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3. La comédie médicale chez Molière et ses contemporains

La scène de médecine chez Molière : essai de typologie dramatique

Bénédicte Louvat

Résumés

Molière a composé quatre comédies médicales et deux comédies comportant une séquence médicale plus ou moins étendue. Les thèmes de la médecine ou de la maladie y sont utilisés comme supports du nœud ou du dénouement ou de développements annexes. Ces pièces font toutes place à des « scènes de médecine », c’est-à-dire des scènes qui dramatisent la relation entre un malade et un médecin, et qui prennent majoritairement la forme de consultations. Si les malades de Molière sont tous de faux malades (qu’ils le soient par feinte, par force ou par imagination), ses médecins sont tantôt vrais, tantôt faux et les différentes combinaisons exploitées permettent de varier les traits comiques. L’originalité des scènes de médecine chez Molière tient toutefois au recouvrement du thème médical par le thème religieux, la satire de la médecine devenant, après l’interdiction de Tartuffe en 1664, le masque d’une satire de la religion.

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Texte intégral

  • 1 Parce qu’elle est conçue comme un véritable panégyrique, la seconde édition de cette pièce est insé (...)
  • 2 Brécourt, L’Ombre de Molière [1674], sc. 12, dans Les Œuvres de Monsieur de Molière, Paris, C. Barb (...)
  • 3 L’Ombre de Molière, sc. 13, p. 78.
  • 4 Comme Monsieur Filerin dans L’Amour médecin (III, 1) et Béralde dans Le Malade imaginaire (III, 3), (...)

1De son vivant déjà, et plus encore après sa mort, Molière a été perçu comme le spécialiste de la satire des médecins. C’est ce qui apparaît dans L’Ombre de Molière, pièce d’hommage1 représentée en mars 1674 et dont l’auteur, Brécourt, avait appartenu à la troupe de Molière au début des années 1660. L’intrigue peut être résumée ainsi : l’arrivée de Molière aux Enfers suscite la réprobation des morts, qui viennent se plaindre à Pluton de ce que le poète les a tournés en ridicule dans son œuvre. Divers personnages comparaissent tour à tour, parmi lesquels une précieuse, un marquis, mais aussi Monsieur de Pourceaugnac, Madame Jourdain et bien d’autres. On annonce alors l’arrivée des médecins et Pluton s’exclame : « Ce sont nos meilleurs Amis2 ». Après quelques échanges courtois avec le dieu des morts, l’un des médecins annonce : « Nous venons vous demander justice d’un Téméraire qui prétend traiter la Médecine d’imposture, et de Charlatanerie3 ». Le personnage de Molière entend leurs griefs puis leur répond, en reprenant l’essentiel des arguments qui se trouvent dans ses pièces, au premier rang desquels les dissensions permanentes qui existent entre les hommes de l’art, Brécourt n’hésitant pas, ici ou là, à plagier son prédécesseur4 :

  • 5 L’Ombre de Molière, sc. 13, p. 84-85.

MOLIERE.
Imposteurs ! Qui peut mieux prouver votre ignorance, et l’incertitude de vos projets, que vos contrariétés perpétuelles ? Vous trouvez-vous jamais d’accord ensemble ? Et jusqu’à vos moindres Ordonnances, a-t-on jamais vu un Médecin suivre celle de l’autre, sans y ajouter ou diminuer quelque chose ? Quant à leurs opinions, elles sont encore plus différentes que leurs pratiques. Les uns disent que la Cause des maux est dans les humeurs ; Les autres dans le sang. Quelques-uns, par un pompeux galimatias, l’imputent aux atomes invisibles, qui entrent dans les pores. Celui-ci soutient, que les maladies viennent du défaut des forces corporelles : Celui-là, qu’elles procèdent de l’inégalité des éléments du Corps, et de la qualité de l’air que nous respirons, ou de l’abondance, crudité, et corruption de nos aliments. Ah que cette diversité d’opinions marque bien l’ignorance des Médecins ; mais encore plus la faiblesse ou la témérité des Malades qui s’abandonnent aux agitations de tant de vents contraires5 !

2De manière évidente, l’entrée des médecins et la défense de Molière constituent, dans la logique de gradation sur laquelle est fondée la pièce, son point culminant et l’une de ses principales justifications.

3Mais quelles sont les raisons qui peuvent expliquer que, un an après sa mort, la représentation des médecins et de la médecine soit ainsi érigée en trait majeur de son théâtre ? Et quels sont les ingrédients, les constituants ou les invariants d’une scène de médecine moliéresque, qui la rendent reconnaissable et ont permis son intégration à la culture commune, en faisant un réservoir de bons mots, de situations et d’images ? C’est à ces questions que je tenterai de répondre, en commençant par une présentation du corpus des comédies médicales ou à séquence médicale et de leurs caractéristiques.

  • 6 Voir la notice de la pièce dans Molière, Œuvres complètes, éd. dirigée par Georges Forestier et Cla (...)
  • 7 Voir la notice de la pièce dans Molière, Œuvres complètes, t. I, p. 1466-1468.
  • 8 Albert-Paul Alliès, Une ville d’Etats : Pézenas aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Flammarion, 1908, (...)
  • 9 L’un des indices de cette reconfiguration a posteriori d’un matériau initial est le nom du protagon (...)

