Méthodologie de la prosopographie à l’époque contemporaine
Résumé
Programme de l’année 2015-2016 : I. L’architecture sculptée à l’Exposition universelle de 1900. — II. Les guides de voyage au XIXe siècle.
Plan
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I. L’architecture sculptée du Grand Palais
1Le séminaire a poursuivi son travail à partir des documents conservés aux Archives nationales, de collections photographiques concernant ce chantier et de périodiques contemporains. Lors de l’ouverture du concours public pour « les nouveaux palais des Champs Élysées en remplacement du palais de l’industrie et du pavillon actuel de la Ville de Paris » (art. 1), il était défini dès le départ qu’il s’agissait d’édifier des constructions durables (art. 7). Le Rapport sur les opérations du Jury établi par Jean-Louis Pascal fit état des choix et des débats qui accompagnèrent l’examen des projets : ceux qui insistaient trop sur le caractère festif de l’Exposition, sur sa précarité ou sur son côté éphémère furent écartés dans la mesure où ils ne contribueraient pas à la décoration de Paris. Par contre, le jury retint ceux qui exaltaient la simplicité des lignes et soulignaient l’importance des perspectives : si les colonnades ou galeries extérieures furent appréciées pour leur sobriété et leur équilibre, la proximité de la Concorde, des Champs-Élysées et des Invalides fit rejeter avec vigueur la multiplication des dômes ou tout excès de décoration. Aucun des projets n’étant susceptible d’exécution tel quel, l’administration se réserva le droit d’en diriger la refonte pour l’œuvre définitive. Le projet du Petit Palais de Charles Girault ayant été retenu dans son intégralité, ce dernier fut chargé de retravailler celui du Grand Palais afin de les harmoniser tous les deux, reprenant les idées retenues par le jury dans les différents projets. Les palais des Champs-Élysées furent donc l’aboutissement d’un travail commun où étaient rassemblées les meilleures idées des différents lauréats : la presse dénonça « le triomphe du banal. Pour quiconque a vu les plans, le futur palais des Beaux-Arts ne peut être qu’une bâtisse honnêtement classique, un bon devoir, et son caractère principal sera l’absence de tout caractère personnel… Livrés à eux-mêmes, tous les artistes qui ont pris part à l’enfantement collectif auraient produit un enfant des mieux venus ; ils n’ont créé, à travailler ensemble, qu’un fœtus, et l’on regrettera en contemplant cette erreur collective, la vieille carcasse sans art, mais sans prétention du défunt palais de l’Industrie » [M. Thiébault-Sisson, Le Temps, 4 janvier 1897, p. 5]. Cet article cinglant parut quelques jours avant l’examen du projet par le ministre du Commerce. Reprenant les différentes étapes par lesquelles était passée l’élaboration définitive (concours public, formation d’un jury à la fois compétent et éclectique, examen des projets, appel à un nouveau concours), Joseph Bouvard le défendit avec opiniâtreté : « le projet est pleinement satisfaisant. Il répond parfaitement aux exigences du programme posé, comme présentant le caractère de grandeur et de mérite artistique que comporte la situation ». Une fois approuvé, quatre instances en contrôlèrent l’exécution au jour le jour : le Commissariat général (Alfred Picard), la direction des Beaux-Arts (Henri Roujon), la direction du Service d’architecture (Joseph Bouvard), l’architecte en chef (Charles Girault). La surveillance quotidienne, la plus directe, était exercée par chacun des architectes responsables d’une partie du palais (Henri Deglane, Albert Louvet et Albert Thomas).
Unité iconographique
2Les palais étant destinés aux beaux-arts, leur programme iconographique devait en être le reflet : contrairement aux monuments parisiens précédents, l’accent ne fut pas mis sur la glorification d’artistes illustres (série de bustes ou galerie de portraits en pied), mais sur la représentation allégorique de l’Art et de ses associées (Muse, Inspiration, Jeunesse, Nature, Paix), et des périodes de son histoire. Une autre originalité fut la faible figuration animale : les façades monumentales offraient habituellement mascarons à tête de chien, mouflon ou lion, et frises d’insectes ou de petits animaux stylisés. Or, dans ce palais, l’inspiration des divers motifs fut surtout végétale, humaine ou simplement ornementale. Seuls figuraient quelques lions (en clef sur les façades latérales, dans le groupe central de l’attique d’Antin ou sur les parois latérales de l’emmarchement) et des chevaux (quadriges de l’avenue Nicolas II et groupes équestres du porche Antin). Pour le grand hall, le motif placé au-dessus des baies d’accès à la piste fut décoré de figures et de simples ornements décoratifs (chutes de feuillages, rubans et fruits) au lieu d’un rappel ornemental de sa vocation hippique. D’ailleurs, Allouard déplora de ne pouvoir y réaliser un motif plus en accord avec la destination équestre du lieu.
3Girault imagina la répartition des sculptures en fonction du volume des constructions et de leur cohérence interne : il travailla par étapes, faisant réaliser par Gustave Germain des maquettes successives. Son but était d’agencer l’ensemble afin de ne pas faire trois palais en un, mais un seul dont chacune des parties serait confiée sous sa direction à un architecte différent : son rôle d’architecte en chef était donc non seulement d’unifier l’architecture mais également le style et l’iconographie. Contrairement au Louvre ou à l’Opéra, où quelques sculptures étaient apparues comme des œuvres à part entière (indépendantes de l’architecture), Girault voulut que la décoration sculptée soit au service de l’architecture : ainsi, il fit en sorte que les quadriges de l’avenue Nicolas II s’intègrent par leurs proportions dans l’architecture, les pans coupés leur servant de socle.
