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4. L’héritage moliéresque dans le théâtre médical européen

« Inquiourabel ! ». Le souvenir de Molière dans la parade du Chirurgien anglais de Collé

Jennifer Ruimi

Résumés

La parade de société est une forme comique qui rencontre un vif succès au xviiie siècle. Elle s’inspire de spectacles forains où le bas corporel et la médecine occupent une place importante. Dès lors, les scènes médicales, volontiers grossières et graveleuses, sont nombreuses dans ce genre dramatique. Il y a pourtant une parade qui se veut différente des autres et « sans ordure » : Le Chirurgien anglais, de Charles Collé. Or pour réussir à faire une parade à peu près bienséante, Collé multiplie les emprunts à Molière. Comment s’effectue cette reprise moliéresque ? Qu’est-ce qui provient réellement de l’hypotexte et comment ce dernier est-il enrichi et actualisé par Collé ? Autant de questions qui permettront de réfléchir à l’héritage de Molière et de ce que cela dit à la fois de la sociabilité au xviiie siècle, mais aussi d’un nouveau rapport à la médecine – et au médecin.

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Texte intégral

1Née au xviiie siècle, quasiment disparue à la Révolution, la parade de société est une forme comique qui a connu un immense succès tout au long de ce siècle. Très prisée dans les salons et les châteaux où l’on pratique du théâtre de société – c’est-à-dire une forme de théâtre amateur que l’on joue chez soi –, la parade s’inspire des spectacles à visée publicitaire, donnés sur les balcons des théâtres forains pour susciter l’envie de voir les spectacles payants représentés à l’intérieur desdits théâtres.

2Ces parades foraines s’inspirent de canevas du théâtre italien, et mettent en scène des personnages types : un barbon, deux amoureux, un valet. Les plaisanteries y sont scabreuses, et le bas corporel y est sur-représenté, que ce soit du côté du désir ou de celui de la maladie – ou des deux, l’un étant souvent confondu avec l’autre.

  • 1 Charles Collé, Journal historique ou Mémoires critiques et littéraires sur les ouvrages dramatiques (...)

3Les parades ne se sont guère polies en passant dans les cercles privés de la bonne société : on vient justement les entendre parce qu’elles sont très éloignées de la bienséance recommandée à la Comédie-Française. Le Chirurgien anglais, parade du chansonnier Charles Collé, jouée en 1748 mais publiée en 1774, est cependant une « parade sans ordures, unique à cet égard », selon les mots que Collé note sur le manuscrit de Gilles, chirurgien, un des autres titres de la parade. La raison en est simple : « il ne fallait point, dit Collé dans son Journal, qu’il y eût d’ordures, tant à cause des enfants de M. de Meulan [chez qui la pièce fut représentée] que du nombre des gens étrangers à leur société qui pouvaient se rencontrer, et qui se trouvèrent effectivement à cette fête1. » On ne peut se permettre d’être graveleux qu’entre adultes avertis et qui se connaissent tous.

4Comment faire cependant pour conserver l’esprit malséant de la parade sans produire d’« ordures » ? Sans doute en écrivant une « comédie médicale » dans le plus pur esprit de Molière.

I – Les parades et la médecine

5Le caractère médical des parades ne provient pas uniquement de l’héritage de Molière. Parade et médecine sont en effet intimement liées : si le mot « parade », qui est polysémique, désigne les spectacles joués sur les balcons forains, il est également associé aux performances des charlatans qui tentent de vendre remèdes et orviétans. Cela n’est pas sans conséquence sur les parades de société : les premiers spectacles en société qu’on appelle « parades » au début du xviiie siècle sont ainsi ces annonces de charlatans ou d’opérateurs qui font mine d’avoir parcouru le monde et d’y avoir trouvé les plus précieuses potions. Plus tard, on retrouve dans les pièces plus longues ces discours de charlatans fondés sur une rhétorique présentant quelques topoï comme le fait d’avoir fréquenté les plus grands personnages du monde, le fait d’avoir conservé une éternelle jeunesse – on se souvient ici de Toinette déguisée en médecin dans Le Malade imaginaire, qui, en bonne charlatane, fait mine d’avoir quatre-vingt-dix ans – et de posséder des remèdes pour tous les maux.

