Navigation – Plan du site

AccueilNuméros13Au bord du chaos, Hamlet texte in...

Résumés

Cet article se propose dans un premier temps de repérer les aspérités, dysfonctionnements, voire incohérences, dans les variantes textuelles d’Hamlet, et en particulier dans la scène III.4, dès lors on les traite dans la perspective d’une mise en scène contemporaine. En s’inspirant par analogie de principes et de notions venus des sciences qui étudient les phénomènes chaotiques, l’article montre comment ces imperfections ou perturbations par rapport à l’ordre dominant la pièce plutôt que de la fragiliser peuvent au contraire devenir la source et le support d’une transformation bénéfique du matériau pour son interprétation scénique.

Haut de page

Texte intégral

S… ou le chaos

  • 1 « Rien n’est plus désastreux aujourd’hui que les faux dieux. Et même le texte est un faux dieu. (…) (...)
  • 2 Hamlet, d’après Shakespeare, mise en scène de Peter Brook, Théâtre des Bouffes du Nord, 2000.
  • 3 On a pu observer comment les versions Q2 et F d’Hamlet(s) sont, selon toute vraisemblance, issues c (...)

1« Oublier Shakespeare », c’est le conseil que nous donne Peter Brook1 en parlant de son spectacle Hamlet2 et que je me propose de suivre ici à la lettre en appelant « A. », comme « Anonyme », cet auteur (ou autrice). Et j’appellerai également Hamlet(s) plutôt que Hamlet l’ensemble du matériau théâtral que nous connaissons sous ce nom puisqu’il n’y a aucune preuve irréfutable qu’ait existé une forme de ce matériau qui se singulariserait (forcément au détriment des autres) et qu’en revanche nous avons des preuves matérielles d’une pluralité de formes de ce matériau qui portent le même nom et éditées entre 1603 et 1623 sous forme d’in-quarto ou d’in-folio. Entre les turbulences mystérieuses qu’a connues Hamlet(s) sur la scène élisabéthaine avant ses éditions historiques et les turbulences chaotiques de nature comparable3 qu’il a connues dans les adaptations sur les scènes des XXe et XXIe siècles, entre ces deux phases de désordre créatif, il y a un semblant d’ordre qui nous hypnotise sous la forme du texte édité, relativement cohérent. Pour résister à cette hypnose et parce que A. s’est donné fort peu de mal pour mettre de l’ordre dans ce chaos, ce qui est loin d’être un détail, je ne parlerai dorénavant que du matériau Hamlet(s) sous la forme multiple sous laquelle il nous est parvenu, sans émettre d’hypothèses, forcément fragiles scientifiquement, sur la volonté de A. de privilégier une version de la pièce en particulier. J’oublie donc A. méthodiquement et non par principe, et je m’intéresse à ce qu’il advient d’Hamlet(s) quand les metteurs en scène lui offrent un devenir scénique, en espérant ne pas troubler les différents Hamlet qui reposent dans nos bibliothèques et leurs lecteurs fervents dont je fais partie.

2Et puisque le matériau Hamlet(s) a émergé sous cette forme instable nous proposons d’aborder ici la scène 4 de l’acte III en nous inspirant de théories venant de la physique qui étudient ces phénomènes turbulents et nous offrent des analogies pertinentes pour comprendre les processus de mise en scène d’Hamlet(s). Sans ignorer le saut épistémologique qui existe entre les deux champs nous faisons ici quelques propositions d’application des théories dite « du chaos » au travail théâtral, pour tenter de révéler certains aspects du matériau Hamlet(s) dans sa transformation pour la scène, que les outils de la dramaturgie classique peinent à éclairer. Par la manière dont ces théories nous obligent à observer un même phénomène sous différentes échelles, par l’intérêt qu’elles portent aux petites perturbations et à leur influence à grande échelle (qu’on appelle aussi « effet papillon »), par le refus de négliger les dysfonctionnements d’un modèle en les soumettant à un ordre supérieur, enfin parce qu’elles nous permettent de considérer ces frictions entre l’ordre et le désordre comme l’énergie d’un système dynamique et évolutif, ces théories nous semblent particulièrement opérantes pour accompagner notre compréhensions de phénomènes équivalents dans le processus de mise en scène. En effet, tout en respectant la nature du matériau originel, la mise en scène contemporaine exige une transformation profonde du texte et a donc tout intérêt à identifier ses fractures et instabilités, qui ne sont rien d’autres que les marques cicatrisées, ou fossilisées, d’une éruption créative comparable et ancienne, celle de l’écriture de la pièce.

