L’auteure souhaite remercier d'une part, Messieurs Laurent Simon (Professeur des Universités, Paris I) et Richard Raymond (Chargé de recherche CNRS – UMR 7533 LADYSS) ainsi que Madame Noëlie Maurel (Postodorante, Université de Constance) pour leurs conseils avisés et leurs relectures, d'autre part, les évaluateurs de cet article pour la justesse de leurs commentaires qui a permis d'améliorer ce travail.
1L’intérêt pour la biodiversité urbaine est relativement récent en France puisque cette question ne mobilise les chercheurs que depuis les années 1980. Pourtant, les villes concentrent sur une surface souvent restreinte une biodiversité particulière et une proportion grandissante d’habitants (aujourd’hui, la moitié de la population mondiale vit dans les villes, contre 12 % il y a 100 ans, et d’ici 30 à 50 ans, les villes abriteront environ 5 milliards habitants). Les écologues et naturalistes s’accordent à dire qu’une prise en compte des environnements les plus perturbés tels que les milieux urbains est importante lorsqu’on étudie les possibilités de conservation de la biodiversité (Dearborn et Kark 2009). Il y a donc, en ville, de réels enjeux de gestion de la biodiversité : maintenir les populations viables de nombreuses espèces d’une part, sensibiliser les citadins si l’on souhaite mettre en place des actions efficaces de conservation de la biodiversité d’autre part (Barbault 2006, Shwartz et al. 2012).
2Les recherches menées sur la biodiversité urbaine ont principalement porté jusqu’à présent sur des espaces ouverts (parcs, friches, boisements etc.) souvent de grandes tailles et généralement publics (Cornelis et Hermy 2004, Croci et al. 2008). Or, on sait aujourd’hui que la biodiversité dépend non seulement des habitats spécifiques aux espèces, mais aussi de la qualité de la matrice urbaine (Muratet et al. 2008, Werner 2011). Cette matrice urbaine est notamment composée de petits espaces ouverts : les jardins privés. Un jardin est un terrain, généralement clos (gart signifie clôture en germanique) où l'on cultive des végétaux utiles (pour l'alimentation par exemple) et/ou d'agrément. C'est un espace qui accompagne l'habitat et qui constitue généralement un espace intermédiaire aménagé entre la rue et la maison (Lévy et Lussault 2003). La clôture qui le définit ordinairement permet de marquer visiblement cette séparation entre l'espace privé et l'espace public. Les jardins présentent un double intérêt du point de vue de la gestion de la diversité du vivant : ce sont d’une part des réservoirs potentiels d’espèces et de milieux intéressants (Gaston et al. 2005a, Marco et al. 2010, Smith et al. 2006), et d’autre part des lieux fortement investis par les habitants (Bhatti et Church 2000, Frileux 2013, Loram et al. 2011, Marc et Martouzet 2012). Ce sont des espaces de contacts privilégiés entre ces habitants et la biodiversité. En ce sens, les jardins privés peuvent participer de l’investissement des citoyens dans la construction de la gouvernance de l’espace urbain.
3Paris et sa périphérie constituent des espaces urbains et périurbains très denses mais où les jardins privés conservent tout de même une place importante. Si des études sur les parcs urbains montrent que ces milieux peuvent soutenir la biodiversité s’ils sont connectés (Gaston et al. 2005b, Rudd et al. 2002), nous proposons de dépasser l’espace vert public pour nous intéresser à la biodiversité dans les espaces verts privés, plus particulièrement dans les jardins privés des quartiers pavillonnaires. En quoi ces derniers peuvent-ils être des espaces à prendre en compte lorsqu’on étudie la gestion de la biodiversité en ville ? Parallèlement à cette question relative au type d’espace interrogé, une catégorie d’acteurs reste peu étudiée. Il s’agit de l’habitant, acteur individuel qui, par de nombreuses pratiques, peut participer localement et quotidiennement, à la gestion de la biodiversité dans les espaces habités (Frileux 2013, Mathieu et al. 2005). Quelles relations les habitants des quartiers pavillonnaires entretiennent-ils avec la biodiversité dans leur jardin ? A une échelle plus importante, l’individu ajuste-t-il la gestion de son jardin et de la biodiversité qu’il contient aux pratiques de son voisinage ? A travers ces espaces de biodiversité, n’est-ce pas aussi et surtout l’émergence d’une nouvelle sociabilité et d’une possible gestion collective qui fait, de ces petits espaces ouverts, des espaces clés d’une nouvelle gouvernance de la biodiversité dans les métropoles ?
