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Histoire moderne et contemporaine de l'Occident

Méthodes en histoire du monde portugais

Dejanirah Silva-Couto
p. 265-274

Résumé

Programme de l’année 2010-2011 : I. Images de l’Empire : les correspondances de l’« Estado da India » au xvie siècle (II). — II. Le Portugal et l’Allemagne hitlérienne.

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Texte intégral

I. Images de l’Empire : les correspondances de l’« Estado da India » au xvie siècle (II)

1Dans la suite du programme de travaux entrepris en 2007‑2008 la conférence de l’année 2010-2011 a renoué avec le sujet « Images de l’Empire » après une interruption de deux ans, période pendant laquelle le maître de conférences a été accueilli en délégation au CNRS. 

2Comme il a été indiqué dans le rapport de 2007‑2008, pour aborder la vision démultipliée d’un empire perçu à la fois par les élites métropolitaines, par les élites locales et par des groupes expatriés et / ou métissés, le séminaire avait abordé les aspects idéologiques liés à « l’idée impériale manueline » avant de passer à l’analyse d’un corpus de correspondances privées conservées dans les fonds Corpo Cronológico et Gavetas des archives nationales de la Torre do Tombo à Lisbonne. L’auditoire avait examiné, à propos des élites métropolitaines, la Chronica do Muito Alto e Muito Esclarecido Principe D. Afonso Henriques, Primeiro Rey de Portugal (1505)de Duarte Galvão, l’idéologue de D. Manuel, ainsi que quelques passages de la monumentale Ásia de João de Barros et du Esmeraldo de Situ Orbis de Duarte Pacheco Pereira (1508), dans l’édition de Damião Peres (Lisbonne : Academia Portuguesa de História, 1988). Dans le but de mieux saisir la polyphonie des discours officiels, la conférence a repris en 2010-2011 l’œuvre majeure de João de Barros, qui n’avait pas pu être suffisamment traitée sous l’angle qui nous intéresse lors de la conférence de 2007-2008.

3Caractérisé par une gestion avisée des territoires impériaux, par le renoncement aux aspirations messianiques de D. Manuel, et par l’essor de la culture humaniste, le règne de son fils D. João III (1521‑1556) fut aussi le creuset de la confrontation culturelle et religieuse avec le monde asiatique et cela indépendamment du prosélytisme des trois grands ordres religieux européens en Asie.

4La découverte de l’appareil étatique et de la cosmogonie politique de la Chine des Ming joua un rôle dans cette confrontation, le questionnement sur la suprématie impériale occidentale formant l’un de ses aspects les plus originaux. On peut constater, à travers les Décadas da Ásia de João de Barros, de quelle manière cette nouvelle image remit en question les certitudes de l’idéologie impériale portugaise de la seconde moitié du xvie siècle.

5La description de l’empire du Milieu offerte par la Terceira Década (imprimée en 1563 mais rédigée probablement entre 1544 et 1558) a été fortement inspirée par les fameuses « lettres des captifs Canton » écrites par Cristovão Vieira, l’un des seuls survivants de la première ambassade portugaise en Chine (celle de Tomé Pires, envoyé en 1520‑1521 à Péquin). Les lettres, arrivées en métropole entre 1538‑1539, mais à dater des années 1534‑1536, reflétent bien le profil social et le vécu de Cristovão Vieira et de ses compagnons de captivité, parmi lesquels le marchand Vasco Calvo : des fonctionnaires de la Couronne et des marchands-soldats rompus à la vie maritime de l’océan Indien et de la mer de Chine. Rédigées dans une optique utilitaire, déterminées par la praxis marchande quotidienne, ces lettres empreintes de pragmatisme livrent dans le désordre des informations de visu, glanées au fil de l’itinéraire de la délégation et pendant la captivité de ses membres. Cependant, on discerne dans ces textes ayant quelques traits communs avec les routiers nautiques une certaine arrogance impériale, leurs auteurs allant jusqu’à suggérer la possibilité d’une conquête de la Chine. À l’exemple de la Suma Oriental de Tomé Pires (1515), les « lettres des captifs de Canton » n’imposent pas un ordre rationnel à l’écriture : c’est à sa rationalisation, à l’imposition d’un ordre textuel, à la sélection et à la reformulation des données anthropologiques et ethnographiques « brutes » que João de Barros s’est employé, en suivant l’orientation classique et les valeurs idéologiques en vigueur à la cour de D. João III, introduites après la mort de D. Manuel. Il s’agissait d’assumer, par l’uniformisation de l’écriture, la responsabilité éthique et esthétique de bâtir la mémoire orientaliste du Portugal mais aussi de créer un nouvel ordre, éloigné des idéaux messianiques et du projet impérial du Ventureux. L’idéal de l’époque de D. João III est celui de l’harmonie des formes intellectuelles et artistiques, de la discipline morale et de l’entente sociale. La conquête par les armes cède le pas au processus d’intellectualisation de l’espace. Les raisons de ce virage idéologique ne sont pas très claires : nous ne connaissons pas le rôle que la prise de conscience des difficultés à maîtriser politiquement et militairement ces grands espaces discontinus et hétérogènes a pu jouer dans une telle transformation.