4En fonction de l’effet rendu par les maquettes, Girault reprenait et rectifiait ses dessins. Puis, les sculpteurs réalisaient des esquisses qui étaient examinées par l’architecte responsable de la partie concernée et par chacune des instances de contrôle. Après avoir obtenu ces différents accords, le sculpteur rédigeait sa soumission qui, de nouveau, était sujette à l’accord des différentes autorités : il y précisait systématiquement le matériau employé, les délais d’exécution et les prix.
5Or, tous les grands statuaires ne postulèrent pas sur ce chantier de prestige : en effet, certains craignirent une trop grande emprise de l’administration sur leur travail avec ces cinq niveaux de surveillance. Effectivement, les adjudicataires durent se plier aux exigences du projet, sans grande marge de manœuvre. Lorsque pour la façade Nicolas II, G. Bareau fut chargé de la figure de L’Art asiatique, il présenta une première esquisse de jeune femme accroupie, prête à s’élancer avec légèreté, allégorie de la vitalité, la souplesse et l’agilité des danseuses d’Extrême-Orient. Elle fut refusée car, en prenant place dans la série des statues de l’Art sous la colonnade, elle devait, comme toutes ses voisines, être assise même si cette position était en contradiction avec l’art qu’elle représentait. Quelque soit le sujet, le sculpteur était contraint d’inscrire son esquisse dans la ligne architecturale et décorative qui avait été définie, en dépit de la justesse et de l’adéquation avec le thème représenté. À l’autre extrémité de cette même colonnade, F. Charpentier subit un refus analogue pour L’Art contemporain où il dut abandonner son projet de coquette en robe de bal pour une jeune femme beaucoup plus sage, conforme aux normes requises. D’autre part, la position faciale de toutes ces statues les figeait dans une sorte d’immobilité passive, sans le moindre mouvement. De cette fixité, se dégageait un effet puissant de monumentalité et de pérennité. Seuls les vêtements et les attributs choisis pour leur lisibilité (petit Bouddha, éléphant et shamisen pour L’Art asiatique) et leur symbolisme (écu et fleur de lys pour Le Moyen Âge), permettaient l’identification des sujets. Cette série est un exemple frappant de cette uniformisation stylistique : quelque soit le sujet, les sculpteurs étaient tenus de réaliser une œuvre conforme aux canons choisis et de s’inspirer des exemples de référence : J. Enderlin dut faire écho aux figures de Michel Ange pour L’Art de la Renaissance. « Le jury sortit des Délibérations en déclarant que la sculpture décorative devait rester la très humble servante de l’architecture et fuir toute originalité » [Le Monde illustré, 1900, p. 18].
Les candidats
- 1 Ce fut le cas d’A. Allar, E. Barrias, E. Boutry, A. Carlès, A. Cordonnier, P. Dubois, A. Falguière, (...)
6En janvier 1898, une liste de 175 noms fut dressée à partir des lettres de candidatures adressées au ministère. La majorité des adjudicataires y figurait mais certains, semble-t-il, avaient été sollicités directement par les architectes, sans avoir postulé1. Leur expérience et leurs succès en faisaient des figures suffisamment connues et compétentes pour que les trois architectes les aient appelés afin de rehausser le prestige de leurs façades. La liste de 1898 mentionne l’adresse du candidat, les recommandations dont il bénéficiait et quelques titres artistiques. Cette dernière rubrique est succincte et inégale : elle signale aussi bien des travaux récents, que la spécialité du sculpteur, ses prix et médailles, ou des achats d’œuvres par la Ville ou l’État. Les recommandations étaient signées de statuaires chevronnés, de parents, de personnalités politiques ou administratives : ainsi, R. Brown (inspecteur du service des Beaux-Arts de la Ville de Paris) et L. Bruman (directeur de l’Administration départementale et communale au ministère de l’Intérieur) recommandèrent P. A. Bayard de La Vingtrie, É. Carlier, A. Hiolin et G. Récipon. Des architectes attestèrent qu’ils avaient fait travailler sur leurs chantiers leurs protégés et en avaient été satisfaits : C. Garnier écrivit en faveur de P. Dubois, Louis Bonnier de C. Lefèvre, et Navarre d’A. Bouture. Quant à L. C. Boileau, il certifia que Levasseur savait « faire la sculpture statuaire décorative dans un sentiment délicat et distingué très appréciable ». Certains mandataires de l’Exposition apportèrent leur caution à des amis : le directeur des Beaux-Arts de l’Exposition H. Roujon se porta garant de L. Convers, L. Laporte-Blairsy, C. Maniglier, E. Millet de Marcilhy et F. Saint-Vidal, et le docteur G. de La Tourette, nommé médecin chef de l’Exposition, appuya la candidature d’A. Boucher et de C. Vincent.
7Ces demandes concernaient les travaux statuaires : la mention d’une spécialité ou d’un chantier prestigieux permettait de mieux situer les compétences de l’artiste. Le graveur J. B. Daniel-Dupuis obtint ainsi la commande de « deux médaillons en très léger relief » à placer sur des socles de statues qu’il traita comme des camées gravés. De son côté, V. Peter ayant signalé qu’il était statuaire animalier se vit adjuger l’un des groupes équestres de la façade Antin. Quant à L. Clausade, il signala sa statue de Caron de Beaumarchais dont la récente mise en place en 1897 rue des Tournelles était très présente à l’esprit de la Commission qui lui adjugea la statue de L’Art romain pour la colonnade. La participation à un nouveau bâtiment particulièrement remarquable attirait également l’attention du jury. Ainsi trois sculpteurs venaient du récent chantier du Crédit Lyonnais : C. Lefèvre en avait réalisé le fronton et A. Carlès un des groupes de cariatides de l’horloge symbolisant Les Six heures de l’après-midi, or tous deux obtinrent le marché d’une statue placée entre les colonnes du porche Nicolas II, La Peinture et L’Architecture. Quant à H. Lombard, auteur des Heures de l’aube sur le boulevard des Italiens, il reçut la commande de La Paix, une des deux allégories couronnant ce porche.
