Le personnage du fantôme et le fantôme du personnage dans Hamlet, acte I, scène 5
Résumés
Y-a-t-il une spécificité à jouer un personnage de fantôme shakespearien plutôt qu’un personnage de chair et d’os ? À travers une création scénique de la scène 5 de l'Acte I de Hamlet avec trois actrices, nous commençons par creuser cette question en rendant visibles les processus de création et de représentation de l’acteur-spectre et de son fils et en observant comment se construit et évolue l’imaginaire scénique des actrices à partir et en regard des multiples strates de l'écriture shakespearienne. En partant de cette pratique actorale, nous cherchons à décrire comment le matériau que propose Shakespeare à son interprète sédimente en lui et comment s’incarne dans l’acteur une figure désincarnée. Cela nous mènera à une réflexion plus large sur la dimension spectrale de la notion de personnage dramatique qui s’apparente plus à un fantôme qu’à l’être humain avec lequel nous avons coutume de le confondre.
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Mots-clés :
Shakespeare, mise en scène, acteur, théorie du jeu, performance, Hamlet, neurosciences, phénoménologie, dramaturgie, personnageKeywords:
Shakespeare, staging, actor, acting theory, performance, Hamlet, neuroscience, phenomenology, dramaturgy, characterAuteurs et personnages cités :
William ShakespeareŒuvres citées :
HamletPlan
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Introduction
1Les spectres chez Shakespeare sont-ils des êtres comme les autres ? Dans la réalité nous croyons faire la différence entre l’inexistant et l’incarné, mais au théâtre elle semble moins perceptible, les spectres parlent et bougent comme nous, et comme nous sont interprétés par des actrices et des acteurs. Cette similitude entre les personnages de fantômes et personnages en chair et en os tient certainement à une double ambiguïté : premièrement elle interroge le caractère spectral de tout personnage dramatique, dont la substance n’est, à l’origine qu’une enveloppe de mots, un être dénué de chair ; deuxièmement parce que l’acteur lui-même serait supposé doubler un processus d’incarnation du personnage, phénomène inséparable de l’interprétation quand on parle des actrices ou des acteurs interprétant un rôle, d’un processus inverse d’abstraction de la dimension corporelle.
- 1 https://www.manufacture.ch/fr/4466/Etre-et-jouer-Systemes-et-techniques-du-travail-de-l-acteur-cont (...)
- 2 Cette recherche a été menée à l’occasion du colloque « Ghost Scenes – Scènes de Spectre » co-organi (...)
2Dans le cadre du programme de recherche « Être et jouer », consacré au travail actoral et performatif sur la scène contemporaine1, nous avons mené plusieurs expériences sur l’interprétation de Shakespeare sur scène, et réfléchir à la question du spectre sous l’angle de son interprétation scénique2 nous a paru particulièrement pertinent en regardant le problème à partir du concept d’incorporation. Ou, en l’occurrence, de double incorporation, puisqu’il s’agit ici de donner corps à une figure elle-même désincarnée. Nous avons organisé le travail à partir de la scène 5 de l’acte I d’Hamlet en huit séances de répétitions, quatre en visio-conférences, consacrées au travail à la table, quatre autres, en salle de répétition, consacrées à la dimension scénique de la séquence. Nous avons travaillé avec trois actrices, deux d’entre elles, Malo Jean-Albert et Ximena Primera se partageant la partition textuelle du spectre, la troisième, Léna Emeriau-Bonjour interprétant Hamlet ; ce choix d’une distribution féminine étant une forme de réponse à la distribution monogenrée caractéristique du théâtre élisabéthain tout en explorant le versant féminin de ces partitions. Nous avons privilégié une approche méthodologique similaire pour les trois actrices, mêlant analyse dramaturgique puis approche des qualités performatives du texte, vocales dans un premier temps, puis corporelles, pour mettre en évidence les nuances qui apparaissent du point de vue de l’intégration des différentes strates actorales que propose le texte, pour observer aussi comment se déclinait ce travail d’incorporation d’une actrice à l’autre et si l’on pouvait faire émerger des singularités objectives entre le rôle du fantôme et celui d’Hamlet.
3En suivant et en décomposant ce processus de mise en jeu réalisé par ces trois actrices, nous sommes partis de la question de l’incarnation scénique du fantôme shakespearien pour finalement déboucher sur une réflexion théorique plus générale sur la construction du personnage théâtral au plateau.