Une attitude contre-intuitive

  • 4 La branche de la théorie du chaos qui s’intéresse aux objets fractals met en évidence la similarité (...)
  • 5 On peut ici invoquer l’incohérence dans la prétendue, ou avérée, folie d’Hamlet discutée dans Laure (...)
  • 6 C’est ce que fait, dès 1935, John Dover Wilson dans What happens in Hamlet, Cambridge, Cambridge Un (...)
  • 7 La présente réflexion concerne les XX et XXI siècles. La critique aristotélicienne est au cœur des (...)
  • 8 La théorie du chaos s’est développée à partir de l’observation d’irrégularités, ou de singularités (...)

3Je m’intéresse plus particulièrement à la scène 4 de l’acte III, en ce qu’elle est symptomatique de la structure chaotique du matériau Hamlet(s). Et, puisqu’en théorie du chaos on étudie les rapports d’échelles4 dans les différents niveaux d’un système, faisons préalablement un zoom arrière sur la pièce pour prendre la mesure du chaos dans lequel baigne cette scène 4 de l’acte III car elle peut nous éclairer sur sa nature. Une des caractéristiques de Hamlet(s), et la raison pour laquelle elle a servi de support en particulier aux théories psychanalytiques, est sans aucun doute la finesse des portraits émotionnels et des parcours psychologiques qu’elle dessine pour chacun de ses personnages principaux, c’est vrai d’ailleurs de la plupart des chefs-d’œuvre attribués à A. Mais à la différence du Songe d’une nuit d’été ou d’Othello, entre autres, Hamlet(s) comporte des incongruences (au sens anatomique) qu’on ne retrouve pas à ce niveau dans ces autres pièces. Bien qu’elles soient conduites par une fantaisie presque sans limite et une narration hallucinée les déambulations des personnages du Songe suivent une cohérence psychologique que les singularités formelles (comme le silence d’Helena et d’Hermia à l’acte V) ne font que renforcer. On peut aussi critiquer la naïveté excessive des protagonistes d’Othello, mais aucune séquence ne vient trahir la logique émotionnelle de l’ensemble avec la brutalité avec laquelle le font certaines péripéties dans Hamlet(s)5. Bien entendu ces irrégularités, ou absurdités, de Hamlet(s) sont depuis longtemps repérées et auscultées avec précaution6 mais c’est surtout pour les ramener vers un ordre nouveau, supérieur, qui rétablit la continuité et les relations de causalité de la pièce et la maintenir, avec toutes les réserves de rigueur, dans le giron d’une esthétique aristotélicienne de l’action7. Trois éléments facilitent cette tendance : le statut d’Hamlet(s) qui s’est imposé au cours du XXe siècle comme la pièce de référence du corpus ; une des thématiques centrales de l’œuvre, la folie d’Hamlet, qui autorise tous les débordements interprétatifs ; l’idée qu’il se « passe » (happens) quelque chose dans Hamlet(s), c’est-à-dire la nécessité pour le spectateur / lecteur de reconstituer une réalité cohérente. Une des absurdités les plus remarquables sur ce plan, pour lesquelles aucune explication n’est vraiment convaincante, est la fameuse séquence du cimetière. Alors qu’Hamlet a retrouvé Horatio après son voyage vers l’Angleterre, qu’ils discutent depuis un bon moment, qu’ils ont eu le temps de parler de la mort de leurs deux amis, du destin de Yorick et même de Jules César et des vers, Horatio ne trouve pas une minute pour évoquer la mort d’Ophélie ni Hamlet de s’enquérir d’elle. Et même pire, bien qu’Hamlet l’interroge sur l’identité du cadavre, Horatio pourtant prompt à répondre à toutes ses questions, s’abstient. Pour Hamlet, la folie a toujours le don d’endosser les interprétations les plus loufoques, mais l’équanimité d’Horatio exigerait qu’il fasse mention de l’évènement, au moins quand le cortège funèbre arrive. Le problème ne réside d’ailleurs pas tant dans le fait de trouver plus ou moins plausibles les explications qu’on peut donner à ces énigmes. Elles sont foison : « ils avaient d’autres thèmes plus importants », « Hamlet(s) est une pièce misogyne, la mort d’Ophélie est un thème mineur », « quand Hamlet pose cette question il s’adresse au public et non à Horatio », etc. Le véritable problème c’est de vouloir en trouver. Pourquoi ne pas essayer plutôt de regarder ces aberrations dans la remarquable cohérence de la pièce pour ce qu’elles sont, des impérities dramaturgiques et psychologiques. C’est ce que nous invite à faire la théorie du chaos qui, selon Benoît Mandelbrot, nécessite une « complète rééducation de l’intuition8 » et nous invite à regarder ce type de singularités comme des stimulations, des signes déterminants qui nous renseignent sur la structure désordonnée et instable de l’œuvre, sur ses déficiences au regard des règles qui semblent régir le reste de l’œuvre. Et, à partir de là, à regarder les éléments similaires disséminés dans l’œuvre comme des manifestations récurrentes et irrégulières du chaos dans lequel baigne Hamlet(s).