8En analysant ces candidatures, il apparait qu’une toute petite vingtaine était d’origine parisienne, la majorité venant de province : certaines régions héritières d’une belle tradition du travail de la pierre comme la Bourgogne y étaient très bien représentées. Une vingtaine de sculpteurs venaient du Nord dont au moins cinq originaires de Lille car la présence d’une école des beaux-arts dans une ville en faisait un foyer attractif (ce fut le cas de Toulouse, Marseille ou Dijon).
- 2 Leurs muses allégoriques des Arts plastiques furent placées par paire, adossées à l’attique : Blanc (...)
9La pyramide des âges révéla qu’une quinzaine de candidats avait entre 60 et 80 ans. L. Gossin était le plus âgé (82 ans), puis suivaient G. J. Thomas et E. Frémiet (74 ans), C. Capellaro et C. Maniglier (72 ans), A. Falguière et J. Blanchard apparaissant presque jeunes avec leurs 67 ans. Malgré leur grand âge et ce chantier physiquement éprouvant, Thomas et Blanchard furent chargés d’un des groupes de l’attique Antin : les deux hommes s’étaient illustrés sur les chantiers monumentaux de la capitale (Louvre, Opéra, Hôtel de Ville, Sorbonne), et avaient participé aux précédentes expositions universelles. Leur expérience et leur renom atténuèrent le poids des années et leur assurèrent ces commandes2. Suivait une quarantaine de pétitionnaires âgés de 50 à 60 ans : tous médaillés et primés, ils avaient déjà travaillé sur des chantiers publics et n’avaient plus rien à prouver. La grande majorité avait entre 40 et 50 ans : il s’agissait soit de sculpteurs ayant déjà acquis un certain prestige par leurs travaux personnels et qui souhaitaient étendre leur champ d’action à une commande monumentale publique, soit d’hommes bridés dans une charge administrative (enseignement, restauration diocésaine), soit encore de praticiens expérimentés et désireux d’obtenir une commande en propre (Charpentier, Capellaro ou Peter). Les trentenaires cherchaient à prouver leur talent et saisirent l’opportunité de ce chantier pour y acquérir considération de la part de leurs ainés et reconnaissance publique : les deux plus jeunes, E. Boverie et J. Magrou (29 ans), tentèrent leur chance malgré leur inexpérience mais aucune trace de leur activité sur ce chantier n’a été trouvée à ce jour.
- 3 Sur l’ensemble des candidats, douze avaient obtenu le Grand prix de Rome et cinq le Second prix.
- 4 Six candidats avaient suivi son enseignement.
10Pratiquement tous ces candidats avaient suivi l’enseignement de l’École des beaux-arts. Si la plupart avait reçu cette prestigieuse formation académique, ils n’avaient pas encore tous réellement brillé3. Cette exposition internationale leur offrait une opportunité de s’y faire connaitre et apprécier. Leur formation à l’École avait été enrichie et complétée par leur passage en atelier, choisi selon qu’ils favorisaient les chances de réussite au concours de Rome, la notabilité du maître ou une spécialité : F. Jouffroy avait la réputation d’avoir un enseignement très libéral et de laisser ses élèves relativement libres d’exprimer leur personnalité. Par contre, A. Dumont était plus directif, soucieux de transmettre un enseignement conforme aux principes traditionnels4. Douze autres concurrents avaient été formés par J. Cavelier, puis à partir de 1884, quatre par son successeur E. Barrias. E. Guillaume avait accueilli T. Noël et A. Allar. Enfin, A. Falguière avait formé L. Clausade, J. Enderlin, R. Larche, V. Peter, A. Seysses et J. B. Soulès. Il faut également signaler qu’une complicité et une solidarité amicale subsistaient au long de leur vie professionnelle entre maître et élève ou entre condisciples ayant côtoyé un même atelier [cf. lettre d’H. Chapu du 24 avril 1887] : ces liens expliquaient certaines collaborations ou recommandations inattendues.
11Dans leurs candidatures, quelques-uns évoquaient des chantiers privés auxquels ils avaient participé, précisant alors le nom des commanditaires ou des architectes qui les avaient fait travailler. Mais dans l’ensemble, ils préféraient citer les chantiers publics d’envergure où ils avaient obtenu un marché. Plus de cinquante postulants avaient participé au grand chantier de l’Hôtel de Ville. Neuf étaient intervenus sur le chantier du Museum, et onze sur celui de la Sorbonne. Enfin, plusieurs avaient participé aux travaux statuaires des précédentes expositions universelles : deux à celle de 1867, huit à celle de 1878, et plus de vingt candidats à celle de 1889 : ils y avaient collaboré soit dans la décoration statuaire des palais, soit dans celles des pavillons d’exposants.
12Il est intéressant de noter que sur cette liste des candidatures de janvier 1898, on trouve également de simples demandes de travaux de sculpture d’ornements comme celles d’A. Bouture, G. Guilbaud et Pécou, J. A. Houguenade, C. Julien, A. Léger, E. Legrain, L. P. Madrassi, L. Michaux, Roy-Raynaud, A. Sausse, C. Thisse, Trempil et Trinque, ainsi que celles de la Société française coopérative des sculpteurs décorateurs et ornemanistes, d’un mouleur A. François, et de sculpteurs en staff et carton-pierre (G. Barbier, L. D. Beauté, H. Galy, E. Hiolle, Jarnach). Il semble que leurs lettres aient été glissées parmi celles des statuaires.
Le chantier
- 5 Déposées en 1936, elles furent remises aux villes de Troyes, Évian, Commentry et Maisons-Laffitte.