  • 2 Thomas-Simon Gueullette, Parades inédites avec une préface par Charles Gueullette, Paris, Librairie (...)
  • 3 Louis-Sébastien Mercier, Le Charlatan ou le Docteur Sacroton, La Haye et Paris, Veuve Ballard et fi (...)

6Parfois, ce sont des scènes de médecine qui ont lieu sous les yeux des spectateurs : un opérateur des Parades inédites de Gueullette au début du siècle donne à une femme enceinte du charbon à croquer car le mari de celle-ci insiste sur le fait qu’il faut qu’elle crache « noir » pour donner naissance à un garçon2. À la fin du siècle, la consultation à laquelle se livre le personnage de la comédie-parade Le Charlatan ou le Docteur Sacroton de Mercier repose également sur une cure d’ordre bien plus psychologique que physiologique3. Il s’agit de répondre aux attentes des patients en leur administrant quelque chose qui leur permette de se sentir soignés. Cela rappelle également Molière, et Le Médecin malgré lui, lorsque Sganarelle prescrit du fromage contre l’hydropisie : à cet égard, les parades ne réécrivent pas à proprement parler Molière, mais Molière, comme les auteurs de parades, s’inspire des discours trompeurs des opérateurs.

  • 4 Jean Balcou, Le Dossier Fréron, Correspondances et documents, Genève, Droz, 1975, « Fréron à d’Héme (...)

7Enfin, les parades jouées dans le cadre du théâtre de société permettent en outre des effets de connivence entre les différents membres de l’assemblée qui assistent à ces représentations ; c’est ainsi qu’un faux médecin sur scène peut proposer à Fréron un remède contre la bile4 – ce qui fait bien sûr rire les autres spectateurs, et ne saurait être transposé sur une scène publique.

  • 5 Le Remède à la mode dans Théâtre des Boulevards ou Recueil de parades, Mahon, De l’Imprimerie de Gi (...)
  • 6 Beaumarchais, Jean-Bête à la Foire dans Théâtre complet de Beaumarchais, éd. C. Ramond, V. Géraud, (...)
  • 7 Beaumarchais, Le Barbier de Séville, dans Théâtre complet, à paraître, acte ii, sc. 14.

8Le deuxième point à noter dans les liens entre parades et médecine est le fait que la place accordée au bas corporel ajoute encore à l’inconvenance recherchée de ces pièces. Lavements ou clystères, remèdes contre les hémorroïdes sont très présents dans les parades, et les références à ces techniques plus ou moins voilées. Ainsi, si le personnage de Visautrou dans les premières parades du siècle porte un nom suffisamment évocateur, c’est une scène bien plus complexe de lavement qui a lieu dans une pièce de 1729. Dans Le Remède à la mode, du secrétaire du comte de Maurepas Charles-Alexandre Salley, les amoureux, Léandre et Isabelle, cherchent à s’unir, mais le vieux Cassandre veut épouser sa pupille – on reconnaîtra sans mal la reprise d’une autre intrigue moliéresque ; sur le conseil de son amant, Isabelle feint d’avoir des coliques, puis se retrouve dans une chambre avec Léandre, déguisé en apothicaire, qui fait mine de lui administrer un clystère, mais « se trompe5 » (de quoi, on ne sait pas mais on devine bien) selon les mots de Cassandre qui regarde par le trou de la serrure. La confusion des zones, même cachée derrière une porte, est d’une inconvenance rare et ne saurait bien sûr être présentée sur une scène publique. Ainsi, même si Beaumarchais reprend le topos de la rencontre amoureuse autour d’un clystère (Jean Bête explique au début de la parade Jean Bête à la Foire : « J’la trouve sur son lit, qu’était toute prête / Z’à prendre un cristèr’ z’avec grand goût6 »), il ne garde que l’évocation un peu plus policée d’une « ordonnance de rhubarbe7 » dans Le Barbier de Séville, destiné au Théâtre-Français.

9Des points de rencontre inévitables existent donc entre les parades et Molière (le fait de feindre une maladie, l’évocation de remèdes traditionnels comme les lavements, les consultations fantaisistes des opérateurs), mais il faut peut-être y voir, moins qu’un héritage moliéresque, une origine commune aux deux types de pièces, issues de la tradition italienne et de la fréquentation des spectacles de charlatans dans les rues.