  • 1 « La distance nous permet de déduire l’immensité de cet état. En largeur (en employant des unités (...)

6Contrairement aux autres chroniqueurs de son époque, qui ont tous séjourné en Asie pendant des périodes plus ou moins longues, João de Barros, qui ambitionnait la réalisation d’une histoire universelle, fut un voyageur de cabinet, qui ne quitta jamais la métropole. Mais cela ne l’empêcha pas d’utiliser des textes et probablement des cartes orientales, à en croire ce qu’il nous dit dans sa Terceira Década, même si ses compétences en matière de langues asiatiques ont été clairement surévaluées par l’historiographie traditionnelle. En traits généraux, sa conception de l’histoire universelle est conditionnée par l’aspiration à uniformiser l’espace. L’Empire céleste, dont il s’évertue à dénombrer des symétries avec l’Europe en matière géographique, politique et institutionnelle et qu’il décrit, de manière globale, comme s’il le survolait (une perspective que la cartographie européenne adoptera progressivement), constitue le référent de cet espace et la pièce angulaire de sa démonstration (Ásia de João de Barros, Dos feitos que os Portugueses fizeram no Descobrimento e Conquista dos Mares e Terras do Oriente. Terceira Década [éd. fac-similé d’après la première, de João de Barreira, 1563] Lisbonne : IN-CM, 1988, Livro II, chap. vij, f. 44-48vo). Perçue dans sa dimension impériale, c’est donc la Chine qui rend l’espace intelligible ; son immensité lui donne une unité. Dûment authentifié par la mention des latitudes, le maillage de mesures dans lequel ce gigantesque territoire est enserré accroît son intelligibilité : « Da qual distancia podemos tirar a grandeza deste estado : pois que em largura (falando nas mensuras geographias) esta terra da China tem trinta & hũ graos : & a nossa Europa trinta & cinco graos. (…) Somente diremos aqui hũa maravilhosa cousa q tem esta regiam da China na travessa da sua largura : que e a longura ao respecto de como contamos a graduaçã da terra »1 (f. 44-44vo).

7La description de la grande muraille de Chine scelle le processus d’intellectualisation de l’espace. João de Barros avait pu examiner un dessin de ce grand monument sur une carte géographique chinoise, non graduée, dit-il, sur laquelle étaient signalés les reliefs, les fleuves, les villes et villages portant des légendes en caractères chinois (« Este muro vem lançado em hũa carta de Geographia de toda aquella terra, feyta pelos mesmos Chijs onde vem situados todollos montes, rios, cidades, villas, com seus nomes escriptos na letra delles ») [f. 45]. Il l’avait fait venir de Chine par l’intermédiaire d’un interprète, auquel il souhaitait confier la traduction de livres chinois en sa possession. Ces documents sont-ils parvenus à Barros par l’intermédiaire des « captifs de Canton » ? On sait que les prisonniers on pu échanger des lettres avec le capitaine d’un navire qui avait visité l’estuaire du fleuve des Perles en 1533. Ce capitaine pourrait être Afonso Gil, un fidalgo qui a navigué en mer de Chine entre 1529 et 1533, et auquel le P. Georg Schurhammer a attribué la Informação da China, un texte anonyme important qui fait partie de la documentation sur l’Asie réunie en 1548-1549 par ordre du gouverneur Garcia de Sá.

8Une esquisse de la ville de Canton (f. 47vo) et un petit traité de cosmographie figuraient parmi les précieux documents en possession de João de Barros. On comprend que ce livre de « petit format » avec des tables de « mesures de la terre et un commentaire en guise d’itinéraire » même s’il ne comportait pas de représentation de la muraille donnait déjà des informations sur celle-ci. Cependant, ces renseignements fragmentaires laissaient croire qu’elle était bâtie de façon discontinue. L’observation attentive de la carte – qui suscita son étonnement (« mas agora q per elles o vimos pintado, feznos grande admiraçam ») – fut pour lui l’occasion de rectifier et de compléter ses informations.