13Les délais extrêmement courts, propres aux chantiers des expositions universelles, déterminèrent la sélection des pierres en fonction de leurs qualités, des quantités en réserve et des possibilités d’exploitation et d’acheminement : celles destinées aux façades des palais venaient de la Meuse (Euville et Lérouville), de Seine-et-Oise (Méry, Mesnil-le-Roi, Villiers-Adam), ou de Bourgogne (Larrys et Comblanchien). De plus tendres, destinées à l’ornementation ou à la décoration intérieure, provenaient de l’Aisne (Vic-sur-Aisne), de la Seine-et-Oise (Villiers-Adam), de la Meuse (Savonnières) ou de la Vienne (Lavoux). Et les porphyres arrivaient de la vallée d’Ossau (Basses-Pyrénées). Ces impératifs d’approvisionnement et de célérité étaient imposés à l’entrepreneur comme au sculpteur par le Cahier des charges (art. 19). Cependant, ils ne furent pas toujours appréciés, même par les visiteurs : « Le choix des matériaux pour traduire les modèles est fait à la diable. Telle statue en quatre blocs en compte deux de pierre fruste, grossière, hérissée de coquilles, deux de pierre friable à l’égal du plâtre. Comment tout cela sa patinera-t-il, se colorera-t-il sous le baiser de feu du soleil d’août, sous les pleurs de la pluie de décembre ? Nous aurons des statues à tête de négresse et corps de Pierrot. La morsure du gel fera tomber des doigts et des nez par suite de fautives coupures de pierre. Dans dix ans, les façades se masqueront de guérites, abritant des réparations ! » [C. Ponsailhe, L’Encyclopédie du siècle, II, p. 270]. Sur l’ensemble des 52 commandes statuaires de la partie Nicolas II, seulement quatre furent exécutées en marbre : choisi pour ses qualités et sa couleur, le marbre de Seravezza (Italie) fut fourni par le carrier Dejaiffe (installé à Mazy en Belgique). Ces statues de 3 m de haut placées devant le perron accédant au hall central5 illustraient les arts majeurs, Architecture, Peinture, Sculpture et Musique.
14L’examen des photos du chantier croisé avec l’étude des archives a permis de suivre l’arrivée des pierres par bateaux, leur déchargement à l’aide de trois grues roulantes à vapeur, leur acheminement par des wagonnets Decauville vers leur lieu de pose, puis leurs divers déplacements par une grue à pivot de volée courbe, ou par un pylône fixe ayant un balancier mobile. Les blocs étaient débités aux dimensions voulues, soit mécaniquement par des scies à vapeur, soit manuellement par des scieurs de long. Ceux destinés à la décoration sculptée étaient mis en place par les maçons en même temps que ceux réservés à la construction : seul leur traitement était différent. Une fois les pierres équarries « à taille complète de parement des lits et des joints », les bardeurs les faisaient rouler et les brayaient avec un treuil pour les monter à hauteur d’assise où des grues les déposaient à leur emplacement définitif. Les poseurs assuraient leur mise en place, vérifiaient l’assise et ajustaient les joints. Des abris en bois vitrés, planchéiers et couverts étaient alors élevés sur des échafaudages pour que les statuaires puissent travailler quelle que soit la saison. Plusieurs entrepreneurs furent consultés pour ces marchés de charpente en location (Baillet-Reviron, Pombla, Bertrand, l’atelier Panard et Guyon, et la Société des charpentiers de Paris). Relativement bien abrités, les épanneleurs, metteurs aux points, et praticiens s’y succédaient afin de préparer l’ébauche pour le statuaire.
L’exécution
15L’administration eut le souci de répartir les lots entre le maximum d’artistes afin de donner du travail au plus grand nombre. Cette vigilance transparait de façon récurrente dans la correspondance entre Bouvard et les architectes : les mettant en garde contre une double commande à un même artiste au détriment d’un autre, il rappela régulièrement « le principe établi d’une répartition aussi développée que possible entre les divers sculpteurs inscrits ». Cette volonté d’équité provoqua parfois des incohérences quand deux groupes symétriques furent attribués à des hommes d’inspiration diamétralement opposée. Ainsi, pour la partie intermédiaire de la façade Antin, les groupes couronnant la balustrade au niveau du porche furent confiés à F. Sicard et J. B. Soulès. Louvet eut maille à partir avec ces deux tempéraments si discordants chargés d’évoquer Le Jour (Soulès) et La Nuit (Sicard). Dans son esquisse, Sicard proposa une figure allégorique flanquée d’un aigle mais elle lui fut refusée, cet oiseau ayant une portée trop politique. Reprenant alors l’idée de son concurrent, il plaça un lion, symbole du Peuple. Les deuxièmes esquisses présentèrent donc chacune un lion, l’un prêt à bondir vers l’Avenir, l’autre apaisé par la Nuit. Soulès accusa aussitôt son rival de l’avoir copié, et avec effronterie, replia les ailes de son lion dans sa troisième esquisse, lui donnant une allure de cigale. Furieux, le jury leur demanda une quatrième esquisse, dénuée de tout animal : Sicard réalisa une femme jetant des brassées de roses que lui présentait un enfant au soleil couchant pendant que Soulès en présentait une qui indiquait à un enfant l’aurore pointant à l’horizon [L’Encyclopédie du Siècle, II, p. 251-252].
