnu, ses contours sont loin d’être clairement définis en dépit de certaines catégorisations modernes rassurantes. Le plus ancien hymne royal identifié est le chant (pour) harpe-tigi de la déesse BaU (tigi-dba-U2-kam) plus volontiers aujourd’hui qualifié d’hymne à Gudéa A. Le texte n’est connu que par un unique exemplaire de Nippur (STVC 36) malheureusement endommagé. Si l’écriture est typique de la cursive paléo-babylonienne autour de 1700 et l’« orthographe » concorde assez bien avec cette datation (comme par exemple la copule -me-en au lieu de la graphie -me courante dans les inscriptions originales de Gudéa), il ne s’agit que d’un « modernisation » de l’hymne qui remonte sûrement à environ -2100 plus précisément à l’époque où régna Gudéa le fameux dirigeant (ensi) de Lagaš. Son règne précède et/ou a été contemporain de celui d’Ur-Namma. Il n’y a aucune raison solide pour supposer que ce texte ait été composé tardivement, même si une datation plus vague à l’époque d’Ur III n’est pas à exclure. Jusqu’à preuve du contraire on peut garder l’idée qu’il s’agit d’un document composé du vivant de Gudéa. Le propos de l’hymne est fort simple : il s’agit d’une louange adressée à la déesse BaU fille d’An et parèdre de Ningirsu. Elle a rapporté des cieux les pouvoirs célestes (me) et se distingue des autres dieux par la supériorité de ses pouvoirs et la parfaite droiture de son « gouvernement ». La fin de l’hymne célèbre son choix de Gudéa, le « bon pasteur » de Lagaš, titre royal que Gudéa s’est donné à l’occasion dans ses inscriptions. Le passage final le concernant constitue la partie la plus spécifique de l’hymne ce qui montre que sous le prétexte d’honorer une divinité il est surtout question de faire l’apologie d’un chef politique. Les qualités de la divinité rejaillissent sur le prince qui est donc indirectement représenté comme un roi non seulement légitime mais qui fait aussi figure de roi de justice. On trouve par là-même la justification du classement moderne de cet hymne (Gudéa A) dans la littérature royale. Mais les scribes antiques n’avaient pas suivi cette voie car le poème est bien considéré par eux comme un chant de la déesse BaU. Si l’on adopte leur point de vue, l’hymne serait plutôt à verser dans une sous-catégorie des hymnes aux dieux auxquels se trouve associé le nom d’un souverain. En ce sens, les premiers hymnes qui ont comme sujet principal le roi apparaissent seulement avec Ur-Namma et leur développement est lié à l’évolution de l’idéologie royale (la formation de l’« empire » et la divinisation du roi à partir de Šulgi). La catégorie des « hymnes royaux » appliquée à un poème tel que Gudéa A n’a pas beaucoup de sens car cela le sépare de son contexte et de sa destination originelle à savoir la liturgie du temple.
2Il peut paraître a priori étonnant de retrouver une telle œuvre loin de son lieu d’origine et conservée dans une version unique produite quatre siècles après Gudéa. Est-ce vraiment le premier hymne de ce genre jamais composé et Gudéa a t-il effectivement été l’initiateur d’un genre littéraire sumérien si typique ?
3Or, dans l’état actuel de nos connaissances il est difficile de savoir si vraiment la mention du nom du roi dans un hymne divin ou bien une façon particulière d’associer le roi à une divinité représentent une innovation récente. Faut-il supposer une dette à l’égard d’Akkad et imaginer des précurseurs perdus ? Après tout, Narām-Sîn fut le premier roi divinisé et sa statue recevait un culte dans l’Ekur sous les rois d’Ur.
4Toute réponse restera très hypothétique en raison du faible nombre d’œuvres littéraires du troisième millénaire qui nous sont parvenues. L’image que l’on a du corpus sumérien est largement façonné par ce qu’a bien voulu transmettre et conserver l’Edubba au milieu de l’époque paléo-babylonienne. L’image que nous en avons repose en effet essentiellement sur un corpus tardif allant grosso modo de 1900 à 1700. Deux jalons importants de cette transmission ont été le long règne de Šulgi et la dynastie d’Isin à ses débuts.