Le corps du spectre et la solitude de l’action
4Si l’actrice est le moteur central de toute interprétation scénique de Shakespeare, le carburant en reste sans aucun doute la langue. Et si, aujourd’hui, une mise en scène véritablement contemporaine de Shakespeare appelle souvent une nouvelle traduction, ou une adaptation spécifique pour celle-ci, dans le cas précis de notre expérience il nous a semblé plus juste pour observer le phénomène de mise en jeu d’utiliser une traduction existante, dans des conditions pour ainsi dire de laboratoire, c’est-à-dire sans les transformations et manipulations que produit une mise en scène.
- 3 William Shakespeare, Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1978 (trad. originale 1957).
- 4 Laurent Berger, L’atelier du metteur en scène shakespearien et la fabrication du spectacle en Europ (...)
5Parmi les différentes traductions d’Hamlet exploitables aujourd’hui nous nous sommes décidés pour celle d’Yves Bonnefoy3. Il existe bien des traductions plus modernes, plus exactes du point de vue linguistique également, mais nous avons remarqué à partir d’une étude de plusieurs extraits de la pièce4 que parmi nombre de traductions versifiées d’Hamlet celle de Bonnefoy possède une caractéristique singulière, proprement matérielle, c’est sa densité. En effet, la différence de volume entre les textes traduits en français et l’original de Shakespeare ne réside pas tant dans le nombre de mot utilisés mais dans le nombre de syllabes. Et la traduction de Bonnefoy se caractérise par le contrôle plus grand qu’il exerce sur cette inflation syllabique. Alors que la plupart des traductions en vers (hors traductions en décasyllabes et alexandrins) dépassent en moyenne les douze pieds, Bonnefoy parvient à rester sous ce seuil.
6Cette barrière, imperceptible au premier abord (car les vers sont irréguliers chez Bonnefoy), est pourtant déterminante pour l’acteur français car elle marque le repère symbolique de notre langue théâtrale classique. Situer sa métrique sous le seuil de l’alexandrin génère une densité matérielle qui s’avère essentielle dans le passage à la scène, car cette métrique va orchestrer non seulement le rythme des scènes, mais aussi l’emphase des propos, le souffle des actrices et surtout la vitesse de développement des images et des sens. Elle constitue donc une contrainte cruciale dans le rapport corporel et imaginaire que l’acteur entretient avec le texte, un marqueur à la fois physique et temporel de son jeu.
- 5 William Shakespeare, Hamlet, New Cambridge Shakespeare, ed. Philip Edwards Cambridge, Cambridge Uni (...)
7Si le vers et son rythme établissent sans aucun doute une première anticipation de la dimension corporelle du texte, celle-ci se nourrit d’emblée dans cette scène d’éléments encore plus explicites. Paradoxalement, c’est dans la partition du spectre que cet aspect semble le plus éloquent, son texte étant dominé sur toute la longueur par des références sensitives et par la réactivation mémorielle de son expérience charnelle. C’est en premier lieu en tentant de faire partager à Hamlet l’horreur de la damnation, qu’il n’est autorisé à lui décrire qu’indirectement, que le spectre introduit la dimension corporelle de son discours : chaleur des « flammes », odeurs « sulfureuses », tortures infligées au corps, le spectre mobilise dès l’entame de la scène toute l’extension des sens pour parler de son expiation avant que d’en aborder la dimension spirituelle. Et, puisqu’il est astreint « à ne pas dévoiler les secrets de sa geôle5 », il transfère cette expérience du corps à la description physique précise des réactions de son fils à l’hypothétique récit des châtiments qu’il subit. Entre mémoire et projection, le spectre éprouve malgré tout des difficultés à actualiser la description de ses souffrances.
- 6 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 63), p. 62.
- 7 Shakespeare, Hamlet…(I, 5, 68–69), p. 2.
- 8 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 55-56), p. 61.
- 9 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 57), p. 61.
- 10 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 88), p. 62.