9On a remarqué au passage que la carte de l’Extrême-Orient qui figure dans l’Atlas anonyme (attribué à Sebastião Lopes, ca 1565) appartenant à la Ayer Collection de la Newberry Library of Chicago (f. 18v-19r, 453 × 644 mm) ne signale, de la Chine, que la ville de Canton ; les toponymes n’identifient d’ailleurs que l’extension côtière de la région de Canton (cette carte s’inspire, en partie, de la carte anonyme du Livro de Marinharia de João de Lisboa, ca 1560). La muraille ne figure pas non plus dans la carte anonyme de Vienne de 1545 (Osterreichische Nationalbibliothek, 996 × 2485 mm).

  • 2 « La première mesure, la plus réduite, est le Lij ; elle égale la distance, sur un terrain plat et (...)

10En étant toujours attentif à l’intertextualité, on a noté que les détails sur l’architecture de la muraille qui figurent dans la Terceira Década, ont pu être transmis par António Fernandes, un membre de la toute première mission commerciale portugaise, envoyé à Canton en 1517, celle de Fernão Peres de Andrade. Selon Barros, déjouant la surveillance de ses gardes, Andrade avait parcouru de nuit une grande partie du chemin de ronde de la grande muraille. La description de son étendue donna à Barros l’occasion d’offrir au lecteur une digression sur la correspondance entre les mesures de distance chinoises et européennes (« A primeira & menor distancia sua e Lij, que tem tanto espaço quãto per terra chaã em dia quieto & sereno se pode ouuir o brado de hum homem : dez dos quaes Lijs fazem hum Pu, que responde pouco mais de hua legoa das nossas Espanhoes, porque dez delles fazem jornada de hum homem, a qual eles chamam Ychan »)2 [f. 45] et de dresser la carte politique et administrative de la Chine impériale.

11Comme dans une importante série de textes contemporains, tels que le De Gloria et nobilitate civile et christiana de Jerónimo Osório (1549), le Algumas Coisas sabidas da China de Galiote Pereira (1553), le Tratado em que se contam muito por Extenso as Coisas da China de Frei Gaspar da Cruz (1569-1570), ou les lettres et rapports de Gaspar Lopes, Leonel de Sousa, Pe Melchior Nunes Barreto et Amaro Pereira (sans oublier la célèbre Pérégrination de Fernão Mendes Pinto), l’Empire chinois se revêt d’un grand prestige dans la Terceira Década. Il apparaît, sous la plume de Barros, comme un paradigme impérial que l’on perçoit au miroir du modèle antique par excellence, le gréco-romain. Dans cette approche, de multiples références associent la Chine à l’Empire romain. Mais si le Céleste Empire représente pour João de Barros un modèle de civilisation, il s’agit également d’un exemplum dérangeant, car il renvoie aux imperfections des empires ibériques et, de ce fait, suggère implicitement la nécessité de mener des réformes.

12À l’image de l’Empire romain, la Chine se déploie comme un espace cohérent, auquel l’organisation politico-administrative rationnelle, les dispositifs d’intégration de populations ethniquement et culturellement très diverses (le droit, la religion et la langue) donnent un sens et une unicité. João de Barros est très sensible au rayonnement de la langue, qu’il considère comme un marqueur impérial impérissable. Suivant l’exemple d’Antonio Martinez de Calá (dit Antonio de Nebrija, 1441‑1522), selon lequel « sempre la lengua fue companera de los imperios » João de Barros déclare que les mots sont appelés à durer plus qu’un padrão de pierre, jugé comme le symbole par excellence du droit impérial sur les terres découvertes (Década Primeira, livro 4, chap. 11, p. 160 [f. 52] et minute de la lettre du roi D. Manuel au vice-roi D. Francisco de Almeida, 1506, dans Cartas de Afonso de Albuquerque seguidas de Documentos que as elucidam, Raymundo António de Bulhão Pato (éd.), Lisbonne : Typographia da Academia Real das Sciencias de Lisboa, 1888, III, p. 270).

  • 3 Zoltán Biedermann, « Nos primórdios da Antropologia Moderna : Ásia de João de Barros », Anais de H (...)