5Par miracle le très beau récit de construction du temple de Ningirsu que l’on doit à Gudéa a été retrouvé à Tello par De Sarzec presque intact ce qui constitue la preuve du génie créatif à la fin de la période qui va de la chute de l’empire d’Akkad au début de la troisième Dynastie d’Ur. Or cet immense hymne n’a pas été transmis et n’est visiblement pas entré dans le corpus paléo-babylonien, tandis qu’il constitue un des piliers de la sumérologie du xxe siècle. Ce n’est pas le cas de l’hymne A de Gudéa une pièce assez insipide comparée aux Cylindres A et B. Or, Gudéa est le premier souverain à faire cas de son intérêt pour la « littérature » même s’il l’a fait d’une manière indirecte. Dans la partie consacrée aux formules de malédictions de sa statue B (vii 21-22) il signale avoir rassemblé des hymnes : « S’il (un usurpateur) enlève mon nom des hymnes que j’ai rassemblés et qu’il y mette son nom… » Cette dernière indication montre que les hymnes ou la collection en question mentionnaient explicitement le nom de Gudéa d’une manière ou d’une autre. On sait combien Gudéa a fait d’efforts pour que son nom passe à la postérité. Outre la multiplication de ses effigies, principalement en diorite, il a compris que l’hymnologie ou la liturgie constituait un média également efficace pour que son règne passe à la postérité.
6Le contenu de cette collection d’hymnes (en3-du) est cependant inconnu. S’y trouvait peut-être le texte des cylindres A et B. Toutefois l’ensemble de cette grande œuvre est défini comme « louange (za3-mi2) de Ningirsu (quand) a été construit le temple de Ningirsu » (Cyl. A xxx 14-15 et Cyl. B xxiv 15-16). Le terme en3-du concurrent de šir2 « chant » désigne les hymnes chantés ou récités en général et n’apparaît jamais dans les rubriques.
7De même Gudéa A est un chant (pour) harpe-tigi, mais il est permis de le compter parmi les hymnes endu. Un autre poème connu sous le nom de Nanše A, tout en étant un hymne en l’honneur de la déesse de la cité de Nimin au sud de l’État de Lagaš, mentionne au passage également Gudéa. On peut donc imaginer qu’une série d’hymnes à l’origine constitués par Gudéa ont été diffusés jusqu’à Nippur soit de son vivant, soit après sa mort.
8Nanše A contrairement à Gudéa A a été un poème visiblement plus populaire dans le milieu lettré de Nippur vers le xviiie siècle (il compte ainsi 38 témoins d’après ETCSL, sans compter les mentions dans plusieurs catalogues p.-b. dont l’un de Nippur). Il y a peu de doute qu’il provienne de la province de Lagaš voire directement de Nimin. Comme on l’a dit la mention de Gudéa permet de le dater de manière approximative. Gudéa a été un personnage important à son époque et ses liens avec Nippur sont indiqués par plusieurs faits : il a dédié des ex-voto dans l’Ekur ; dans sa statue D il porte le titre inhabituel de « haleur d’Enlil ». Il a peut-être introduit lui-même ses compositions à Nippur. Mais on peut penser aussi que les hymnes lagashites qui l’évoquent ont circulé à l’époque d’Ur III alors que le culte de Gudéa était particulièrement à l’honneur à Girsu, toléré et même encouragé par les rois d’Ur. Il est plus difficile d’imaginer une date de composition plus récente. Mais cela n’empêche pas la possibilité d’un regain d’intérêt pour Gudéa à l’époque où les rois de Larsa, – Lagaš étant à la périphérie de ce royaume –, ont pris le contrôle de Nippur. Le « pastiche » paléo-babylonien d’une inscription de Gudéa publiée récemment (CUSAS 17 22) montre qu’il n’était pas oublié grâce à ces inscriptions. Dans le cas de Nanše A et du chant (pour) harpe-tigi de BaU, la raison d’une telle survie proviendrait plutôt de la conservation d’un répertoire liturgique ancien témoignant de la popularité de Nanše et BaU. Si le nom de Gudéa a été si bien conservé dans ce contexte, et non pas effacé ou remplacé comme il le craignait, c’est que la transmission des textes a été d’une relative rigueur et fidélité pendant une dizaine de générations.