10Le Chirurgien anglais paraît pourtant s’inscrire plus directement dans la filiation moliéresque.

II – Le Chirurgien anglais et Molière

  • 8 Ch. Collé, Gilles, chirurgien allemand, Œuvres dramatiques, In 8° Ms 5 – L 60, BM Versailles, colle (...)
  • 9 Voir Jennifer Ruimi, « “Il boit, il jure, il bâille comme un Anglais” : pour une définition du stér (...)

11L’intrigue de cette parade est la suivante : Léandre et Isabelle sont amoureux et veulent se marier, mais le père Cassandre veut marier sa fille à un chirurgien anglais, du nom de Cotouel, pour que ce dernier le guérisse de sa colique venteuse. Il faut savoir qu’une des versions manuscrites, intitulée Gilles, chirurgien allemand, présente le même texte, à quelques différences près, dont le nom du chirurgien, qui s’appelle alors « Couppeteton » – et à propos duquel le valet Gilles déclare : « Oui, on le nomme Couppeteton en Allemagne, mais en France, on l’appellera sûrement couppegorge, c’est plus propre8. » Dans un cas comme dans l’autre, le valet (ou un de ses amis) décide de contrefaire l’Anglais ou l’Allemand, en se fondant sur des stéréotypes liés à ces nationalités9.

  • 10 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, À Londres, et à Paris chez la Veuve Duchesne, et à Lyon, chez le (...)
  • 11 Ibid., sc. 5, f. 415-416.

Ne vous embarrassez pas ; j’ai un ami qui contrefait l’Anglais z’à merveille ; il boit, il jure, il bâille comme un Anglais. Allez, il vous aura bientôt dégoûté Monsieur Cassandre de l’Angleterre et de tous les Anglais10.

Ne vous embarrassez pas. Je contrefais l’Allemand à merveille, moi, d’abord. Je joue de la flutte allemande, je bois comme un Allemand, je fais des querelles d’Allemand… Allez, je vais dégoûter de l’Allemagne Monsieur Cassandre pour toute sa vie11.

12Plusieurs éléments sont ici à noter : pour les spectateurs, le souvenir de Molière est évident : le père veut un gendre qui le guérisse de ses maux (comme dans Le Malade imaginaire), et un personnage adjuvant se déguise en médecin (que ce soit Toinette dans Le Malade, Clitandre dans L’Amour médecin ou Sganarelle dans Le Médecin malgré lui ou Le Médecin volant).

13On voit bien cependant qu’il y a quelque chose en plus dans les parades, en l’occurrence l’évocation de la nation étrangère dont est issu le chirurgien rêvé par le père. Parmi les hypothèses qui expliquent ce choix, on pourrait dire que ces allusions aux stéréotypes anglais ou allemands permettent une forme de connivence au sein de la micro-société aristocratique à laquelle elles sont destinées, les liens entre la France et l’Angleterre, d’une part, avec la Prusse d’autre part, étant particulièrement nombreux dans ces cercles.

  • 12 Ibid., sc. 8, p. 20.
  • 13 Molière, Le Malade imaginaire dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque (...)

14Par ailleurs, on remarquera que la maladie de Cassandre est explicitement désignée : il s’agit d’une « colique venteuse » qui est fâcheuse pour le malade, mais aussi pour son entourage, si l’on en croit Isabelle qui parle des « incommodités que [ses] vents [leur] causent à tous12. » Or si le ventre d’Argan dans Le Malade imaginaire est évoqué d’emblée à travers la mention des lavements, le mal de ce dernier est moins précisément diagnostiqué ; pour reprendre les mots de Toinette : « je voudrais bien leur demander quel mal vous avez, pour vous faire tant de remèdes13. » Au jeu de l’évocation la plus burlesque, la parade gagne en évoquant ce mariage arrangé destiné à soigner le barbon de ses problèmes de flatulences. Certes, au xviie comme au xviiie siècle, les maux intestinaux se disent avec plus de facilité qu’aujourd’hui, mais la situation présentée dans Le Chirurgien anglais possède une grande efficacité comique, renforcée par le discours de la fille de Cassandre, Isabelle. Voici un échange du père et de la fille :

  • 14 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 7, p. 19.