16Les situations professionnelles pouvaient hiérarchiser les relations entre sculpteurs : ainsi la commande des groupes équestres de la façade Antin fut confiée à A. Falguière et V. Peter. Il s’agissait de représenter L’Inspiration guidée par la Sagesse et La Science qui marche en dépit de l’Ignorance. Le premier (67 ans) avait été le professeur du second (58 ans) et l’avait embauché comme praticien. Les liens qui les unissaient étaient soumis à cette relation ancienne de maître-élève puis à celle de statuaire-praticien : Falguière dirigeait toujours les tâches avec autorité et expérience, et Peter les exécutait avec soumission et savoir-faire. Or, pour la première fois, ce marché les mettait dans une situation inhabituelle d’égalité face à leur travail. Falguière l’ignora, et après avoir réalisé son esquisse, reprit ses habitudes en donnant à Peter des conseils impératifs pour mener à bien son travail. Puis, il lui confia une part importante de son propre groupe, comme si Peter était toujours son praticien et non statuaire à part entière. Cependant, la situation tourna à l’avantage de Peter car, dès février 1900, dans un article publié dans Le Monde illustré, C. Ponsonailhe lui attribua les deux œuvres : « M. Victor Peter, entre MM. Frémiet et Gardet, est au tout premier rang de nos animaliers : comme ces deux maîtres, il allie la connaissance la plus savante du corps et de la vie de l’animal, l’étude de la forme humaine en ses aspects les plus nobles. Tout ceci vous explique pourquoi M. Falguière chargé de l’un des groupes passa la commande à son confrère moins âgé, mais dont il avait apprécié la valeur. Les groupes de M. Peter seront un des principaux attraits de la colonnade Antin [« La statuaire au Grand Palais », no 5, p. 19]. Cette erreur fut reprise et répétée, ce qui, in fine, ne fit que favoriser Peter à qui l’on accorda désormais la paternité des deux [cf. Lami, Dict. des sculpteurs, tome IV, p. 69].
17Les hauts reliefs exécutés sur place grâce aux abris de bois étaient soumis au contrôle permanent des inspecteurs et des visites fréquentes de l’architecte. Le séminaire a étudié le suivi de ces différentes exécutions. Comparativement à la rigueur exigée pour la série de l’histoire de l’Art ou les autres commandes sur pierre, les statues de marbre furent travaillées, semble-t-il, avec une liberté d’inspiration inhabituelle sur ce chantier : elles se composaient d’« une figure féminine debout avec un bas-relief décorant le piédestal d’au moins trois enfants, ornements et attributs ». Deglane parait avoir autorisé Carlès, Lefebvre, Cordonnier et Labatut à manifester ici un peu plus de souplesse, de fraîcheur et d’originalité tant dans les formes, dans l’inspiration que dans le style : ainsi, La Peinture, se présentait comme une jeune muse dénudée, allègre et enjouée de s’adonner à son art.
18Le programme iconographique du Grand palais comportait aussi un certain nombre de bas-reliefs : ainsi, sous la colonnade Nicolas II, la frise murale de mosaïque était divisée en plusieurs panneaux par de grands motifs de cartouches flanqués de cariatides de 3 m de haut. Bien que tenus de les présenter toutes de face, de façon uniforme (comme le montrent les bleus distribués à chaque sculpteur), les quatre adjudicataires, Soldi, Levasseur, Bayard de la Vingterie et André eurent néanmoins la liberté d’apporter chacun une touche personnelle aux drapés, aux mouvements et à l’équilibre postural de leur paire. On peut également évoquer les petits bas-reliefs des socles de la partie antérieure du porche Nicolas II où, là encore, il semble que les statuaires aient été autorisés à plus d’autonomie que dans les grands sujets : de petits putti potelés jouent de la musique, gravent avec application, ou simplement s’amusent avec une gaité inhabituelle sur les grands sujets.
19Les soumissions d’ornements reprenaient les mêmes points que celles de la statuaire (prix, détails des motifs, et délais d’exécution). D’après les bleus côtés fournis par l’architecte, le sculpteur élaborait un modèle en terre avec précision, qui, après approbation, était moulé en plâtre. Puis, il épannelait le bloc dégrossi par le tailleur de pierres et reportait les points et les repères d’après le moule. Ensuite, il perçait des trous pour délimiter la superficie du motif. Enfin, il sculptait les différents éléments de l’ornement, et, muni de ripes, et de râpes, en achevait la finition et le polissage. Ces motifs étaient destinés aux éléments architecturaux (clefs, chapiteaux, colonnes), ou ornaient le nu des façades (frises, chutes de fruits, branchages, feuillages, postes, etc.). Les photos du chantier permettent de constater que les ornements architecturaux comme les chapiteaux étaient souvent réalisés en atelier avant la pose, puis hissés une fois achevés. Pour les ornements plus délicats, l’ornemaniste travaillait sur le tas sous les abris. Le travail était réparti entre quelques ateliers principaux (ceux d’Houguenade, Kulikowski et Germain), et une régie qui permettait d’employer un grand nombre d’ouvriers-sculpteurs indépendants.
- 6 Treize ans plus tard, en 1922, il fut détruit de nouveau et jamais remplacé.
20Mais la pierre ne fut pas le seul matériau employé pour décorer l’édifice : un grand motif décoratif devait coiffer le couronnement du grand pignon du porche Nicolas II. Par cohérence avec l’arc qu’il devait orner, Deglane souhaita que le matériau employé fût le plomb ou le zinc. Cependant, devant les retards accumulés et malgré la déception de l’architecte, le Commissariat décida le 24 février 1900 de réaliser rapidement pour l’inauguration une version en staff : le marché confié à J. Desbois prévoyait « l’exécution ultérieure en bronze ou cuivre repoussé de l’ensemble sus énoncé ; elle sera moulée en staff muni des armatures nécessaires pour résister à la pression du vent ». Haut de 10 m sur 12, le motif était un cartouche de cuir enroulé, flanqué de deux statues allégoriques, rappelant la destination du palais, La Peinture et La Sculpture. Malheureusement, dès 1905, cet ensemble fut endommagé par un ballon atmosphérique puis fragilisé par l’érosion des vents et des pluies. Deglane demanda la réalisation en zinc, initialement promise. La maison Monduit fut sollicitée pour son exécution mais le plâtre réalisé par Desbois en 1899 ayant disparu, le sculpteur dut en refaire un nouveau pour le confier au fondeur. Les devis proposés en zinc ne satisfaisant pas les autorités, Monduit en dressa d’autres en plomb. Finalement, la mise en place sur l’arc n’eut lieu qu’en 19096.