Spectroscopie d’une scène friable

  • 9 Voir l’étude menée sur les mises en scène de Benthal (1948), Shaw (1958), Olivier (1963), Hall (196 (...)

4Dans la structure panoptique de Hamlet(s) où tous les personnages ne se révèlent que par leur relation au personnage éponyme, trois scènes composent le noyau prismatique au cœur de l’intrigue, celles qui unissent Hamlet au père, à la femme qu’il aime et à la mère, les scènes I.5, III.1 et III.4. Pour repérer les interférences que nous évoquons en introduction contre le mouvement régulier de la pièce, un outil particulièrement édifiant est celui de la coupe pour la scène. En apparence peu signifiant quand il est étudié sur une seule mise en scène, puisqu’on ne peut surinterpréter un vers abandonné par un metteur en scène, l’analyse de l’abrègement d’un texte commence à livrer des informations beaucoup plus riches quand, suivant la logique fractale, on commence à l’observer à une échelle plus grande, sur un corpus large de textes pour la scène.9 Les comportements réguliers comme les plus irréguliers se mettent à émerger et à donner une portée bien plus large à telle ou telle coupe si elle se répète d’une création scénique à l’autre. Les observations ne portent plus alors sur le propos de tel ou tel metteur en scène dans sa coupe mais renvoient plutôt à la nature du matériau lui-même tel qu’il est perçu aujourd’hui.

Figure  : Cumul des coupes des scènes I.5, III.1 et III.4 de Hamlet(s) sur un corpus de 21 mises en scène.

Les barres jaunes représentent le nombre de fois ou un vers a été coupés parmi les 21 mises scènes étudiées

  • 10 L. Berger, « Lire les coupes d’Hamlet »....

5La scène 4 de l’acte III se distingue assez clairement des deux autres10 en cela qu’elle subit au total deux fois plus de coupes qu’elles (voir figure 1.) pour une longueur équivalente. Ce phénomène n’est pas forcément intuitif, puisque les deux premières sont pour ainsi dire « contaminées » par des parties où interviennent des moments moins dramatiques : le rapport du dialogue avec le spectre entre Hamlet et ses compagnons pour la scène I.5 et la préparation de la scène d’observation pour la scène III.1. La scène III.4 est, en revanche, quasi-exclusivement consacrée au duo incandescent Gertrude-Hamlet avec les courtes interventions de Polonius et du spectre.

6Deux explications plausibles à cette différence sont la position de la scène dans la pièce (les metteurs en scène ont tendance à couper plus amplement à mesure qu’on s’approche de la fin du spectacle), et la tension émotionnelle qui est difficile à porter jusqu’au bout par les interprètes dans une scène si intense, à deux personnages et de plus de deux cents vers.

7Une autre différence tout à fait singulière réside également dans la structure des coupes. Alors qu’elles sont relativement homogènes dans les scènes I.5 et III.1, qui ne comportent que quatre ou cinq fragments coupés par plus de cinq metteurs en scène, dans la scène III.4 c’est une quinzaine de fragments qui sont coupés par plus de six metteurs en scène, dont une dizaine éliminés par plus de dix metteurs en scène. Cette structure, en dents de scie, montre que la volonté d’abrègement des metteurs en scène coïncide sur des zones communes mais qu’à la fois une large partie de la scène résiste absolument à la réduction, puisque c’est une des scènes où les vers vierges de toute coupe représentent la plus grande proportion de la scène. Cette particularité rejoint une autre singularité de cette scène par rapport aux deux autres. Alors que dans les scènes I.5 et III.1 les différences entre les versions Q2 et F1 sont négligeables, dans la scène III.4 pas moins de six fragments diffèrent sensiblement entre les deux éditions historiques. Ainsi la structure friable et irrégulière du matériau n’est pas simplement due à la volonté des metteurs en scène mais semble présente en amont même des éditions historiques, dans la vie scénique de la pièce au XVIIe siècle.

Traces contemporaines du chaos originel

  • 11 William Shakespeare, Hamlet, trad. Y. Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1978, p. 142. Sauf précision cont (...)

