Du délire d’Ophélie (IV.v) au récit de Gertrude (IV.vii) : théâtralisation de la fragmentation, esthétique de la recomposition
Résumés
« La folie, c’est le déjà-là de la mort » : tout se passe comme si la célèbre formule de Michel Foucault trouvait son illustration parfaite dans le Hamlet de Shakespeare. En mettant en regard les propos décousus d’Ophélie (IV.v) et le récit de sa noyade par Gertrude (IV.vii), deux moments indissociables au point de former un véritable diptyque, on examinera la façon dont la folie se donne à voir et à entendre sur la scène élisabéthaine, convoquant à la fois confusion, fragmentation et subversion, puis on s’interrogera sur l’esthétique de la recomposition qui informe le récit de Gertrude et fait d’Ophélie ce que Gaston Bachelard a appelé « une image fondamentale de la rêverie des eaux » qui n’a cessé d’inspirer peintres et poètes.
Entrées d’index
Mots-clés :
William Shakespeare, Hamlet, théâtre de la première modernité, Ophélie, folie, Gertrude, ekphrasis, hypotypose, euphémisationKeywords:
William Shakespeare, Hamlet, early modern drama, Ophelia, madness, Gertrude, ekphrasis, hypotyposis, euphemismŒuvres citées :
HamletPlan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Gabrielle Dane, « Reading Ophelia’s Madness », Exemplaria, vol. X, n°2, Fall 1998, p. 405-423, p. 4 (...)
- 2 Voir Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, « Le monde sidéré », p. (...)
- 3 Ibid., p. 103.
1Ophélie est un personnage dont l’autonomie et la liberté ne cessent d’être restreintes. Son père Polonius l’infantilise (« Think yourself a baby », I.iii.105) et la manipule pour servir ses intérêts propres, comme s’il s’agissait d’un bien dont il disposerait à sa guise (« I’ll loose my daugher to him », II.ii.160). Laërte, en dépit de ses déclarations d’amour hyperboliques sur la tombe de sa sœur, réduit Ophélie à un objet soit esthétique, « a rose of May » (IV.v.157), soit scientifique, « a document in madness » (176). Le frère comme le père la mettent en garde contre les sentiments d’Hamlet et lui donnent des ordres péremptoires à ce sujet (« Think it no more », I.iii.10; « Do not believe his vows », 127; « I would not in plain terms from this time forth / Have you so slander any moment leisure / As to give words or talk with the Lord Hamlet. / Look to’t I charge you », 132-135). Quant à Hamlet, généralisant l’inconstance de sa mère et se sachant probablement espionné, il la déstabilise : il déclare l’avoir aimée mais ne plus l’aimer, puis la rejette violemment, avec pour seul conseil qu’elle entre dans un couvent. Autrement dit, et selon les termes de Gabrielle Dane: « Motherless and completely circumscribed by the men around her, Ophelia has been shaped to conform to external demands, to reflect others’ desires1 ». La domination de la gent masculine se ressent d’autant plus que les personnages féminins sont peu nombreux. Rien n’est dit de la mère d’Ophélie, et Gertrude, seule figure maternelle de la pièce, se détourne d’elle (« I will not speak with her », IV.v.1). Quant à la protection et au réconfort qu’Ophélie pourrait, peut-être, trouver dans une communauté religieuse exclusivement composée de femmes, seul Hamlet semble y penser, mais son conseil peut aussi s’interpréter comme une insulte. Après le départ de son frère pour la France, la mort brutale et inexpliquée de son père, et le désaveu et l’exil de son amant, Ophélie se retrouve seule, livrée à elle-même, sans personne à qui se confier, sans personne qui l’aide à comprendre ce changement pour elle radical dont la manifestation première est le silence. Pour reprendre les analyses de Roland Barthes, tout se passe comme si Ophélie se retrouvait dans un monde « déréel », un monde « sidéré » dont le réel s’est retiré et qui la laisse sans aucun sens, sans aucun paradigme à sa disposition2. Sa tragédie est celle d’un isolement, d’un repli sur soi qui ne trouve d’échappatoire éphémère que dans la « déréalité3 », l’ailleurs de la folie, le hors-monde que son univers mental altéré appelle à la rescousse. Comment cette folie est-elle représentée et qu’a-t-elle à nous dire et à nous apprendre ?
- 4 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 31.
- 5 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Le Livre de poc (...)
2« La folie, c’est le déjà-là de la mort4 » : tout se passe comme si la célèbre formule de Michel Foucault trouvait son illustration parfaite dans Hamlet. En mettant en regard les propos décousus d’Ophélie (IV.v) et le récit de sa noyade par Gertrude (IV.vii), deux moments indissociables au point de former un diptyque, on examinera la façon dont la folie se donne à voir et à entendre sur la scène élisabéthaine, convoquant à la fois confusion, fragmentation et subversion, puis on s’interrogera sur l’esthétique de la recomposition qui informe le récit de Gertrude et fait d’Ophélie ce que Gaston Bachelard a appelé « une image fondamentale de la rêverie des eaux5 » qui n’a cessé d’inspirer peintres et poètes.
1. Confusion, fragmentation, subversion
3Avant qu’Ophélie, folle désormais, n’entre en scène, le Gentilhomme prévient Gertrude (et les spectateurs): « She is importunate, indeed distract » (IV.v.2), « Her speech is nothing, / Yet the unshapèd use of it doth move / The hearers to collection » (7-9). Or avant d’entendre Ophélie, nous la voyons et son apparence et son attitude, à elles seules, font d’emblée comprendre qu’elle est en effet en proie à un dérangement (« distract ») profond : Tiffany Stern rappelle que cheveux défaits et pieds nus sont des codes dramatiques et sémiotiques du désordre émotionnel ou mental à l’époque élisabéthaine :
- 6 Tiffany Stern, Making Shakespeare: From Stage to Page, Londres, Routledge, 2004, p. 100.
Distraction […] was represented in the unbound hair. Extreme grief verging on madness, and madness itself, stemming from grief, was symbolised by letting the hair hang down – sane women kept their hair bound and ordered6.
- 7 G. R. Hibbard (éd.), footnote 4.5.20, The Oxford Shakespeare, Oxford, OUP, 1994, p. 298.