8C’est par le récit de son propre empoisonnement qu’il y parvient. Autorisé à en aborder les aspects les plus concrets, il commence sa description au passé « il versa par le porche de mes oreilles6…», mais glisse rapidement au présent quand il aborde les effets du poison sur son corps : « il se précipite […] Et glace et fige7... ». Aborder la réaction au venin sous ses aspects purement cliniques lui permet une incorporation actualisée de son expérience que la dimension narrative ne lui permet pas. Mais le présent du corps s’exprime également dans sa perception des ébats du couple Gertrude/Claudius : « la débauche la courtise8 », « la luxure […] se repaît d’immondices9 ». Ces visions semblent aiguiser encore plus ses sens et lui permettent également de projeter les souffrances promises à Gertrude, « Pour la percer, pour la déchirer10 », en punition de sa faute.
9Au terme de la scène c’est la sensorialité présente et réelle qui se trouve finalement activée par ce qu’il perçoit du vivant, par la sensation visuelle et tactile qu’il a de l’arrivée du matin. Le plaçant sous la menace de l’aube, Shakespeare lui rappelle les feux de l’enfer qui avaient introduit la dimension incorporée de la scène et permet surtout au spectre de la replacer dans une temporalité humaine, celle du jour et de la nuit, et de lui faire paradoxalement vivre un sentiment qui devrait lui être étranger, l’urgence.
- 11 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 94-95), p. 62.
10Face à lui, au contraire, Hamlet, comme sidéré, reste étrangement passif. Il lui en coûte de mettre en branle son propre dispositif corporel. Malgré les injonctions qu’il lance à son propre corps à l’impératif, « Et vous mes nerfs, d’un coup ne vieillissez pas, / Mais tendez-vous pour me soutenir11… », ses réactions sont dominées par des considérations plus intellectuelles que charnelles, augurant la tragédie de l’action qui prend sa source dans cette scène et va embraser la pièce.
- 12 Constantin Stanislavski, La Formation F de l'acteur, Paris, Payot, 1996, p. 119–134.
11Le paradoxe du fantôme plus incarné que son fils de chair et de sang trouve son pendant en analysant justement les deux personnages sous l’angle de l’action dramatique. Cette notion d’action est dans nombre de théories du jeu la pierre de touche de la construction du personnage et est étroitement liée, chez Stanislavski par exemple, à la notion d’intention12. Là aussi ce sont bien l’intention et l’action du spectre qui sont les plus explicites alors que celles d’Hamlet se déclinent sur un mode mineur. L’objectif du fantôme dans la scène est d’obtenir vengeance et l’action qu’il engage est de décider Hamlet à prendre celle-ci à son compte. Si l’on traduit cela en termes de jeu, alors que le parcours du personnage d’Hamlet est bouleversé et influencé par les propos du spectre, ce dernier est pratiquement indifférent au discours d’Hamlet qui ne parvient jamais à prendre l’action de la scène à son compte.
12Le spectre semble en effet parler quand il veut sans véritablement écouter ou prendre en considération les réactions d’Hamlet et sans percevoir les signes de son attention. Alors même que son fils l’invite à s’exprimer au début de la scène et qu’il se montre captivé par son récit, le spectre ne cesse de lui rappeler d’être attentif, répétant plusieurs fois l’injonction « écoute », comme obsédé par l’idée qu’il pourrait ne pas être entendu. À la fin de la scène, il abandonne Hamlet alors que, tiraillé par les injonctions du spectre à le venger, son fils n’a pas encore trouvé la place pour s’exprimer ou l’interroger, s’absentant ainsi littéralement de l’action au moment-même où celle-ci atteint son apogée pour Hamlet.
13Les conséquences de cette asymétrie des deux personnages dans leur rapport à l’action dramatique font que l’acteur qui joue le spectre est amené à travailler à partir de motivations qu’il génère lui-même et donc à puiser essentiellement dans l’énergie de son propre texte alors que celui qui joue Hamlet peut travailler de manière plus dynamique à partir de sa réaction au texte et aux mouvements du spectre. En ce sens, il est plus dépendant des actions du spectre que le spectre des siennes.
14En fin de compte, dans cette scène, Shakespeare fait du spectre un véritable personnage tragique, en l’enfermant dans un paradoxe parallèle à celui d’Hamlet, entre son espoir apparent de rédemption, à peine esquissé, et son désir de vengeance qui l’emporte dans la balance, entre désir irrépressible d’influer sur l’action de la pièce et incapacité à y plonger à part entière. En le situant dans une urgence temporelle et dans une sensibilité physique, Shakespeare offre malgré tout au spectre, avant même qu’à l’acteur, une condition humaine qui renforce cette dimension tragique. Mais du strict point de vue théâtral, il semble plutôt dessiner pour l’acteur une partition isolée, où ce dernier doit générer lui-même ses propres inflexions, sans avoir aucune prise sur l’action qui découlera de son entretien avec Hamlet.