8Pour confirmer cette hypothèse on peut observer un détail des coupes de la scène dans sa deuxième partie. L’entrée du spectre, à l’équateur de celle-ci, marque le dernier retournement d’une scène à la tension incomparable, et amène assez logiquement à abréger la suite pour maintenir la tension en cette fin de scène qui consiste essentiellement en une discussion sur la capacité d’Hamlet à recouvrer la raison et sur celle de Gertrude à reconquérir sa vertu. C’est pourquoi pas moins de seize metteurs en scène (voir figure 2 infra) tombent d’accord pour supprimer l’essentiel du discours sur « Ce monstre, l’habitude »11, capable de tromper le diable et d’aider à reprendre le chemin de la vertu. L’extrait en question est emblématique de la friction entre l’in-quarto 2 (Q2) et l’in-folio de 1623 (F) d’Hamlet(s). Par une longue métaphore, Hamlet indique à sa mère comment en s’habituant à ne pas rejoindre la couche de Claudius, l’abstinence deviendra de plus en plus aisée. Il est composé de trois mouvements : Hamlet développe d’abord son image dans un sens général, puis il répète son imprécation à ne pas partager la couche de Claudius en expliquant que c’est l’habitude qui sera sa meilleure alliée, enfin il reprend la métaphore dans un autre plan en évoquant son aptitude à duper le diable lui-même. Cet extrait, complet dans Q2, se réduit, dans F, à sa partie centrale, la plus brève, qui en est la synthèse :

Abstenez-vous ce soir,
Et cela vous rendra un peu plus aisée
L’abstinence suivante.

Figure 2 - Coupes Hamlet (III.4.162-171)

Figure 2 - Coupes Hamlet (III.4.162-171)

Les parties en vert sont présentes dans le Q2, celles en noir dans Q2 et F.
Les chiffres représentent la portion coupée de chaque vers (de 0 à 10)

9La métaphore « Ce monstre, l’habitude », d’une profonde richesse et développée sur dix vers, vient s’enrouler autour du simple conseil d’Hamlet à sa mère. Il est saisissant de voir que sur dix-sept versions scéniques qui érodent l’extrait du texte ne provenant que de Q2, une seule, se passe aussi du passage central de l’extrait, appartenant à F et à Q2. C’est-à-dire que tous conservent le contenu du conseil d’Hamlet à sa mère, mais sacrifient une part de son amplification métaphorique et métaphysique. Faisant cela, leurs versions scéniques semblent calquer ce que fait la version de F par rapport à celle de Q2. Mais dans le détail, seuls quatre textes de scène coïncident exactement avec F. D’aucuns souhaitent malgré tout introduire un peu de cette dimension philosophique, d’autres ne gardent de Q2 qu’une belle répétition, « Et plus aisée encore / celle qui suivra. », qui renforce l’idée d’habitude. Ainsi, alors que tous partagent la volonté d’abrègement de cette dimension métaphorique qui éloigne trop le discours de l’action et de l’intensité émotionnelle de la scène, chacun le fait de manière singulière, renforçant le sentiment irrégulier du phénomène lui-même.

  • 12 Ces phénomènes à la fois cycliques et désordonnés rappellent très précisément les turbulences chaot (...)

10La structure de ces coupes présente une spectroscopie striée à l’image d’un matériau plutôt homogène qui résiste à la volonté de réduction des metteurs en scène mais qui se montre momentanément très friable. Ceux-ci ne parviennent à supprimer que les passages relativement accessoires, qui sont rares, ce qui fait coïncider les différentes coupes autour des seuls endroits « coupables ». Ces passages secondaires se retrouvent tous au cœur de longues répliques, et réciproquement, des espaces sacralisés, indispensables, apparaissent à l’inverse au niveau des enchaînements d’une réplique à l’autre. Ainsi se dessine un profil du matériau chaotique où la dynamique du dialogue est préservée, mais où les développements rhétoriques se prolongent excessivement. La résultante scénique ne représente pas une scène hachée mais au contraire un passage dont on a privilégié radicalement l’avancée active de l’action dramatique et la friction entre les personnages aux dépens de leurs raisonnements plus développés12.