Cassandre. […] Je veux absolument que vous épousiez ce chirurgien anglais qui me convient.

Isabelle. Eh bien ! que ne l’épousez-vous ? pour moi je n’en veux point, par des raisons que je vous dirais bien si l’honnête compagnie voulait me permettre de jurer un tant soit peu.

Cassandre. Vos raisons sont plattes comme l’épée de Charlemagne. Morbieu ! dites, fille dénaturée, si vous ne l’épousez pas, qu’est-ce qui me guérira de mes vents ?

Isabelle. Oui, mais moi, de quoi ça me guérira-t-il ? (À part) Que je suis malheureuse dans mon malheur ! Mon Dieu, la vilaine drogue qu’un Père14 !

15L’invraisemblable insolence de la fille (« que ne l’épousez-vous ! ») est une autre différence par rapport à l’intertexte moliéresque : lorsque le père Argan révèle à sa fille son désir de la marier à un médecin pour avoir « des alliés médecins », celle-ci ne répond presque rien, et c’est Toinette, de condition inférieure, qui se permet de contester la décision d’Argan. D’une certaine façon, Isabelle exprime ce qu’Angélique ne peut même pas penser. Cette dégradation burlesque rend compte de la liberté qui existe sur les scènes de société, où l’on peut montrer toutes sortes de personnages qui concentrent invraisemblance et messéance.

16D’autres éléments rappellent également Molière. Ainsi, par exemple, Cotouel, comme Toinette dans Le Malade imaginaire, comme Sganarelle dans Le Médecin volant et Le Médecin malgré lui, parlent latin pour faire montre de leur qualité de médecin. La cérémonie en latin qui a lieu lors du dernier intermède du Malade imaginaire va dans le même sens.

  • 15 Molière, Le Malade imaginaire, dans Œuvres complètes, acte iii, sc. 10, p. 1164.
  • 16 Voir par exemple dans Le Médecin malgré lui, cette réplique de Sganarelle : « Cabricias arci thuram (...)

17Tous, bien sûr, utilisent la langue de façon fautive. Toinette se contente de décliner « Ignorantus, ignoranta, ignorantum15 » – adjectif qui relève du pur barbarisme – et qui donne une assise pseudo-savante à ses propos définitifs contre tous les médecins d’Argan. Sganarelle, lui, associe les mots latins pour former un discours dépourvu de sens16.

18Dans Le Chirurgien anglais, le procédé est encore raffiné.

  • 17 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 22-23.

Cotouel. […] il n’y avé dans le mond qu’in remed. Hypocrates, et par derrière de lui le Doctor Cracbelly, très céléber dans les montagnes d’Ecoss, où il faisait touchours grand vent, disent positivement tous les dious : curatur cum certo quodam Lepore, avec la queue de Lièvre.

Isabelle. Pardi, Monsieur, lâchez-nous ça en français.

Cotouel. Crepitous ventris couratur ; ché vous explique cela en francé, on guérissait tout coliq ventriculaire, avec une queue de Lièvre17.

  • 18 Molière, Le Médecin malgré lui, acte ii, sc. 4, p. 246.
  • 19 Ch. Collé, Gilles, chirurgien allemand, sc. 10, f. 421.
  • 20 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 23.

19Contrairement aux personnages de Molière, Isabelle ne se laisse pas impressionner par le latin, et si Lucas dans Le Médecin malgré lui déclare « Oui, ça est si biau, que je n’y entends goutte18 », Isabelle exige, elle, une traduction. Cotouel s’exécute donc, mais il a beau décomposer sa phrase pour la traduire, il se trompe dans sa traduction : crepitus ventris curatur cum certo quodam lepore peut en effet signifier : « le crépitement du ventre est soigné au moyen d’un certain agrément » ou « avec un lièvre d’une espèce particulière ». Mais ce qui est certain, c’est que le mot « quodam » ne peut en aucun cas être traduit par le mot « queue », comme cela est sous-entendu dans le manuscrit (« Curatur l’on guérit crepitus ventris les coliques à vent cum certo avec une certaine quodam lepore, queue de lièvre19 ») ; c’est pourtant cette dernière expression qui retient l’attention des autres personnages : Léandre, l’amoureux d’Isabelle, a justement une queue de lièvre venue tout droit de Moscovie et de la ville de « Pétarebourg20 » où il avait été envoyé par Cassandre.