4Afin de répondre à terme à ces différentes questions, le travail présenté dans cet article constitue une approche principalement bibliographique mettant en évidence l'intérêt des jardins privés pour la gestion de la biodiversité dans des espaces urbains et périurbains.
5L’inscription des enjeux de préservation de la biodiversité dans les territoires habités, en ville (Blanc et Cohen 2005, Devictor et al. 2007), comme dans les espaces ruraux (Doré et al. 2008), fait l’objet d’une attention soutenue. Les recherches qui portent sur la biodiversité urbaine concernent essentiellement les espaces verts publics (parcs, jardins et trames viaires) en zones urbaines denses (Paris intramuros, Rennes par exemple) (Cohen et al. 2014). Des études ont également été menées ces dernières années sur les territoires périurbains (Frileux 2013, Marco 2008). La biodiversité urbaine évolue en fonction des comportements des citadins et de la structure de la ville. Nous nous proposons de compléter ces études en nous intéressant à la biodiversité dans les espaces verts privés à travers la littérature scientifique qui y est consacrée.
6La biodiversité en ville est souvent importante et propre à ce milieu (Clergeau 2007, Lizet et al. 1999). Concernant la flore, on y trouve des espèces généralistes résistantes à diverses contraintes écologiques (Clergeau et Blanc 2013). Quant à la faune, la ville de New York par exemple abrite à Manhattan la plus grande concentration de faucons pèlerins du monde (White et al. 2002), le Québec-Windsor accueille, lui, la moitié des espèces menacées ou en voie de disparition du Canada (malgré la concentration dans cet espace de près de la moitié de la population canadienne) (Raymond et Simon 2012). Globalement, le milieu urbain favorise les espèces généralistes au détriment des espèces spécialistes. Néanmoins, Richard Raymond et Laurent Simon (2012) rappellent dans leur synthèse les différents facteurs qui permettent d'expliquer la diversité animale et végétale du milieu urbain : importante diversité d'habitats, caractéristiques mésologiques qui favorisent certaines espèces spécialistes, existence d’espaces soustraits à la fréquentation (friche industrielle ou ferroviaire).
7L'urbanisation induit en effet des contraintes liées aux activités humaines, ce qui fait des villes des écosystèmes particuliers (Clergeau 2011, Sukopp 2004) : îlot de chaleur urbain, pollution de l'air et de l'eau, forte pression anthropique, éclairage artificiel, fragmentation des habitats. Ce sont également des milieux chauds, secs, aux sols compactés, pollués, eutrophes. La superficie des habitats urbains est souvent restreinte, et les populations animales et végétales qu’ils supportent sont souvent isolées. Philippe Clergeau évoque « l'action de l'urbanisation comme un filtre sélectionnant les espèces à partir de combinaisons de traits biologiques » (Clergeau 2011 : 135). En effet, si certaines espèces composent avec ces différentes caractéristiques, d'autres espèces (animales comme végétales) sont perturbées, voire éliminées de ces milieux.
8Au-delà des espèces en elles-mêmes, les intérêts de la biodiversité urbaine présente de multiples intérêts, tant du point de vue écologique que social. En effet, les écosystèmes urbains sont avant tout des lieux de vie d’une grande proportion de l’humanité et doivent donc répondre à ses besoins. La biodiversité urbaine, bien que fragilisée et/ou modifiée, existe et assure de nombreuses fonctions (Savard et al. 2000), fournissant ainsi divers services écosystémiques locaux aux citadins. La végétation urbaine peut contribuer à l'amélioration de la qualité locale de l'air en limitant la concentration de différents gaz ou particules fines (Nowak et al. 2006). Elle participe aussi à la purification de l’eau et permet une production alimentaire ou horticole (Machon 2011). Elle est par ailleurs valorisée pour son rôle positif face aux changements climatiques (Dearborn et Kark 2009). La biodiversité offre aussi des services de récréation (elle participe notamment au bien-être des habitants) et peut être porteuse de véritables valeurs culturelles et esthétiques. Certains chercheurs étudient le fait que la biodiversité urbaine peut encourager une reconnexion des citadins à la nature à travers différentes pratiques (soin aux animaux et aux végétaux, observation, jardinage). Ces pratiques permettraient de leur faire prendre conscience à nouveau que l'homme côtoie la biodiversité quotidiennement et interagit avec elle (Prévot-Julliard 2010). Il semble donc essentiel de prendre en compte l’importance du phénomène urbain et le rôle qu’il joue et jouera dans la dynamique de la biodiversité. La reconnaissance d'une biodiversité riche et spécifique des espaces urbains doit toutefois être nuancée : en ville, la biodiversité subit une très forte pression et connaît une importante fragmentation (notamment à cause du bâti).