Une scène turbulente dans une pièce chaotique

11Si l’on observe maintenant le phénomène du point de vue dramaturgique, parmi toutes les scènes de la pièce, la scène 4 de l’acte III est certainement celle qui cumule en plus grand nombre les distorsions évoquées précédemment. Elles apparaissent ici en trombe, la scène émergeant comme d’un régime chaotique, d’où l’intérêt qu’on lui porte ici pour approfondir ce rapport entre ordre et désordre dans Hamlet(s). D’abord Hamlet, dans la scène III.3, vient de quitter promptement le pauvre Claudius en train de prier pour se précipiter en rage chez sa mère. A peine entré, il entend un bruit derrière le rideau et croit que c’est son oncle. Mais l’oncle n’était-il pas il y a trente secondes en train de prier dans la chapelle ou dans son cabinet ? Comment fait-il pour être là avant qu’Hamlet arrive ? Son jugement est pourtant sûr, son pouls, il le dira plus loin, ne trahit pas une perte de contrôle. Mais avançons encore, Hamlet entend « au secours » depuis derrière le rideau, non seulement il perd la notion de temps, mais aussi le sens de l’ouïe, il ne reconnaît pas la voix du pauvre Polonius. Ensuite, ne vient-il pas, il y a une minute à peine, de prendre la résolution certaine d’épargner Claudius pour ne pas l’envoyer au paradis, au prix d’un long raisonnement ? Qu’à cela ne tienne, faisant fi de sa résolution, lui qui n’a jamais fait la guerre se révèle un assassin de sang-froid et tue sans même connaître sa victime. Mais la tempête parfaite continue, non seulement ce premier meurtre ne l’émeut guère mais il continue comme si de rien n’était son entretien avec sa mère, et elle non plus, après une simple réplique de pure forme, ne semble plus se soucier du sort du malheureux Polonius pour le reste de la scène. L’apparition du spectre, inaudible et invisible pour Gertrude, boucle avec brio les invraisemblances de cette scène, car si la folie a bon dos, les spectres se montrent aussi fort accommodants avec les approximations dramaturgiques de A. Le spectre, pathétique, revenu exprès des enfers pour rappeler à Hamlet son contrat de tueur repart bredouille, puisque, l’ayant écouté, Hamlet se contente de sermonner sa mère au lieu d’achever la vengeance du père.

  • 13 J. Gleick, La théorie du chaos..., p. 111.

12Là encore, plutôt que de balayer les symptômes d’une déficience de l’œuvre sous l’aura sans pareille de son auteur, ou avec la plume légère et conciliante de la folie d’Hamlet, les théoriciens du chaos13 nous apprennent avec Claudius que « quand viennent les désastres ce ne sont pas de solitaires éclaireurs, mais des bataillons ». Comme les désastres météorologiques, l’irrégularité et la succession déchainée des accidents d’écriture est leur marque de fabrique dans un système à la dynamique instable. Quand A. écrit Hamlet(s), il a déjà imaginé peu avant dans Roméo et Juliette un meurtre aussi cornélien que celui de Polonius, mais cette fois-là d’une facture parfaite. Au cœur du drame, mieux, au début de l’acte III, dans une scène d’action magistrale, Roméo tue Tybalt, cousin de Juliette, presque contre son gré après que celui-ci ait tué Mercutio presque par hasard. Ce meurtre fait basculer brillamment la pièce dans sa spirale tragique. Mais dans la scène 4 de l’acte III plusieurs régimes se font concurrence et tiennent A. dans un carcan dont, tel Hamlet, il ne parvient pas à se sortir. Du point de vue psychologique, la scène donne une consistance essentielle à Hamlet en tant que fils et à Gertrude en tant que personnage. Mais son impact dans l’arc narratif de la pièce est presque négligeable, puisque même l’intervention du spectre n’a aucun effet sur les scènes suivantes, le spectre effrayant de l’acte I est maintenant inoffensif. Par ailleurs, nous sommes sur le point de basculer dans l’acte IV, et A. est en retard pour enclencher l’engrenage tragique de la pièce. Entre la scène de la souricière et la fin de l’acte il semble ardu de placer la mort de Polonius. Tant pis pour l’effet déjà épuisé dans la scène III.1, on cache à nouveau Polonius dans son coin. Après tout, la chaîne des causes et des conséquences est prioritaire pour la poursuite de la tragédie, quand bien même la pièce craque sous d’autres coutures, les trames de la psychologie, de la continuité narrative et de la vraisemblance des actions.

De la vitalité des systèmes dynamiques complexes

13Ce qui est passionnant c’est que, si on les accepte comme tels, ces défauts apparents de la pièce peuvent fournir une formidable énergie pour sa recomposition contemporaine. Ce qu’A. n’a pas eu le loisir de faire, pressé par les urgences de production de son époque, le metteur en scène peut aujourd’hui l’achever autrement, en bénéficiant de temps, d’une distance critique et d’avancées théoriques éclairantes pour mener à bien sa tâche. Les craquelures du matériau Hamlet(s), ses incongruités mêmes, lui donnent des indications bien plus stratégiques que les seules fragilités textuelles révélées par les coupes historiques et contemporaines du texte pour son usage à la scène.

14Au lieu de trouver des justifications approximatives, et difficiles à expliciter par la mise en scène, à certaines séquences pour le moins bancales, au lieu d’obliger les actrices et acteurs à des écarts invraisemblables pour atténuer certains déraillements psychologiques, au lieu de contraindre le public à accepter ces situations qui touchent parfois au ridicule et qu’il a fini par accepter plus par habitude et avec le sourire que par adhésion aux arguments de la scène, la metteuse en scène ou le metteur en scène peut profiter des propriétés chaotiques et flexibles du matériau pour se placer dans le sillage du travail de l’auteur et s’inspirer de sa dynamique d’écriture et de son génie.

