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La scène des portraits au théâtre, à la radio et à l’écran : Kenneth Branagh et cinq Hamlets sous influence

Sarah Hatchuel

Résumés

Focalisé sur la séquence des portraits (scène du boudoir, acte III scène iv, où Hamlet montre à Gertrude le portrait de son ancien mari et celui du nouveau), cet article analyse le parcours de l’acteur-auteur Kenneth Branagh à travers cinq productions d’Hamlet où il a joué le personnage éponyme (RADA 1980 ; Renaissance 1988 ; BBC Radio 1992 ; RSC 1993 ; Castle Rock Films 1996). Les séquences seront étudiées comme des carrefours d’influences contradictoires, entre interprétation violente et sexualisée (Olivier, Zeffirelli) et jeu retenu et menaçant (Kozintsev), entre prise en compte de l’expérience d’un mentor (Derek Jacobi) et fascination pour un acteur hollywoodien (James Cagney). Nous montrerons que l’interprétation de Branagh, à la fois personnelle et collective, évolue de 1980 à 1996, dans une prise en compte à la fois du médium et des multiples sources d’influence de l’acteur-auteur.

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Texte intégral

  • 1 « A hoop through which every eminent actor must, sooner or later, jump », see Paul Prescott, Review (...)
  • 2 Christophe Damour, « Paon ou caméléon ? L’acteur face à l’incarnation du personnage réel à l’écran  (...)
  • 3 Sarah Hatchuel, « Kenneth Branagh: Mainstreaming Shakespeare in Movie Theatres », in Cambridge Comp (...)

1Au début du XXe siècle, le critique littéraire Max Beerbohm se plaignait que le rôle d’Hamlet était devenu un simple cerceau à travers lequel tout acteur éminent doit, tôt ou tard, sauter1. Mais quel serait exactement l’attrait de ce « simple cerceau » ? Le défi lancé à chaque acteur est empreint d’une tension : il s’agit de se positionner dans une tradition façonnée par quatre siècles d’histoire théâtrale tout en apportant sa touche personnelle. Hamlet, personnage acteur et metteur en scène qui s’interroge sur son existence en tant que personnage de fiction (« To be or not to be ? » (III.i.56)), pose un dilemme à chaque comédien : comment renouveler le rôle tout en rappelant que ce rôle a déjà eu des milliers de vies, qu’il a déjà été joué et rejoué à la fois par soi et par les autres ? Dans un article consacré à l’acteur face à l’incarnation d’un personnage réel à l’écran, Christophe Damour a étudié plusieurs stratégies actorales : la stratégie « caméléon » où l’acteur s’oublie et se fond dans le rôle, et la stratégie « paon » où l’acteur s’affiche de manière ostentatoire2. Hamlet est un personnage dont la « réalité » a été construite à la fois par les légendes scandinaves et le réseau intertextuel constitué par ses incarnations infinies au théâtre, à l’écran et dans la littérature à travers le monde. L’acteur peut donc choisir d’être un caméléon en écho à ce réseau ou d’être un paon mettant en avant sa propre personnalité. L’acteur Kenneth Branagh a combiné ces stratégies. À travers son goût pour les films américains grand public, ses origines ouvrières, son identité à la fois irlandaise et britannique, son parcours de self-made man, qui l’a amené de la Royal Academy of Dramatic Art à la Royal Shakespeare Company puis à sa propre troupe, la compagnie Renaissance, jusqu’au cinéma, Branagh se situe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de l’establishment, respectant et combattant les traditions. Il a ainsi contribué à redéfinir les relations entre Shakespeare et Hollywood, entre le film d’auteur et le blockbuster, ainsi qu’entre le théâtre et le cinéma3. Cet article analyse le parcours de cet acteur-auteur à travers cinq productions d’Hamlet où il a joué le personnage éponyme. L’interprétation de Branagh, à la fois très personnelle et très collective, évolue de 1980 à 1996, dans une prise en compte à la fois de chaque médium et de plusieurs sources d’influence.