4Si l’on additionne les comédies strictement médicales et les comédies comportant une séquence médicale, on obtient six unités. Cinq d’entre elles peuvent être datées sans difficulté. La première est Le Festin de Pierre, créée le 15 février 1665 au Palais-Royal ; la deuxième L’Amour médecin, comédie-ballet représentée pour la première fois en septembre 1665 à Versailles et également nommée « Les Médecins » par les contemporains6 ; la troisième Le Médecin malgré lui, créée le 6 août 1666 au Palais-Royal et d’abord connue sous le titre du Médecin fait par force ou du Médecin par force7. Les deux dernières sont des comédies-ballets : Monsieur de Pourceaugnac, donnée le 6 octobre 1669 à Chambord puis reprise à la Ville et Le Malade imaginaire, jouée pour la première fois le 10 février 1673 au Palais-Royal. Reste le cas particulier du Médecin volant. Ce titre apparaît dans le « Registre » de La Grange et est donné à une pièce qui est jouée une douzaine de fois entre 1660 et 1664, au Petit-Bourbon puis au Palais-Royal. Elle a, selon toute probabilité, été composée et créée pendant les années qui précèdent le retour à Paris à l’automne 1658. Dans son ouvrage sur Pézenas aux XVIe et XVIIe siècles8, Albert-Paul Alliès a même considéré en 1908, avec prudence néanmoins, que Le Médecin volant avait pu être créé à Pézenas en novembre 1655, allégation que ne vient étayer aucune archive : on sait que la troupe, alors protégée par Conti, a joué le 4 novembre 1655 à Pézenas pour l’ouverture des États du Languedoc, mais on ignore, comme presque toujours, quelle(s) pièce(s) étai(en)t au programme. De ce point de vue, Le Médecin volant appartient à la même catégorie que Gorgibus dans le sac, Le Docteur amoureux, Gros-René écolier, ou Gros-René jaloux, petites pièces jouées au retour à Paris et selon toute vraisemblance nettement antérieures. Avec cette différence, et de taille, que contrairement aux autres, le texte du Médecin volant nous est connu, mais possède, là encore, un statut un peu particulier, puisqu’il n’a été publié ni par Molière ni par ses héritiers – il ne figure pas dans l’édition de 1682 – et n’a été exhumé qu’au XVIIIe siècle, où l’on a trouvé, dans un même manuscrit allographe, Le Médecin volant et La Jalousie du barbouillé. Molière a ainsi composé un Médecin volant, qu’il a sans doute joué en province et de manière certaine à Paris au début des années 1660 ; par ailleurs, on dispose du texte d’une comédie intitulée Le Médecin volant, dont il est impossible de savoir jusqu’à quel point il correspond au texte initial et qui pourrait avoir été en partie recomposée à partir d’autres comédies médicales9. De sorte que Le Médecin volant est à la fois la première (du point de vue de la composition et de la création) et la dernière (du point de vue de l’édition) des comédies à sujet ou à séquence médical(e) de Molière.

Comédies médicales et comédies à séquence médicale

  • 10 Voir notamment Claude Bourqui, Les Sources de Molière, Paris, SEDES, 1999 et Claude Bourqui et Clau (...)
  • 11 Voir la notice de la pièce dans Œuvres complètes, t. II, p. 1411-1413.
  • 12 Monsieur de Pourceaugnac, II, 2, t. II, p. 225.
  • 13 Monsieur de Pourceaugnac, I, 11, t. II, p. 223.

5Au sein de ces six pièces, il convient de distinguer les comédies qui font place à une séquence médicale plus ou moins longue et les comédies strictement médicales. Le premier groupe ne compte que deux pièces : Le Festin de Pierre et Monsieur de Pourceaugnac. Dans l’adaptation moliéresque de ce qui est alors un des sujets-vedettes des comédiens professionnels italiens, la séquence médicale se limite à une scène, et même à la première moitié de la scène liminaire de l’acte III, dialogue entre Don Juan et Sganarelle déguisé en médecin. Très bref, ce développement n’en est pas moins original, comme l’est le traitement de la séquence médicale de Monsieur de Pourceaugnac. Cette pièce à série consiste, comme tant d’autres comédies de Molière10, en l’adaptation d’un sujet italien, celui des disgrâces du prétendant indésirable, généralement nommé Pulcinella11. Dans sa version italienne, le prétendant indésirable et personnage ridicule est la victime d’une série de mauvais tours visant à le disqualifier. Parmi eux se trouve une « burle » qui consiste à faire passer le personnage pour malade et généralement à le déclarer atteint du « mal français ». Molière garde trace de ce motif dans une scène où l’un des médecins déclare au père de la jeune fille à marier que le prétendant ne sera sans doute pas « en état de procréer des Enfants bien conditionnés12 ». Mais il donne une amplitude et une orientation inédites à l’épisode dans le premier acte, qui contient une longue scène de consultation et se termine par l’administration, en chant et en danse, d’« un petit Clystère, bénin, bénin13… ». Cet intermède, où Monsieur de Pourceaugnac interprété par Molière était poursuivi par deux « musiciens italiens, en médecins grotesques » dont l’un, muni d’un clystère, n’était autre que Lully, constituait sans doute le clou du spectacle ou à tout le moins l’un de ses temps forts, comme en témoigne le frontispice de la pièce, qui en conserve la mémoire (figure 1).

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6Le second groupe, celui des comédies médicales, est constitué de quatre pièces, Le Médecin volant, L’Amour médecin, Le Médecin malgré lui et Le Malade imaginaire, dont les titres signalent d’emblée le caractère central conféré aux motifs, complémentaires, de la médecine et de la maladie. Thèmes majeurs, la médecine et la maladie sont également, et c’est ce qui va maintenant m’intéresser, au fondement même de l’intrigue et jouent, partant, un rôle déterminant dans la construction dramatique de ces pièces.

  • 15 Il s’agit des scènes II, 3-7 et III, 1-2 dans L’Amour médecin et II, 2-5 et III, 1-7 dans Le Médeci (...)

7Dans Le Médecin volant, L’Amour médecin et Le Médecin malgré lui, les données de l’intrigue sont rigoureusement les mêmes : pour imposer son choix amoureux à un père qui ne veut pas la marier (L’Amour médecin) ou qui veut la marier à un autre (Le Médecin volant et Le Médecin malgré lui), une jeune fille feint d’être malade. Le père envoie alors quérir un médecin, ce qui permet à l’amoureux de faire venir au chevet de celle qu’il aime un médecin de sa façon ou de s’introduire lui-même comme médecin ou comme apothicaire auprès de la jeune fille. Dans le scénario initial, il y a donc une fausse malade et un faux médecin, qui œuvrent l’un et l’autre à l’acceptation par le père de la jeune fille d’un vrai mariage. Mais sur ce scénario initial, emprunté à une tradition italienne et espagnole, Molière greffe à chaque fois des développements nouveaux. Dans Le Médecin volant, il s’agit du lazzo virtuose de l’ubiquité, d’origine également italienne et qui explique le titre (El Medico volante) : le faux médecin doit, pour éviter d’être confondu, faire croire qu’il a un frère jumeau et « voler » d’une identité à l’autre. Dans les deux autres pièces, Molière double le scénario central et surtout la péripétie que constitue l’entrée en scène de l’amoureux déguisé en apothicaire ou en médecin d’un premier développement médical, purement gratuit sur le plan dramatique, mais qui concentre l’essentiel des éléments comiques et satiriques15. Le ressort de l’amour médecin, ou plus justement de l’amoureux médecin ou de l’amoureux apothicaire n’est en effet activé qu’au troisième et dernier acte de L’Amour médecin et du Médecin malgré lui et sa fonction est de conduire résolument la pièce vers son dénouement.

