Navigation – Plan du site

AccueilNuméros143Proche et Moyen-Orient anciensDroits du Proche-Orient ancien

Résumé

Programme de l’année 2010-2011 : Les textes juridiques scolaires.

Haut de page

Texte intégral

1La conférence de cette année s’est intéressée aux textes juridiques scolaires. Longtemps négligée par l’assyriologie, la question de l’éducation des scribes, des lettrés et plus largement des élites, a connu durant ces dernières années un regain d’intérêt. Les travaux récents de D. Charpin sur l’apprentissage et la diffusion de la lecture et de l’écriture (Lire et écrire à Babylone, Paris, 2008) ont montré que le cercle des Babyloniens capables de maîtriser le cunéiforme est beaucoup plus étendu qu’on ne l’a cru par le passé. Pour autant, le niveau de formation des principaux acteurs de la vie économique et politique n’est pas uniforme. Il varie selon les besoins des utilisateurs et les milieux socio-culturels. S’agissant du droit, il y a un écart considérable entre les juristes des chancelleries royales, les petits notaires de province et les marchands engagés dans des opérations commerciales complexes. Tous ont une compétence juridique, mais ils n’ont pas suivi le même parcours éducatif. C’est précisément pour essayer de retracer la longueur et la spécialisation des cursus qu’on s’est penchés sur les méthodes de l’enseignement du droit en Mésopotamie.

2L’école de Nippur, la plus prestigieuse et la plus productive, a particulièrement retenu l’attention. Les sources des xixe-xviiie s. av. J.-C. montrent que les élèves commencent par recevoir une éducation « généraliste », comportant une initiation au sumérien, aux mathématiques et au droit. À l’issue de cette première étape, le scribe est capable d’écrire la plupart des actes juridiques de la vie courante, de tenir une comptabilité simple et d’effectuer des opérations de calcul ordinaires. Un second stade de spécialisation permet d’accéder à un degré élevé de connaissances dans des domaines comme la médecine, la divination ou encore le droit. Les documents didactiques et progressifs destinés à favoriser la mémorisation sont remplacés par des textes beaucoup plus ambitieux et une méthode visant à la systématisation des acquis.

3La documentation de Nippur montre bien la proximité, déjà relevée notamment par J. Bottéro (« Le “Code” de Hammurabi », réimpr. dans Mésopotamie. L’écriture, la raison et les dieux, Paris, 1987, p. 191-223) entre matières scientifiques et juridiques dans l’éducation scribale. Médecins, devins et juristes sont formés dans les mêmes moules méthodologiques privilégiant l’observation et la déduction.

4S’agissant de l’enseignement général, on a examiné d’abord une tablette de Nippur (Ni. 10108 publiée par A. Cavigneaux dans C. Proust, Tablettes mathématiques de Nippur, Istanbul - Paris, 2007 [Varia Anatolica 18], p. 352) qui porte sur la face un modèle de contrat de prêt avec antichrèse et sur le revers le début de la liste métrologique des mesures de capacité. Les tablettes scolaires sont habituellement petites, brèves et rondes. Ces critères se retrouvent ici sauf en ce qui concerne le format, carré comme le veut la tradition de Nippur. Une autre particularité tient à la présence de noms propres dans le contrat : en principe, les modèles copiés en contexte scolaire sont anonymes. Les fonctions pédagogiques de ce genre d’exercice sont multiples : entraînement de la mémoire, pratique de l’écriture et surtout technique de la « mise en page » d’un contrat. Le scribe apprend l’ordre dans lequel les clauses doivent obligatoirement apparaître. Il ne s’agit pas de pures conventions de forme mais de moyens permettant de se familiariser avec la rigueur du style et l’utilisation d’une terminologie spécifique, et plus largement de saisir la logique globale d’un contrat.

5En même temps qu’il se lance dans les calculs de surface ou les extractions de racines carrées, l’étudiant aborde la copie d’extraits de grandes œuvres littéraires (hymnes, mythes) et la rédaction de formules de contrats plus élaborées. Assimiler un grand nombre d’énoncés juridiques suppose d’apprendre méthodiquement leurs contenus. Un recueil composé au premier millénaire av. J.-C. à partir de clauses attestées au xviiie s. av. J.-C. (Ana ittišu, édité par B. Landsberger, MSL 1, Rome, 1937) fournit de bons exemples de la méthode utilisée. Elle consiste en une adaptation du système de la liste thématique, couramment employé au niveau élémentaire pour inculquer toutes sortes de savoirs lexicaux (signes, objets de toutes sortes, dieux, arbres, oiseaux, planètes etc.) ou mathématiques (tables métrologiques ou numériques). À partir d’un mot-clé sont ajoutés des éléments grammaticaux de plus en plus complexes pour aboutir à de petites phrases qui, mises bout à bout, formeront l’ossature juridique du contrat. Les étudiants plus avancés étaient capables de reproduire, sans doute de mémoire, un acte courant de mariage, d’adoption ou de partage successoral. Plusieurs extraits de ce manuel des formes juridiques anciennes ont été lus et commentés avec les auditeurs. On s’est interrogés également sur la finalité de l’œuvre : la phraséologie typique de l’époque paléo-babylonienne est tombée en désuétude à l’époque de la compilation, ce qui incite à l’interpréter comme un travail de conservation d’un héritage culturel plutôt que de formation de praticiens.