Intégrer une langue étrangère
15Tout irait pour le mieux si effectivement le travail actoral découlait linéairement de l’analyse dramaturgique, c’est pourquoi celle-ci sous-tend si souvent la construction du personnage, en particulier à travers la notion d’incarnation. Cette analyse dessine en effet à travers le personnage une figure apparemment anthropomorphe qui stimule l’imaginaire de l’acteur et lui ouvre le mirage d’un possible transfert. Mais elle repose sur une prémisse d’identification personnage/acteur qui est fragilisée quand on aborde aujourd’hui la scène avec les outils modernes de la direction d’acteur : car l’équivalence entre le corps du personnage, assez richement illustré en ce qui concerne le spectre, et celui de l’acteur, est remise en question dans la pratique. L’expérience que nous avons menée avec trois actrices sur cette scène apporte des éléments objectifs pour constater que le cheminement psycho-physique de l’actrice ne saurait se réduire ni être assimilé à un processus d’identification ou d’incarnation.
16Si le corps du personnage nous semble parfois si proche c’est peut-être justement parce qu’il ne possède pas de constitution matérielle et donc qu’il autorise une projection aussi aisée qu’elle est approximative, puisque susceptible de recevoir les imaginaires du corps les plus distincts. D’ailleurs, ici c’est plutôt indirectement, par les sensations qu’il perçoit, que le corps du personnage nous est d’abord révélé. En revanche, la langue impose d’emblée sa matérialité à l’acteur et conditionne bien plus rigoureusement la construction de sa partition. Elle possède une forme, un souffle, une structure physique et un poids imaginaire bien plus prégnants que l’enveloppe corporelle du personnage qui n’existe que sous forme latente. Cependant, c’est là l’obstacle, rien dans la forme du texte shakespearien, sa densité, son lexique, sa prosodie, sa métrique, sa rhétorique, ne correspond à nos moyens d’expression habituels. Rien ne peut intuitivement se rapprocher de notre manière de penser, de réagir, de parler. Le texte de Shakespeare, que l’acteur soit anglophone ou pas, s’apparente toujours pour lui à une langue étrangère qu’il doit apprivoiser psychiquement et vocalement.
17Une première approche du travail consiste donc, au-delà de comprendre le sens des mots, ce qui est en fin de compte relativement accessible, de saisir la langue dans sa matérialité complexe, de la déchiffrer et de se l’approprier. Les trois premières séances de notre expérience consistent donc à observer ses caractéristiques physiques, à sentir où se trouvent le souffle, la durée, où gît l’essentiel et où se trouvent l’accessoire, le rythme, les mots portés et les mots lâchés, tous ces éléments techniques indispensables pour qu’un sens surgisse. Et il faut bien utiliser ici l’indéfini car toute répétition de ce texte au plateau, n’est pas répétition à proprement parler. Elle produit chaque fois des variations qui réactivent et infléchissent le sens, en fonction de l’état de l’actrice, de la manière de pratiquer les enjambements ou d’appuyer le mot et le sens, et ces inflexions se répondent et se modifient les unes les autres.
18Comme un enfant qui apprend une langue, c’est par bribes qu’on rentre dans cette matière, et la compréhension n’est jamais que partielle. La découverte d’une nouvelle strate, la perception d’une allitération, l’actualisation d’une image, la détection d’une signification nouvelle, peuvent chacune remettre en cause tout l’échafaudage jusque-là élaboré. On en revient à la question de la densité de la langue de Shakespeare et c’est pourquoi il est aussi essentiel de la retrouver dans la traduction. Et pour percer cette densité, telles des scanners, les actrices repassent sur les mêmes passages en changeant à chaque fois le point de focale.
19Lors de la première répétition, qui consiste à des lectures répétées du texte, ce sont les questions de compréhension et la façon dont le phrasé peut en rendre compte qui concentrent l’essentiel de l’attention des trois actrices. Pour chacune d’elles, cette intelligence intuitive du texte s’aiguise différemment. Pour Malo, la logique rationnelle, les rapports de force éclairés par l’analyse dramaturgique lui permettent rapidement de consolider un parcours cohérent. Pour Ximena, c’est la dimension spirituelle et émotionnelle du personnage du spectre qui trouve rapidement son expression. Pour Léna, en revanche, ce travail concentré sur les textes individuels a du mal à cristalliser car, comme nous l’avons observé plus haut, pour jouer Hamlet elle a besoin de la force instigatrice du spectre et celle-ci est encore en émergence chez ses partenaires et elle ne bénéficie pas de la lancée de la scène 4 qui lui aurait permis d’aborder la scène avec une base de jeu préalable.