8De sorte que le thème médical est engagé dans l’action selon deux modalités différentes dans ces trois pièces : d’une part comme support essentiel de l’intrigue, en tant que la feinte maladie constitue le nœud et le faux médecin et ses ordonnances fantaisistes le vecteur du dénouement ; d’autre part comme un ensemble de développements sans conséquence sur l’action mais fondamental pour la thématisation et le déploiement du comique et de la satire anti-médicale, les deux formant comme les fil de trame et fil de chaîne d’un même ouvrage.

  • 16 J’emprunte cette formule à Georges Forestier, Molière en toutes lettres, Paris, Bordas, 1990, p. 83
  • 17 Le Malade imaginaire, III, 12, t. II, p. 709-710.

9Avec Le Malade imaginaire, le scénario médical affecte le père, traditionnel obstacle au mariage des amants, et se combine avec une structure héritée de celle du Tartuffe de 1669 et des Femmes savantes, selon laquelle un père veut marier sa fille à l’homme qui flatte sa manie16, en l’occurrence un médecin, avec cette conséquence que les fonctions de médecin et de malade sont déplacées et affectées à d’autres positions dans l’intrigue. L’hypocondrie du père et son désir de marier sa fille à un médecin traversent désormais les amours des jeunes premiers, et le fait que Cléante ne soit pas médecin constitue un dernier obstacle, a priori insurmontable, à leur union, alors même que la comédie de la mort a permis à Argan de voir clair dans les sentiments des membres de sa famille, et notamment de sa femme. L’obstacle est néanmoins levé, on s’en souvient, par la suggestion que fait Béralde à son frère : « il me vient une pensée ; faites-vous Médecin vous-même plutôt que Monsieur ». Argan ayant accepté, Béralde peut faire venir « une Faculté de [s]es amies » pour « célébrer la Cérémonie »17

Personnages, types de scène et ressorts comiques : invariants moliéresques

  • 18 Voir la base de données intertextuelle de Molière 21 (http://moliere.huma-num.fr/) [consultée le 13 (...)

10En dépit des différences qui existent entre les intrigues de ces pièces, il est frappant de voir revenir des scènes, des formules, des ressorts comiques identiques, tous ces éléments qui donnent l’impression que Molière fait du Molière… quand, bien souvent, il se contente de puiser à pleines mains chez les Italiens et les Espagnols18. Entrons donc résolument dans ces scènes médicales et tentons d’en faire apparaître les invariants ou, plus modestement, quelques-uns des constituants essentiels.

11Tout d’abord, pour qu’il y ait scène de médecine, il faut qu’il y ait, ensemble ou séparément, un ou une malade et un ou des médecins, puisqu’on peut définir a minima la scène de médecine comme une scène qui dramatise la relation fondamentale qui lie un patient et un homme censé le soigner. Chez Molière, il n’y a que de faux malades, qu’il s’agisse des feintes malades (Lucile du Médecin volant et les deux Lucinde de L’Amour médecin et du Médecin malgré lui), du malade par force qu’est Monsieur de Pourceaugnac ou du malade imaginaire qu’est Argan. Face à eux, une galerie très nombreuse et diversifiée de vrais et de faux médecins, escortés d’apothicaires, généralement vrais, sauf dans Le Médecin malgré lui. On notera que le médecin par force qu’est le Sganarelle du Médecin malgré lui est le pendant du malade par force qu’est Monsieur de Pourceaugnac. Enfin, il faut ajouter pour un décompte complet des malades, médecins et autres représentants du « personnel médical », les personnages des intermèdes des trois comédies-ballets du corpus, L’Amour médecin, Monsieur de Pourceaugnac et Le Malade imaginaire. Le tableau qui suit synthétise l’ensemble de ces données :

Faux malades

Faux médecins et faux apothicaires

Vrais médecins et vrais apothicaires

Le « personnel médical » chantant et dansant

Feintes malades :
Lucile (Le Médecin volant) ; Lucinde (L’Amour médecin et Le Médecin malgré lui)

Malade par force :
Monsieur de Pourceaugnac

Malade imaginaire :
Argan (Le Malade imaginaire)

Valet ou servante déguisé(e) :
Sganarelle (Le Médecin volant ; Le Festin de Pierre) ; Toinette (Le Malade imaginaire)

Médecin par force :
Sganarelle (Le Médecin malgré lui)

Amoureux médecin :
Clitandre (L’Amour médecin)

Amoureux apothicaire :
Léandre (Le Médecin malgré lui)

Médecins :
Messieurs Tomès, Des Fonandrès, Bahys, Macroton et Filerin (L’Amour médecin)

Premier et second médecins :
(Monsieur de Pourceaugnac)

Monsieur Diafoirus, Thomas Diafoirus et Monsieur Purgon (Le Malade imaginaire

Apothicaires :
L’apothicaire (Monsieur de Pourceaugnac); Monsieur Fleurant (Le Malade imaginaire

L’Amour médecin :
quatre médecins qui dansent ; l’opérateur vendeur d’orviétan

Monsieur de Pourceaugnac 
:
Les musiciens italiens en médecins grotesques

Le Malade imaginaire 
:
« huit Porte-Seringues, six Apothicaires, vingt-deux Docteurs, et celui se fait recevoir Médecin, huit Chirurgiens dansants, et deux chantants »

  • 19 « Consulter. v. a. Prendre advis, conseil ou instruction de quelqu’un. […] consulter les Medecins. (...)