9Nanše A donne un autre indice du rôle clé de Gudéa concernant le développement de la vie littéraire et religieuse à son époque. D’après le texte, le prince aurait rendu ranimé les rituels de Nimin. Il semble d’ailleurs que le sujet de l’hymne et même l’occasion de sa rédaction soit une réforme cultuelle assortie de mesures sociales. Il fit résonner dans le sanctuaire un orchestre composé de la harpe Abḫenun, de harpes-tigi et de cimbales accompagnant des « chants sacrés » et « harmonieux ». Le texte ne précise pas la nature du répertoire mais étant donné l’implication du prince de Lagaš et l’emphase qui est mise sur la grande qualité des chants, il y a peu de doute que des hymnes ressemblaient à Gudéa A. Le développement littéraire sous le patronage de Gudéa s’inscrivait dans une démarche à la fois personnelle et religieuse. Gudéa n’étendait pas se mettre en retrait : l’entreprise devait être associée à son nom et sa réussite rejaillir sur sa gloire personnelle. Inspiré par le culte de la personne qui s’était développé avec les rois d’Akkad : il avait façonné l’image d’un héros religieux, d’un « guerrier au service des rites ». Il s’agit d’une démarche très consciente et qui a préparé son culte après sa mort. Les hymnes qui le mentionnent constituent ainsi à côté de ses statues ou textes de fondation une autre facette de sa recherche d’éternité. Cette démarche inspira les rois d’Ur.
10En effet, Šulgi a lui-même encouragé la composition d’un répertoire bien plus large à sa propre gloire. Plusieurs de ses hymnes qui ont été transmis à l’époque paléo-babylonienne montrent que sa démarche était parfaitement réfléchie. Cela est révélé par le discours de ses hymnes dits « B » et « E ». On ne peut évidemment cacher les difficultés de leur traduction et de leur interprétation dans le détail qui sont dues parfois à une syntaxe sophistiquée, à la grammaire et même au vocabulaire, sans compter d’inévitables corruptions de la langue provenant de la transmission ou dues aux fautes ponctuelles des étudiants qui ont rédigé les tablettes. Jusqu’à présent la preuve manque que ces hymnes ont été vraiment conçus sous Šulgi ou même à l’époque d’Ur III à l’exception de l’hymne A (Šulgi A) qui figure dans un catalogue daté par l’épigraphie de cette phase. La chose est seulement probable. Par ailleurs, il n’y aucune garantie que le texte qui nous est parvenu corresponde parfaitement ou à peu près à l’original de départ en admettant le principe d’une composition originelle unique. J. Klein, l’un des meilleurs spécialistes de cette littérature, a envisagé que le texte reçu soit le résultat d’un long processus rédactionnel. Même si cela est attendu nous n’avons aucune preuve et aucune généralisation ne peut être faite à partir des variantes qui sont attestées entre les manuscrits paléo-babyloniens.
11Pour retrouver des indices sur l’origine du corpus paléo-babylonien, nous n’avons retenu que quelques passages de l’hymne B à Šulgi que nous avons analysé et traduit (en nous basant sur l’édition d’ETCSL et prenant soin de lire les manuscrits disponibles en copie ou en photo sur le site du CDLI) : le prologue indique que Šulgi voulait transmettre dans un chant sa sagesse et son héroïsme à une figure qui est semble-t-il Gilgameš, possible évocation d’une cérémonie ponctuelle dans une chapelle d’Ur ou de Nippur (l. 1-10) :
Le roi, afin que son nom à jamais
Brille dans le lointain futur,
Šulgi, le roi d’Ur
– Afin que la louange de sa force et le chant de sa puissance,
Que la gloire éternelle de sa science laquelle s’est élevée jusqu’au zénith
Soit transmise aux générations à venir –,
Au devant du puissant, le fils de Nin-sumun
Vint pour exposer cette sagesse en héritage.
Il exalta lui-même son intelligence et sa probité qu’il avait reçues dans le sein (maternel).
12Si Šulgi prend la parole c’est pour entonner un chant qui commence par l’évocation de son enfance (l. 11-20) :
Je suis le roi dont la semence a été implantée par un roi et qu’une reine a conçu.
Je suis Šulgi, un dignitaire / Sumérien qui a reçu un bon destin dans le sein (maternel).
Lorsque j’étais petit à l’école,
J’ai appris au cours de la formation scribale la littérature de Sumer et d’Akkad.
Aucun des dignitaires / Sumériens ne sut écrire (sur) une tablette comme moi.
(Là où) on avait l’habitude de venir pour l’apprentissage de l’écriture dans le lieu de la Science,
J’ai terminé jusqu’au bout la soustraction, l’addition, le calcul et les comptes.