9L'étalement urbain s'est en effet réalisé aux dépens des espaces environnants dont la diversité biologique pouvait être élevée. En France près des trois-quarts de la population vit en milieu urbain, soit en ville soit dans un territoire directement sous son influence (banlieue, espaces périurbains). Depuis plus de quarante ans, l’expansion de ces espaces urbains s’est faite naturellement du centre vers la périphérie. Les couronnes périurbaines des villes françaises se sont d’une part étendues, d’autre part densifiées. Une partie des zones agricoles ou naturelles des périphéries urbaines a été artificialisée. Cette transformation des paysages et des écosystèmes a provoqué des discontinuités au sein des milieux naturels. Cette fragmentation du paysage reste une des raisons majeures de la perte de la biodiversité qui affecte les périphéries des métropoles (Simon et Goeldner 2013). Il apparaît alors nécessaire de favoriser la biodiversité urbaine, notamment en facilitant la dispersion des espèces à l'aide d’aménagements urbains telle que la trame verte (sur laquelle nous reviendrons dans la dernière partie) (Clergeau et Blanc 2013).
Encadré 1 : Végétation privée et publique des quatre départements de la petite couronne d’Ile-de-France, perspectives de recherche
Grâce aux données de l’APUR (Atelier Parisien d’URbanisme), nous avons pu travailler sur la végétation privée et publique des quatre départements de la petite couronne d’Île-de-France (cf. : Carte 1 : Répartition de la végétation privée et publique dans la petite couronne parisienne et Tableau 1 : Espaces verts publics et privés dans les départements de Paris, Seine-Saint-Denis, Hauts-de-Seine et Val-de-Marne). Cette approche spatiale de la végétation a été réalisée en utilisant les systèmes d'informations géographiques et plus spécifiquement ArcGis. Le fichier utilisé pour réaliser les calculs de surface est composé d’entité (ou polygone) qui représente une unité du couvert végétal (arbre, jardin etc.). La végétation publique selon les données de l’APUR concerne la végétation qui se situe dans les cimetières, les îlots de voieries, les infrastructures, les parcs, les terrains de plein air, les talus, les terrains de sport et les voies. La végétation privée correspond quant à elle, à la végétation présente dans des lieux dont la propriété est privée. Cette étude ne concerne que la végétation privée individuelle. Nous avons fait le choix de ne pas prendre en compte la végétation privée des équipements (62 590 entités, 364 hectares).
A Paris, la surface totale du couvert végétal privé est certes moins importante que celle du couvert végétal public mais les entités les représentant sont plus nombreuses (Tableau 1). En effet, au cœur de cette agglomération métropolitaine, on dénombre 126 875 entités de végétation privée contre 22 723 de végétation publique (sans les bois de Boulogne et Vincennes). Dans les trois autres départements limitrophes de Paris (Hauts-de-Seine, Seine-St-Denis et Val-de-Marne), on relève que la part de végétation privée par rapport à l’ensemble de végétation du département est sensiblement identique à celle de la végétation publique (autour de 50 %). Ainsi, en termes de superficie, les départements de Seine-Saint-Denis, des Hauts-de-Seine et du Val-de-Marne contiennent autant de couvert végétal public que privé. Toutefois, comme pour Paris, le nombre d’entités de végétation privée est très nettement supérieur à celui de végétation publique. Le couvert végétal privé dans ces trois départements constitue donc une surface importante. Une différence est toutefois à relever entre la végétation privée à Paris et celle dans les trois autres départements de la petite couronne. En effet, la surface totale de cette végétation privée est environ 11 fois plus importante dans les départements de Seine-Saint-Denis, des Hauts-de-Seine et du Val-de-Marne qu’à Paris (59 km² en moyenne pour ces trois départements contre 5,1 km² pour Paris). Enfin, le nombre d’entités d’espaces verts privés est presque 10 fois plus important dans les trois départements limitrophes de Paris qu’à Paris même.