12Si l’on considère la scène de médecine comme une scène mettant en présence un malade (ou une maladie…) et un ou des médecin(s), on peut considérer que les scènes de consultation constituent les scènes de médecine les plus caractéristiques, sinon les scènes de médecine stricto sensu. Elles sont très nombreuses chez Molière, et toutes les pièces du corpus en comportent au moins une, à l’exception du Festin de Pierre. Mais il convient, pour en saisir les spécificités, d’introduire là encore deux distinctions. La première tient à une difficulté d’ordre lexical. La consultation renvoie, en effet, à deux réalités différentes dans la langue du XVIIe siècle19 : la prise d’avis ou de conseil auprès d’un spécialiste, par exemple un médecin ; la délibération sur un cas, avec confrontation éventuelle de différents points de vue. Ces deux réalités correspondent, généralement, à deux étapes qui se succèdent, et que Molière choisit tantôt de rassembler dans une même scène, tantôt de dissocier, quand il ne fait pas l’ellipse de la première phase. Le second critère qui permet de distinguer les scènes de consultation tient à la nature, si l’on peut dire, du médecin, et à l’opposition, déterminante pour le fonctionnement de ces scènes, entre vrais et faux médecins. Si l’on soumet l’ensemble du corpus à ces deux critères distinctifs, on peut ainsi considérer qu’il existe cinq types de consultation dans le théâtre de Molière :

Faux médecins

Vrais médecins

Examen et ordonnance

Le Médecin volant (sc. 5)
L’Amour médecin (III, 6-7)
Le Médecin malgré lui (II, 4 ; III, 2 ; III, 6)
Le Malade imaginaire (III, 9)

Monsieur de Pourceaugnac (I, 6 et I, 8)
Le Malade imaginaire (II, 6)

Examen

Le Médecin volant (sc. 4)

Délibération

L’Amour médecin (II, 4-5)

13Statistiquement, on le voit, Molière a confié davantage de scènes de consultation, et surtout d’examens, aux faux médecins qu’aux vrais. La raison en est sans doute facile à trouver : ces scènes de fausse consultation, dans lesquelles c’est un faux médecin qui examine et tente de guérir un faux malade forment d’emblée un réservoir de situations et de procédés extrêmement comiques.

  • 20 L’Amour médecin, III, 5, t. I, p. 628. Le même jeu se retrouve dans Le Médecin volant (sc. 4).
  • 21 Voir encore Molière 21, http://moliere.huma-num.fr/base.php?L%27urine [consulté le 13 avril 2023].
  • 22 Le Médecin volant, sc. 4, t. II, p. 1094.

14Dans la première phase de la scène, Molière fait jouer à deux reprises un même ressort : celui de l’examen du père en lieu et place de la fille, au nom du principe de « sympathie » entre le père et la fille. Ainsi dans L’Amour médecin, où Clitandre dit reconnaître que Lucinde est malade « par la sympathie qu’il y a entre le père et la fille20 ». Comme dans de nombreuses comédies italiennes ou espagnoles21, l’examen de la malade se fonde localement sur celui de son urine, que Sganarelle boit dans Le Médecin volant – à la représentation, c’est du vin blanc qui est apporté au médecin et à l’acteur qui l’interprète –, ce qui explique que Sganarelle puisse demander à ce qu’on « fasse encore pisser [la malade]22 » ; le contact du médecin avec le malade permet en outre toutes sortes de plaisanteries ou d’effets visuels, comme dans la scène qui met en présence Toinette déguisée en médecin et Argan dans Le Malade imaginaire, et où se trouve notamment cet échange :

  • 23 Le Malade imaginaire, III, 9, t. II, p. 704-705.

TOINETTE MÉDECIN : […] Dites-moi, Monsieur, que faites-vous de ce bras-là ?
ARGAN : Ce que j’en fais ? La belle demande !
TOINETTE MÉDECIN : Si vous me croyez, vous vous le ferez couper tout à l’heure.
ARGAN : Et la raison ?
TOINETTE MÉDECIN : Ne voyez-vous pas qu’il attire à lui toute la nourriture, et qu’il empêche l’autre côté de profiter ?23

15Le diagnostic est quant à lui l’occasion d’une invention verbale sans limites, où le latin médical, généralement très fantaisiste, se mêle à des souvenirs de leçons de grammaires ou des néologismes, les scènes les plus comiques en la matière se trouvant dans Le Médecin malgré lui :

  • 24 Le Médecin malgré lui, II, 4, t. I, p. 751.

SGANARELLE, en faisant diverses plaisantes postures : Cabricias arci thuram, catalamus, singulater, nominativo haec Musa, « la Muse », Bonus, Bona, Bonum, Deus sanctus, estne oratio latinas ? Etiam, « oui », Quare, « pourquoi ? » Quia substantivo, et adjectivum, concordat in generi, numerum, et casus !
GÉRONTE : Ah ! que n’ai-je étudié !
JACQUELINE : L’habile Homme que vèla !
LUCAS : Oui, ça est si biau, que je n’y entends goutte24.

  • 25 Le Médecin malgré lui, III, 7, t. I, p. 763.

SGANARELLE : […] Vous voyez que l’ardeur qu’elle a pour ce Léandre, est tout à fait contraire aux volontés du Père, qu’il n’y a point de temps à perdre, que les Humeurs sont fort aigries, et qu’il est nécessaire de trouver promptement un Remède à ce Mal qui pourrait empirer par le retardement. Pour moi, je n’en vois qu’un seul, qui est une prise de Fuite Purgative, que vous mêlerez comme il faut, avec deux Drachmes de Matrimonium en Pilules25.

  • 26 Le Malade imaginaire, III, 9, t. II, p. 704.
  • 27 L’Amour médecin, III, 6, t. I, p. 629.