  • 4 Hamlet, éd. Ann Thompson et Neil Taylor, Arden Shakespeare, London, Bloomsbury, 2006, 339n.
  • 5 Yolana Wassersug, « ‘The counterfeit presentment of two brothers’: The Power of Portraits in Hamlet(...)
  • 6 Voir Stanley Cavell, Disowning Knowledge in Seven Plays of Shakespeare, Cambridge, Cambridge Univer (...)
  • 7 Richard W. Schoch, « Shakespeare the Victorian », A Companion to Shakespeare and Performance, éd. B (...)

2Pour étudier cette évolution, je me focaliserai sur la séquence des portraits (à l’intérieur de la scène du boudoir, Acte III scène 4) où Hamlet montre à Gertrude le portrait de son ancien mari et celui du nouveau. Dans leur édition de la pièce, Ann Thompson et Neil Taylor précisent que, sur scène, les images du père et de l’oncle peuvent devenir de grands portraits officiels (comme le suggère l’édition illustrée de Nicholas Rowe en 1709, inspirée de la production de Thomas Betterton à la Restauration), mais aussi des bustes sculptés, des miniatures, des pièces de monnaie ou des photographies4. Si la légende est vraie selon laquelle Shakespeare a joué le fantôme du père, alors c’est un portrait de Shakespeare qu’Hamlet décrit en des termes si dithyrambiques, avant de peindre son oncle en des termes détestables (III.iv.53–65). Ce faisant, il doit convaincre à la fois Gertrude et le public – public qui ne voit donc pas toujours les portraits et ne peut donc pas décider si les propos d’Hamlet ne seraient pas guidés par un amour aveugle pour le père. Dans un article de 2015, Yolana Wassersug entend démontrer l’importance relative (ou plutôt la non-importance) de la capacité du public à voir les visages des deux rois5. Cependant, si le public ne voit pas les images, il doit faire le choix de croire ou de ne pas croire dans une réalité construite uniquement par les mots, un peu comme devant la scène de la falaise dans Le Roi Lear6. En 1874 au Lyceum Theatre de Londres, Henry Irving choisit de s’opposer à une tradition où les images sont sur scène sous une forme ou une autre, pour mettre en avant l’ambiguïté créée par les mots. Il fait comme si les portraits étaient dans le public, accrochés au « quatrième mur » imaginaire de la scène. Avec cette mise en scène, les portraits peuvent, selon Richard Schoch, soit bel et bien exister soit appartenir aux hallucinations d’Hamlet7. Tout dépend de l’interprétation qu’en fera chaque spectateur et spectatrice.

3Les adaptations filmiques font toutes le choix d’intégrer les portraits à la diégèse sous forme de médaillons (le médaillon représentant le père appartient à Hamlet ; celui représentant l’oncle est porté par Gertrude), mais elles cachent généralement les visages. Le film de Laurence Olivier en 1948 (avec Laurence Olivier dans le rôle-titre et Eileen Herlie en Gertrude, qui a dix ans de moins que lui alors qu’elle joue sa mère…), le téléfilm de Rodney Bennett pour la BBC en 1980 (avec Derek Jacobi et Claire Bloom), et le film de Franco Zeffirelli en 1990 (avec Mel Gibson et Glenn Close qui apporte sa persona sulfureuse du film Fatal Attraction) s’inscrivent dans une même veine soi-disant freudienne, à la fois incestueuse et violente, où Hamlet alterne entre le rôle du violeur, de l’amoureux transi et de l’enfant bercé dans les bras de sa mère. Les médaillons deviennent des accessoires qui contribuent à la violence physique, puisqu’ils se font à la fois garrots qui étranglent et chaînes qui retiennent (voir figures 1, 2 et 3).

1. Scène des portraits dans le film de Laurence Olivier de 1948

1. Scène des portraits dans le film de Laurence Olivier de 1948

(capture d’écran, archives personnelles)

2. Scène des portraits dans le téléfilm de Rodney Bennett de 1980 pour la BBC

2. Scène des portraits dans le téléfilm de Rodney Bennett de 1980 pour la BBC

(capture d’écran, archives personnelles)

3. Scène des portraits dans le film de Franco Zeffirelli de 1990

3. Scène des portraits dans le film de Franco Zeffirelli de 1990

(capture d’écran, archives personnelles)

4S’éloignant de la tradition occidentale, le Hamlet qu’interprète Innokentiy Smoktunovskiy sous la direction de Grigori Kozintsev en 1964 retient ses gestes dans des postures menaçantes où les médaillons deviennent des chaînes très lourdes et donc des armes létales. Son jeu, minimaliste mais très efficace, épargne physiquement Gertrude (jouée par Elza Radzina) mais celle-ci, avec une main portée à sa gorge, suggère qu’un étranglement est toujours possible, qu’il est seulement en suspens (voir figure 4).