15Sur les bases de ce qu’on a observé de la scène III.4, le meurtre de Polonius devrait certainement intervenir plus tôt. L’autre scène où il se cache pour observer les amants, scène 1 acte III, nous indique une possibilité. L’erreur d’Hamlet tuant Polonius alors que le roi est lui aussi caché à ses côtés offrirait une perspective autrement intéressante, à l’instar du meurtre accidentel de Mercutio. Mais la scène de la souricière devrait alors intervenir avant, probablement à la fin de l’acte II, on la placerait plus près de la dynamique de l’arrivée des comédiens en réduisant les deux scènes et en évitant ainsi le retour un peu redondant des comédiens. Cela offrirait à l’actrice interprétant Ophélie un support certainement plus intense et cohérent à sa folie que la seule scène de la souricière qui la précède habituellement dans sa partition. Témoin de la mort de son père son instabilité psychique en serait pleinement justifiée. En revanche les réflexions stratégiques sur le départ d’Hamlet et son assassinat orchestré par Claudius, en début d’acte IV, pourraient remonter dans la pièce, juste après la scène III.1 pour combler le vide laissé par la scène de la souricière et permettre une respiration avant les deux grandes scènes finales de l’acte III. L’acte IV serait alors avantageusement raccourci, lui qui est toujours l’objet des coupes les plus importantes, et le dernier grand duo de la pièce, la scène entre Hamlet et Gertrude, arriverait donc plus tard dans la pièce, poussant cette force dramatique vers la fin du spectacle, lui offrant une assise dramatique plus équilibrée.

  • 14 J. Gleick, La théorie du chaos..., p. 415.

16Bien sûr ces hypothèses provoquent elles-mêmes de nouvelles perturbations dans la logique du matériau, et nécessitent certaines adaptations des dialogues, mais à la différence du travail interprétatif elles travaillent sur un système dynamique, un matériau capable d’évoluer, ce qui est le propre du vivant. Elles redonnent ainsi au travail créatif le pouvoir sur l’ensemble de la matière théâtrale, seul moyen de résoudre des problèmes qui ne peuvent se contenter de solutions locales. Elles épousent ainsi une esthétique du chaos. En effet, pour le neuroscientifique Arnold Mandell la théorie du chaos est essentielle pour expliquer la capacité de l’être humain à engendrer une profusion d’idées, décisions, émotions et tout autre produit de la conscience. Mais « avec ou sans le chaos, un scientifique sérieux et informé ne peut plus représenter le cerveau par une structure statique. Il y reconnait, depuis la découverte du neurone, l’existence d’une hiérarchie d’échelles permettant l’interaction du microscopique et du macroscopique […] si spécifique des processus dynamiques complexes.14 » En acceptant, à partir de l’observation de la scène III.4, de voir Hamlet(s) comme un système de ce type nous nous rapprochons de l’expérience incarnée de A. quand il s’empare des textes d’Ovide ou de Sénèque, il ne s’agit pas simplement de comprendre ses textes et de préparer leur représentation, mais de se laisser saisir par l’énergie et le génie de leur fabrication pour la poursuivre avec des moyens amplifiés.

17En fin de compte, en choisissant de prendre en compte les instabilités textuelles et dramaturgiques repérées dans la scène 4 de l’acte III d’Hamlet pour ce qu’elles sont, des fragilités structurelles du matériau, en n’essayant pas de les gommer mais en y reconnaissant au contraire des phénomènes générateurs de désordre parmi les nombreuses autres strates ordonnées de la pièce, on rejoint la pensée de Brecht sur l’auteur élisabéthain :

  • 15 Bertold Brecht, Écrits sur le théâtre 1, Paris, L'Arche, 1963, p. 119.

Dans le désordre des actes et de ses pièces, on reconnaît le désordre d’une vie humaine, telle que la raconte un homme qui n’a aucun intérêt à y mettre de l’ordre dans le seul but de doter d’un argument non tiré de la vie une idée qui pourrait n’être qu’un préjugé. Il n’y a rien de plus stupide que de représenter Shakespeare de telle sorte qu’il soit clair. Il est par nature obscur. Il est matériau à l’état brut.15

  • 16 J. Gleick, La théorie du chaos..., p. 409.