16Quant à la phase d’ordonnance, à laquelle appartient du reste la dernière intervention de Sganarelle dans Le Médecin malgré lui, elle permet de laisser libre cours à un autre type de fantaisie : Molière y multiplie les remèdes atypiques, depuis le régime alimentaire (ainsi Toinette conseille-t-elle à Argan de manger « de bon gros Pain bis, de bon gros Bœuf, de bons gros Pois, de bons Fromages de Hollande ; et afin que vous ne crachiez plus, des Marrons et des Oublies, pour coller et conglutiner26 ») jusqu’à l’art-thérapie… Sans surprise, c’est essentiellement dans les comédies-ballets que se trouve ce type de remède. L’éloge des vertus thérapeutiques de la musique, de la danse et de la comédie y constitue du reste un plaidoyer pro domo et une manière habile de justifier les intermèdes et de les intégrer au sein de la comédie, comme dans les dernières scènes parlées de L’Amour médecin où Clitandre, après avoir expliqué à Sganarelle que « comme il faut flatter l’imagination des malades, et qu[’il a] vu en [Lucinde] de l’aliénation d’esprit : et même, qu’il y avait du péril à ne lui pas donner un prompt secours ; [il l’a] prise par son faible, et lui [a] dit qu[’il était] venu ici pour la [lui] demander en mariage27 », lui présente les adjuvants qu’il a conviés :

  • 28 L’Amour médecin, III, 7, t. I, p. 631.

Au reste, je n’ai pas eu seulement la précaution d’amener un Notaire, j’ai eu celle encore de faire venir des voix et des instruments pour célébrer la Fête, et pour nous réjouir. Qu’on les fasse venir. Ce sont des gens que je mène avec moi, et dont je me sers tous les jours pour pacifier avec leur harmonie les troubles de l’esprit28.

  • 29 Patrick Dandrey (La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klincksieck, 1998, t. (...)

17C’est aussi ce type de remède que préconisent les deux vrais médecins de Monsieur de Pourceaugnac, pour guérir le protagoniste de la mélancolie hypocondriaque29 qu’ils croient avoir détectée chez lui :

  • 30 Monsieur de Pourceaugnac, I, 8, t. II, p. 221.

PREMIER MÉDECIN : […] Allons, procédons à la curation, et par la douceur exhilarante de l’harmonie, adoucissons, lénifions et accoisons l’aigreur de ses esprits, que je vois prêts à s’enflammer30.

  • 31 Ainsi dans L’École des femmes, IV, 2 ou dans Le Malade imaginaire, I, 7.
  • 32 Les Fâcheux, II, 2 et II, 6.

18Les scènes avec les vrais médecins mettent néanmoins en œuvre des ressorts spécifiques. D’abord, les échanges y sont construits différemment et reposent sur d’interminables tirades, pleines de pédantisme, qui caractérisent en général les numéros de spécialistes, comme ceux de notaire31 mais dont relèvent aussi, par exemple, les tirades du chasseur ou du joueur dans Les Fâcheux32. C’est précisément le cas dans Monsieur de Pourceaugnac, où la scène 8 de l’acte I est constituée pour l’essentiel de deux très longues tirades du Premier puis du Second Médecin. S’il n’en va pas ainsi dans cette pièce, où l’un des médecins est le disciple de l’autre, les médecins moliéresques sont rarement d’accord entre eux, les dissensions quant aux remèdes, voire aux causes des maladies étant nombreuses dans nos pièces. L’une des plus comiques se trouve dans une scène de L’Amour médecin mettant aux prises les quatre médecins que Sganarelle a fait venir au chevet de sa fille :

  • 33 L’Amour médecin, II, 4, t. I, p. 620.

MONSIEUR TOMÈS : Monsieur, nous avons raisonné sur la maladie de votre fille ; et mon avis, à moi, est que cela procède d’une grande chaleur de sang : ainsi, je conclus à la saigner le plus tôt que vous pourrez.
MONSIEUR DES FONANDRÈS : Et moi, je dis que sa maladie est une pourriture d’humeur, causée par une trop grande réplétion : ainsi je conclus à lui donner de l’émétique.
MONSIEUR TOMÈS : Je soutiens que l’émétique la tuera.
MONSIEUR DES FONANDRÈS : Et moi, que la saignée la fera mourir33.

  • 34 Le Malade imaginaire, II, 6, t. II, p. 685.

19L’énoncé des remèdes ou des recommandations propres à hâter la guérison ou éviter que le mal n’empire n’est pas dénué, en outre, d’absurdité – même si la fantaisie est moins poussée lorsque la thérapie est formulée par un vrai médecin. Ainsi, à Argan qui lui demande très sérieusement « Monsieur, combien est-ce qu’il faut mettre de grains de sel dans un œuf ? », Monsieur Diafoirus peut répondre : « Six, huit, dix, par les nombres pairs, comme dans les médicaments par les nombres impairs34 ». Un troisième motif traverse les scènes de consultation, mais excède en réalité ce cadre tant il fait corps avec le discours de Molière sur la médecine : l’attachement des médecins aux formes, aux dépens de la santé et surtout de la vie du malade. Il est présent selon deux modalités dans Monsieur de Pourceaugnac : d’abord dans l’éloge que l’Apothicaire fait du Premier Médecin, puis dans une brève scène de consultation où le médecin est confronté aux parents de plusieurs malades.

  • 35 Monsieur de Pourceaugnac, I, 5, t. II, p. 213-214.

L’APOTHICAIRE : Ce n’est pas parce que nous sommes grands Amis, que j’en parle ; mais il y a plaisir d’être son Malade ; et j’aimerais mieux mourir de ses remèdes, que de guérir de ceux d’un autre : car quoi qui puisse arriver, on est assuré que les choses sont toujours dans l’ordre ; et quand on meurt sous sa conduite, vos Héritiers n’ont rien à vous reprocher. […] Voilà déjà trois de mes Enfants dont il m’a fait l’honneur de conduire la maladie, qui sont morts en moins de quatre jours, et qui entre les mains d’un autre, auraient langui plus de trois mois35.

  • 36 Monsieur de Pourceaugnac, I, 6, p. 214-215.

LE PAYSAN : Monsieur, il n’en peut plus, et il dit qu’il sent dans la tête les plus grandes douleurs du monde.
premier médecin : Le Malade est un sot, d’autant plus que dans la maladie dont il est attaqué, ce n’est pas la tête, selon Galien, mais la rate, qui lui doit faire mal. […] Je l’irai visiter dans deux ou trois jours ; mais s’il mourait avant ce temps-là, ne manquez pas de m’en donner avis, car il n’est pas de la civilité, qu’un Médecin visite un Mort36.

  • 37 L’Amour médecin, I, 5, t. I, p. 621.