4. Scène des portraits dans le film de Grigori Kozintsev de 1964

4. Scène des portraits dans le film de Grigori Kozintsev de 1964

(capture d’écran, archives personnelles)

  • 8 Kenneth Branagh, Beginning, Londres, Chatto & Windus, 1989, p. 69
  • 9 Ibid., p. 78.

5C’est en voyant Derek Jacobi jouer Hamlet sur scène à Oxford en 1976 que Kenneth Branagh décide de devenir acteur. C’est un rôle que Branagh a eu très tôt envie de maîtriser8 et qu’il a joué cinq fois en seize ans. Il en eut l’occasion dès ses 20 ans, en 1980, pour le spectacle de fin de promotion de la Royal Academy of Dramatic Art (voir figure 5). Mise en scène par Malcolm McKay, la production fut, d’après l’autobiographie de Branagh, très rythmée. Selon les professeurs de diction, Branagh fut le Hamlet le plus rapide de tous les temps ; et selon Hugh Cruttwell, le directeur de l’école, Branagh fit preuve d’une « irritabilité animée », bien trop comique9.

5. Kenneth Branagh jouant Hamlet en 1980 à la RADA

5. Kenneth Branagh jouant Hamlet en 1980 à la RADA

(archives personnelles)

  • 10 Michael Ratcliffe, Observer, 29 Mai 1988 ; Maureen Paton. Daily Express, 17 mai 1988.

6Ce n’est que partie remise, huit ans plus tard : Branagh joue son premier Hamlet professionnel en 1988 dans le cadre de sa propre compagnie théâtrale, Renaissance. Cette fois-ci, Branagh demande à Derek Jacobi de le mettre en scène. De l’avis des critiques, Branagh joue Hamlet comme un vengeur frénétique, impétueux et inconsidéré, un terroriste dangereux, sanguinaire et énergique mais manquant de profondeur. Pour The Observer, la production rappelle davantage les grands films de gangsters que Shakespeare et, pour The Daily Express, à travers son physique et son comportement, Branagh ressemble à James Cagney en jeune rebelle débordant d’intensité nerveuse10. Cette remarque est d’autant plus pertinente que Branagh, un an auparavant, jouait dans Public Enemy, pièce écrite par lui-même dans laquelle un jeune homme de Belfast est obsédé par Cagney et par son rôle de gangster dans le film Public Enemy de 1931 (voir figure 6).

6. Kenneth Branagh jouant Tommy Black, jeune homme obsédé par James Cagney, dans la pièce Public Enemy (Renaissance Theatre Company, 1987)

6. Kenneth Branagh jouant Tommy Black, jeune homme obsédé par James Cagney, dans la pièce Public Enemy (Renaissance Theatre Company, 1987)

(archives personnelles)

7C’est dans ce film que Cagney écrase un demi-pamplemousse sur le visage de sa partenaire, Maë Clarke (voir vidéo 1).

8

Vidéo 01

James Cagney interprétant Tom Powers dans The Public Enemy (réal. William A. Wellman, 1931) (capture d’écran, archives personnelles)

9Ce geste humiliant, gratuit et misogyne est, selon moi, repris par Branagh au cours des répétitions de la scène des portraits, que l’on découvre dans le documentaire Discovering Hamlet réalisé par Mark Olshaker (1990). Branagh, tout en colère, ressentiment et ironie, avance ses mains en forme de coupe vers le visage de Dearbhla Molloy, qui joue Gertrude, comme s’il se préparait à tenir non pas un médaillon mais le pamplemousse de Cagney (voir vidéo 2).

10

Vidéo 02

Répétition de la scène des portraits dans le documentaire Discovering Hamlet (1990) (archives personnelles)

  • 11 Entretien avec Mark Lawson, « More than an actor », The Independent, 9 mai 1987.
  • 12 Pour les approaches psychanalytiques d’Hamlet, voir Sigmund Freud, The Complete Letters of Sigmund (...)