20La deuxième répétition, toujours à la table, fait émerger un ensemble de difficultés techniques, avec en premier lieu la nécessité d’assouplir les effets rhétoriques c’est-à-dire de maintenir la logique du discours sans trop saturer le phrasé par l’explicitation du sens. D’un autre côté, les actrices commencent à appuyer leur travail sur la respiration, la ponctuation, les enjambements et les sonorités pour apporter du contraste au texte et révéler sa dimension proprement musicale. Enfin, elles font apparaître la multiplicité des enjeux du texte, en particulier la circulation entre les aspects narratifs, liés à la mémoire de l’empoisonnement du roi, ses répercussions émotionnelles, la jalousie et l’esprit de vengeance, et une dimension spirituelle où se mêlent les affres de la damnation et le jugement moral porté sur le couple Gertrude/Claudius, par lesquels le fantôme essaye de contaminer Hamlet. Comme s’ils dénouaient un à un les fils soigneusement tissés du matériau, chaque passage sur le texte permet de les identifier et d’en éprouver le potentiel actoral particulier, avant que le passage suivant ne s’attache à une autre strate du texte, qui, tout en faisant écho aux strates antérieures, possède sa propre originalité et son propre traitement.
21La troisième répétition à la table permet de commencer à jouer de ces multiples couches, narratives, rythmiques, philosophiques, émotionnelles, à donner une épaisseur humaine à l’interprétation et à synthétiser ces strates à travers un parcours vocal, émotionnel et imaginaire propre à chaque actrice. Lors de la quatrième répétition, les actrices ont intégré dans leur schéma corporel, autrement dit dans leurs automatismes de jeu, cette variété d’impulsions et se mettent à circuler entre elles plus librement et à mettre en tension l’investissement émotionnel et celui lié à la poésie du texte et à l’apparition des images métaphoriques dont le texte est criblé. Loin de viser la stabilisation d’une partition vocale, cette gymnastique à plusieurs dimensions doit permettre une grande souplesse de traitement du texte où chaque filage de la scène laisse entrevoir de nouveaux rapports entre ces dimensions.
22Enfin les répétitions suivantes, cette fois-ci au plateau, articulent toute cette architecture intérieure faite de superpositions de sens et de signes et de connexions entre les différentes strates interprétatives avec une corporalité qui offre un prolongement physique à ces strates, tout en mettant en place des rapports de forces nouveaux libérés par la confrontation des corps sur la scène. Cette incorporation (au sens de embodiment) progressive est hautement dépendante des comportements propres à chaque actrice, conformée d’un côté par leurs schémas corporels fruits de l’éducation, de la culture et des techniques du corps et une expérience d’actrice, et d’un autre côté par la reconfiguration de ces schémas induite par le travail sur le texte d’Hamlet lui-même. S’il y a incarnation, ce n’est pas directement celle du personnage mais d’éléments hétérogènes (significations, récits, rimes, respirations), extraits du texte comme par distillation lors des répétitions et recomposés et agencés progressivement dans l’action de jeu.
23Ainsi, la densité et le tissage du texte shakespearien se trouvent doublés d’une autre complexité et d’un nouveau tissage, ceux de la sensibilité et du schéma corporel des actrices, qui intègrent chacune de manière singulière les matériaux repérés et séparés progressivement dans le texte. Telle actrice sera naturellement, ou par son éducation ou formation artistique, plus à même d’incorporer à son jeu la production d’images ou les articulations rhétoriques du texte, telle autre sera façonnée plus profondément par des questions rythmiques, sonores ou par les rapports de présence des corps des autres actrices.