20Cet épisode de traduction fautive renforce de nouveau les effets de connivence entre les membres de la société où la pièce est jouée et où la plupart des spectateurs sait parfaitement que la traduction avancée par ce Cotouel est fausse et que « quodam » et « caudam » sont deux mots bien différents. Au-delà de la satire traditionnelle de la médecine à travers l’usage impropre du latin, il y a bien une autre forme de moquerie, toute aristocratique, visant les petits bourgeois incultes représentés dans la parade.

  • 21 Ibid., p. 22.
  • 22 Ch. Collé, Gilles, chirurgien allemand, sc. 8, f. 421.
  • 23 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 24.
  • 24 Ibid.

21Le dernier aspect qui s’inscrit directement dans la lignée de Molière vient de la ruse du faux médecin qui effraie le patient plutôt qu’il ne le rassure. Ainsi, si Toinette travestie propose à Argan de lui couper un bras et de lui crever un œil, Cotouel – et Couppeteton – annoncent, eux, à Cassandre qu’il est « inquiourabel21 » (ou « incurapes22 » dans la version allemande), puis qu’il « sera mouru, et il mouré certainement dans le vingt-quatre hir23 », ce qui a pour conséquence immédiate de faire dire à Cassandre : « Ah ! je suis mort ! Ah ! je suis mort24 ! »

  • 25 Molière, Le Malade imaginaire, acte iii, sc. 8, p. 1165.
  • 26 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 24.
  • 27 Ibid., sc. 9, p. 25.

22Pourtant, contrairement à la réaction d’Argan, qui se contente de remettre en question les méthodes de Toinette (« Me couper un bras et me crever un œil afin que l’autre se porte mieux ? J’aime bien mieux qu’il ne se porte pas si bien. La belle opération, de me rendre borgne et manchot25 ! »), l’attitude de Cassandre est bien plus hyperbolique. L’effroi suscité par cette prédiction médicale est résumé par Isabelle : « Ah ! le gueux de scélérat ; parce qu’il sçait que mon ché Père craint la mort26 ». Ajoutons à cela que c’est la peur de la mort inspirée par Cotouel qui fait que Cassandre exige de sa fille qu’elle n’épouse pas finalement ce « barbare Cotouel27 ».

  • 28 Ibid., sc. 8, p. 25 : « Cassandre : Assommons-le. / Isabelle : Exterminons-le. »

23La situation est différente dans Le Malade imaginaire : la scène avec Toinette n’a pas une influence immédiate sur le cours de l’action ; ce qui dénoue la situation, dans la pièce de Molière, c’est le fait qu’en contrefaisant le mort, Argan découvre les véritables sentiments des personnages qui l’entourent : Béline, sa femme, qu’il pensait aimante se révèle hypocrite et vénale, tandis qu’Angélique, sa fille, pleure son père et manifeste un amour sincère. Or que se passe-t-il dans Le Chirurgien anglais ? Après avoir « assomm[é]28 » Cotouel, et l’avoir chassé de la scène, le père Cassandre « cri[e] à pleine voix :

  • 29 Ibid., sc. 9, p. 25.

Ah ! barbare Cotouel, tu me portes le poignard du trépas… tu m’égorges tout vivant… tu m’égorges tout vivant, scélérat maudit29.

24Isabelle demande alors : « Eh bien ! mon ché père, comment vous trouvez-vous ? ». Et Cassandre « de la voix la plus faible, la plus basse et la plus languissante » :

  • 30 Ibid., p. 25-26.

Ah ! ah ! ah ! ah ! je n’en puis plus. Ah ! ah ! ah ! ah ! les forces me manquent, je sens… la nature défaillante… reprenant une voix terrible et se mettant en fureur… Mais de quoi s’avise aussi cet infâme coquin de me prédire ma mort. Morbieu, je sis pis qu’enragé… voix foible, etc. Ah ! ah ! ah ! ma chère fille, ton pauvre père est bien mal. Ah ! ah ! ah ! il n’ira pas jusqu’à demain… Ah ! ah ! ah ! je me meurs30.

25Réponse d’Isabelle :

  • 31 Ibid.