11Dans le documentaire, Jacobi admet qu’il est très difficile de céder ses idées d’acteur à un autre acteur. En demandant à Jacobi de le mettre en scène, Branagh a vampirisé un ancien Hamlet, pour le remplacer et devenir Hamlet à son tour. Dans un entretien pour The Independent en 1987, il declare ainsi : « I love that sense of theatre being handed down, through the generations, from Irving, who was seen by Olivier, who was seen by Jacobi, who was seen by me11. » De manière révélatrice, au cours des répétitions de la scène des portraits, Jacobi (Claudius) est dans la même position que le fantôme, qui vient interrompre Branagh (Hamlet) et le séparer de Gertrude – fantôme que Freud et son discipline Ernest Jones ont interprété comme la figure paternelle se mettant au travers du désir incestueux12.

12La production radiophonique de 1992, enregistrée pour la BBC et réalisée par Branagh et Glyn Dearman, marque le premier contact de Branagh avec le texte complet de Hamlet, synthèse du second in-quarto (Q1) et du premier in-folio (F), version qu’il ne quittera plus, tant à la scène qu’à l’écran. La radio a représenté une répétition pertinente en vue du film de 1996. En effet, tout comme le médium de la radio, le cinéma élimine la nécessité de projeter la voix jusqu’au fond de l’orchestre et, grâce à la possibilité de faire des pauses au moyen du montage sonore, préserve l’énergie de l’acteur. Le Hamlet radiophonique de Branagh devient plus doux, plus éthéré et poétique, ayant perdu une part de son agressivité et sa moquerie acerbe. Cependant, dans la scène du boudoir où il est confronté à Gertrude, jouée par Judi Dench, la colère déferle à nouveau, avec des intonations très similaires à celle de 1988 (« have you eyes, hum ? »). Le travail sonore, notamment les plaintes gémissantes et apeurées de Dench, permet d’imaginer qu’Hamlet rudoie sa mère et menace son intégrité physique ; en revanche, le médium radiophonique reproduit la mise en scène d’Irving où nous devons nous-mêmes décider de l’existence même des images du père et de l’oncle (voir vidéo 3).

13

Vidéo 03

La scène des portraits dans le Hamlet de la BBC (1992) (archives personnelles)

  • 13 John Peter, « What a piece of work », Sunday Times, 27 décembre 1992.

14En 1992, le metteur en scène Adrian Noble demande à Branagh s’il est intéressé par la reprise d’Hamlet à la Royal Shakespeare Company, dans une version inspirée d’Ibsen, Strinberg et Bergman, qui amalgame à nouveau les textes du second in-quarto (Q2) et du F. Branagh accepte et joue au Barbican Centre à l’hiver 1992 et à Stratford-upon-Avon au printemps 1993. Pour le Sunday Times, le jeune agitateur indigné qu’il jouait pour la Renaissance Theatre Company s’est transformé en un prince réfléchi, renfermé et sérieux derrière lequel on sent une intelligence vive et alerte13. Selon Anny Crunelle,

  • 14 Anny Crunelle-Vanrigh, « A detailed account of Hamlet », Cahiers Elisabéthains, n°44, octobre 1993, (...)

[l]es scènes de comédie ont bénéficié de multiples expérimentations et d’une forte dose d’improvisation comme en témoignent les nombreux changements d’une représentation à l’autre. Ce jeu sur la corde raide semble avoir contribué à la fraîcheur et à la vitalité de la production14.

15Les improvisations concernaient également les scènes plus tragiques, notamment la scène du boudoir où Gertrude était jouée par Jane Lapotaire. Dans un entretien à Stratford juste avant les dernières représentations, Branagh a répondu à une question de Samuel Crowl, qui avait vu trois fois la production (en janvier, février et mars) et avait remarqué certaines différences :

  • 15 Samuel Crowl, « Hamlet ‘Most Royal’: An Interview with Kenneth Branagh », Shakespeare Bulletin, aut (...)

Sam CROWL : I hope you are still trying to ram that photograph of Claudius up Gertrude’s dress in the closet scene.

Kenneth BRANAGH : [Big laugh] It comes and goes ; it just depends on the moment each night15.