Le corps du personnage n’est pas « incorporable »
24En fin de compte, les macro-structures liées au personnage et identifiées au départ par l’analyse dramaturgique de la pièce (personnages, objectifs, partitions physiques), occultent, chez Shakespeare, la véritable puissance du matériau qui se décline dans des strates beaucoup plus fines et beaucoup plus hétérogènes et que seule une approche dissociée permet d’intégrer au jeu des actrices ; en ayant conscience, en parallèle, que le processus d’incorporation est intimement liée à la nature de l’actrice et à sa formation actorale intégrés dans son schémas corporel. Sans avoir conscience, à son époque, de ces notions liées aux avancées récentes des neurosciences cognitives, Stanislavski éprouve pourtant déjà ces limites quand il s’agit d’aborder les personnages multidimensionnels d’Hamlet :
- 13 Constantin Stanislavski, Ma vie dans l'art, Paris, L’Âge d’Homme, coll. Théâtre XX, 1999, p. 425.
À l’analyse intérieure de Hamlet, nous ne trouvâmes pas pour nos rôles ces partitions toutes prêtes que nous avions trouvées dans Tourgueniev. Shakespeare exige bien souvent de chaque acteur une interprétation personnelle. Pour mieux mettre à jour la partition de chaque rôle et creuser jusqu’au minerai précieux de l’œuvre, il fallut la découper en morceaux. À force de l’émietter, il devenait difficile d’en avoir une vue d’ensemble... À supposer qu’on examine et qu’on étudie séparément sous tous ses angles chaque pierre d’une cathédrale, on ne pourra pas pour autant se faire une idée de la cathédrale bâtie avec ces pierres, ni de son sommet qui se perd dans les nues. […] La pièce une fois découpée en morceaux, nous avions cessé de la voir dans son ensemble et de vivre avec elle comme un tout13.
25Il faut donc abandonner l’idée du transfert par équivalence du personnage dans l’acteur, quand bien même on en a identifié les contours par l’analyse du texte, sinon on court le risque de passer sous silence les strates d’une autre nature (poétique, métaphorique, philosophique) qui sont présentent dans le texte de Shakespeare et qui prennent souvent le pas sur les strates liées au personnage littéraire. Mais il faut également tenir compte que chacune de ces strates doit être inoculée dans le jeu de l’actrice en fonction de sa propre réactivité à tel ou tel type de matériau de jeu extrait du texte. On a beau travailler la matière initiale de la même manière avec les différentes actrices, l’incorporation est différente pour chacune d’elles. On a donc besoin d’une approche multiple et dissociée, chaque paramètre du texte étant susceptible ou pas de prendre une place, prépondérante ou pas, dans le schéma corporel de l’actrice. Comme chez l’enfant en développement qui va intégrer plus facilement la parole, le mouvement ou les aspects autoréflexifs.
26Ainsi, les premières séances consacrées surtout à l’explicitation du sens et à l’identification des différentes strates poético-performatives du texte, se révèlent très constructives pour Malo, alors que Léna a des difficultés à en synthétiser le sens pour appuyer son jeu. De son côté Ximena, actrice d’origine vénézuélienne, perçoit les résistances subtiles qu’elle éprouve avec la langue de Bonnefoy malgré sa maîtrise excellente du français. Une fois que ce premier travail est intégré, Ximena rentre en revanche beaucoup plus naturellement dans la dimension émotive de son interprétation. Finalement, au bout du processus nous parvenons à une scène cohérente et homogène entre les actrices en termes d’esthétique du jeu, bien que celle-ci ait été construite dans une logique et une chronologie différentes pour chacune d’entre elles.
27Le corps du personnage et son incarnation qui était au centre de notre réflexion initiale se trouve supplanté dans le processus par la manière dont la matérialité du texte influe sur le corps des actrices. Plus on avance dans les répétitions, moins on fait référence à la notion même de personnage, qui devient trop floue et générale par rapport aux enjeux très précis et personnels qu’affrontent les actrices. Le corps du personnage s’efface, celui de l’actrice s’affirme.
Le personnage fantôme
28Cela se vérifie au moment de la représentation. Après avoir joué la scène une première fois, celles-ci sont amenées à la rejouer tout en expliquant au public vers après vers leur point de concentration en tant qu’actrice à ce moment précis du texte. Et, alors que l’unité dans l’interprétation scénique semble évidente, les représentations imaginaires qu’elles se font de leur propre jeu sont clairement divergentes. Pour Malo, qui joue le spectre dans le début de la scène, son jeu est clairement sous-tendu par les intentions du personnage vis-à-vis d’Hamlet, qui sont nettement intellectualisées. Pour Ximena, qui joue le spectre dans la deuxième partie de la scène, la dimension sensuelle de l’actrice prend le dessus, et elle explicite très clairement les sensations qui traversent son corps et qu’elle tâche de convoquer pour dire son texte. Enfin, pour Léna, c’est son vécu émotionnel qui semble l’occuper en priorité.