13On a constaté également que Barros se sert de notations anthropologiques et ethnologiques pour rendre plus intelligible la configuration spatiale de la Chine, réaffirmer son caractère impérial et ses ressemblances avec l’Empire romain. La description de la diversité ethnique des peuples et de leurs coutumes, exposé qui repose sur un maillage savant de généralisations, de symétries et de comparaisons confère à l’Empire du Milieu les mêmes caractéristiques de « melting pot » qui avaient fait la grandeur de Rome. En raison de leur clairvoyance politique (f. 46), de leur respect pour les hiérarchies et du parfait fonctionnement de leur bureaucratie, les Chinois possèdent les vertus réservées habituellement aux greco-romains (f. 46). Cette vision prépare surtout à une meilleure compréhension des altérités, dans la mesure où la grille conceptuelle de Barros voyait les espaces géographiques, les sociétés et les faits culturels comme fondamentalement identiques et donc susceptibles de comparaison à une échelle globale3.

14Dans la continuité des travaux initiés en 2007‑2008, les deux dernières séances de l’année ont été consacrées à la lecture de plusieurs correspondances manuscrites dont le commentaire n’avait pas pu être complété. L’analyse de quelques passages pertinents de ces documents, en provenance des archives nationales de la Torre do Tombo, Corpo Cronológico I et II (CCI, 72, 87 ; CCI, 73, 33 ; CCI,74, 32 ; CCI, 82, 62, CCII, 243, 22) a permis de constater, une fois de plus, une perception très floue des liens avec la métropole, le sentiment d’appartenance au réseau se manifestant presque toujours par le biais de sollicitations de pensions ou de gratifications à l’administration royale. Peu de quémandeurs envisagent d’ailleurs un retour en métropole, dans un empire si vaste qu’il est réduit à être nommé par synecdoque : aquelas partes désignant aussi bien, sous la plume de ces hommes, Malaca, le Bengale, Macao ou les Indes.

II. Le Portugal et l’Allemagne hitlérienne

15Dans la mesure où les conférences de 2006‑2007, antérieures au séjour en délégation au CNRS du maître de conférences (2008‑2010) ont porté sur le Portugal dans la seconde guerre mondiale, il a semblé utile, en concertation avec les étudiants et auditeurs du séminaire de 2010‑2011, de traiter la question des relations entre le Portugal et l’Allemagne hitlérienne, un sujet à peine effleuré par l’historiographie portugaise et internationale. En effet, les relations du Portugal avec l’Espagne franquiste, avec les Alliés et dans une moindre mesure avec la France de Vichy ont fait l’objet d’un nombre important de travaux. En contrepartie, les lacunes historiographiques sur les relations de l’Estado Novo avec le Reich demeurent considérables, car la documentation conservée dans les archives européennes et américaines n’a pas été assez exploitée. La recherche historique n’a porté pratiquement que sur quatre grands sujets : la situation des réfugiés juifs au Portugal (Patrick von Zür Mühlen, Fluchweg Spanien-Portugal, die Deutsche Emigration und der Exodus aus Europa.1933-1945, Bonn, Dietz, 1995 ; Irene Flunser Pimentel, Judeus em Portugal na II Guerra Mundial. Em fuga de Hitler e do Holocausto, Lisbonne, Esfera dos Livros, 2006) ; les ventes de wolfram portugais à l’Allemagne (António Louçã, Portugal visto pelos Nazis. Documentos 1933-1945, Lisbonne, Fim de Século, 2005) ; l’or nazi caché au Portugal (António Louçã, Negócios com os Nazis : Ouro e outras Pilhagens : 1933-1945, Lisbonne, Fim de Século, 1997 ainsi que plusieurs articles dans la revue Ler História) ; les activités des services secrets britanniques et allemands au Portugal (António José Telo, Propaganda e Guerra Secreta em Portugal 1939-1945, Lisbonne, Perspectivas e Realidades, 1990).

16Quatre présentations ont inauguré les séances de l’année. Elles ont été consacrées d’abord à l’inventaire détaillé des fonds d’archives portugais essentiels à l’étude du thème : Arquivo Histórico-Diplomático do Ministério dos Negócios Estrangeiros (AHD-MNE, Palácio das Necessidades, Lisbonne) ; Arquivo da PIDE / DGS (APDGS) et Arquivo Salazar(AOS‑CO), conservés dans les archives nationales de la Torre do Tombo (AN / TT / MAI, Lisbonne). Ont été également repertoriés et analysés les fonds des National Archives (NA, Washington), du Public Record Office (PRO, Londres), du Foreign Office (FO, Londres) ainsi que ceux du Bundesarchiv (BA‑B, Berlin) et du ministère des affaires étrangères [(AA) ; Auswärtiges Amt, Politisches Archiv, Politische Abteilung des Auswärtigen Amts I, Militärfragen (Pol I M)].