16Au-delà des questions d’improvisation et d’évolution du jeu, cet échange est très révélateur de la manière avec laquelle, pendant des siècles, les artistes et le public ont internalisé et naturalisé la culture du viol : il semble tout à fait normal qu’Hamlet non seulement s’immisce dans la vie sexuelle de sa mère mais aussi l’agresse.

17Entre les deux temps de la production, le rythme s’est accéléré : de 4 heures 30 initialement, la durée de la pièce passe à 3 heures 40. La séquence des portraits ne dure ainsi plus qu’1 minute et 47 secondes au lieu de 2 minutes et 11 secondes (voir vidéos 4 et 5), sans qu’aucune coupe textuelle n’ait eu lieu. La voix de Branagh se fait plus grave ; la diction apporte une forme de lassitude et de fatalité. Surtout, la colère laisse place au désespoir, et à l’incrédulité devant l’amour que Gertrude porte à Claudius et qu’Hamlet ne comprend pas.

18

Vidéo 04

La scène des portraits dans le Hamlet de la RSC (Barbican, 1992) (archives personnelles)

19

Vidéo 05

La scène des portraits dans le Hamlet de la RSC (Stratford-upon-Avon, 1993) (archives personnelles)

20Pour le film qu’il réalise lui-même en 1996, Branagh choisit de prendre quatre jours entiers pour tourner la confrontation avec Gertrude (jouée par Julie Christie), afin d’apporter une plus grande gamme d’émotions. Le Hamlet de Branagh est cette fois-ci plus sensible, amer et vulnérable. Les plans tournés en 70mm, format de pellicule qui permet une très haute résolution, laissent percevoir ses larmes, même au cœur de la colère. Le jeu hésite entre l’interprétation violente et sexualisée (selon la tradition anglophone) et celle plus retenue et menaçante (sur le modèle russe). Branagh commence à la manière de Derek Jacobi, malmenant sa mère et la jetant sur le lit, et finit comme Innokentiy Smoktunovskiy, s’adressant à elle sans la toucher (voir vidéo 6).

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Vidéo 06

La scène des portraits dans le Hamlet de 1996 (archives personnelles)

22On note que les médaillons ne sont attachés à aucune chaîne et ne peuvent plus être employés pour blesser ou retenir (voir figure 7).

7. La scène des portraits dans le Hamlet de 1996

7. La scène des portraits dans le Hamlet de 1996

(capture d’écran, archives personnelles)

23Le choix le plus original de la séquence est de s’attarder en gros plans sur les photographies en noir et blanc, qui révèlent les visages du père et de l’oncle (voir figure 8).

8. Les portraits dans le Hamlet de 1996

8. Les portraits dans le Hamlet de 1996

(capture d’écran, archives personnelles)

24Chaque spectateur et spectatrice peut donc juger sur pièces le discours contrasté que tient Hamlet. Branagh a donné le visage du père à son meilleur ami dans la vie, Brian Blessed ; et le visage de l’oncle à Derek Jacobi, son mentor, qui avait déjà joué Claudius dans la production radiophonique. Le casting présente ainsi Claudius, joué par Derek Jacobi, comme l’homme qui a accompli ce que l’on souhaite accomplir, mais que l’on doit abattre. Cette séquence des médaillons révèle aussi à quel point Hamlet et son oncle présentent des ressemblances physiques sans aucun précédent dans les autres productions cinématographiques où Claudius est généralement représenté comme un personnage corpulent. Dans le film de Branagh, Hamlet et Claudius sont les seuls parmi toute la cour à adopter les mêmes vêtements militaires, les mêmes cheveux décolorés et la même coupe en brosse (voir figure 9).

9. Hamlet (Branagh) et Claudius (Jacobi) dans le film Hamlet de 1996

9. Hamlet (Branagh) et Claudius (Jacobi) dans le film Hamlet de 1996

(capture d’écran, archives personnelles)

  • 16 Nina da Vinci Nichols, « Branagh’s Hamlet Redux », Shakespeare Bulletin 15.3 (1997), p. 39 [p. 38-4 (...)
  • 17 Jones, p. 159 : « Hamlet himself [...] may at times be bawdy in a forced fashion but is never sensu (...)