Au vu de ces différents constats, il apparaît essentiel que l'étude de la gestion de la biodiversité urbaine dans les quatre départements de la petite couronne d’Ile-de-France prenne en compte l’importance (en nombre et en surface) du couvert végétal privé. En plus de ce critère, la proportion de surfaces imperméabilisées serait également une caractéristique intéressante à étudier et à intégrer dans ce travail.
10La maison individuelle avec jardin reste encore aujourd'hui le type d'habitat préféré des Français (Frileux 2013). Parmi les facteurs expliquant cette préférence pavillonnaire, figure le fait de bénéficier d'un jardin (Haumont 1968, Dubost 1997).
11La biodiversité existante dans les jardins privés urbains reste peu documentée. Cela peut s'expliquer d'une part par le caractère privatif de ces espaces, d'autre part, par le fait que la communauté des écologues s’est longtemps désintéressée du milieu urbain comme milieu d'étude.
12Toutefois, ces dernières années, des scientifiques ont étudié la biodiversité dans les espaces urbains privés. Le travail de recherche mené par Philippe Clergeau (2011) et son équipe à Rennes démontre que la nature en ville s’exprime fortement au sein des espaces privés. En outre, un projet d'ampleur effectué sur l'étude de la biodiversité des jardins privés urbains et périurbains de la métropole marseillaise constitue une référence incontournable. Ces chercheurs montrent que la diversité floristique ornementale en zones rurales urbanisées varie selon la densité du bâti (Marco 2008, Marco et al. 2008). Ils constatent en effet une composition en espèces plus similaire entre les jardins d'un même type de densité de logements, ainsi que l’avait déjà remarqué une étude effectuée dans une rue résidentielle de Montréal (Zmyslony et Gagnon 1998). Les jardins privés étudiés accueillent une flore riche, hétérogène et principalement horticole. Audrey Marco et ses collègues rappellent que les espèces horticoles sont vitales pour la faune urbaine en leur fournissant des habitats (Chamberlain et al. 2004, French et al. 2005). Toutefois, la filière horticole est également une voie majeure d’introduction d'espèces exotiques et invasives (Sax et Gaines 2003, Vitousek et al. 1997). Une autre étude complète ces résultats en mettant en avant la richesse et l'abondance de la faune (papillons et fourmis) dans les jardins privatifs sur des terrains d'études appartenant à la métropole marseillaise (Deschamps-Cottin et al. 2013). Ces travaux de recherche sur l'agglomération marseillaise et sa périphérie, même s'ils concernent un contexte particulier (le climat méditerranéen), permettent de mieux mettre en évidence l'intérêt de l'agglomération parisienne comme terrain d'étude pour aborder les questions de gestion de la biodiversité à travers le jardin (cf. Encadré 1).
13Au Royaume-Uni, le programme BUGS (Biodiversity in Urban GardenS) cherche entre autre à quantifier la biodiversité présente dans les jardins privés. Il a notamment montré qu'une forte proportion de l'espace urbain dans ce pays est composée de jardins privés associés à des logements résidentiels, et que ces jardins domestiques peuvent constituer un fort potentiel pour le maintien de la biodiversité (Gaston et al. 2005a, 2005b) et fournir d'importants services écosystémiques aux citadins (Loram et al. 2007). Le programme URBANZ (URban Biotopes of Aotearoa New Zealand) évalue, quant à lui, l'intérêt de conservation de tous les espaces verts présents en ville, y compris les espaces privés. Enfin, des chercheurs d'ARCUE (Australian Research Centre for Urban Ecology) essaient de mettre en relation les patrons sociaux et écologiques de la végétation urbaine dans les jardins, les parcs et les rues.
14Ainsi, les jardins représentent un fort potentiel de préservation de la biodiversité en milieu urbain, et cela pour deux raisons majeures. Premièrement, en France, ces espaces couvrent plus de 2 % de la superficie totale du territoire national, soit quatre fois plus que la superficie de toutes les réserves naturelles réunies (Bismuth et Merceron 2008). Deuxièmement, les jardins privés constituent d’importants réservoirs potentiels de biodiversité. Il est par ailleurs nécessaire de s'intéresser aux relations des individus à la biodiversité existante dans les jardins. Les jardins domestiques sont certainement moins investis que les espaces publics en termes de recherche car ils sont plus difficiles d’accès. Or, l’ensemble des représentations, des attentes et des pratiques dont ces jardins font l’objet est marqué par la complexité toujours constatée des pratiques ordinaires (Dubost 1997, Frileux 2013, Loram et al. 2011, Marco et al. 2010) ce que nous étudierons plus largement dans la deuxième partie de cet article.