17On s’est attaché, dans un second volet, à introduire le sujet auprès du public de la conférence, constitué, à une exception près, par des doctorants. En effet, étudier les relations du régime salazariste avec l’Allemagne hitlérienne exige au préalable de passer au crible les rapports du Portugal avec l’Espagne franquiste et avec le Royaume-Uni. Les conférences de 2007-2008 ayant déjà abordé la question de la neutralité du Portugal et celle des relations entre Salazar et Franco, la conférence de l’année ne traita que certains aspects des relations luso-espagnoles permettant de mieux comprendre le rapprochement luso-allemand. En 1936, la rumeur d’une hypothétique intervention portugaise dans la guerre d’Espagne explique le refroidissement des relations entre l’Angleterre et le Portugal. Les Anglais exercèrent des pressions sur Salazar pour qu’il renonce à l’intervention et respecte l’embargo décidé à l’encontre de l’Espagne. Ce fut peine perdue, car 20 000 portugais – les Viriatos – intégrèrent l’armée franquiste dès novembre 1936. Cependant, en dépit de ce coup de poker – Salazar voulait montrer que « l’activité extérieure ne se résumait pas à l’alliance anglaise » – il ne put reconnaître officiellement le gouvernement de Franco que le 12 mai 1938. Après la victoire de ce dernier, l’Angleterre, qui craignait à juste titre l’influence de l’Allemagne nazie sur le régime de Burgos et la création d’une zone d’influence en Méditerranée occidentale, se rapprocha à nouveau de Salazar, dans l’espoir de voir celui-ci éloigner le Caudillo d’Hitler, contribuant ainsi à la neutralité espagnole, capitale en cas de conflit européen.

18Pour échapper aux pressions britanniques Salazar se tourna dans un premier temps vers l’Allemagne. Au moment où les menaces de guerre se précisaient, le prétexte fut donné par le refus anglais de vendre de l’armement au Portugal, ou d’investir dans la modernisation de ses unités de production de matériel militaire. Les négociations semblent avoir commencé au printemps 1936 (au moment où les nationalistes espagnols commençaient à se regrouper, suite à la victoire de la Frente Popular) proportionnant ainsi aux cadres de l’armée portugaise une amélioration des échanges avec l’Allemagne. Par ailleurs, un accord commercial luso-allemand avait déjà été signé en 1935 par le négociateur Henrique da Fonseca Chaves. Un compte de la Banque du Portugal fut ouvert ensuite dans la Deutsche Verrechnungskasse (Caisse de compensations) grâce auquel les importateurs allemands de produits portugais pouvaient faire leurs achats en Reichsmark.