25Notée par plusieurs critiques et par des acteurs sur le tournage du film16, cette ressemblance peut amener à s’interroger sur le début de la relation entre Claudius et Gertrude. Leur amour aurait-il commencé bien avant la mort du roi ? Hamlet pourrait-il être le fils de Claudius ? En tentant de s’éloigner d’une représentation freudienne explicite, Branagh finit par réaliser une adaptation qui suit en tout point les recommandations d’Ernest Jones : le complexe d’Œdipe n’est pas révélé dans un jeu affectueux envers la mère, mais est toujours là en filigrane, prédisposant le personnage à une identification aux figures paternelles17.

26Les séquences des portraits où joue Branagh sont ainsi à percevoir comme des carrefours d’influences contradictoires, entre tradition anglophone et tentation russe, entre fascination pour la persona de James Cagney et prise en compte de l’expérience d’un mentor-adversaire (Derek Jacobi). Puisque Ian McKellen a récemment joué Hamlet au Theatre Royal Windsor de Londres à 82 ans, il n’est pas impossible que Branagh, qui n’a que 62 ans, reprenne le rôle une sixième fois. Et cette fois-ci, on espère bien que l’actrice jouant Gertrude lui renverra les portraits… à la figure.

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Notes

1 « A hoop through which every eminent actor must, sooner or later, jump », see Paul Prescott, Reviewing Shakespeare: Journalism and Performance from the Eighteenth Century to the Present, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, p. 3.

2 Christophe Damour, « Paon ou caméléon ? L’acteur face à l’incarnation du personnage réel à l’écran », Cinémaction, n°139, 2011, p. 37-41.

3 Sarah Hatchuel, « Kenneth Branagh: Mainstreaming Shakespeare in Movie Theatres », in Cambridge Companion to Shakespeare on Film, éd. Russell Jackson, Seconde édition, Cambridge, Cambridge University Press, p. 224-236.

4 Hamlet, éd. Ann Thompson et Neil Taylor, Arden Shakespeare, London, Bloomsbury, 2006, 339n.

5 Yolana Wassersug, « ‘The counterfeit presentment of two brothers’: The Power of Portraits in Hamlet », in Shakespeare and the Power of the Face, éd. James A. Knapp, Londres et New York, Routledge, 2015, p. 151-162.

6 Voir Stanley Cavell, Disowning Knowledge in Seven Plays of Shakespeare, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 [1987], p. 55 ; Jonathan Goldberg, « Dover Cliff and the Conditions of Representations: King Lear 4:6 in Perspective », Poetics Today, vol. 5, n° 3, 1984, p. 537-547.

7 Richard W. Schoch, « Shakespeare the Victorian », A Companion to Shakespeare and Performance, éd. Barbara Hodgdon et W.B. Worthen, Londres, Blackwell, 2005, p. 233-248.

8 Kenneth Branagh, Beginning, Londres, Chatto & Windus, 1989, p. 69

9 Ibid., p. 78.

10 Michael Ratcliffe, Observer, 29 Mai 1988 ; Maureen Paton. Daily Express, 17 mai 1988.

11 Entretien avec Mark Lawson, « More than an actor », The Independent, 9 mai 1987.

12 Pour les approaches psychanalytiques d’Hamlet, voir Sigmund Freud, The Complete Letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess 1887-1904, traduit et édité par Jeffrey Moussaieff Masson, Cambridge, Harvard University Press, 1985, p. 298; Ernest Jones, Hamlet and Oedipus, New York, Londres, W. W. Norton, 1976 [1949] ; Jacques Lacan. « Desire and the Interpretation of Desire in Hamlet », traduit par James Hulbert, in Literature and Psychoanalysis: The Question of Reading: Otherwise, éd. Shoshana Felman, Baltimore: Johns Hopkins University Press, 1982, p. 11-52; Jacques Lacan, « Hamlet, par Lacan» Ornicar? 25 (1982), p. 13-26; « Hamlet, par Lacan » Ornicar? 26-27 (1983), p. 7-44.