4En outre, il n’est pas improbable qu’elle soit vêtue d’une simple chemise de nuit et que sa gestuelle et ses déplacements inhabituels suggèrent que quelque chose ne tourne pas rond. La didascalie du premier in-quarto (Q1) introduisait, en outre, un luth : « Enter Ofelia playing on a Lute, and her haire downe singing », et comme nous le rappelle G. R. Hibbard : « only a mad woman would think of doing so7 ». Plusieurs adaptations cinématographiques font évoluer Ophélie dans un environnement inadéquat : sur les remparts du château avec les gardes (Franco Zeffirelli, 1990) ou au beau milieu de l’armée de Laërte (Grigori Kozintsev, 1964). La folie se manifeste d’abord par un choc visuel.
- 8 G. Dane, « Reading Ophelia’s Madness », p. 419.
5La voix altérée d’Ophélie nous invite à prêter à attention à des modalités (discours et chant, prose et vers) qui s’entremêlent, des registres (poétique, prosaïque, voire vulgaire) qui s’entrechoquent. Mais qui parle exactement ? Ophélie est traversée par une variété de voix fragmentaires qui ne sont pas les siennes ou, si l’on inverse la perspective avec Dane : « she “speaks” through snatches of ordinary, albeit disjointed, discourse : popular ballad, traditional legends, routine pieties, even familiar expressions of greeting and farewell8 ». Ainsi le pronom personnel de la première personne du singulier, le “I” qu’elle emploie, n’a-t-il jamais le même référent : c’est tantôt celui de la ballade de Walsingham (“How should I your true love know”, IV.v.23), tantôt celui du personnage féminin mais aussi du personnage masculin de « Tomorrow is Saint Valentine’s day » (« And I a maid at your window », 50 ; « So would I ha’ done, by yonder sun », 65), tantôt ce qui pourrait être sa voix propre si elle avait encore sa raison (« I hope all will be well », 68).
6Quant au pronom personnel de la troisième personne du singulier, « he », il renvoie tantôt à un mort qui pourrait être Polonius (« He is dead and gone lady », 29), tantôt à un séducteur susceptible d’évoquer Hamlet (« Then up he rose and donned his clothes », 52). En outre, Ophélie mélange chansonnettes d’amour et chants funèbres, ce qui contribue à brouiller davantage la distinction entre le mort et l’amant, entre éros et thanatos, entre pulsion de vie et pulsion de mort :
They bore him bare-faced on the bier
Hey non nonny, nonny, hey nonny,
And in his grave rained many a tear. (164-166)
- 9 G. R. Hibbard (éd.), footnote 4.5.170, The Oxford Shakespeare, Oxford, OUP, 1994, p. 306.
7On peut également noter l’ambivalence du refrain « a-down a-down » (170) qui, comme le faire remarquer Philip Edwards, se rencontre aussi bien dans des contextes de cérémonies funéraires que d’amours malheureuses9.
8Enfin, le pronom personnel de la troisième personne du pluriel, « they », demeure énigmatique, sans référent précis, parfois dépersonnalisé (« They say the owl was a baker’s daughter », 42 ; « when they ask you what it means », 46 ; « They say a made a good end », 181). Aussi avons-nous l’impression d’un brouillage:
- 10 G. Dane, « Reading Ophelia’s Madness », p. 412.
All men merge in her mad imaginings – all the controlling voices of her life, her conscience, her psyche – all the outside forces determined to manipulate her for their own ends. Madness releases Ophelia from the enforced repressions of obedience, chastity, patience, liberates her from the prescribed roles of daughter, sister, lover, subject10.
9Cette libération s’entend dans la confusion des pronoms, qui disent que les frontières identitaires ne sont plus prises en compte, ainsi que dans les modalités d’expression d’Ophélie, la prose et les ballades populaires, qui ne correspondent pas aux attendus de son statut social.
- 11 Ophélie s’exprime selon trois modalités différentes : le vers blanc (pentamètres iambiques le plus (...)
- 12 Leslie C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », in Leslie C. Dunn (...)
10Le basculement psychique d’Ophélie se traduit, certes, par le passage de l’expression en vers blanc (comme dans son soliloque « Oh what a noble mind is here o’erthrown », III.i.144-155) à l’expression en prose (IV.v.42-44, 68-72, 177-181), mais, plus encore, par le passage du discours au chant11. Leslie C. Dunn souligne la fonction théâtrale de ce dernier: « Singing, then, functions as a highly theatrical sign of Ophelia’s estrangement from “normal” social discourse, as well as from her “normal” self12 ». Elle ajoute:
- 13 Ibid., p. 52.
As female is opposed to male and madness to reason, so song in Hamlet is opposed to speech – particularly those modes of speech that serve to defend the patriarchal order from the threat represented by Ophelia’s “importunate” (IV.v.2) self-expression13.
- 14 William Shakespeare, King Lear, éd. R. A. Foakes, The Arden Shakespeare, London, Thomson Learning, (...)
11Ainsi le melos (chant et, dans le cas d’Ophélie, ballades populaires avec leur lot d’allusions grivoises, et non musique des sphères qui exprime l’ordre divin) devient-il une modalité adverse du logos (discours rationnel, souvent très rhétorique). Ce melos permet d’introduire une note dissonante, d’aller à l’encontre de la bienséance, d’exprimer une forme inattendue de résistance. Comme semble l’anticiper Horatio: « she may strew / Dangerous conjectures in ill-breeding minds » (14-15). Aussi importe-t-il de prêter attention aux éléments de sens qui peuvent se dégager du non-sens car, pour Ophélie comme pour Lear, le spectateur se trouve face à « Bon sens et délire mêlés, / Raison dans la folie » (« matter and impertinency mixed, / Reason in madness » (King Lear, IV.vi.170-17114)).
12Les thématiques qu’abordent, de façon décousue, les chansons d’Ophélie sont riches de sens au regard de sa propre histoire : la séduction et la trahison, la place de la sexualité, la mort et le rituel funéraire qui devrait s’ensuivre, l’évolution des pratiques religieuses du catholicisme à l’anglicanisme. Si des éléments de critique et de contestation se dissimulent dans les bribes de ballades qu’elle entonne, la dimension subversive est annoncée d’emblée par la façon insolite dont Ophélie s’adresse à la reine et au roi du Danemark.
- 15 Voir la note de l’éditeur G. R. Hibbard dans The Oxford Shakespeare, op. cit. : « Come, my coach. T (...)