18Hamlet(s) est une pièce inachevée, ou au moins imparfaitement achevée, c’est un matériau brut, littéralement in-fini, mais, à la lumière des théories récentes de la physique, c’est ce qui lui confère une vitalité supérieure aux autres œuvres du même auteur, sans parler du reste du répertoire classique. Le texte existe sous plusieurs formes dès l’époque de sa représentation et, de ses premières éditions aux innombrables traductions et adaptations scéniques postérieures, fort de ses fragilités et des corrections que celles-ci appellent, il s’est encore démultiplié dans mille versions possibles comme si celui-ci pouvait se déployer, tel un labyrinthe Borgésien, à l’infini. On peut réfléchir à la modernité d’Hamlet(s) à partir de la réflexion d’Arnold Mandell sur les structures fractales : « Est-il possible que la pathologie mathématique, c’est-à-dire le chaos, soit la santé ? Et que la santé mathématique qui est le pouvoir de prédire et de différencier ce genre de structure, soit la maladie ? »16 L’imperfection d’Hamlet(s) est sa perfection, l’hétérogénéité de sa qualité poétique et dramaturgique le rend poreux non seulement à l’interprétation mais surtout à la réappropriation et à la transformation, car comme tout système dynamique il est instable et ouvert, donc connectable et compatible avec ces autres systèmes vivants que sont les processus de création des spectacles. Parce qu’en réalité la nature de ce matériau, si on le comprend non comme un texte seulement traduisible et réductible mais à travers son potentiel d’évolution, est chaotique, structurée et à la fois imprévisible, mutante, et c’est ce qui lui confère la puissance du continu et de l’organique. Son inachèvement est la source même de son infinitude.

Haut de page

Notes

1 « Rien n’est plus désastreux aujourd’hui que les faux dieux. Et même le texte est un faux dieu. (…) Mon but est de pénétrer ce qui est derrière la pièce, ce que l’auteur essayait vraiment de dire. Dans notre version la modernisation a été faite avec le plus grand respect. Comme j’ai dit, le seul moyen de découvrir Shakespeare est de l’oublier » in Margaret Croyden (éd.), Conversations with Peter Brook, entretiens de Margaret Croyden, New York, Faber and Faber, 2003, p. 262, trad. de l’auteur. Pour Brook il s’agit avant tout de ne pas sacraliser l’auteur, mais pour nous il s’agit de faire comme s’il n’existait tout simplement pas.

2 Hamlet, d’après Shakespeare, mise en scène de Peter Brook, Théâtre des Bouffes du Nord, 2000.

3 On a pu observer comment les versions Q2 et F d’Hamlet(s) sont, selon toute vraisemblance, issues chacune d’un processus de coupe à usage de la scène. Laurent, Berger « Lire les coupes d'Hamlet, méthodes et analyse. », in Marie Duret-Pujol (éd.), L’adaptation... d’un théâtre à l’autre, Horizons Théâtre N° 3, Presses Universitaires de Bordeaux, Janvier 2014.

4 La branche de la théorie du chaos qui s’intéresse aux objets fractals met en évidence la similarité de phénomènes à différentes échelles du même objet, un peu à la manière de poupées russes. Voir Benoit Mandelbrot, Les objets fractals, formes, hasard et dimension, Paris, Flammarion, 2010.

5 On peut ici invoquer l’incohérence dans la prétendue, ou avérée, folie d’Hamlet discutée dans Laurent Berger, « Diriger la folie dans Hamlet », in Shakespeare en devenir - Les Cahiers de La Licorne, n° 3, 2009. Publié en ligne le 28 janvier 2010. URL : http://shakespeare.edel.univ-poitiers.fr/index.php ?id =159. On peut aussi invoquer l’instabilité dans le caractère invisible/inaudible du spectre, l’absurdité de la preuve de la culpabilité de Claudius lors de à la représentation de La souricière, ou encore l’absence de référence à la mort d’Ophélie dans la scène du cimetière, avant l’arrivée du cortège funèbre.

6 C’est ce que fait, dès 1935, John Dover Wilson dans What happens in Hamlet, Cambridge, Cambridge University Press, 1935, remis au goût du jour en France par sa traduction à l’occasion de la mise en scène de Patrice Chéreau en 1988 : John Dover Wilson, Pour comprendre « Hamlet » : enquête à Elseneur, trad. par Dominique Goy-Blanquet, avant-propos par Patrice Chéreau et Claude Stratz, Paris, Seuil, 1992.

7 La présente réflexion concerne les XX et XXI siècles. La critique aristotélicienne est au cœur des réflexions esthétiques du XXe (de Brecht à F. Dupont) et les catégories aristotéliciennes sous-tendent également toute la théorie du jeu stanislavskien.