13 John Peter, « What a piece of work », Sunday Times, 27 décembre 1992.

14 Anny Crunelle-Vanrigh, « A detailed account of Hamlet », Cahiers Elisabéthains, n°44, octobre 1993, p. 67-74.

15 Samuel Crowl, « Hamlet ‘Most Royal’: An Interview with Kenneth Branagh », Shakespeare Bulletin, automne 1994, p. 5-8.

16 Nina da Vinci Nichols, « Branagh’s Hamlet Redux », Shakespeare Bulletin 15.3 (1997), p. 39 [p. 38-41] ; Deborah Cartmell, « Reading and Screening Ophelia », Shakespeare Yearbook (1997), p. 38 [p. 28-41] ; Russell Jackson, « Diary », in Kenneth Branagh, ‘Hamlet’ by William Shakespeare: Screenplay, Introduction and Film Diary, Londres, Chatto & Windus, 1996, p. 187 ; Mark Thornton Burnett, « The ‘Very Cunning of the Scene’: Kenneth Branagh’s Hamlet, » Literature/Film Quarterly, 25.2, 1997, p. 79 [p. 78-82].

17 Jones, p. 159 : « Hamlet himself [...] may at times be bawdy in a forced fashion but is never sensual—especially towards his mother »

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Table des illustrations

Titre 1. Scène des portraits dans le film de Laurence Olivier de 1948
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Titre 2. Scène des portraits dans le téléfilm de Rodney Bennett de 1980 pour la BBC
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Titre 3. Scène des portraits dans le film de Franco Zeffirelli de 1990
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Titre 4. Scène des portraits dans le film de Grigori Kozintsev de 1964
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Titre 5. Kenneth Branagh jouant Hamlet en 1980 à la RADA
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Titre 6. Kenneth Branagh jouant Tommy Black, jeune homme obsédé par James Cagney, dans la pièce Public Enemy (Renaissance Theatre Company, 1987)
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Titre 7. La scène des portraits dans le Hamlet de 1996
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Titre 8. Les portraits dans le Hamlet de 1996
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Titre 9. Hamlet (Branagh) et Claudius (Jacobi) dans le film Hamlet de 1996
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarah Hatchuel, « La scène des portraits au théâtre, à la radio et à l’écran : Kenneth Branagh et cinq Hamlets sous influence »Arrêt sur scène / Scene Focus [En ligne], 13 | 2024, mis en ligne le 24 avril 2024, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/8407 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11njh

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Auteur

Sarah Hatchuel

Sarah Hatchuel, Présidente d’honneur de la Société Française Shakespeare, est Professeure en études cinématographiques et audiovisuelles et Vice-Présidente du Conseil scientifique à l’université Paul-Valéry Montpellier 3. Elle est l’auteure de livres sur Shakespeare au cinéma (L’Ecran shakespearien : adaptation, citation, modèle, Rouge Profond, 2022 ; Shakespeare and the Cleopatra/Caesar Intertext : Sequel, Conflation, Remake, Fairleigh Dickinson University Press, 2011 ; Shakespeare, from Stage to Screen, Cambridge University Press, 2004 ; A Companion to the Shakespearean Films of Kenneth Branagh, Blizzard Publishing, 2000) et sur les séries télévisées américaines (The Leftovers : le troisième côté du miroir, Playlist Society, 2019 ; Rêves et series américaines : La fabrique d’autres mondes, Rouge Profond, 2015 ; Lost : Fiction Vitale, PUF, 2013). Elle codirige (avec Nathalie Vienne-Guerrin) la collection Shakespeare on Screen (PURH/CUP) et codirige (avec Ariane Hudelet) la revue TV/Series (http://tvseries.revues.org).

Sarah Hatchuel is Professor of Film and Media Studies at the University Paul-Valéry Montpellier 3 (France) and former president of the Société Française Shakespeare. She has written extensively on adaptations of Shakespeare’s plays (L’Ecran shakespearien, Rouge Profond, 2022) ; Shakespeare and the Cleopatra/Caesar Intertext : Sequel, Conflation, Remake, Fairleigh Dickinson University Press, 2011 ; Shakespeare, from Stage to Screen, Cambridge University Press, 2004 ; A Companion to the Shakespearean Films of Kenneth Branagh, Blizzard Publishing, 2000) and on TV series (The Leftovers : le troisième côté du miroir, Playlist Society, 2019 ; Rêves et séries américaines : la fabrique d’autres mondes, Rouge Profond, 2015 ; Lost : Fiction vitale, PUF, 2013). She is general co-editor of the CUP Shakespeare on Screen collection and of the online journal TV/Series.

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