13Non plus l’humble fille de Polonius, silencieuse et soumise, Ophélie s’imagine en grande dame de la Cour, peut-être même en impératrice turque15, qui hèle son carrosse (« Come, my coach », 71), et l’emploi qu’elle fait du pronom personnel de la première personne du pluriel, « we », pourrait rappeler l’usage du « nous de majesté » (« Lord, we know what we are, but know not what we may be », 43 ; « We must be patient », 68).
- 16 Caralyn Bialo, « Popular Performance, the Broadside Ballad, and Ophelia’s Madness », SEL, 53, 2 (Sp (...)
14Dans sa folie, Ophélie ne respecte plus les règles de bienséance, fait fi de la hiérarchie qui régit la Cour royale. Désormais, elle ne reçoit plus les ordres, elle les donne : « Nay, pray you mark » (28), dit-elle sans ambages à Gertrude. Elle n’hésite pas à couper la parole à la reine (Gertrude : « Nay but Ophelia – » / Ophelia : « Pray mark you », 34-35), à faire taire le roi et à lui dicter sa réplique à venir (« Pray let’s have no words of this, but when they ask you what it means, say you this – », 46-47), à proférer ce qui ressemble à une menace (« My brother shall know of it », 69-70). Gertrude et Claudius se trouvent réduits au rang de spectateurs: « Her [Ophelia’s] madness cannot be rhetorically encapsulated; it must be performed and witnessed16 ». Quant à Dane, elle fait remarquer, avec justesse :
- 17 G. Dane, « Reading Ophelia’s Madness », p. 413.
madness ignores temporal authority, sabotages it. Having found an irrational voice, the mad Ophelia now becomes the one who undermines authority, speaking through pun, allusion, riddle, even veiled threat17.
- 18 Heather Hirschfeld, « Introduction », William Shakespeare, Hamlet, éd. Philip Edwards, The New Camb (...)
15Pourtant, les chansons d’Ophélie évoquent un personnage féminin sacrifié qui se lit comme un miroir d’elle-même. La ballade de la Saint Valentin raconte l’histoire triste d’une jeune fille qui se fait déflorer – une défloration dont Heather Hirschfeld voit la pantomime quand Ophélie distribue ses fleurs à la fin de la scène18 –, puis abandonner par son amoureux alors que ce dernier lui avait fait miroiter un mariage :
Quoth she, ‘Before you tumbled me,
You promised me to wed.’
He answers –
So would I ha’ done, by yonder sun,
And thou hadst not come to my bed. (62-66)
- 19 C’est d’autant plus étonnant qu’on se souvient des propos tenus par Laërtes au début de la pièce : (...)
16Ophélie et Hamlet ont-ils eu une relation charnelle ? C’est toujours le sujet de nombreux débats. Hamlet avait-il promis à Ophélie de l’épouser ? On n’en sait rien mais il est étonnant d’entendre Gertrude dire à l’enterrement d’Ophélie : I hope thou shouldst have been my Hamlet’s wife. / I thought thy bride-bed to have decked, sweet maid, / And not t’have strewed thy grave. » (V.i.211-213)19
17Si la ballade populaire fait indirectement l’aveu de l’inavouable qui détruit Ophélie, elle permet à cette dernière de blâmer ceux qui reprennent impunément la parole donnée ; elle permet aussi de s’interroger sur la condition féminine de son temps :
- 20 C. Bialo, « Popular Performance, the Broadside Ballad, and Ophelia’s Madness », p. 300.
The ballad form conventionalized the disparity in cultural anxiety over the sexualities of lower-status and upper-status women […]. They often reiterated patriarchal norms, but they also provided space to imagine antipatriarchal attitudes. Love ballads in particular often narrated stories about women who expressed sexual desire, and these women were either rewarded or punished for their sexual desire depending on their social status. Lower-order ballad maids eagerly engage in sexuality and end up in happy marriage, while elite ballad women resist desire, and if they do submit to their loves, they end up pregnant and abandoned20.
- 21 Cameron Hunt, « Jephthah’s Daughter’s Daughter : Ophelia », ANQ, Fall 2009, vol. 22, n°4, p. 13-16, (...)
- 22 Ibid., p. 15.
18Ophélie appartient à la catégorie infortunée des femmes des ballades appartenant à l’élite (« elite ballad women »). Mais si elle est abandonnée par Hamlet, elle est avant cela sacrifiée par son propre père qui lui interdit de continuer à fréquenter le prince, ce qu’Hamlet a compris, comme il nous le laisse entendre lorsque, feignant la folie, il dit à Polonius : « O Jephtha judge of Israel, what a treasure hadst thou ! » (II.ii.368). Cameron Hunt explique: « This allusion identifies Ophelia as a virgin, destined for sacrifice at the hands of her politically ambitious father from the play’s outset21 ». La pièce montre en effet que Polonius reproduit l’histoire de Jephthah22. Or, à se fier aux propos décousus d’Ophélie, seul l’amant, au travers du sang chaud des jeunes hommes (« Young men » [IV.v.60]), est mis en cause – nulle allusion à la manipulation paternelle. Les ballades qui semblent évoquer indirectement son père mettent, elles, l’accent sur la mort de ce dernier et portent une autre critique, celle de funérailles hâtives. Quel est ce royaume dans lequel les morts ne sont pas respectés ?
19« He is dead and gone lady, / He is dead and gone » (29-30) : Ophélie propose une variante de la ballade de Walsingham sur la mort du père, même si la perte de l’amant y demeure entremêlée. Elle convoque les éléments naturels (« a grass-green turf », 31 ; « a stone », 32 ; « as the mountain snow », 35) comme pour compenser l’absence de cérémonie religieuse, mais finit par dire explicitement cette absence : « Larded all with sweet flowers, / Which bewept to the grave did not go / With true-love showers. (38-40)
- 23 L. C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », p. 61.
20Les fleurs qu’Ophélie distribue par la suite s’inscrivent donc en contrepoint des fleurs absentes évoquées précédemment. Si ces fleurs sont riches de symboliques variées, elles semblent partager la même valeur prémonitoire : celle d’autres enterrements à venir. Lors de sa seconde entrée, Ophélie chante le dénuement cruel d’un enterrement qui pourrait être celui de son père : « They bore him bare-faced on the bier » (IV.v.164). Pour Leslie C. Dunn les chansons ne sont que la forme d’un rituel élidé : « Her songs thus become ghostly echoes of rituals that never took place, griefs that were never articulated23 ».