Pardi mon père vous êtes trop bête aussi ; trop est trop, pourquoi vous tourmenter l’esprit d’avance. Eh bien ! si vous mourez, j’en porterai le deuil ; mais que diable à présent, vous vous portez bien31.

26Autrement dit on assiste à une sorte de reprise de la fausse mort du père sur scène, copieusement entrelardée de lazzis dans la plus pure tradition italienne, comme en témoigne le passage de la voix faible à la voix terrible par exemple. La scène du Chirurgien permet aussi de comparer l’attitude d’Angélique et celle d’Isabelle : si l’une est éplorée, l’autre est pragmatique, et ce décalage burlesque prête à rire.

27Pour résumer, on pourrait dire que ces scènes de médecine et de mort symbolique dans la parade résonnent comme des échos de la fiction moliéresque, mais qu’il y a toujours une forme d’actualisation de Molière à l’œuvre dans la parade.

III – Une actualisation

28Cette actualisation est possible car tous les spectateurs ont déjà lu et vu des pièces de Molière et qu’il y a précisément une forme de connivence culturelle qui s’établit entre les membres de la société qui reconnaissent l’empreinte du grand dramaturge du xviie siècle. Dès lors, même si la parade est beaucoup plus courte et burlesque que la comédie de Molière, elle réactive les souvenirs de l’assemblée, qui établit des liens nombreux entre les deux pièces.

29Le Chirurgien anglais n’est pourtant pas une plate imitation du Malade imaginaire ou d’autres pièces médicales de Molière : chaque fois qu’il existe une similarité, d’infimes variations surgissent. On peut prendre un dernier exemple, qui concerne l’évocation de débats médicaux d’actualité. Dans Le Malade imaginaire, on se souvient des mots du père Diafoirus à propos de son fils :

  • 32 Molière, Le Malade imaginaire, acte ii, sc. 5, p. 1134.

jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang, et autres opinions de même farine32.

30Ces propos rendent compte de la découverte récente de la circulation du sang, et témoignent du caractère rétrograde du fils Diafoirus sur ce sujet. Or dans la parade du Chirurgien anglais, on voit un certain nombre d’allusions à l’actualité médicale. Ainsi, Cotouel se vante d’avoir sauvé une Comtesse touchée par un mal vénérien de la manière suivante :

  • 33 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 21.

Je signié cinque fois de pied ; je purge beaucoup avec le mercur et le hémétique ; après j’y mettai les ventuoses pour trente-cinq jours : il ne voulé, dans ces sortes de choses, que les médecennes très diouces, qui l’évaporé par le transpirationne. C’est le grandes manniers de notre Faculté de Londres et di Docteurs Anglais habill dans cette science33.

  • 34 Pour une analyse précise de ces remèdes, voir l’article cité, « “Il boit, il jure, il bâille comme (...)

31Or les remèdes ici cités sont en réalité à la pointe du progrès scientifique, puisqu’ils font partie des techniques de cure de la grande vérole recommandée par des médecins proches des Encyclopédistes – en l’occurrence le docteur Pitcairn34.

32Un autre exemple est parlant : à la fin de la pièce, Léandre annonce qu’il possède un certain nombre de remèdes :

  • 35 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 11, p. 28-29.

[…] un opiat merveilleux pour faciliter l’accouchement d’une jeune mariée, vérifié et approuvé par un Ministre Genevois ; un spécifique divin pour préparer à l’insertion de la petite vérole, et pour arrêter les progrès de l’autre, autorisé par la société Royale de Londres. […] [enfin, un] anneau élastique et magique, couvert d’un petit duvet [qui] donne du ressort à l’âme des femmes, [qui] guérit les maux des maris jaloux, les vertiges des coquettes, les étourdissements des petits maîtres, et les dégoûts du mariage35.