8 La théorie du chaos s’est développée à partir de l’observation d’irrégularités, ou de singularités dans des phénomènes physiques, souvent négligeables à première vue mais qui en se développant deviennent déterminantes dans l’évolution de ces phénomènes et qu’on refuse de simplifier par des approximations pour en saisir la complexité. Voir James Gleick, La Théorie du Chaos, trad. Christian Jeanmougin, Paris, Flammarion, coll. Champs-Sciences, 2021. p. 151. Edition originale James Gleick, Chaos : making a new science, New-York, Penguin, 1987.

9 Voir l’étude menée sur les mises en scène de Benthal (1948), Shaw (1958), Olivier (1963), Hall (1965 et 1975), Nunn (1970), Goodbody (1975), Vitez (1983), Berry (1985), Chéreau (1988), Höchst (1989), Müller (1990), Noble (1992), Lavaudant (1992), Warchus (1997), Zadek (1999), Caird (2000), Pimlott (2001), Brook (2001) et Boyd (2004), in Laurent Berger, « Lire les coupes d'Hamlet, méthodes et analyse. », in L’adaptation... d’un théâtre à l’autre (Horizons Théâtre N° 3, Presses Universitaires de Bordeaux) (http://www.lcdpu.fr/livre/ ?GCOI =27000100842390&fa =sommaire ), Janvier 2014. La version que nous utilisons pour les références des vers est William Shakespeare, Hamlet. Éd. T.J.B. Spencer, Londres, Penguin Books, coll. Penguin Shakespeare, 2005.

10 L. Berger, « Lire les coupes d’Hamlet »....

11 William Shakespeare, Hamlet, trad. Y. Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1978, p. 142. Sauf précision contraire, toutes les citations d’Hamlet dans cet article sont tirées de cette édition.

12 Ces phénomènes à la fois cycliques et désordonnés rappellent très précisément les turbulences chaotiques des fluides et préservent la vitalité de cette fin d’acte.

13 J. Gleick, La théorie du chaos..., p. 111.

14 J. Gleick, La théorie du chaos..., p. 415.

15 Bertold Brecht, Écrits sur le théâtre 1, Paris, L'Arche, 1963, p. 119.

16 J. Gleick, La théorie du chaos..., p. 409.

Haut de page

Table des illustrations

Légende Les barres jaunes représentent le nombre de fois ou un vers a été coupés parmi les 21 mises scènes étudiées
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/docannexe/image/8463/img-2.png
Fichier image/png, 81k
Titre Figure 2 - Coupes Hamlet (III.4.162-171)
Légende Les parties en vert sont présentes dans le Q2, celles en noir dans Q2 et F. Les chiffres représentent la portion coupée de chaque vers (de 0 à 10)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/docannexe/image/8463/img-3.png
Fichier image/png, 112k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Laurent Berger, « Au bord du chaos, Hamlet texte in-fini »Arrêt sur scène / Scene Focus [En ligne], 13 | 2024, mis en ligne le 24 avril 2024, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/8463 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11nji

Haut de page

Auteur

Laurent Berger

Metteur en scène, dramaturge, pédagogue et chercheur, Laurent Berger dirige actuellement le Département Théâtre et le Master Création Spectacle Vivant de l’Université Paul-Valéry Montpellier 3 et le projet de recherche international « Être, jouer et performer » porté par La Manufacture, Lausanne, et soutenu par le FNS. Il a traduit en l’espagnol William Shakespeare, Jean Genet et Jean-Luc Lagarce et a dirigé un volume sur le théâtre argentin aujourd’hui et un autre sur le théâtre de Rodrigo García et publié Shakespeare Material. Ses dernières créations sont 3 8 S M (Shakespeare Material) au Théâtre National Cervantés de Buenos-Aires et D. Quixote au Théâtre National de Chaillot et à la Biennale de Séville en 2017, Mesure pour Mesure (Théâtre du Galpón, 2019) et Tartufo, (Teatro Jorge Eliecer Gaitán, Bogota, 2022).

A director, playwright, teacher and researcher, Laurent Berger is currently head of the Theatre Department and the Master’s degree in Live Performance Creation at Université Paul-Valéry Montpellier 3. He is head of the international research project ‘Être, jouer et performer’ (‘Being, playing and performing’) run by La Manufacture, Lausanne. He has translated William Shakespeare, Jean Genet and Jean-Luc Lagarce into Spanish. He edited collections on Argentinian theatre today and the theatre of Rodrigo García, and authored Shakespeare Material. As a director, his most recent productions are 3 8 S M (Shakespeare Material) at the Teatro Nacional Cervantés in Buenos Aires, D. Quixote (Théâtre National de Chaillot and the Seville Biennial, 2017), Mesure pour Mesure (Galpón Theatre, 2019) and Tartufo (Teatro Jorge Eliecer Gaitán in Bogotá, 2022).

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-SA-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-SA 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search