21L’idée de placer des quadriges aux deux angles de la façade Nicolas II avait été proposée par l’architecte Thomas dans son tout premier projet de 1896, et immédiatement retenue et adoptée. Pour leur exécution, trois sculpteurs furent mis en concurrence Dubois, Récipon et Frémiet : devant la somme de travail que nécessitait cette commande, ce dernier fut jugé trop âgé et Dubois, peu expérimenté. Ce fut donc le jeune Récipon (camarade d’École de Deglane) qui remporta le concours d’esquisse. Plusieurs modèles en glaise puis en plâtre lui permirent de rectifier avec l’architecte certains effets disgracieux : les chevaux du projet initial étant déjà en porte-à-faux, le surplomb de leurs socles vu du sol en accentuait le déséquilibre. Des figures y furent donc rajoutées (Le Temps et La Discorde) afin de combler l’espace vide, de faire contrepoids, et de redonner ainsi une nouvelle stabilité à l’ensemble. Le choix du métal eut lieu en mars 1900 après des essais en fonte et en bronze. Si Récipon préférait le bronze pour sa légèreté, sa stabilité et son faible coût, Picard adopta le cuivre rivé et martelé qui avait fait ses preuves à Paris. L’ingénieur Résal fut sollicité sur les questions de résistance des armatures. Les ateliers du plombier d’art P. Monduit travaillèrent à cette commande pendant deux ans : plus de 90 ouvriers y participèrent dix heures par jour, 30 jours par mois. Devant les retards accumulés, deux solutions furent envisagées pour la durée de l’Exposition : soit une mise en place d’épreuves provisoires en staff, soit une présentation au sol des quadriges. Aucune des deux propositions n’étant satisfaisante, le Grand Palais fut inauguré sans ses quadriges qui ne furent montés que l’année suivante, de juin à octobre 1901. Après avoir été hissés par morceaux par l’entrepreneur d’échafaudage Poirier et Auvéty, ils furent fixés sur leur armature, lestés de maçonnerie de cailloux, et patinés d’une teinte brun sombre, comme les statues du pont Alexandre III.
22Enfin, un troisième motif fut sculpté sur métal : il s’agissait du groupe de l’acrotère couronnant l’attique de la façade Antin, illustrant Apollon entouré des trois Muses avec un lion couché à ses pieds. Une première adjudication le confia à A. Mercié qui finit par se retirer. Le groupe revint donc à Tony-Noël. Dominant le porche, il fut réalisé en fonte de fer par les ateliers Capitain, Gény et Cie puis peint en couleur bronze par l’atelier de J. Renaud.
II. Les guides de voyage au XIXe siècle
- 7 Les Guides-Joanne. Genèse des Guides-Bleus. Itinéraire bibliographique, historique et descriptif de (...)
23Doctorante à l’EHESS, Hélène Morlier est venue présenter au séminaire les différents manuels et guides de voyage du xixe siècle. Sa thèse intitulée Les Guides Joanne (1840-1920) fait suite à son inventaire des guides Joanne : Les Guide-Joanne. Genèse des Guides-Bleus, paru en 20077.
24Lors de l’exposition universelle de Londres en 1851, Louis Hachette avait eu l’idée de publier une collection de livres de voyage diffusés dans les gares en s’inspirant de l’exemple britannique de W. H. Smith. Cette ambitieuse collection nommée « Bibliothèque des Chemins de fer » devait comporter 500 titres réparties en 7 séries ; la première série contenait des guides itinéraires pratiques et historiques correspondant au réseau ferroviaire français et des guides consacrés à des villes ou pays, comme ceux de John Murray et Karl Baedeker. Napoléon Chaix publiant déjà de nombreux ouvrages sur les chemins de fer (dont des guides, mais surtout les horaires de chemins de fer) sous le nom de « Bibliothèque du voyageur », Louis Hachette choisit celui de « Bibliothèque des Chemins de fer ». Sa collection s’adressait à un public très large désireux de découvrir les régions traversées et les curiosités accessibles par ce nouveau moyen de transport. Afin d’être au plus près de cette clientèle, cette collection devait être vendue dans les gares : un premier contrat fut signé dès 1852 par Hachette avec la Compagnie du Nord afin d’installer des kiosques réservés à cette vente dans ses débarcadères. D’autres contrats suivirent très rapidement.
25S’il profitait de ce nouveau marché, ce pédagogue dans l’âme voulait également faire connaître les richesses culturelles, architecturales, économiques et géographiques du patrimoine par des ouvrages à vocation éducative et encyclopédique. En entrepreneur méthodique et avisé, il racheta en 1853 et 1855 les fonds de deux spécialistes des voyages : à cette époque en France, il s’agissait essentiellement de ceux d’Ernest Bourdin et des « guides Richard » de Louis Maison. Dès le mois d’octobre 1855, Hachette confia la direction de sa future collection à Adolphe Joanne qui travaillait déjà chez Maison et s’était fait connaître en 1841 avec son guide de la Suisse. Ce dernier s’entoura d’érudits, de géographes et d’historiens compétents qui permirent de rédiger des séries complètes. Il souhaitait aussi, surtout pour les régions difficiles d’accès, que tous les voyageurs-lecteurs puissent contribuer à la collecte d’informations en transmettant à la maison d’édition précisions géographiques ou historiques, et relevés topographiques. D’un format assez pratique susceptible de se glisser dans une poche, les guides furent répartis en Guides Itinéraires et guides Cicérone (brochés rouge ou reliés en percaline noire et lettres dorées). Les premiers suivaient le trajet d’une ligne de chemin de fer depuis l’embarcadère d’une grande ville (Paris, Rouen ou Lyon) jusqu’à son terminus ou vers une destination touristique (Dieppe ou Le Havre, Strasbourg, Bruxelles). Les Cicérone étaient des ouvrages monographiques consacrés à la description d’une ville (Paris, Londres), d’une station balnéaire (Biarritz, Dieppe) ou thermale (Vichy, Le Mont-Dore, Plombières), d’une destination touristique historique (Versailles, Fontainebleau, Chantilly, Compiègne) ou d’un pays ou région (Suisse, Hollande et bords du Rhin). H. Morlier souligna que le thème de certains volumes semble avoir répondu à une actualité ou une commande : le « Guide du promeneur au bois de Boulogne » parut en effet en 1856 sous le titre Le nouveau bois de Boulogne et ses alentours, juste au moment où le comte de Morny ouvrait l’hippodrome de Longchamp.