29Alors que les dispositifs, la nature des textes et les attendus performatifs sont pratiquement les mêmes pour les trois actrices, les expériences physiques, mentales et émotionnelles traversées sont très contrastées. Que ce soit au niveau de la création du jeu, lors des répétitions, ou au moment de son exécution publique, les difficultés rencontrées et la manière dont chacune aborde l’interprétation montrent des variations largement indépendantes des conditions dans lesquelles cette création se déroule. La singularité de l’expérience personnelle s’impose à l’uniformité de la méthode. D’un autre côté, la manière dont les actrices réfléchissent ces expériences ne présente pas une relation de correspondance évidente avec le mode d’incorporation du travail au cours des répétitions ; chacune réorganise les éléments techniques et interprétatifs identifiés en répétition selon une hiérarchie qui lui est propre et qui peut varier d’une représentation à l’autre. Deux types de variabilités semblent entrer en jeu et se mêler de manière relativement indépendante : celle liée à la création de la partition de jeu en salle de répétition et celle liée à la conduite du jeu au moment de la performance. Enfin, les actrices s’expriment essentiellement en leur nom propre et ne font presque plus référence aux caractéristiques des personnages que les premières lectures avaient relevées ni même au personnage tout court. Le « Je » a remplacé le spectre.
30Cette expérience nous conduit à replacer la personnalité de l’actrice au centre du processus de création. D’un côté, pour ainsi dire en entrée, les répétitions doivent fournir une variété d’expériences traversées par l’actrice pour alimenter son système de représentation qu’elle va mettre au service de l’interprétation. D’un autre côté, en quelque sorte en sortie, l’actrice doit avoir une bonne conscience de son type de conduite du jeu en temps réel, pour en anticiper les fluctuations lors des représentations et pouvoir y réagir. Enfin, elle doit comprendre que, chez Shakespeare, ces échanges entre perception, anticipation, conscience et réaction, sont permanents et se rétro-alimentent les uns les autres à un niveau de complexité et à une vitesse qui les rend peu prédictibles et seulement partiellement conscients et maîtrisables.
31Qui plus est, ce fonctionnement, que l’apprentissage et l’expérience lui permettent de mieux saisir et accompagner, fait d’elle une actrice absolument distincte des autres actrices, quand bien même elles partageraient, la même formation, les mêmes expériences et jusqu’aux mêmes gènes. Cette singularité est immédiatement perceptible au plateau et compte pour beaucoup dans l’intérêt du spectateur. Mais l’actrice doit comprendre qu’il ne s’agit pas d’exprimer cette singularité pour elle-même, elle doit aussi l’observer pour la comprendre et l’alimenter en conscience de cela au contact du texte en temps réel pour pouvoir en témoigner dans le spectacle. C’est le moteur véritable de la performance.
32Elle doit aussi prendre en compte dans son jeu, en dehors de la part imprévisible de ses émotions, la limite qui existe dans le fait de vouloir contrôler les paramètres de l’interprétation, et ajuster en conséquence sa maîtrise de la conduite du jeu de manière à ce qu’une concentration excessive sur l’un de ces paramètres ne lui fasse pas perdre le contrôle sur un autre.
33Par comparaison, imaginons qu’on effectue tranquillement le trajet quotidien qui nous mène de la maison au théâtre, notre schéma corporel intègre facilement la plupart des informations essentielles et nous sommes capables en cours de route, d’écouter la radio, de saluer le fils de la voisine et de prêter attention au panneau publicitaire dont le contenu vient de changer. Mais jouer la scène 1 de l’acte 5 d’Hamlet devant un public ressemble plus à la conduite d’une voiture de rallye à 180 km/h sur un chemin escarpé qu’à cette promenade matinale. L’actrice doit connaître ses temps de réaction, anticiper les virages et ajuster les accélérations à sa véritable maîtrise de la route et à son singulier type de conduite. Non seulement elle sait qu’elle ne pourra pas tout gérer à la fois, que des choix permanents sur des priorités d’attention et de réaction doivent être faits, mais elle doit savoir surtout que les conseils et les principes les plus précieux sont ceux qui prennent en compte cette singularité et cette relativité et qu’ils ne valent que pour elle seule.