19Pour mieux saisir la dynamique de ces contacts, les travaux ont porté sur un ensemble de documents conservés dans l’Arquivo Salazar (AN / TT), non édités par António Louçã dans son ouvrage Portugal visto pelos Nazis. Nous avons commencé par examiner un rapport très volumineux sur l’état de l’industrie de l’armement au Portugal (concentrée dans l’usine de Braço de Prata) rédigé par la commission nommée le 27 décembre 1934 (AOS / CO / GR-8, 10, f. 302-356, 1 mars 1936). On a constaté que le consul général du Portugal à Vienne, Adolphe Weiss, fut chargé à ce moment-là de mener des contacts discrets en vue de l’obtention de lignes de crédit pour les achats d’armement (5 à 8 millions de livres sterling). (AOS / CO / GR-8, 12, Vienne, 12 mars 1936, courrier à Carlos Tavares). En mars 1936, la Reichsgruppe Industrie (section A. G.K.), mandatée par le ministère de la guerre du Reich, a reçu à Berlin une mission de l’armée portugaise conduite par le lieutenant-colonel Costa Ferreira. À l’issue de ces négociations, la RI s’engagea à mettre à la disposition du gouvernement portugais l’assistance technique et militaire sollicitée, ainsi que du matériel identique à celui utilisé par l’armée allemande. Selon les termes de cet accord, le gouvernement portugais devait bénéficier de lignes de crédit et de facilités de paiement. Le volume des produits portugais exportés vers l’Allemagne (y compris des matières-premières coloniales), devait être substantiellement augmenté. Le coût du matériel de guerre s’élevait à cinquante millions de Reichsmark, payables en cinq ans, c’est-à-dire qu’il incombait au Portugal d’acquitter une facture annuelle de dix millions de Reichsmark (90 000 contos). Salazar espérait ainsi, comme l’indique le mémoradum, « réaliser des profits grâce aux facilités de paiement accordées » (AOS / CO / GB-8,15, f. 498-515, novembre-décembre 1936, doc. 1 à 6). Cependant, le contrat ne fut pas exécuté, la Wehrmacht reportant sine die la livraison des armes au Portugal. En avril 1937, la correspondance adressé au Auswärtiges Amt par le Gesandte Oswald von Hoyningen-Huene (à la tête de la légation allemande à Lisbonne de 1934 à 1944), montre une reprise de la négociation : le gouvernement portugais proposa de payer une partie de ses achats d’armement en produits « traditionnels », vins, liège, fruits, conserves de poisson et matières-premières coloniales (BA-B, micr.17786, édité par A. Louçã), proposition qui n’eut pas l’accord des Allemands. Salazar chercha alors à diversifier ses partenaires. En dépit de la crise politique évoquée plus haut, il entreprit de négocier avec le gouvernement britannique en novembre 1936 (AOS / CO / GB-8,14, flo 451-455, original anglais suivi de la traduction portugaise, novembre 1936). Ces tractations n’aboutirent pas ; deux ans plus tard, en mars 1938, alors que la guerre semblait inévitable, la mission militaire anglaise envoyée au Portugal pour marquer la tentative de rapprochement entre les deux alliés n’eut davantage de succès. Le gouvernement portugais sollicita alors du groupe NV Nederlandsche Patronen-Slaghoedjes-en-Metaal-waren-Fabrik une étude sur la viabilité de la création d’une industrie d’armement au Portugal. Cependant, son directeur, Hans de Steiger, un juif allemand émigré au Brésil mais de nationalité suisse fit l’objet d’un rapport défavorable de la police politique portugaise (PVDE), qui le classifia de « marchand d’armes sans scrupules » (AOS / CO / GR-10, Pt. 5, 1938-1939, notamment le document 1, pt. 5). Une autre tentative fut encore effectuée auprès de la Vickers-Amstrong Limited en vue de la fabrication de munitions d’artillerie dans la vieille usine de Braço de Prata (doc. Pt. 6 du 6 juillet 1939 ; la correspondance s’étend jusqu’au 25 mai 1939). Toutes ces démarches se soldèrent par un échec. Par ailleurs, l’un des documents examinés a montré clairement le piètre état du dispositif militaire portugais. L’armement obsolète, les cadres peu formés et le manque d’infrastructures (routes et ponts) constituaient autant d’handicaps en cas d’une attaque aux frontières (AOS / CO / GR-10, Pt.7, 1939).

20Le refroidissement des relations avec le Royaume-Uni se poursuivit avec la décision anglaise d’appliquer le blocus économique en Espagne et au Portugal (13 juillet 1940). Suivi du « décret de représailles », qui étendait cette mesure à la quasi-totalité du continent européen, le blocus ne fut levé qu’avec la signature de l’accord commercial de novembre 1942 entre le Portugal et la Grande-Bretagne. Entre-temps l’Allemagne bénéficia directement de l’embargo imposé au Portugal d’autant plus que la défaite de la France en juin 1940 facilita les communications terrestres et le commerce entre la péninsule Ibérique et le reste de l’Europe. Le Reich se montra alors plus intéressé par les exportations portugaises : conserves de poisson (d’une valeur appréciable pour les Allemands, qui préparaient l’attaque contre l’Union soviétique et avaient besoin d’assurer l’autonomie alimentaire de leurs troupes ; l’Allemagne en sera la grande importatrice en 1942 et 1943), essence de térébenthine, poix et étain. D’autre part, l’accord signé discrètement entre les banques centrales portugaise et britannique fin 1940 a conduit les Allemands – déjà décidés à augmenter leurs achats portugais pour isoler davantage le Royaume-Uni –, à débloquer les ventes d’armement au Portugal. Début décembre 1940, Hitler donna à Wilhelm Keitel, commandant suprême des forces armées allemandes, l’autorisation d’ouvrir de nouvelles négociations sur la vente d’armes « souhaitées depuis longtemps par le Portugal » (BA-B, Micr.17886, édité par A. Louçã, Portugal visto pelos Nazis, p. 67). Autorisée en février 1941, le contrat de vente de fusils et obus de campagne de plusieurs types fut consolidé par un protocole secret signé le 15 mai 1941.

  • 4 António Louçã, Portugal visto pelos Nazis. Documentos 1933-1945, Lisbonne, Fim de Século, 2005, p. (...)