La brillante Nanibgal, Nisaba
m’a pourvu généreusement d’intelligence et de sagacité.
Je suis un scribe attentif qui ne laisse rien passer.
13Šulgi a reçu la formation lettrée de l’élite de son temps chez les meilleurs maîtres et a excellé. Si sa formation est bilingue, il s’est surtout vanté de maîtriser le sumérien. Le présent passage insiste néanmoins sur la comptabilité et la sagesse dont l’application concrète à la politique est décrite ainsi (l. 230) :
Je suis quelqu’un dont la (seule) parole suffit pour piller des villes aussi (efficacement) qu’une arme.
14C’est sans doute au cours de sa période formative et sous l’influence de son père que Šulgi a dû être sensibilisé à la gloire du passé et des temples et aux œuvres traditionnelles en sumérien. Aussi entreprit-il de les préserver une fois monté sur le trône (l. 270-274) :
Parce que je ne suis pas ignorant de la sagesse
Acquise par l’humanité depuis qu’elle a été créée et installée par le Ciel,
Je n’ai jamais falsifié/tenu pour mensonger ou censuré
Un hymne de cette période-là, vieux et antique
Afin de l’adapter à l’air de la harpe-tigi et des percussions-zamzam.
15Comme au moyen Âge pour les troubadours (A. Zinc), les paroles étaient transmises en partie par l’écrit mais non la musique qui n’était qu’orale. Šulgi émet un principe qui s’adresse aux scribes futurs (par conséquent au milieu paléo-babylonien cultivé qui a reçu et recopié ses hymnes) : les œuvres du passé devaient être respectées et conservées dans leur intégrité (l. 275-280).
J’ai pris soin de leur ancienneté, j’ai empêché qu’ils tombent en désuétude.
J’ai suivi avec le plus absolu scrupule leurs indications concernant l’(accompagnement) à la harpe-tigi et aux percussions-zamzam.
J’ai rendu leur perfection (première) aux chants širgid dans ma belle demeure.
J’ai ajouté au répertoire de la musique ces œuvres qui ne devront jamais tomber en désuétude.
Je les ai rendues comme du feu incandescent à l’intérieur du pays.
16Le programme de Šulgi fut donc de sauvegarder une littérature en péril mais non dans le but de créer une bibliothèque où ces œuvres vénérables pourraient être conservées et consultées mais pour créer un répertoire liturgique utile aux musiciens royaux. De ce point de vue, son initiative n’est pas si différente de celle de Gudéa. Cependant le propos laisse penser que le roi a voulu aussi reformer le culte ou tout au moins enrayer le déclin du sumérien dans la liturgie. Mais ces considérations sont interrompues par deux phrases inattendues (l. 281-282) :
Quoi qu’on possède on le perd.
Qui parmi les vivants est déjà monté au ciel ?
17Ce passage proverbial, tinté de fatalisme, – un ton peu habituel dans la littérature royale – constitue une sorte de transition en forme d’avertissement adressé aux générations futures concernant leurs devoirs de préserver la tradition et rappelant la fragilité des choses et la finitude de l’homme (l. 283-303) :
À un certain moment dans le futur,
Un homme à Enlil se lèvera.
Si c’est un roi juste comme moi,
Mes louanges, prières et chants de sagesse,
Ma force héroïque, mes expéditions
Accompagneront ce roi dans son beau palais.
Ce qui sera bon pour lui, l’inspirera.
Qu’il exalte le soutien que représentent mes louanges.
Qu’il prenne goût à mes chants.
Puisse l’ensemble de ma grande sagesse mobiliser toute son attention.
Dès qu’il devra se mesurer d’une manière ou d’une autre avec un puissant,
Tant qu’il n’a pas (sou)mis avec ses propres forces une place,
Qu’il applaudisse tout ce que je suis et qu’il le loue ! (…)
Après qu’il aura vécu ainsi, si, au cours de son existence,
Il a accompli un (haut)-fait de toutes ses forces,
Méritera-t-il pour autant un hymne ?
18D’un répertoire de chants classiques sans rapport direct avec le roi, Šulgi passe à la production littéraire qui le concerne directement. Comme Gudéa, Šulgi a donc pris soin de constituer une collection d’œuvres qui vante sa personne. Mais à la différence de Gudéa, la production est beaucoup plus diversifiée : cinq notions servent apparemment à distinguer autant de types de compositions : hymnes et prières aux dieux, chants de sagesse, auto-louanges et peut-être récits de campagnes militaires ou épopées (l. 305-307) :
En raison de la supériorité de mes connaissances,
En raison de ma vieille renommée en tant que maître,
Qu’il imite avec intelligence mes hymnes et qu’il compose (à son tour) des écrits.