6Les similitudes entre certaines collections législatives et les traités médicaux ou divinatoires ont été approfondies. Ces sources ont en commun un mode d’expression casuistique (protase-apodose) et une mise en ordre systématique des données. Deux exemples ont été analysés : la tablette YOS I 28 et le dossier rassemblé par M. Civil (Studies Landsberger, p. 11-12) puis M. Roth (JCS 32, p. 127 et s.) sur le thème du « bœuf frappeur ». On y a ajouté l’étude de certaines « lois doubles » des codes, qui envisagent deux facettes opposées d’une même situation juridique sans traiter les variantes intermédiaires. Tous ces textes sont, comme les séries mathématiques, divinatoires ou médicales, gouvernés par un principe d’engendrement qui rappelle la structure verticale des listes mais indique aussi un effort de systématisation et donc de conceptualisation de la matière.

7Enfin, le reste de l’année a été consacré à l’interprétation de quelques grands procès de Nippur appartenant au curriculum juridique.

8Tout d’abord la tablette IM 28051 a été commentée à la lumière du vocabulaire des contrats de mariage d’une part et de la formulation des procès néo-sumériens d’autre part.

9Le cas limite de PBS 8 100 nous a retenus peu de temps : en dépit des apparences, ce texte n’a rien de judiciaire ni de juridique et constitue plutôt un exemple de lexicographie versifiée émanant d’un scribe particulièrement érudit ou fantaisiste.

10Un autre document atypique, YBC 9839 édité par W. Hallo en 2002 (« A Model Court Case Concerning Inheritance », Memorial Jacobsen) montre comment on passe du recours contentieux à la solution amiable. Deux frères partagent la succession paternelle, mais dix ans après, l’un d’eux réclame le prix de deux servantes qu’il nie avoir perçu. Le copartageant étant décédé, c’est son fils qui est assigné. Il affirme que la somme a été versée lors du partage et que son montant n’a pas été contesté. Les juges défèrent le serment au défendeur et incitent les parties à trouver un arrangement sur les lieux mêmes de la prestation. Commencé comme un procès (cf. notamment l’emploi de nam-erim2 l. 19, en référence au serment purgatoire), le texte se termine comme un contrat, avec la transaction à laquelle les parties sont parvenues « d’un commun accord » (še-ge-ne-ne-ta l. 22) et le serment par le roi (mu lugal l. 41) juré par le demandeur.

11Le célèbre procès en « uxoricide » 2 N-T 54, connu par trois manuscrits de Nippur, a été repris pour essayer de discerner sa portée juridique et pédagogique. La conférence de P. Michalowski (University of Michigan), Directeur d’études invité par notre collègue M. G. Mazetti-Rouault de la section des Sciences religieuses, a fourni un éclairage prosopographique précieux pour la compréhension de ce texte.

12Le dossier des tribulations de Gimil-Marduk, reconstitué par A. George (CUSAS 10 no 17) à partir de trois tablettes similaires mais non identiques, a clôturé ce cycle. Les aspects très littéraires et narratifs de ce document posent la question de sa nature : s’agit-il d’une sorte de plaidoierie destinée à montrer les qualités oratoires de l’auteur et sa maîtrise de l’art rhétorique ? Cette affaire, comme les autres grands procès de Nippur, est rapportée en plusieurs versions, qui ne sont pas de simples duplicats mais comportent des variantes. Apparemment, il existait donc un corpus des « grands arrêts de la jurisprudence » de Nippur qui devait être mémorisé par les apprentis juristes. Que ces causes soient imaginaires ou réelles, elles n’ont pas été sélectionnées seulement pour former à l’éloquence ou à la narration. Elles ont aussi – et peut-être surtout – vocation à expliquer les aspects techniques du déroulement de l’instance, en particulier l’administration de la preuve. Les dimensions littéraire et juridique ne sont donc pas incompatibles et sont d’ailleurs associées dans de nombreuses civilisations. À Rome, pour ne citer que cet exemple, rhétorique et droit sont étroitement liés.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Démare-Lafont, « Droits du Proche-Orient ancien »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 143 | 2012, 7-9.

Référence électronique

Sophie Démare-Lafont, « Droits du Proche-Orient ancien »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 143 | 2012, mis en ligne le 20 septembre 2012, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/ashp/1253 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/ashp.1253

Haut de page

Auteur

Sophie Démare-Lafont

Directeur d’études, Ecole pratique des hautes études – Section des sciences historiques et philologiques

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search