21Ce qui s’entend ça et là dans les bribes de ballades que chante Ophélie, et qu’on serait en droit de mettre sur le compte de sa folie, est ensuite confirmé par Laërte qui, d’une façon bien plus directe que sa sœur, demande des comptes à Claudius :
His means of death, his obscure funeral,
No trophy, sword, nor hatchment o’er his bones,
No noble rite, nor formal ostentation,
Cry to be heard. (IV.v.208-212).
- 24 La traduction est de Jean-Michel Déprats, William Shakespeare, Hamlet, in Tragédie I (Œuvres complè (...)
22L’absence criante de rituel s’entend également dans la rupture du rythme iambique en début des vers 209, 210, 211, avec deux spondées (/No tro ; No no) suivis d’une inversion trochaïque (Cry to). Certes Claudius reconnaît avoir « agi très légèrement / En l’enterrant en catimini24 » (« we have done but greenly / In hugger-mugger to inter him », IV.v.82-83), mais pour les spectateurs élisabéthains, la simplification extrême du rituel funéraire pouvait évoquer les attentes de la Réforme, comme l’ont fait remarquer Hannah Crawforth, Sarah Dustagheer et Jennifer Young :
- 25 Hannah Crawforth, Sarah Dustagheer et Jennifer Young, Shakespeare in London, The Arden Shakespeare, (...)
Laertes’ plea challeng[ing] King’s Claudius decision to simplify Polonius’ funeral [is] an intriguing and potentially dangerous inference for Shakespeare to make in a country where Elizabeth I, as head of the church, was responsible for enforcing England’s own programme of religious reform including the modification of ceremonies for burying the dead25.
23Dans cette perspective, les propos d’Ophélie, eux aussi, prennent une coloration subversive, d’autant plus que surgissent d’autres allusions à d’anciennes pratiques catholiques.
- 26 Alison A. Chapman, « Ophelia’s ‘Old Lauds’ : Madness and Hagiography in Hamlet », Medieval and Rena (...)
24Dans un article tout à fait éclairant, Alison A. Chapman montre que les bribes de ballades d’Ophélie et les étranges propos qu’elle tient témoignent d’une conscience complexe du passé médiéval anglais : on y trouve un grand nombre d’allusions à des formes de piétés catholiques désormais révolues. Trois exemples suffiront ici. Commençons par l’allusion que fait Ophélie à une histoire folklorique antérieure à la Réforme : « They say the owl was a baker’s daughter » (IV.v.42). Un mendiant entre chez un boulanger pour demander un peu de pain. La fille du boulanger, peu généreuse, ne met qu’un tout petit morceau de pâte dans le four. Or voici que la pâte se met à gonfler démesurément, donnant un pain de toute beauté, car c’est Jésus qui se dissimule sous les hardes du mendiant. Surprise, la fille du boulanger pousse un cri semblable à celui d’un hibou mais trop tard car, pour la punir de son avarice, voici que Jésus la transforme en rapace nocturne. La Réforme a condamné cette métamorphose et relégué cette histoire au rang de superstition : le Dieu des Protestants n’a plus de raisons de faire acte de présence dans le monde des vivants. Alison A. Chapman explique: « the earthly father’s physical absence impels her [Ophelia] imaginatively into a bygone world in which the spiritual Father is more physically present26 ».
- 27 Ibid., p. 123.
25Nous pouvons prendre comme deuxième exemple le fait qu’Ophélie jure par Sainte Charité (« Saint Charity » (58)), une vierge dont le martyre est relaté dans La Légende dorée de Jacques de Voragine, la plus populaire de toutes les hagiographies médiévales. Or, après la Réforme, la virginité n’est plus considérée comme une vertu suprême ; elle devient simplement une condition nécessaire au mariage. Si mourir vierge était, aux yeux des Catholiques, une manifestation exemplaire de piété, les Protestants, eux, y voient plutôt une manifestation d’orgueil. Bien que jurant par la Sainte, Ophélie ne peut plus se tourner vers elle: « By Ophelia’s day, however, St. Charity’s model was no longer available to young women since after the Protestant Reformation, virgin martyrs ceased to be the cultural ideal of sanctity27 ».
26Enfin, avec « How should I your true love know / From another one ? / By his cockle hat and staff / And his sandal shoon » (23), Ophélie nous renvoie à une ballade médiévale consacrée à un site de pèlerinage alors célèbre, celui de Notre Dame de Walsingham, où les femmes avaient le droit de se rendre. Chapman nous éclaire à ce sujet:
- 28 Ibid., p. 127-128.
Ophelia’s use of the Walsingham ballad also reminds listeners of a medieval world in which a woman was the focus of piety. Walsingham was the center of Marian devotion in England, and in razing the shrine, English Reformers demolished the place where Christianity was most linked to female power. […] Ophelia’s allusion to Our Lady of Walsingham suggests that, in the years before the Reformation, a daughter without a mother could turn to a different Mother for comfort28.
27Ophélie n’a d’autre choix que de demeurer esseulée dans l’univers propice à la claustrophobie du château d’Elseneur, sans figures réconfortantes de médiation ou de substitution :
- 29 Ibid., p. 112.
Ophelia seems to resort to old forms of piety precisely because they offer some solace in her personal wasteland. By showing Ophelia’s emotional and imaginative landscape scattered with the debris of old doctrines and ritual practices, Shakespeare uses her final madness to reflect on the costs – especially to women – of the English reformation29.
28C’est là sans doute l’aspect le plus subversif que les spectateurs élisabéthains pouvaient percevoir dans le discours décousu d’Ophélie. Or, quand Gertrude vient rapporter la noyade d’Ophélie, nous avons presque l’impression d’assister à une scène pastorale : plus de regard critique, plus d’atteinte à la bienséance, plus rien susceptible de menacer l’ordre établi. Au douloureux théâtre de la fragmentation répond une esthétique apaisante de la recomposition.
2. Le récit de Gertrude : une élégie pour quoi faire ?
- 30 L. C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », p. 64.
- 31 Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Paris, Union générale d’Éditions, (...)
- 32 « Emprunt (1908) au grec deiktikos ‘propre à montrer, démonstratif’ […]. Le mot s’emploie en lingui (...)