21On a noté que l’affaire des conserves a préparé l’accord sur l’armement, lequel a déblayé le terrain pour les ventes de wolfram portugais au Reich, un thème traité par l’historiographie, mais qui recèle encore des points obscurs. C’est pourquoi notre enquête a porté, dans un deuxième temps, sur ensemble de trente documents du BA-B relatifs à cette question4, auxquels on a ajouté un dossier complémentaire en provenance de l’Arquivo Salazar (AOS / CO, 20 novembre 1946, D2, f. 1, 502, 510 et 519) non édité par António Louçã, les séries réunies dans son ouvrage s’arrêtant à mai 1944. Le Reich devint le principal client du wolfram portugais à l’automne 1941, quand l’ampleur des opérations sur le front de l’Est rendit difficiles les approvisionnements de Chine. Il s’employa immédiatement à contrôler les mines portugaises et à évincer la concurrence (y compris celle de leurs alliés italiens) ; il s’appropria simultanément des participations de capitaux français, belges et hollandais dans les mines. Toutefois, en dépit de l’importance des moyens déployés, une grande partie de la production minière (dont celle des deux mines les plus importantes, Panasqueira et Borralha, dans la province de Trás-os-Montes) étaient aux mains d’entreprises britanniques et les Allemands durent négocier des concessions minières, souvent minuscules, et parfois avec des prospecteurs individuels.

22Les exportations de wolfram furent centralisées par la Minero-Silvícola, entreprise de capital allemand, en partenariat avec la Gesellschaft fur Elektromettalurgie qui opéra la redistribution du minerai en Allemagne selon un système de quotas.Cependant, à partir de la fin 1941, la menace japonaise sur la Birmanie, fournisseur traditionnel des Britanniques, conduisit ces derniers à essayer d’augmenter leurs achats de wolfram portugais. Alarmée, la Légation allemande à Lisbonne alla jusqu’à suggérer à Berlin une attaque de sous-marins contre les navires anglais impliqués dans le transport du wolfram, mais Ribbentrop ne donna pas son accord. La mesure n’était pas nécessaire, car Salazar n’autorisa que des ventes en quantités minimes aux britanniques. Cela n’empêcha pas von Hoyningen-Huene (BA-B, Micr.15224, 23 janvier 1942) de croire que les ventes étaient destinées à faire reculer les Anglais dans le conflit de Timor. Effectivement un accord luso-allié sur le wolfram fut encore signé en août 1942 ; arrivé à expiration en février 1943 il ne fut pas prorogé.

23La flambée des prix qui s’ensuivit autour de ce minerai de tungstène, d’importance capitale pour l’armement, déclencha une véritable « guerre du wolfram », avec ses corolaires, le marché noir et la contrebande vers l’Allemagne, notamment, via l’Espagne. On a remarqué que le problème majeur des allemands, pendant cette période, résida dans la difficulté de compenser les achats de wolfram par des produits d’exportation allemands (machines, engrais, wagons de trains) le Reich souhaitant freiner l’exportation de son matériel de guerre (ce fut le cas en 1942). Pénalisé par l’embargo britannique, outre l’armement, Salazar voulait également obtenir du charbon, du fer, de l’acier, de l’aluminium et du cuivre. Cependant, en janvier 1942, l’accord luso-allemand, négocié personnellement par Salazar et par le baron Huene, prévoyait des fournitures de wolfram contre fer / engrais, mais le Portugal s’efforçait de placer également ses produits traditionnels (vins, liège, résines, térébenthine, huile d’olive, etc.). Nous avons pu examiner en détail les termes de cet accord grâce au rapport de l’Orrat Friedrich Koppelman édité par A. Louçã (BA-B 6957, 27 mai 1942, dans Portugal visto pelos Nazis, p. 187-198). Au final, en raison du déficit allemand de ces échanges, le clearing luso-allemand fut presque paralysé et Hitler douta lui-même de la possibilité de poursuivre les achats de wolfram, raison pour laquelle il ordonna de gérer au mieux les stocks existants.