34Le paradoxe évoqué initialement entre le personnage du spectre qui semble plus sensible à sa dimension charnelle que celui d’Hamlet prend alors un autre sens. C’est la notion même de personnage qui, comme un rayon de lumière traversant un prisme, a été décomposée en mille fragments correspondant aux différentes strates qui le constituent à travers le texte shakespearien. Et la superposition de ces différentes caractéristiques du personnage et comment elles sont perçues par l’imagination des actrices lui donnent un caractère littéralement spectral car, comme un fantôme, le personnage devient une présence latente, très vaguement anthropomorphique, fruit d’une superposition de matériaux hétérogènes.
- 14 Jean-François Dusigne éclaire très précisément, en particulier, la relation entre l’émotion et l’êt (...)
- 15 Compris ici dans son acception phénoménologique au sens de « cognition incorporée ».
35S’il faut accorder autant d’importance à la production des strates imaginaires de l’actrice, plus ou moins physiques, plus ou moins sensibles, plus ou moins intellectuelles, selon les cas, c’est que chaque processus de création, qu’il convoque ou non une figure fictionnelle, constitue toujours un nouveau mode d’être-au-monde14. De la même manière que nous avons évoqué le travail sur le texte comme l’apprentissage d’une langue étrangère, nous pouvons dire de manière plus générale que l’acteur, comme un enfant sa place dans le monde, doit comprendre sa place dans l’œuvre à mesure qu’il la traverse et la construit. Le personnage shakespearien plutôt qu’une entité consistante et prédéfinie, lui apparaît sous forme spectrale comme une succession de visions qui se succèdent, se contredisent et se complètent. Qu’on parle de mimesis, d’incarnation, de partition ou d’embodiment15, la théorie du jeu fait le récit, sans cesse renouvelé, de cette mise au monde d’un spectre, de ce passage de l’imaginaire porté par le texte dans l’esprit et le corps de l’acteur.
Notes
1 https://www.manufacture.ch/fr/4466/Etre-et-jouer-Systemes-et-techniques-du-travail-de-l-acteur-contemporain (consulté le 26 octobre 2022). Ce projet bénéficie du soutien du Fonds National Suisse pour la recherche.
2 Cette recherche a été menée à l’occasion du colloque « Ghost Scenes – Scènes de Spectre » co-organisé par Pierre Kapitaniak et Andrew Hiscock pour l’IRCL à l’Université Paul-Valéry Montpellier 3.
3 William Shakespeare, Hamlet, trad. Yves Bonnefoy, Paris, Gallimard, 1978 (trad. originale 1957).
4 Laurent Berger, L’atelier du metteur en scène shakespearien et la fabrication du spectacle en Europe occidentale depuis 1945, Thèse de doctorat, Université Paris X – Nanterre, 2011, p. 251–282.
5 William Shakespeare, Hamlet, New Cambridge Shakespeare, ed. Philip Edwards Cambridge, Cambridge University Press, 2019 (I, 5, 14), p. 60. En l’absence de numérotation des vers dans l’édition de Bonnefoy, les références entre parenthèses correspondent à cette édition de la pièce.
6 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 63), p. 62.
7 Shakespeare, Hamlet…(I, 5, 68–69), p. 2.
8 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 55-56), p. 61.
9 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 57), p. 61.
10 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 88), p. 62.
11 Shakespeare, Hamlet… (I, 5, 94-95), p. 62.
12 Constantin Stanislavski, La Formation F de l'acteur, Paris, Payot, 1996, p. 119–134.
13 Constantin Stanislavski, Ma vie dans l'art, Paris, L’Âge d’Homme, coll. Théâtre XX, 1999, p. 425.
14 Jean-François Dusigne éclaire très précisément, en particulier, la relation entre l’émotion et l’être au monde, Jean-François Dusigne, L’acteur naissant, Montreuil, Éditions Théâtrales, 2008, p. 49–74.
15 Compris ici dans son acception phénoménologique au sens de « cognition incorporée ».
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Laurent Berger, « Le personnage du fantôme et le fantôme du personnage dans Hamlet, acte I, scène 5 », Arrêt sur scène / Scene Focus [En ligne], 11 | 2022, mis en ligne le 31 décembre 2022, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/asf/2429 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/asf.2429
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