- 33 « Pathetic Fallacy was a phrase invented by John Ruskin in 1856 to signify the attribution to natur (...)
29Le récit élégiaque de Gertrude nous fait presque oublier la scène de folie d’Ophélie et ses propos décousus. Leslie C. Dunn souligne: « Instead of Ophelia’s disjunct fragments of popular songs, Gertrude gives us the blank verse of high court culture. Instead of Ophelia’s laments, she gives us elegy30 ». D’ores et déjà, son récit semble s’inscrire dans une esthétique de la recomposition. La noyade d’Ophélie n’est pas mise en scène au théâtre du Globe, mais Gertrude en fait le récit « d’une manière si vive et si énergique, qu’elle l[a] met en quelque sorte sous les yeux » ; en recourant à l’hypotypose, la reine « fait d’une description, un tableau, ou même une scène vivante31 ». Elle utilise des déictiques, comme pour nous donner à voir précisément le lieu où l’action s’est déroulée : « There on the pendant boughs » (IV.vii.181), « that element » (180)32. Elle recourt au procédé de « paralogisme pathétique » (pathetic fallacy)33, attribuant ainsi des sentiments humains aux éléments naturels : « an envious sliver » (173), « the weeping brook » (175). On note, en outre, parmi les pentamètres iambiques, des enjambements, des choriambes et un spondée qui mettent l’accent sur le mouvement et les verbes de mouvement :
— u / u — / u — / u — / u —
There on / the pen / dant boughs / her cro / net weeds
— u / u — / u — / u — / u —
Clamb’ring / to hang, / an en / vious sli / ver broke,
u — / u — / u — / u — / u —
When down / the wee / dy tro / phies and / herself
— u / u — / u — / u — / — —
Fell in / the wee / ping brook./ Her clothes / spread wide,
u — / u — / u — / u — / u —
And mer / maid-like / awhile / they bore / her up
- 34 G. Bachelard, L’eau et les rêves, p. 96.
30C’est comme si nous y étions. Par son récit, Gertrude illustre l’idée de Gaston Bachelard selon laquelle « [l]e suicide littéraire est […] fort susceptible de nous donner l’imagination de la mort. Il met en ordre les images de la mort34 », à la différence que le suicide est ici présenté comme un accident dont le responsable serait une branche envieuse. Ainsi le recours à au paralogisme pathétique participe-t-il d’une poétique d’euphémisation, voire de non-dit.
31Rien dans l’élégie de Gertrude ne fait allusion à l’abandon d’Ophélie, à sa détresse, à sa folie, hormis l’euphémisme : « As one incapable of her own distress » (IV.vii.178). Sous le regard de la reine, Ophélie n’est plus ce que Laërte appelait froidement « A document in madness » (IV.v.176), mais devient une créature mythologique de toute beauté, une sirène (« mermaid-like », IV.vii.175), à l’aise dans l’élément liquide (« like a creature native and indued / Unto that element », 179-180) sur lequel elle flotte un temps en chantonnant – flottaison euphémisante du corps que reprendront à leur compte les peintres du XIXe siècle.
32C’est seulement à la fin de son élégie qu’une note de réalisme apparaît avec « muddy death » (183), dont la consonance en /d/ appelle celle de « Drowned, drowned » (184) et fait oublier la poétisation de l’eau. En outre, l’adjectif « muddy » crée un écho avec les propos tenus par Hamlet dans son soliloque « O what a rogue and peasant slave am I ! » (II.ii.502-558):
Yet I,
A dull and muddy-mettled rascal, peak
Like John-a-dreams, unpregnant of my cause,
And can say nothing. (518-521).
- 35 H. Hirschfeld, « Introduction », in Hamlet, p. 48.
- 36 Ibid., p. 98.
33Cet écho à son inaction, tout autant qu’à son impuissance, prend une coloration tragique dans le contexte de la noyade d’Ophélie. Quant aux considérations d’Hamlet sur le suicide (dans les soliloques « O that this too too solid flesh would melt » [I.ii.129-132] et « To be, or not to be, that is the question – » [III.i.56-82]), elles servent désormais de repoussoir à ce qui pourrait être le passage à l’acte d’Ophélie, mais que Gertrude présente différemment. Dans le récit de la reine dont la syntaxe ne concède aucune agentivité à Ophélie, souligne Heather Hirschfeld35, tout se passe comme si c’était les éléments naturels qui rappelaient à eux Ophélie. « Brook » (IV.vii.166), « glassy stream » (167), « weeping brook » (175), « that element » (180), « heavy with their drink » (181) : le champ sémantique de l’eau se trouve au cœur de l’élégie de Gertrude. On peut ici reprendre l’analyse de Gaston Bachelard selon laquelle « [l]’eau est l’élément de la mort sans orgueil ni vengeance, du suicide masochiste. L’eau est le symbole profond, organique de la femme qui ne sait que pleurer ses peines et dont les yeux sont si souvent ‘noyés de larmes’ »36.
34En contrepoint d’Ophélie, Laërte figure l’homme qui ne pleure pas (« I forbid my tears », IV.vii.186) et qui est symboliquement associé au feu (« I have a speech of fire that would fain blaze », 190). Quant aux larmes d’Ophélie, elles avaient été évoquées, dans les bribes de la ballade de Walsingham, par l’intermédiaire d’une hypallage prêtant des pleurs aux fleurs (« sweet flowers / Which bewept to the grave », IV.v.38-39).
- 37 Voir dans l’édition de Philip Edwards (NCS), les notes IV.vii.169 et 169-71, p. 172
- 38 Why, he was met even now
As mad as the vexed sea, singing aloud,
Crowned with rank fumiter and furrow (...)
35C’est précisément cette évocation florale qui créé une continuité symbolique entre la fin de la cinquième scène (le délire d’Ophélie) et la fin de la septième scène (le récit de Gertrude) du quatrième acte. Ophélie poursuit sa cueillette, mais la plupart des fleurs qu’elle choisit sont désormais sauvages, « wild williams » ou « wild orchis37 » ; ce sont aussi ces herbes folles (un sens possible de « weeds » [172] et « weedy » [174]) et ces orties (« nettles », 169), dont Shakespeare se souviendra quand il créera, quelques années plus tard, la couronne de folie du roi Lear38.
- 39 Oxford English Dictionary online, Oxford, OUP, 2002, entry « willow, n. », I.i.d. (première occurre (...)