33Le caractère scabreux de cette liste à double sens ne fait aucun doute et on pourrait à juste titre rappeler que cette parade est censée être « sans ordure ». En réalité, c’est sans doute parce que ce développement apparaît dans la version imprimée. En effet, dans le manuscrit, lorsque Léandre veut faire le « décalogue » des « berloques » qu’il possède, on lit la didascalie suivante : « Ici mettre des plaisanteries sur les personnes de la société. »

34Au-delà de la question de l’équivoque scabreuse, on soulignera l’importance de la référence à des éléments à l’actualité, qu’il s’agisse des remèdes anti-vénériens ou de l’inoculation contre la vérole. De façon encore plus intéressante, on voit, grâce à la didascalie manuscrite, que les allusions à un contexte médical connu par tous les lecteurs de parades sont remplacées par des remarques concernant les « personnes de la société ». Autrement dit, deux types de connivence se superposent : celle qui concerne les interactions interpersonnelles au sein d’un univers qui érige la sociabilité au rang de valeur mondaine incontournable, et celle qui porte plus largement sur les connaissances que l’on partage à une même époque. Si les spectateurs de Molière rient en reconnaissant les débats sur la circulation du sang, ceux de Collé le font en entendant parler d’inoculation. À chaque siècle ses débats.

  • 36 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 11, p. 27.
  • 37 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 21.

35Si les parades partagent de nombreux traits communs avec les comédies de Molière, ont-elles pour autant les mêmes enjeux ? Peut-on parler de satire de la médecine dans Le Chirurgien anglais comme dans les pièces médicales de Molière ? À première vue, oui : le faux chirurgien se contente de faire de funèbres diagnostics ou pronostics au vieux père qui se plaint d’être un « moulin à vent » ; quant à Léandre, il soigne son beau-père à coup de farces plaisantes et de ratafia qu’il fait passer pour un « élexir russien de russie […] fait de graisse d’Eunuque noir et d’or potable36 », mais justement, il le soigne. Cotouel, au fond, n’est bien qu’une fiction, et même lui, d’ailleurs, n’est pas si coupable d’être médecin, car il soigne les vapeurs des dames et « le mour dans la tête37 » d’une demoiselle. Point de longs discours à la Diafoirus, point de préceptes à la Purgon : dans les parades, les vrais-faux médecins ne font pas rire d’eux, mais font rire avec eux. S’il y a satire de la médecine, c’est surtout en tant que souvenir littéraire de Molière, mais aussi de la Comédie-Italienne et de la Foire. Comment expliquer un tel déplacement ? Probablement en repensant à la place du médecin au xviiie siècle qui n’est plus un obscur personnage parlant latin, mais un homme mondain reçu dans tous les salons à l’instar d’un Tronchin ou d’un Tissot. Dès lors, les scènes de médecine burlesques des parades deviennent le lieu d’une réflexion comique sur la maladie bien plus qu’un espace où on tourne en dérision les médecins eux-mêmes.

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Notes

1 Charles Collé, Journal historique ou Mémoires critiques et littéraires sur les ouvrages dramatiques et sur les événements les plus mémorables depuis 1748 jusqu’en 1772, éd. A.-A. Barbier, Paris, Imprimerie bibliographique, 1807, vol. 1, sept. 1750, p. 283.

2 Thomas-Simon Gueullette, Parades inédites avec une préface par Charles Gueullette, Paris, Librairie des Bibliophiles, 1885, « Le Cracher noir », p. 13-20.

3 Louis-Sébastien Mercier, Le Charlatan ou le Docteur Sacroton, La Haye et Paris, Veuve Ballard et fils, 1780.

4 Jean Balcou, Le Dossier Fréron, Correspondances et documents, Genève, Droz, 1975, « Fréron à d’Hémery », lettre du 7 avril 1753, p. 51.

5 Le Remède à la mode dans Théâtre des Boulevards ou Recueil de parades, Mahon, De l’Imprimerie de Gilles Langlois à l’Enseigne de l’Étrille, 1756, t. ii, sc. 23, p. 146.

6 Beaumarchais, Jean-Bête à la Foire dans Théâtre complet de Beaumarchais, éd. C. Ramond, V. Géraud, Paris, Classiques Garnier, à paraître, sc. 1.

7 Beaumarchais, Le Barbier de Séville, dans Théâtre complet, à paraître, acte ii, sc. 14.

8 Ch. Collé, Gilles, chirurgien allemand, Œuvres dramatiques, In 8° Ms 5 – L 60, BM Versailles, collection Lebaudy, sc. 5, f. 414-415.