19L’hymne B s’adresse aux dirigeants futurs, successeurs de Šulgi, et indirectement aux scribes et chanteurs. Le but visé est comme pour les hymnes mentionnant Gudéa de permettre à la renommée de Šulgi de traverser le temps et d’encourager sa transmission de génération en génération. Mais les notions d’imitation et de sagesse occupent un place plus importante encore. D’ailleurs l’existence d’hymnes sur la sagesse <du roi> ont été mentionnés par Šulgi. Cette catégorie pourrait s’appliquer à Šulgi B.
20Un tel propos montre que les hymnes de Šulgi ne constituent pas simplement des récits d’exaltation royale mais représentent aussi une source de la sagesse. Celle-ci reste toutefois indéfinie et n’apparaît que dans les deux fugaces vers cités ci-dessus. Elle semble essentiellement adressée aux héritiers de Šulgi. Dans Šulgi B la sagesse est surtout programmatique et l’auditeur, un roi donc, est invité à la retrouver dans la collection des hymnes que le roi d’Ur a laissés. Ces futurs princes sont invités à les conserver, à les faire interpréter afin qu’à s’en imprégner et à les imiter. Une telle démarche revient donc à vouloir unir Sagesse et Poésie lyrique. Le chant se fait vecteur de la sagesse et la sagesse légitime et renforce le pouvoir royal au moyen de l’Art.
21Le fil du l’hymne B révèle une obsession pour la notion de durée : si rien n’est permanent, l’oubli des chants qui sont porteurs de la vérité royale serait une catastrophe. Performance et conservation sont au cœur du sujet. Pour faire appliquer ce programme, Šulgi se vante d’avoir encouragé la formation scribale dans les deux principales cités de son royaume (l. 308-313) :
Au Sud, j’ai développé (lit. « fait pousser ») à Ur
Dans un lieu saint une académie (« maison de la sagesse de Nisaba ») pour l’écriture de mes hymnes
Et au Nord, j’en ai érigé (une autre) à Nippur dans un haut lieu.
Pour que s’enracinent mes prières dans l’Ekur,
Qu’un scribe soit (toujours) présent afin de les conserver
Et qu’un musicien soit (toujours) présent afin de les leur (à Enlil et Ninlil) lire !
22Le passage présente une légère dissymétrie de traitement entre Ur et Nippur qu’il avantage en ne mentionnant que l’Ekur et non l’Ekišnugal (le temple de Nanna à Ur). Ce détail est sûrement révélateur de l’importance de Nippur dans la transmission de cette composition. Quoi qu’il en soit le temple est ici le lieu principal de la conservation, de la transmission et de la performance. Mais le palais est aussi un lieu de cérémonie si bien qu’il n’y a pas de frontière entre les domaines palatial et templier et par conséquent il est impossible de séparer entièrement les notions de littératures royale et divine. L’hymne E à Šulgi complète, enfin, l’image de la place de la littérature dans la conception de Šulgi. Comme dans l’hymne B où Šulgi se présente lui même comme un éminent maître (um-ma), Šulgi E souligne son implication dans la production littéraire, mais cette fois il désigne nommément les auteurs (l. 1-22) :
Je suis le roi dont le nom sied au chant.
Je suis Šulgi et je veux me célébrer par des prières et des louanges.
Du fait que je suis moi-même la divine matrice (Nintur) de tout chose.