- 40 G. Bachelard, L’eau et les rêves, p. 106.
- 41 Voir IV.3.39-56 in William Shakespeare, Othello, éd. E. A. J. Honigmann, The Arden Shakespeare, Wal (...)
36Enfin, la présence du saule qui ouvre l’élégie (« There is a willow grows askant a brook », IV.vii.166) est, elle aussi, symboliquement riche : « Taken as a symbol of grief for unrequited love or the loss of a mate39. » Comme l’eau, le saule est « l’élément mélancolique par excellence40 ». Shakespeare s’y référera de nouveau dans Othello pour dire l’abandon et la trahison d’un autre personnage féminin, Desdémone, avec la chanson du saule41. Andoni Cossio et Martin Simonson apportent une précision intéressante à propos des différentes espèces de saule :
- 42 Andoni Cossio et Martin Simonson, « Arboreal Tradition and Subversion: An Ecocritical Reading of Sh (...)
In Shakespeare’s Hamlet (1600-1601) a willow tree is the cause of Ophelia’s death. The willow intended by Shakespeare is not the now familiar weeping willow (originally Salix babylonica and nowadays Salix x sepulcralis), which did not arrive in England until the eighteenth century (Laqueur 136), but probably the native Salix fragilis or ‘crack willow.’ This subspecies always grows by the water and the branches break off easily. In fact, its popular name makes reference to the reproductive phenomenon that occurs when the fallen boughs are carried by the current and take root further downstream (Woodland Trust, “Willow, Crack [Salix Fragilis]”). It is one of the most common species of willows in Britain, and due to its twisted shape, deep fissures and dull colour, any specimen, regardless of its age, can be mistaken for an old tree approaching death (cf. Shakespeare’s description of the willow in Hamlet : ‘aslant’ and ‘hoar leaves’ [4 :7 :138-139]). The fragility of the willow accounts for Ophelia’s unlucky fate, and the appearance of the tree cunningly forebodes and reinforces the tragic episode42.
37La présence du saule se lit donc comme une confirmation de l’hypothèse de l’accident, hypothèse de Gertrude que les propos du prêtre vont mettre à mal dans la scène suivante (V.i) :
Her obsequies have been as far enlarged
As we have warranty. Her death was doubtful,
And but that great command o’ersways the order,
She should in ground unsanctified have lodged
Till the last trumpet. For charitable prayers,
Shards, flints, and pebbles should be thrown on her.
Yet here she is allowed her virgin crants,
Her maiden strewments, and the bringing home
Of bell and burial. (V.i.193-202)
38Le discours du prêtre donne à entendre une tout autre interprétation de la mort d’Ophélie, sans lyrisme, même si son « Her death was doubtful » relève de l’euphémisme. Mais, dans l’Angleterre élisabéthaine, ce type de mort dite « suspecte » était généralement considéré comme un suicide. Pour le prêtre, Ophélie est une suicidée qui a bénéficié d’un passe-droit pour un enterrement a minima. Janet Clare rappelle le décorum funèbre attendu:
- 43 Janet Clare, « ‘Buried in the Open Fields’: Early Modern Suicide and the Case of Ofelia », Journal (...)
In England, according to the Book of Common Prayer the burial would be preceded by a church service, a sermon, hymns or psalms, a procession to the graveyard or cemetery, prayers over the grave and burial in sacred ground. These were forfeited in the case of suicide, and replaced by other rituals, part pagan and part Christian, unless social privilege or insanity prevailed to mitigate sanctions43.
- 44 Traduction de J.-M. Déprats, éd. cit., p. 949.
39C’est ce qu’illustre le cas d’Ophélie, qui combine l’excuse de la folie (non compos mentis) et l’intervention des grands de ce monde (Claudius et Gertrude), comme y fait allusion le prêtre et, avant lui, le fossoyeur (Clown) qui représente la vox populi (« If this had not been a gentlewoman, she should have been buried out o’ Christian burial », V.i.20-21). À l’empathie poétique du ruisseau en pleurs de Gertrude (« the weeping brook », IV.vii.175) succède l’absence de compassion du prêtre et son évocation violente de « [t]essons, pierres et cailloux44 » (« Shards, flints, and pebbles », V.i.198). Mais si Gertrude poétise la mort d’Ophélie et prononce une élégie anticipée, la fonction de cette élégie et la position de sa narratrice comportent des zones d’ombre.
- 45 P. Edwards, éd. cit. (NCS), note 4.7.166-83, p. 217.
40Où se trouve Gertrude au moment où elle voit Ophélie tresser ses guirlandes de fleurs et tomber dans le ruisseau ? Pourquoi demeure-t-elle une spectatrice passive au lieu de prêter main forte à Ophélie pour essayer d’empêcher sa noyade ? Le texte de Shakespeare nous laisse sans réponse et la note de Philip Edwards à ce sujet est peu convaincante : « in view of other inconsistencies it is better to say that Gertrude steps out of her role to serve the purpose of the play45. » Or si l’élégie sert la pièce en conférant temporairement à la reine une fonction chorique, elle sert aussi la mémoire d’Ophélie et le système patriarcal d’Elseneur, et, pour cette raison, le fait que l’élégie soit prononcée par Gertrude a son importance. On se souvient de l’analyse de Michel Foucault :
- 46 M. Foucault, Histoire de la folie, p. 59.
Chez Cervantes ou Shakespeare, la folie occupe toujours une place extrême en ce sens qu’elle est sans recours. Rien ne la ramène jamais à la vérité ni à la raison. Elle n’ouvre que sur le déchirement, et, de là, sur la mort46.
41La fonction de l’élégie de Gertrude n’est-elle pas de recoudre verbalement, lyriquement, le « déchirement » psychique d’Ophélie ? D’en proposer une dernière image qui, elle, soit d’une seule pièce, d’un seul tenant ? On peut néanmoins s’interroger sur le fait que Gertrude ne semble pas essayer de comprendre ce qui a conduit Ophélie à une telle extrémité (celle de la folie sans retour) ; la reine ne fait preuve d’aucun questionnement critique qui remettrait en cause le système patriarcal dans lequel elle vit comme l’explique Dunn :
- 47 L. C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », p. 63.