20Ce comique glaçant se combine, ici comme ailleurs, avec d’autres ressorts, qui ne sont pas propres aux scènes de médecine mais en rehaussent l’efficacité, comme la mécanisation de l’échange ou le défaut d’élocution. L’apothicaire de Monsieur de Pourceaugnac qui est affecté d’un léger bégaiement a pour pendant deux des médecins de L’Amour médecin dont l’un « parle en allongeant les mots » et l’autre « toujours en bredouillant »37, conformément à l’étymologie de leurs noms grecs, puisqu’ils se nomment Macroton et Bahys. Dans la même pièce, Molière fait place à une scène où les quatre médecins parlent tous ensemble, de sorte que leurs propos sont inintelligibles :

  • 38 L’Amour médecin, I, 4, p. 620.

MONSIEUR TOMÈS. Ils parlent tous quatre ensemble : La maladie de votre fille…
MONSIEUR DES FONANDRÈS : L’avis de tous ces Messieurs tous ensemble…
MONSIEUR MACROTON : Après avoir bien consulté…
MONSIEUR BAHYS : Pour raisonner…
SGANARELLE : Hé, Messieurs, parlez l’un après l’autre, de grâce38.

  • 39 Voir infra pour l’analyse de la scène du Festin de Pierre.

21Si les scènes de consultation concentrent l’essentiel du comique médical du théâtre de Molière, d’autres scènes méritent d’être prises en compte, dans lesquelles sont thématisés les mœurs des médecins ou les réalités et petits arrangements de leur métier. Il s’agit non pas, à proprement parler, de scènes de médecine mais de scènes sur la médecine et les médecins, qui permettent de compléter la satire. Il en va ainsi dans une autre scène de L’Amour médecin (I, 3) où les médecins évoquent les réalités de leur métier, mais également dans l’unique scène consacrée à la médecine du Festin de Pierre, où Molière met en place les structures rhétoriques qu’il reprendra par la suite, parmi lesquelles l’anecdote (sur le modèle : il y avait un homme qui était malade ; il fit venir un médecin et au bout de trois jours il était mort…) et l’éloge paradoxal39.

  • 40 Le Malade imaginaire, II, 5, t. II, p. 676.

22Le théâtre de Molière fait place, enfin, à des scènes qui ne relèvent ni de la scène de consultation ni de la scène sur la médecine, mais qui sont partie prenante du tableau qu’il entend en dresser. C’est particulièrement le cas dans Le Malade imaginaire, saturé par le thème médical et qui compte le plus grand nombre de médecins de tout le théâtre de Molière (trois médecins et un apothicaire, auxquels s’ajoute le rôle joué par Toinette et toute la Faculté de la cérémonie finale). D’où la présence d’une scène d’exposition dans laquelle Argan compte des parties d’apothicaire ainsi que de nombreux éléments, locaux, dans des scènes qui n’ont pas pour thème essentiel la médecine, mais qui s’explique par le fait que la vie d’Argan est rythmée par les lavements, saignées et autres remèdes, ce qui l’oblige notamment à sortir pour aller au bassin (I, 3 et III, 1). Le biais médical est introduit dans le traitement même de la galanterie ou des rapports de séduction, ainsi dans la scène centrale (II, 5), où Thomas Diafoirus présente sa thèse à Angélique et promet de l’emmener assister à une dissection, ce qui suscite ce commentaire de Toinette : « Le divertissement sera agréable. Il y en a qui donnent la Comédie à leurs Maîtresses ; mais donner une dissection est quelque chose de plus galant40 ».

Médecine et religion

23Le Malade imaginaire contient en outre une scène dont on ne trouve aucun exemple dans les autres pièces : celle qui met en présence Monsieur Purgon et Argan à l’acte III. Argan n’a pas pris le clystère que voulait lui administrer Monsieur Fleurant. Monsieur Purgon entre alors en scène et se livre à ce qui s’apparente très exactement à un rituel d’excommunication :

  • 41 Le Malade imaginaire, III, 6, p. 700.

MONSIEUR PURGON : Je vous abandonne à votre méchante constitution, à l’intempérie de votre tempérament, et à la féculence de vos humeurs.
ARGAN : Faites-le venir, je le prendrai devant vous.
MONSIEUR PURGON : Je veux que dans peu vous soyez en un état incurable.
ARGAN : Ah ! Je suis mort.
MONSIEUR PURGON : Et je vous avertis que vous tomberez dans l’Epilepsie.
ARGAN : Monsieur Purgon.
MONSIEUR PURGON : De l’Epilepsie dans la Phtisie.
ARGAN : Monsieur Purgon […]41.

  • 42 Georges Forestier, Molière, Gallimard, 2018, p. 472-476. Malgré les preuves apportées, Boris Donné (...)

24Car si la présence de médecins et de scènes de médecine chez Molière est d’abord – au sens chronologique mais aussi peut-être logique – l’occasion de faire jouer un comique qui a fait la preuve de son efficacité sur d’autres scènes, notamment italiennes et espagnoles, elle ne s’explique sans doute pas seulement ainsi. Il faut, ici, écarter les raisons biographiques systématiquement avancées par les commentateurs et biographes de Molière jusqu’aux dernières décennies : comme l’a récemment montré Georges Forestier42, Molière n’était pas malade, ou pas plus que ses contemporains ; sa mort a surpris tous les Parisiens et il a été victime d’une épidémie de grippe qui fut particulièrement importante au cours de l’hiver 1672-1673.

25En revanche, l’examen de la chronologie fait apparaître une donnée déterminante : si l’on excepte Le Médecin volant, il apparaît que la première série de comédies médicales ou de pièces faisant place à une séquence médicale coïncide très exactement avec l’interdiction du Tartuffe. Créé quelques mois après l’interdiction de Tartuffe, Le Festin de Pierre recycle ostensiblement le thème de l’hypocrisie dans la grande tirade que prononce Don Juan dans la deuxième scène de l’acte V. Mais cette tirade est précisément précédée de la scène qui met en présence Don Juan et Sganarelle déguisé en médecin, et qui comporte les premières attaques contre la religion.