Du fait que je suis moi-même un sage au service des dieux
(Quelqu’un à) qui les dieux miséricordieux ont délivré des oracles
(M’annonçant) que s’écouleraient à nouveau des années d’abondance,
Mes spécialistes les plus importants et les mieux établis
Sous la dictée de ma reine Geštinana
Ont composé sur moi des chants adab, des chants (pour) harpe-tigi et des malgatum (…)
23Šulgi a eu une formation lettrée poussée, il se prétendait reconnu comme un maître (dans tous les domaines) et il est allé plus loin en se posant en créateur puisqu’il s’identifie à la déesse Nintur, l’art et la création était à cette période vu comme une fonction essentiellement féminine. Les hymnes qui sont à la première personne étaient sans doute considérés comme ses propres paroles puisqu’il s’est représenté comme un sage et Šulgi B témoigne d’une mise en scène qui a peut-être réellement eu lieu dans un lieu consacré à Gilgameš. Les meilleurs de ses scribes ont aussi participé à la constitution de sa littérature (cela concerne donc surtout les hymnes à la troisième personne). Ils l’ont sûrement aussi aidé à développer les activités scribales de Nippur et d’Ur. Or ceux-ci ont été inspirés par la déesse Geštinana, sœur de Dumuzi et patronne de l’art scribal et de la musique (O. Edzard). Cette production exceptionnelle s’inscrit dans le cadre de la déification du roi et l’hymne E donne d’ailleurs des instructions précises pour que les chants soient récités à chaque nouvelle lune et lors de la fête des temples (eš-eš) devant Enlil et Ninlil. La présence de Šulgi était matérialisée par une statue que la documentation de Nippur ou Drehem documente amplement. Enfin, Šulgi E fait allusion à l’annonce divine d’une nouvelle ère d’abondance. Elle suit logiquement la fin d’une période troublée par les Goutis et marque l’apaisement de la colère divine contre Sumer. Ainsi les hymnes dessinent une image idyllique du monde et de la royauté de Šulgi, célébrant la concorde entre le roi et les dieux et la prospérité des temples et de Sumer.
L’influence culturelle d’Uruk ?
24Une des questions qui s’est posée au cours des conférences consacrées à ces sujets a été celle du lien historique qui reliait la démarche de Gudéa à celle des rois d’Ur III. Qu’est-ce qui a précédé cette riche phase culturelle, classiquement définie comme une « renaissance », et en a été à l’origine ? On sait que les traditions historiques des rois d’Ur s’enracinent dans celles d’Uruk, et non dans celles d’Ur (malgré un passé non moins prestigieux). Ce qui est frappant également est que Gudéa s’est lui même présenté comme étant lié généalogiquement à Gilgameš et Nin-Sumun c’est-à-dire à Uruk. La liste royale sumérienne dont la manipulation historique est extrêmement complexe montre qu’Uruk a été un acteur important entre la chute d’Akkad et la montée d’Ur, une rivale des Goutis et d’Adab. Au sortir de cette période apparaît le règne isolé d’Utu-hegal dont l’unique fait d’armes est la défaite d’Adab. Lui-même a été précédé par plusieurs rois dont la chronologie est loin d’être claire. Sa victoire a donné lieu à un récit militaire original qui n’existe que sous la forme de deux copies récentes. Il a transformé cette victoire en un événement majeur pour Uruk et Sumer. Il l’a représenté comme un tournant heureux signifiant l’expulsion des barbares et la libération du Pays.
25Uruk a sûrement tiré profit du déclin d’Akkad pour retrouver son indépendance et redevenir une puissance régionale d’importance. C’est peut-être dans le cadre d’une résistance aux Goutis puis à l’État d’Adab que s’est développé une littérature valorisant le passé glorieux d’Uruk. Utu-hegal quoique n’ayant que peu régné a pu encourager lui aussi une « littérature nationale ». S’il reprend le titre de « roi des Quatre Rives » ses inscriptions sont en sumérien tandis que l’on relèvera que celles des Goutis Erridu-pizir ou celle de Larab sont en akkadien. Ur-Namma et Šulgi reprirent à leur compte ce thème de l’écrasement des Goutis comme acte fondateur de la nouvelle ère. Même si leurs historiographes conservèrent en mémoire le rôle que s’était donné Utu-hegal, Ur-Namma qui avait continué le combat se considéra comme le véritable initiateur du nouvel ordre (cf. le prologue de son code de lois) tandis que Šulgi assuma la fonction de vengeur de Sumer (Šulgi D).