24Faut-il, pourtant, en déduire que les ventes de wolfram à l’Allemagne – qui se terminèrent en mars 1944, par exigence des Alliés, – supplantèrent totalement les achats de matériel de guerre ? Il n’en fut rien. À la fin de la guerre, le Portugal avait effectué deux tiers des achats d’armement en Allemagne contre un tiers en Angleterre. En 1941, les achats d’armes allemandes atteignirent la valeur de toutes les autres importations originaires d’Allemagne (21 millions de Reichsmark) ; si ce ne fut pas le cas en 1942, en 1943 les valeurs atteignirent presque celles de 1941. En effet Hitler finit par céder et des contrats furent signés d’une valeur de 30 millions de Reichsmark. Ces contrats ouvrirent la voie au deuxième accord luso-allemand de fourniture de wolfram du 21 avril 1943 : plus de la moitié de la valeur des contreparties allemandes fut finalement constituée par du matériel de guerre. Pour terminer, nous avons examiné le document AOS / CO / GR-1C (18) (11 mai 1943) « Contrato… para a acquisição de 129 obuses de campanha ligeiros de 10,5 cm L / 28 com pertences – sobresselentes e munições ». Le contrat a été effectué entre le représentant du ministère de la guerre et Odal Freherr Knigge représentant de la Compagnie AGEKA Gmbh de Berlin. Le montant du contrat s’est élevé à 17 853 515 millions de Reichsmark. Il comportait, entre autres, la vente de 70 650 grenades explosives. Les épreuves de tir étaient à la charge du haut commandement de l’armée allemande.

25La défaite allemande n’a pas empêché Salazar de persévérer dans ses efforts pour placer les produits portugais sur le marché allemand de l’après-guerre. L’apontamento du 20 novembre 1946 (D2, flo 1, f. 502) atteste de la poursuite des tractations entre la Reichsgruppe Industrie (représentée par Hans Eltze) et le gouvernement portugais (représenté par le lieutenant-colonel Tomás Fernandes). Apparemment, Salazar n’avait pas remis en cause les fournitures de wolfram à l’Allemagne, même si officiellement il y avait mis un terme au printemps 1944 (la fermeture des mines et l’embargo sur les exportations de stocks restants ont été décretées le 5 juin 1944) : les fournitures du wolfram étaient censées passer de 40 000 à 700 000 Reichsmark (D3, f. 508) et celles des vins et des conserves de 6 539 000 RM à 7 839 000 RM et de 948 000 RM à 1 458 000 RM respectivement. Le gouvernement portugais espérait également une augmentation des exportations de liège (3 591 000 à 4 000 000 RM) et un accroissement du tourisme allemand au Portugal.

26En fin d’année, Mademoiselle Nathalie Marques Leal, doctorante de l’EPHE, a fait un exposé sur ses recherches dans les archives du ministère des Affaires étrangères à Lisbonne dans le cadre de sa thèse portant sur « Les partis politiques au Portugal après 1974 : évolution dans le contexte post-révolutionnaire ».

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Notes

1 « La distance nous permet de déduire l’immensité de cet état. En largeur (en employant des unités de mesure géographiques) cette terre de Chine s’étend sur trente et un degrès. Et notre Europe sur trente-cinq (…) On ne parlera ici que d’une chose extraordinaire à propos de cette région de Chine : que son immensité se mesure [en degrés] comme nous mesurons la graduation du globe ».

2 « La première mesure, la plus réduite, est le Lij ; elle égale la distance, sur un terrain plat et pendant une journée sereine, à laquelle on peut entendre le son d’un cri humain : dix Lij font un Pu qui équivaut à un plus de notre lieue espagnole ; dix (Pu) correspondent à une journée de marche et ils lui donnent le nom de Ychan ». Je dois à l’obligeance de mon collègue Pierre Marsone l’information suivante : « Le li(lij) fait ordinairement un peu moins de 600 m. Un pu 部 ferait 10 li, soit un peu moins de 6 km, et un ychan (yizhan 一站), ferait 100 li, soit moins de 60 km. Yizhan veut dire “[distance entre] un relais de poste [et un autre]”… »

3 Zoltán Biedermann, « Nos primórdios da Antropologia Moderna : Ásia de João de Barros », Anais de História de Além-Mar, IV (2003), p. 45.

4 António Louçã, Portugal visto pelos Nazis. Documentos 1933-1945, Lisbonne, Fim de Século, 2005, p. 137-156 (BA-B, Micr.15224, doc. 47, 48, 49, 50, 51, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58) ; p. 157, 159-167 et 199-211 (BA-B, Micr.17580, doc. 59, 61, 62,63,64,65,66,77,78,79,80,81,82,83,84,85,86) ; p. 158 (BA-B, Micr.15255, doc.60).

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Pour citer cet article

Référence papier

Dejanirah Silva-Couto, « Méthodes en histoire du monde portugais »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 143 | 2012, 265-274.

Référence électronique

Dejanirah Silva-Couto, « Méthodes en histoire du monde portugais »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 143 | 2012, mis en ligne le 26 septembre 2012, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/1350 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.1350

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Auteur

Dejanirah Silva-Couto

Maître de conférences, Ecole pratique des hautes études – Section des sciences historiques et philologiques

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