9 Voir Jennifer Ruimi, « “Il boit, il jure, il bâille comme un Anglais” : pour une définition du stéréotype de l’Anglais dans les parades de société du xviiie siècle », dans La Sociabilité en France et en Grande-Bretagne, t. V, « Sociabilité, lettres et arts : représentation et essence », sous la direction d’Annick Cossic et d’Alain Kerhervé, Paris, éd. du Manuscrit, collection « Transversales », 2016, p. 61-79.

10 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, À Londres, et à Paris chez la Veuve Duchesne, et à Lyon, chez le Sieur Cellier, 1774, sc. 5, p. 16.

11 Ibid., sc. 5, f. 415-416.

12 Ibid., sc. 8, p. 20.

13 Molière, Le Malade imaginaire dans Œuvres complètes, éd. G. Couton, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, t. ii, acte i, sc. 2, p. 1102. Sauf indication contraire, toutes les références sont données d’après cette édition.

14 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 7, p. 19.

15 Molière, Le Malade imaginaire, dans Œuvres complètes, acte iii, sc. 10, p. 1164.

16 Voir par exemple dans Le Médecin malgré lui, cette réplique de Sganarelle : « Cabricias arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo haec Musa, « la Muse », bonus, bona, bonum, Deus sanctus, est ne oratio latinas ? Etiam, « oui », quare, « pourquoi », quia substantivo, et adjectivum concordat in generi, numerum, et casus » (acte ii, sc. 4), dans Œuvres complètes, p. 246.

17 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 22-23.

18 Molière, Le Médecin malgré lui, acte ii, sc. 4, p. 246.

19 Ch. Collé, Gilles, chirurgien allemand, sc. 10, f. 421.

20 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 23.

21 Ibid., p. 22.

22 Ch. Collé, Gilles, chirurgien allemand, sc. 8, f. 421.

23 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 24.

24 Ibid.

25 Molière, Le Malade imaginaire, acte iii, sc. 8, p. 1165.

26 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 24.

27 Ibid., sc. 9, p. 25.

28 Ibid., sc. 8, p. 25 : « Cassandre : Assommons-le. / Isabelle : Exterminons-le. »

29 Ibid., sc. 9, p. 25.

30 Ibid., p. 25-26.

31 Ibid.

32 Molière, Le Malade imaginaire, acte ii, sc. 5, p. 1134.

33 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 21.

34 Pour une analyse précise de ces remèdes, voir l’article cité, « “Il boit, il jure, il bâille comme un Anglais” : pour une définition du stéréotype de l’Anglais dans les parades de société du xviiie siècle ».

35 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 11, p. 28-29.

36 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 11, p. 27.

37 Ch. Collé, Le Chirurgien anglais, sc. 8, p. 21.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jennifer Ruimi, « « Inquiourabel ! ». Le souvenir de Molière dans la parade du Chirurgien anglais de Collé »Arrêt sur scène / Scene Focus [En ligne], 12 | 2023, mis en ligne le 22 mars 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/5549 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asf.5549

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Auteur

Jennifer Ruimi

Jennifer Ruimi est maîtresse de conférences à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, rattachée à l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR 5186) Spécialiste du théâtre du xviiie siècle, elle a publié un ouvrage sur le théâtre de société (La Parade de société au 18e siècle, une forme dramatique oubliée, Champion, 2015) et s’intéresse aujourd’hui aux rapports entre théâtre et santé au xviiie siècle. Elle a par ailleurs co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs, dont Théâtre et charlatans dans l’Europe moderne (Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2018), Espaces des théâtres de société : Définitions, enjeux, postérité (Presses universitaires de Rennes, 2020), Théâtre et société : réseaux de sociabilité et représentations de la société, Revue Études de Lettres, 2022.
Jennifer Ruimi is a lecturer at Université Paul-Valéry Montpellier 3 and a member of the Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR 5186). Her research focuses on eighteenth-cen

tury drama. She is the author of La Parade de société au 18e siècle, une forme dramatique oubliée (Champion, 2015) and is currently working on a new project on theatre and health in the eighteenth century. She has also coedited, among other volumes, Théâtre et charlatans dans l’Europe moderne (Presses de la Sorbonne-Nouvelle, 2018), Espaces des théâtres de société : Définitions, enjeux, postérité (Presses universitaires de Rennes, 2020), and Théâtre et société : réseaux de sociabilité et représentations de la société (Revue Études de Lettres, 2022).

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