- 8 De Paris à Constantinople salua l’inauguration de la ligne de l’Orient-Express.
26En 1857, la « Bibliothèque des Chemins de fer » fut dispersée dans d’autres collections. Les guides restèrent sous la houlette de Joanne qui entreprit la refonte des volumes déjà publiés dans la collection de guides. Celle-ci fut peu à peu nommée « Guides-Joanne » et uniformément reliée de percaline gaufrée bleu nuit, sans qu’aucun contrat ne soit établi, l’usage faisant force de loi. L’idée d’itinéraires strictement limités aux trajets empruntés par les lignes ferroviaires fut abandonnée au profit d’un guide exhaustif de la région traversée : à partir de 1862, la France fut ainsi répartie en huit volumes complétés de deux autres pour Paris et ses environs, c’est l’« Itinéraire général de la France » qui comprit à son apogée 19 volumes. Les destinations furent dans un premier temps limitées à l’ouest de l’Europe, avec de nombreuses éditions pour les destinations les plus prisées : Suisse, Italie, Angleterre, Belgique-Hollande, Espagne-Portugal… Mais, dès 1861, les guides furent étendus à « l’Orient » (Grèce, Turquie, Terre Sainte, Égypte), destination rêvée de nombre de voyageurs aisés. Une carte publicitaire des « Guides-Joanne » de 1912 montre que le cadre géographique de la collection fut maintenu à l’Empire ottoman8, la Hongrie et les Balkans, l’Égypte et Le Caire, ainsi que les colonies françaises d’Afrique du Nord (Algérie, Tunisie).
- 9 Itinéraire descriptif et historique de la Suisse, du Jura français, de Baden-Baden et de la Forêt-N (...)
27Peu à peu, Joanne fixa des exigences éditoriales qu’il envoyait à tout auteur-rédacteur : il ne s’agissait pas de récits de voyage mais de manuels de conseils, de compilations de connaissances et d’avis pratiques qui nécessitaient de leur part une solide culture de la région, complétée par des visites sur place pour collecter et vérifier une documentation générale et des renseignements précis. Une sorte de plan-type fut établi pour l’ensemble des volumes afin d’uniformiser la présentation des informations et permettre aux lecteurs de se retrouver aisément, quel que soit le guide consulté : après une présentation générale des données géographiques, historiques et économiques d’une ville ou d’une région, les principales « Curiosités » étaient décrites par secteurs ou lieux : les monuments touristiques ou constructions nouvelles y étaient signalées, parfois illustrées d’une gravure. La rubrique « Renseignements pratiques » concernait des recommandations utiles sur le logement et la restauration (options, quartiers, prix) ; suivaient les « Adresses utiles » tant fonctionnelles, commerciales qu’administratives, et les « Moyens de transports » (poste aux chevaux, chemins de fer puis automobiles, bateaux à vapeur, et leurs conditions, prix, itinéraires et programmes quotidiens). Une mise à jour de ces informations était régulièrement faite. Enfin, une place importante fut réservée à la cartographie : il est vrai que Joanne avait complété son tout premier Itinéraire descriptif et historique de la Suisse9 d’une carte très précise de la Confédération suisse et des vingt-deux cantons, imprimée sur toile (donc indéchirable). Les premiers guides suivirent les cartes ferroviaires héritées des publications Maison, puis les nouvelles séries présentèrent systématiquement des cartes du département, de la région ou de la ville, avec planches détaillées et plans de quartiers pour les capitales. Pour les régions côtières ou montagneuses, les relevés étaient extrêmement précis puisqu’ils nommaient chaque baie ou sommet en précisant son altitude. Pour compléter le manuel, de très nombreuses publicités étaient placées en début ou en fin de volume (elles présentent à ce jour à elles seules un très riche fonds documentaire).
28La collection des guides Joanne comprenait plusieurs « grand guides » décrits plus haut ainsi que des guides abrégés : 1o les guides Diamant sur les régions françaises (Normandie, Bretagne) et les villes ou pays étrangers les plus visités (Londres, Italie), des stations balnéaires et thermales ; 2o des monographies de villes ou de sites touristiques (Rouen, Nice, les gorges du Tarn) ; 3o des guides illustrés de la villégiature balnéaire et thermale (Bains de Bretagne, Forêt Noire). Contrairement à ses concurrents Murray et surtout Baedeker, cette collection n’aborda ni l’Extrême-Orient, ni l’Amérique du Nord, ni les Indes, mais se diversifia en multipliant les guides destinés à des publics différents dont les pratiques du voyage, du tourisme et du séjour étaient très variées.
29Les « Guides-Itinéraires » étant jugés lourds, encombrants et chers, une nouvelle série à la couverture vert émeraude fut lancée en 1866 : ces « Guides-Diamant » étaient de petit format (in-32), plus légers, moins épais (env. 150 p.), et donc plus maniables et meilleur marché (entre 2 f. et 6 f. contre 5 et 15 f., voire 25 f.). Cette collection concerna les destinations les plus courues, avec un premier volume consacré à « Paris » : publié en plusieurs langues pour l’Exposition de 1867, il reprit les généralités du Guide-Itinéraires de façon plus abrégée, et les compléta par ce qui pouvait intéresser les visiteurs de l’Exposition.