26À la fin de l’acte II de la pièce, on annonce un classique échange de costumes entre le maître et le valet, destiné à dissimuler l’identité de Don Juan, poursuivi par les frères d’Elvire ; or à l’ouverture de l’acte III, le valet apparaît revêtu d’un costume de médecin. Il n’y a là aucune nécessité dramatique, et la raison est à chercher ailleurs : le débat sur la médecine est l’occasion non seulement de quelques traits de satire anti-médicale, mais aussi et surtout d’un débat sur la croyance. L’assimilation de l’art médical à une « pure grimace » se prolonge en effet par une discussion qui tourne autour de l’impiété de Don Juan :

  • 43 Le Festin de Pierre, III, 1, t. II, p. 873-875.

DON JUAN : [les autres Médecins] n’ont pas plus de part que toi aux guérisons des malades, et tout leur art est pure grimace, ils ne font rien que recevoir la gloire des heureux succès, et tu peux profiter comme eux du bonheur du malade, et voir attribuer à tes remèdes tout ce qui peut venir des faveurs du hasard, et des forces de la nature.
SGANARELLE : Comment Monsieur, vous êtes aussi impie en Médecine.
DON JUAN : C’est une des grandes erreurs qui soit parmi les hommes.
[…]
SGANARELLE : Mais laissons là la Médecine, où vous ne croyez point, et parlons des autres choses ; car cet habit me donne de l’esprit. […] qu’est-ce donc que vous croyez ?
[…]
DON JUAN : Je crois que deux et deux font quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre font huit43.

  • 44 Pour un développement plus complet sur cette question, voir Anthony McKenna, Molière dramaturge lib (...)

27Le recouvrement du thème médical par le thème religieux44 se poursuit dans L’Amour médecin, mais également dans Le Médecin malgré lui. Il donne sa pleine mesure dans Le Malade imaginaire, créé quatre ans après l’autorisation de Tartuffe, mais dans lequel Molière continue à exploiter ce qui est devenu sinon un filon, du moins sa manière de traiter la médecine. Deux scènes rassemblent, après les mots de Don Juan dans Le Festin de Pierre, l’essentiel des conceptions de Molière en matière de médecine. La satire de la médecine et son assimilation à une supercherie qui abuse les hommes est développée en effet dans la tirade de Monsieur Filerin dans L’Amour médecin et dans l’argumentaire de Béralde face à Argan dans Le Malade imaginaire, deux textes qui puisent leur inspiration chez Montaigne mais aussi chez La Mothe Le Vayer et qui se répondent, à sept ans de distance :

  • 45 L’Amour médecin, III, 1, t. I, p. 625.

MONSIEUR FILERIN : […] Puisque le Ciel nous fait la grâce que depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous : ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leur sottise le plus doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C’est là que va l’étude de la plupart du monde, et chacun s’efforce de prendre les hommes par leur faible, pour en tirer quelque profit. […] ; mais le plus grand faible des hommes, c’est l’amour qu'ils ont pour la vie, et nous en profitons nous autres, par notre pompeux galimatias ; et savons prendre nos avantages de cette vénération, que la peur de mourir, leur donne pour notre métier. Conservons-nous donc dans le degré d’estime où leur faiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades, pour nous attribuer les heureux succès de la maladie, et rejeter sur la Nature toutes les bévues de notre art. N’allons point, dis-je, détruire sottement les heureuses préventions d’une erreur qui donne du pain à tant de personnes45.

  • 46 Le Malade imaginaire, III, 3, t. II, p. 694-695.

ARGAN : Mais, mon Frère, vous ne croyez donc point à la Médecine ?
BÉRALDE : Moi, mon Frère ? nullement, et je ne vois pas que pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.
ARGAN : Quoi, vous ne croyez pas à une Science qui depuis un si long temps est si solidement établie par toute la terre et respectée de tous les hommes ? […] Et pourquoi, mon Frère, ne voulez-vous pas qu’un homme en puisse guérir un autre ?
BÉRALDE : Parce que les ressorts de notre machine sont mystères jusques ici inconnus, où les hommes ne voient goutte, et dont l’Auteur de toutes choses s’est réservé la connaissance46.

28Cet entrelacement des motifs médicaux et religieux n’est pas nécessairement ce que la mémoire collective a retenu des scènes de médecine, mais c’est là le sous-texte et la singularité de ces scènes, tout autant que leur traitement spectaculaire et leur porosité avec la musique et la danse (sur nos six pièces, trois sont des comédies-ballets). Molière a ainsi fait sien un ensemble de situations, de personnages et de ressorts comiques qui le précèdent et lui a imprimé sa marque propre, d’une part en traitant la médecine comme une métaphore de la religion et d’autre part en faisant valoir, face à une médecine accusée de tuer, une philosophie du plaisir et de la vie qui s’enracine dans l’épicurisme.

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Notes

1 Parce qu’elle est conçue comme un véritable panégyrique, la seconde édition de cette pièce est insérée au tome VII et dernier de l’édition collective des Œuvres de Molière en 1675, à la suite du Malade imaginaire.

2 Brécourt, L’Ombre de Molière [1674], sc. 12, dans Les Œuvres de Monsieur de Molière, Paris, C. Barbin, 1675, t. VII, p. 74.

3 L’Ombre de Molière, sc. 13, p. 78.

4 Comme Monsieur Filerin dans L’Amour médecin (III, 1) et Béralde dans Le Malade imaginaire (III, 3), il présente ainsi la médecine comme un « pompeux galimatias » destiné à abuser les hommes.

5 L’Ombre de Molière, sc. 13, p. 84-85.

6 Voir la notice de la pièce dans Molière, Œuvres complètes, éd. dirigée par Georges Forestier et Claude Bourqui, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2 volumes, 2010, t. I, p. 1414-1415. Sauf indication contraire, toutes les références renvoient à cette édition.

7 Voir la notice de la pièce dans Molière, Œuvres complètes, t. I, p. 1466-1468.

8 Albert-Paul Alliès, Une ville d’Etats : Pézenas aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Flammarion, 1908, p. 290.

9 L’un des indices de cette reconfiguration a posteriori d’un matériau initial est le nom du protagoniste, Sganarelle, que Molière n’a utilisé qu’à partir du Cocu imaginaire, créé à la fin du mois de mai 1660. Voir la notice de la pièce, Œuvres complètes, t. II, p. 1720.