L’apport d’un mystérieux passage de Šulgi B
26Si Šulgi (le personnage fictif de l’hymne B) apparaît comme un roi lettré, musicien, un juge avisé et un sage qui a fondé ou développé des Académies royales, qui a collecté et respecté les œuvres anciennes et qu’il y a ajouté ses propres hymnes, qu’il a, en bref, reconstitué un répertoire de référence pour tout son empire, qu’il s’est érigé en modèle pour les rois futurs à qui incomberait désormais la conservation de son héritage, il entend que sa gloire soit aussi diffusée à l’intérieur de la société et rayonne en dehors de Sumer et Akkad. C’est apparemment le sens des lignes 358-365 à la fin de son hymne B et qui sont souvent en partie non traduites car jugées obscures. Nous nous sommes pourtant risqués à une tentative de traduction complétée d’une courte exégèse :
Maintenant, par Utu !, qu’aujourd’hui même,
Dans les pays où les fils de Sumer sont inconnus,
Dans ces terres reculées demeurées inaccessibles à leurs caravanes,
Et aux confins desquelles nul ne dispose de l’art des mots,
Les petits frères témoins de ceci,
Ainsi que (chaque) fils aîné auteur de sentences, compilateur de chants et de récits,
Proclament mes chants conformément aux écrits !
Grâce à mon verbe, ils les feront se prosterner comme …
27Le texte prend la tournure d’un serment fait devant Utu (le soleil) et qui concerne les « fils de Sumer » ou plus exactement la jeune génération masculine (prise à témoin), soit la phratrie dominée par le grand-frère et héritier principal (dumu-saĝ). Les cadets doivent obéissance à leur frère aîné comme à un père nous dit un récit de sagesse (TCL 16 93). Le rôle moral du grand frère est ici défini par une série d’expressions rares et spécialisées qui définissent son rôle central dans la structure sociale et la transmission culturelle. Ce chef de famille est un façonneur de paroles et le gardien des chants (traditionnels et de ceux implicitement de Šulgi).
28Le poème évoque également l’hégémonie sumérienne sur le monde. Les habitants de Sumer s’aventurent à l’époque d’Ur III loin de leur base et le rayonnement d’Ur est illustré par les nombreux étrangers qui fréquentaient la cour royale. Šulgi attend de ses sujets qu’ils deviennent le vecteur de la diffusion de sa production hymnique. Il comptait sur l’élite pour que dans les grandes familles soient appris et récités ses louanges et ses paroles et qu’ensuite les membres des familles qui voyageaient pour la guerre ou le commerce, propagent l’idéologie d’Ur aux extrémités du monde. Mais l’idée non moins fondamentale est que le fils aîné noble est un miroir du roi : lettré, sachant composer des hymnes, c’est un gardien de la culture et de la sagesse collective. L’inverse pourrait aussi être vrai : le portrait de Šulgi comme scribe, musicien et mécène pourrait être la transposition d’une éthique familiale à sa situation de souverain et de « père » du Pays. Le rôle de gardien de la culture ne serait donc pas limité aux scribes et aux chanteurs mais serait un devoir du chef de famille à Sumer. Désormais, les cadres de l’empire seraient appelés à participer activement au processus de réception et de diffusion des hymnes royaux. Dès lors le poème donne une fonction utopique aux écrits royaux ou disons de façon moderne à la littérature. Celle-ci quitterait le cercle du temple et du palais pour rayonner dans le monde entier.
Bibliographie
29— « Les rois mésopotamiens et les peuples du Proche-Orient : bons pasteurs ou tyrans ? », dans J.-L. Fournet, J.-M. Mouton et J. Paviot (éd.), Civilisation en transition (III). Sociétés multiconfessionnelles à travers l’histoire du Proche-Orient. Actes du colloque scientifique international, 7-8-9 septembre 2016, Byblos, 2017, p. 7-62.
30— « Génies protecteurs dans l’art et les textes : l’imaginaire à la table du roi de Mari », dans T. Römer, B. Dufour, F. Pfitzmann et C. Uehlinger (éd.), Entre dieux et hommes : anges, démons et autres figures intermédiaires. Actes du colloque organisé par le Collège de France, Paris, les 19 et 20 mai 2014, OBO 286, 2017, p. 1-14.
31— « Le trône et le char processionnel de Dagan : de la philologie à l’histoire de l’art », Semitica 59, 2017, p. 5-56.
32— « Chroniques de l’Ida-Maraṣ et autres lieux », Semitica 59, 2017, p. 87-108.
33— « HE 259 : un musicien efféminé », NABU 2017 / 41.
34— « Une nouvelle mention des Bétyles de Mari », NABU 2017 / 65.
Pour citer cet article
Référence papier
Michaël Guichard, « Philologie et histoire de la Mésopotamie », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 149 | 2018, 16-24.
Référence électronique
Michaël Guichard, « Philologie et histoire de la Mésopotamie », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 149 | 2018, mis en ligne le 06 juillet 2018, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/2167 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.2167
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