30En 1881, Paul Joanne prit la succession de son père avec qui il travaillait depuis plusieurs années. Il poursuivit son œuvre en l’adaptant aux nouvelles conditions du tourisme du dernier quart du xixe : ainsi en 1887, il lança la collection des monographies brochées qui reprenaient, là encore, les textes des « Guides-Itinéraires » mais en les allégeant et en insistant sur le côté pratique des indications (plans, cartes, itinéraires). Trente ans plus tard en 1911, Paul Joanne confia la maison à Marcel Monmarché, son collaborateur depuis 1890. Enfin, conservant son aspect (percaline bleue), son plan-type et son contenu rédactionnel, la collection prit en 1919 le nom de « Guides Bleus ».
- 10 A. Joanne, Itinéraire descriptif et historique de l’Allemagne, l’Allemagne du Sud, Paris, Maison, 1 (...)
31Il devint donc aisé pour le voyageur du xixe de chausser les habits du « touriste intrépide » et de découvrir sur place, manuel en main, les fameuses « curiosités » en suivant les indications et les parcours. Mais il put également le faire « en chambre » en s’en tenant à la seule consultation de ces compilations savantes, soutenu dans sa lecture par les cartes, gravures et descriptions précises, ces livres devenant alors des ouvrages de références encyclopédiques. Dans l’introduction de l’un de ses premiers guides, Joanne indiquait que « tracer son itinéraire, tel est le premier devoir du voyageur. Pour qu’un voyage joigne l’utile à l’agréable, il faut qu’il ait été étudié, qu’on me permette cette expression, avec esprit et avec goût. On doit avant de l’entreprendre, non-seulement s’y être préparé par de bonnes lectures, mais avoir bien déterminé l’emploi de son temps, de manière à en tirer le plus grand profit possible pour son plaisir et pour son instruction »10. Comme le fit remarquer H. Morlier, il ne s’agissait ni de préparer son itinéraire en notant à l’avance les curiosités à découvrir, ni de gagner du temps ou de savoir faire des économies, mais d’anticiper la joie de la découverte, de décupler le plaisir de la visite et, une fois l’aventure terminée d’en prolonger la saveur par d’autres lectures.
32Ces guides furent bien le reflet de la « culture touristique » de l’époque. La transformation de Paris au Second Empire se lit à travers les éditions de 1855, 1863, et 1867 par le choix des bâtiments qui y sont décrits et la façon dont ils sont signalés. De façon analogue, lors des expositions universelles parisiennes, des volumes furent spécialement publiés pour inciter le public à se rendre dans la capitale : s’ils proposaient des programmes de visite et des itinéraires différents selon la durée des séjours, les descriptions révélatrices de l’intérêt, de la curiosité et des modes de l’époque insistaient selon le bâtiment (palais / pavillon, français / étranger), sur les dimensions, les matériaux, la technique employée, les effets décoratifs, ou la nouveauté stylistique. Ces guides de voyage eurent donc tout au long du xixe siècle une fonction éducative et culturelle très importante. Ils sont aussi le reflet de leur époque en proposant un bilan des connaissances de la France et des états étrangers (gouvernements, lois, coutumes, géographie, économie), des usages de la société et des mentalités. Ils sont pour l’historien actuel, comme pour l’historien de l’art ou de l’architecture, une source documentaire négligée mais pourtant inestimable.
Notes
1 Ce fut le cas d’A. Allar, E. Barrias, E. Boutry, A. Carlès, A. Cordonnier, P. Dubois, A. Falguière, L. Agathon et É. Madeline.
2 Leurs muses allégoriques des Arts plastiques furent placées par paire, adossées à l’attique : Blanchard réalisa celles de La Sculpture et de La Gravure en médailles, et Thomas celles de L’Histoire et de La Peinture.
3 Sur l’ensemble des candidats, douze avaient obtenu le Grand prix de Rome et cinq le Second prix.
4 Six candidats avaient suivi son enseignement.
5 Déposées en 1936, elles furent remises aux villes de Troyes, Évian, Commentry et Maisons-Laffitte.
6 Treize ans plus tard, en 1922, il fut détruit de nouveau et jamais remplacé.
7 Les Guides-Joanne. Genèse des Guides-Bleus. Itinéraire bibliographique, historique et descriptif de la collection de guides de voyage (1840-1920). Illustré de vignettes, cartes et plans mis au net par Christophe Bailly, Paris, Les Sentiers débattus, 2007, 640 p., 127 ill. Ouvrage publié avec le soutien de l’IMEC et couronné par le prix de la Bibliographie 2008, décerné par le SLAM.
8 De Paris à Constantinople salua l’inauguration de la ligne de l’Orient-Express.
9 Itinéraire descriptif et historique de la Suisse, du Jura français, de Baden-Baden et de la Forêt-Noire, de la chartreuse de Grenoble et des eaux d’Aix, du Mont Blanc, de la vallée de Chamouni, du Grand-St-Bernard et du Mont Rose, Paris, Paulin, 1841.
10 A. Joanne, Itinéraire descriptif et historique de l’Allemagne, l’Allemagne du Sud, Paris, Maison, 1855, p. ix. C’est Joanne qui souligne.
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Référence papier
Isabelle Parizet, « Méthodologie de la prosopographie à l’époque contemporaine », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 148 | 2017, 248-260.
Référence électronique
Isabelle Parizet, « Méthodologie de la prosopographie à l’époque contemporaine », Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 148 | 2017, mis en ligne le 28 septembre 2017, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/1974 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.1974
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