10 Voir notamment Claude Bourqui, Les Sources de Molière, Paris, SEDES, 1999 et Claude Bourqui et Claudio Vinti, Molière à l’école italienne. Le lazzo dans la création moliéresque, Turin, L’Harmattan Italia, 2003.

11 Voir la notice de la pièce dans Œuvres complètes, t. II, p. 1411-1413.

12 Monsieur de Pourceaugnac, II, 2, t. II, p. 225.

13 Monsieur de Pourceaugnac, I, 11, t. II, p. 223.

14 Frontispice de la pièce dans l’édition de 1682 des Œuvres de Molière.

15 Il s’agit des scènes II, 3-7 et III, 1-2 dans L’Amour médecin et II, 2-5 et III, 1-7 dans Le Médecin malgré lui. Sur le contenu satirique et les ressorts comiques de ces scènes, voir notre développement infra.

16 J’emprunte cette formule à Georges Forestier, Molière en toutes lettres, Paris, Bordas, 1990, p. 83.

17 Le Malade imaginaire, III, 12, t. II, p. 709-710.

18 Voir la base de données intertextuelle de Molière 21 (http://moliere.huma-num.fr/) [consultée le 13 avril 2023] et dans le présent numéro les contributions de Cécile Berger, Patrizia De Capitani et Christophe Couderc.

19 « Consulter. v. a. Prendre advis, conseil ou instruction de quelqu’un. […] consulter les Medecins. […] Il signifie aussi, Conferer ensemble, deliberer. Ils consulterent ensemble […] les Medecins ont consulté sur sa maladie. il consulta longtemps avant que de s’engager. » (Dictionnaire de l’Académie, 1694).

20 L’Amour médecin, III, 5, t. I, p. 628. Le même jeu se retrouve dans Le Médecin volant (sc. 4).

21 Voir encore Molière 21, http://moliere.huma-num.fr/base.php?L%27urine [consulté le 13 avril 2023].

22 Le Médecin volant, sc. 4, t. II, p. 1094.

23 Le Malade imaginaire, III, 9, t. II, p. 704-705.

24 Le Médecin malgré lui, II, 4, t. I, p. 751.

25 Le Médecin malgré lui, III, 7, t. I, p. 763.

26 Le Malade imaginaire, III, 9, t. II, p. 704.

27 L’Amour médecin, III, 6, t. I, p. 629.

28 L’Amour médecin, III, 7, t. I, p. 631.

29 Patrick Dandrey (La Médecine et la maladie dans le théâtre de Molière, Paris, Klincksieck, 1998, t. I, p. LXLX) a justement remarqué que tous les malades sont affectés de la même maladie, la mélancolie, maladie qui touche l’âme et le corps et convient idéalement à ces dispositifs qui mêlent le vrai et le faux.

30 Monsieur de Pourceaugnac, I, 8, t. II, p. 221.

31 Ainsi dans L’École des femmes, IV, 2 ou dans Le Malade imaginaire, I, 7.

32 Les Fâcheux, II, 2 et II, 6.

33 L’Amour médecin, II, 4, t. I, p. 620.

34 Le Malade imaginaire, II, 6, t. II, p. 685.

35 Monsieur de Pourceaugnac, I, 5, t. II, p. 213-214.

36 Monsieur de Pourceaugnac, I, 6, p. 214-215.

37 L’Amour médecin, I, 5, t. I, p. 621.

38 L’Amour médecin, I, 4, p. 620.

39 Voir infra pour l’analyse de la scène du Festin de Pierre.

40 Le Malade imaginaire, II, 5, t. II, p. 676.

41 Le Malade imaginaire, III, 6, p. 700.

42 Georges Forestier, Molière, Gallimard, 2018, p. 472-476. Malgré les preuves apportées, Boris Donné reprend, dans sa récente biographie (Molière, Paris, Cerf, 2022), l’explication qui est au fondement des travaux de Patrick Dandrey.

43 Le Festin de Pierre, III, 1, t. II, p. 873-875.

44 Pour un développement plus complet sur cette question, voir Anthony McKenna, Molière dramaturge libertin, Paris, Champion, 2005 ; Laurent Thirouin, « L’impiété dans Le Malade imaginaire » dans Libertinage et philosophie au XVIIe siècle, Saint-Étienne, n°4, 2000, p. 121-143 ; Bénédicte Louvat et Céline Paringaux, Molière, L’Amour médecin, Monsieur de Pourceaugnac et Le Malade imaginaire, Paris, Atlande, 2006, p. 100-102 et les notices des pièces concernées dans Molière, Œuvres complètes.

45 L’Amour médecin, III, 1, t. I, p. 625.

46 Le Malade imaginaire, III, 3, t. II, p. 694-695.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bénédicte Louvat, « La scène de médecine chez Molière : essai de typologie dramatique »Arrêt sur scène / Scene Focus [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 22 mars 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/6915 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asf.6915

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Auteur

Bénédicte Louvat

Bénédicte Louvat est professeure de littérature française à la Faculté des Lettres de Sorbonne Université. Spécialiste du théâtre français du XVIIe siècle, elle a travaillé sur les rapports entre théâtre et musique (Théâtre et musique. Dramaturgie de l’insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, Champion, 2002) avant de se tourner vers la tragédie (L’« Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, PUPS, 2014) et le théâtre provincial, notamment occitan. Elle a édité cinq comédies-ballets de Molière dans la récente édition de ses Œuvres complètes dirigée par Georges Forestier et Claude Bourqui (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010).
Bénédicte Louvat is Professor of French Literature in the Faculty of Letters at Sorbonne University. A specialist in 17th-century French theatre, she has worked on the relationship between theatre and music (Théâtre et musique. Dramaturgie de l'insertion musicale dans le théâtre français (1550-1680), Paris, Champion, 2002) before turning to tragedy (L’“Enfance de la tragédie » (1610-1642). Pratiques tragiques françaises de Hardy à Corneille, Paris, PUPS, 2014) and provincial theatre, notably Occitan. She edited five of Molière’s comédies-ballets in the recent edition of his Œuvres complètes edited by Georges Forestier and Claude Bourqui (Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2010).

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