Gertrude’s description of Ophelia’s drowning aestheticizes her madness, makes it “pretty”, and in so doing makes it safe for the easier, distancing responses of pity and compassion. (…) Here, she is merely completing a process that was initiated by Claudius’s and Laertes’s earlier readings of Ophelia, summed up in Laertes’s comment that “Thought and affliction, passion, hell itself / She turns to favour and prettiness” (4.5.185-86). In telling her “pretty” story of Ophelia’s death, Gertrude is implicitly submitting it to patriarchal authority, representing Ophelia the way men want to see her47.
42Vue sous cet angle, son élégie demeure en effet au service de l’autorité patriarcale ; elle présente une version officielle édulcorée, celle d’une mort accidentelle qui ne l’est peut-être pas et dont les causes véritables sont passées sous silence.
- 48 L’ekphrasis est une figure qui consiste à mettre sous les yeux du lecteur une description rappelant (...)
43Ce qui fait la force du récit de Gertrude et que notre époque nous permet de saisir plus que jamais, c’est sa valeur d’ekphrasis48 et, plus largement, de prototype esthétique. Grâce à cette élégie, Ophélie n’a jamais cessé de vivre dans la sphère de la création artistique. Gaston Bachelard en avait pris conscience :
- 49 G. Bachelard, L’eau et les rêves, p. 98-99.
Pendant des siècles, elle apparaîtra aux rêveurs et aux poètes, flottant sur son ruisseau, avec ses fleurs et sa chevelure étalée sur l’onde. Elle sera l’occasion d’une des synecdoques poétiques les plus claires. Elle sera la chevelure flottante, une chevelure dénouée par les flots49.
- 50 Stéphane Mallarmé évoque « une Ophélie jamais noyée » (Divagations, p. 169). Pour Arthur Rimbaud, e (...)
44Les peintres préraphaélites, dont John Everett Millais et John William Waterhouse, comme les poètes français que sont Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud et Yves Bonnefoy, pour n’en citer que quelques-uns, l’ont sauvée de la noyade, la laissant flotter pour l’éternité avec grâce, parée des plus belles fleurs50. Ces artistes, à leur tour, en ont inspiré d’autres, comme l’a souligné Laurence Roussillon-Constanty à propos du tableau de John Everett Millais :
- 51 Laurence Roussillon-Constanty, « Tracing Ophelia from Millais to Contemporary Art: Literary, Pictor (...)
In digital representation, whose salient feature is lack of closure […], every new artistic endeavour thus reverberates and enhances Millais’s unique painting through fluctuation and mediamorphosis, whereby transgression works across genres and media. Through the World Wide Web Ophelia thus lives on, inviting new narratives, inspiring new songs and outlining modern, haunting iconic faces51.
- 52 William Shakespeare, Julius Caesar, éd. T. S. Dorsch, The Arden Shakespeare, Londres, Routledge, (1 (...)
45Concernant les réécritures de la tragédie, on peut mentionner le roman écrit par Lisa Klein, en 2006, qui présente l’histoire d’Hamlet du point de vue d’Ophélie, enrichit la version de Shakespeare d’un « prequel » et d’un « sequel », et fait de la noyade d’Ophélie une mise en scène (qui n’est pas sans évoquer celle de la fausse mort de Juliette dans Romeo and Juliet), mise en scène qui permet à l’héroïne d’échapper à l’atmosphère délétère d’Elseneur et de trouver refuge dans un couvent, celui de St Émilion en France. Il est fort probable qu’Ophélie, par l’empathie qu’elle suscite et la fascination qu’elle exerce, et parce qu’elle est un archétype du féminin sacrifié, ne cessera d’être réinventée et adaptée par les artistes encore à venir, « [i]n states unborn, and accents yet unknown » (III.i.113)52.
Notes
1 Gabrielle Dane, « Reading Ophelia’s Madness », Exemplaria, vol. X, n°2, Fall 1998, p. 405-423, p. 406.
2 Voir Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, « Le monde sidéré », p. 103-110.
3 Ibid., p. 103.
4 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972, p. 31.
5 Gaston Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, Le Livre de poche, 1942, p. 102.
6 Tiffany Stern, Making Shakespeare: From Stage to Page, Londres, Routledge, 2004, p. 100.
7 G. R. Hibbard (éd.), footnote 4.5.20, The Oxford Shakespeare, Oxford, OUP, 1994, p. 298.
8 G. Dane, « Reading Ophelia’s Madness », p. 419.
9 G. R. Hibbard (éd.), footnote 4.5.170, The Oxford Shakespeare, Oxford, OUP, 1994, p. 306.
10 G. Dane, « Reading Ophelia’s Madness », p. 412.
11 Ophélie s’exprime selon trois modalités différentes : le vers blanc (pentamètres iambiques le plus souvent), la prose et le chant.
12 Leslie C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », in Leslie C. Dunn et Nancy A. Jones (eds), Embodied Voices : Representing Female Vocality in Western Culture, Cambridge, CUP, 1996, p. 50-64, p. 51.
13 Ibid., p. 52.
14 William Shakespeare, King Lear, éd. R. A. Foakes, The Arden Shakespeare, London, Thomson Learning, 2007. Traduction de Jean-Michel Déprats, Le Roi Lear, in Tragédies II (Œuvres complètes, II), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de La Pléiade », 2002, p. 235.
15 Voir la note de l’éditeur G. R. Hibbard dans The Oxford Shakespeare, op. cit. : « Come, my coach. These words look like a reminiscence of another mad scene, the suicide of Zabina in Marlowe’s I Tamburlaine 5.2.242-56, where immediately before she brains herself the Turkish Empress cries out, ‘Make ready my coach, my chair, my jewels » (4.5.69, p. 300). La référence à l’Impératrice turque au bord du suicide a une valeur tristement proleptique.
16 Caralyn Bialo, « Popular Performance, the Broadside Ballad, and Ophelia’s Madness », SEL, 53, 2 (Spring), 2013, p. 293-309, p. 298.
17 G. Dane, « Reading Ophelia’s Madness », p. 413.
18 Heather Hirschfeld, « Introduction », William Shakespeare, Hamlet, éd. Philip Edwards, The New Cambridge Shakespeare, Cambridge, CUP, 2019, p. 1-75, p. 48.
19 C’est d’autant plus étonnant qu’on se souvient des propos tenus par Laërtes au début de la pièce : But you must fear,
His greatness weighed, his will is not his own,
For he himself is subject to his birth.
He may not, as unvalued persons do,
Carve for himself, for on his choice depends
The sanctity and health of this whole state,
And therefore must his choice be circumscribed
Unto the voice and yielding of that body
Whereof he is the head. (I.iii.16-24)
20 C. Bialo, « Popular Performance, the Broadside Ballad, and Ophelia’s Madness », p. 300.
21 Cameron Hunt, « Jephthah’s Daughter’s Daughter : Ophelia », ANQ, Fall 2009, vol. 22, n°4, p. 13-16, p. 14. Voir également la note de Philip Edwards dans The New Cambridge Shakespeare, 2.2.368-72.
22 Ibid., p. 15.
23 L. C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », p. 61.
24 La traduction est de Jean-Michel Déprats, William Shakespeare, Hamlet, in Tragédie I (Œuvres complètes, I), Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2002, p. 901.
25 Hannah Crawforth, Sarah Dustagheer et Jennifer Young, Shakespeare in London, The Arden Shakespeare, London, Bloomsbury, p. 134.
26 Alison A. Chapman, « Ophelia’s ‘Old Lauds’ : Madness and Hagiography in Hamlet », Medieval and Renaissance Drama in England, vol. 20, 2007, p. 111-135, p. 115.
27 Ibid., p. 123.
28 Ibid., p. 127-128.
29 Ibid., p. 112.
30 L. C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », p. 64.
31 Bernard Dupriez, Gradus. Les procédés littéraires (dictionnaire), Paris, Union générale d’Éditions, 1984, entrée « hypotypose », p. 240.
32 « Emprunt (1908) au grec deiktikos ‘propre à montrer, démonstratif’ […]. Le mot s’emploie en linguistique à propos d’un élément de l’énoncé qui sert à désigner avec précision ou insistance et, par extension, qui renvoie à la situation spatio-temporelle du locuteur ou au locuteur lui-même », Alain Rey (dir.), Dictionnaire Historique de la Langue Française, 3 tomes, Paris, Dictionnaires Le Robert, 1998, entrée « déictique », t. 1, p. 1023.
33 « Pathetic Fallacy was a phrase invented by John Ruskin in 1856 to signify the attribution to natural objects of human capabilities and feelings […]. His term is now used, for the most part, as a neutral name for a common phenomenon in descriptive poetry, in which the ascription of human traits to inanimate nature is less formally managed than in the figure called personification », M. H. Abrams, A Glossary of Literary Terms, 5th Edition, New York, Holt, Rinehart and Winston, 1985, entry « Pathetic fallacy », p. 129. En français, on parle de « paralogisme » ou de « sophisme » « pathétique », voir Suzanne Stern-Gillet, « Le rôle du concept d'intention dans la formation du jugement esthétique. D'une controverse anglo-saxonne et de son précurseur belge », in Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 83, n°58, 1985. pp. 197-213.
34 G. Bachelard, L’eau et les rêves, p. 96.
35 H. Hirschfeld, « Introduction », in Hamlet, p. 48.
36 Ibid., p. 98.
37 Voir dans l’édition de Philip Edwards (NCS), les notes IV.vii.169 et 169-71, p. 172
38 Why, he was met even now
As mad as the vexed sea, singing aloud,
Crowned with rank fumiter and furrow-weeds,
With burdocks, hemlock, nettles, cuckoo-flowers,
Darnel and all the idle weeds that grow
In our sustaining corn. (King Lear, IV.iv.1-6)
Au sujet de la couronne de folie, voir Pascale Drouet, « La couronne agreste dans le théâtre de Shakespeare : ornement pastoral ou emblème de folie ? », Études Épistémè [En ligne], 41 | 2022, mis en ligne le 10 juin 2022, consulté le 06 octobre 2022. http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/episteme/14725; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/episteme.14725.
39 Oxford English Dictionary online, Oxford, OUP, 2002, entry « willow, n. », I.i.d. (première occurrence 1584).
40 G. Bachelard, L’eau et les rêves, p. 106.
41 Voir IV.3.39-56 in William Shakespeare, Othello, éd. E. A. J. Honigmann, The Arden Shakespeare, Walton-on-Thames, Thomas Nelson, 1996.
42 Andoni Cossio et Martin Simonson, « Arboreal Tradition and Subversion: An Ecocritical Reading of Shakespeare’s Portrayal of Trees, Woods and Forests », Multicultural Shakespeare: Translation, Appropriation and Performance, vol. 21 (36), 2020, p. 85-97, p. 89.
43 Janet Clare, « ‘Buried in the Open Fields’: Early Modern Suicide and the Case of Ofelia », Journal of Early Modern Studies, n°2, 2013, p. 241-252, p. 245.
44 Traduction de J.-M. Déprats, éd. cit., p. 949.
45 P. Edwards, éd. cit. (NCS), note 4.7.166-83, p. 217.
46 M. Foucault, Histoire de la folie, p. 59.
47 L. C. Dunn, « Ophelia’s songs in Hamlet : music, madness, and the feminine », p. 63.
48 L’ekphrasis est une figure qui consiste à mettre sous les yeux du lecteur une description rappelant un autre art que la littérature : la peinture, la sculpture, etc. L’ekphrasis représente une œuvre d’art par le biais de l’écriture.
49 G. Bachelard, L’eau et les rêves, p. 98-99.
50 Stéphane Mallarmé évoque « une Ophélie jamais noyée » (Divagations, p. 169). Pour Arthur Rimbaud, elle « flotte comme un grand lys » (« Ophélie »). Dans la poésie d’Yves Bonnefoy, elle ne coule plus dans « l’eau fermée », comme dirait Paul Éluard, mais est emportée par une eau vive, résurrectionnelle, par « des courants » (L’heure présente, p.)
51 Laurence Roussillon-Constanty, « Tracing Ophelia from Millais to Contemporary Art: Literary, Pictorial and Digital Icons », Cahiers victoriens et édouardiens (en ligne), 89 Spring, 2019, p. 1-11, p. 8.
52 William Shakespeare, Julius Caesar, éd. T. S. Dorsch, The Arden Shakespeare, Londres, Routledge, (1965) 1994.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Pascale Drouet, « Du délire d’Ophélie (IV.v) au récit de Gertrude (IV.vii) : théâtralisation de la fragmentation, esthétique de la recomposition », Arrêt sur scène / Scene Focus [En ligne], 13 | 2024, mis en ligne le 24 avril 2024, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/8503 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11njj
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page