15Plusieurs travaux de recherche montrent que les fonctions écologiques des jardins dépendent de leur configuration et de leur composition. Certains mettent en avant une relation forte entre la taille de ces espaces verts privés et la biodiversité qu'ils peuvent contenir (Gaston et al. 2007). Avoir un jardin plus grand permet d’en diversifier sa composition en termes d'habitats et donc de favoriser la biodiversité qu'il contient (Marco 2008, Smith et al. 2006). Néanmoins, bien que les relations positives entre l'aire d'un espace, la diversité des habitats et la diversité des espèces soient reconnues par la grande majorité des chercheurs en écologie urbaine, de nombreux écologues émettent plus de réserve sur le rapport aire-espèces (qui consiste à penser que plus la surface d'un habitat est grande plus il y a d'espèces). En effet, en milieu urbain, l'ancienneté des espaces verts, leur gestion, associé parfois à leur isolement peut rendre leur rôle de réservoir de biodiversité discutable (Clergeau et Blanc 2013). Par ailleurs, individuellement, certains petits jardins peuvent être aussi riches en termes de biodiversité que les grands jardins. Cela tient à la manière dont ces espaces sont gérés. Cette gestion annule potentiellement les effets liés à leur taille, à leur emplacement dans la zone urbaine et aux variations géographiques et climatiques associées (Gaston et al. 2005b, Loram et al. 2011, Smith et al. 2006). Ces résultats suggèrent que les facteurs humains, tels que le statut socio-économique des habitants, leurs disponibilités ou encore la gestion de leur jardin, peuvent avoir une influence prépondérante sur la composition de ces espaces et la biodiversité qu'ils supportent.
16Ainsi, le développement urbain et la gestion de la biodiversité dans ce milieu ne peuvent s’envisager sans tenir compte des jardins privés et de leurs gestionnaires. Une approche pluridisciplinaire apparaît effectivement nécessaire lorsqu'on travaille sur la biodiversité urbaine (Alberti et al. 2003, Clergeau et Blanc 2013).
17Du fait de la prégnance des jardins individuels dans les espaces d’habitation, ce sont des lieux où les habitants peuvent entretenir une relation quotidienne avec des témoins ordinaires de la biodiversité (Bhatti et Church 2000, Frileux 2013). Le jardin apparaît tout d’abord comme un lieu privilégié de contact entre l’habitant et la nature ordinaire. En effet, c’est un espace qui peut réconcilier le citadin en « manque de vert » (Miller 2005, Turner et al. 2004) avec la biodiversité grâce à différentes activités de jardinage, telles que la plantation de fleurs, la culture de fruits et légumes ou encore l’observation des oiseaux pour ne citer que ces exemples les plus manifestes. Les travaux d'Audrey Marco apportent un éclairage important sur la dimension qualitative de la biodiversité mais également sur les pratiques de plantations des jardiniers des jardins domestiques qui peuvent alors en influencer le potentiel de richesse floristique (Marco 2008, Marco et al. 2010). De plus, les habitants plantent certains végétaux en fonction de leur utilité ce qui peut influer sur la richesse de la biodiversité (Frileux 2013, Marco et al. 2010). L'esthétique, critère propre à chacun, est aussi un des premiers facteurs déterminants dans le choix des plantations (Barrault 2012, Clergeau 2011, Marco et al. 2010).
18L'habitant aménage et participe à la mise en valeur de son jardin privé, il est à la fois acteur et usager de ce territoire qu’il investit pleinement. Florent Quellier écrit à propos du jardin (2012 : 8) : « Planté, entretenu, vécu par l'homme, il en est le reflet ». Le jardin a un véritable rôle démonstratif (APUR 2006, Dubost 1997, Frileux 2013, Marco et al. 2010) et l'on observe de nouveau depuis plusieurs années un engouement pour le jardinage (Bhatti et Church 2000, Dubost 1997, Frileux 2013, Gaston et al. 2007, Quellier 2012). Ces activités manuelles sont désormais considérées comme des loisirs, même si l'entretien peut parfois être assimilé à une corvée (Frileux 2013). Le jardin est aussi un lieu où se mêlent plaisir et utilité (Dubost 1997). Cet espace devient plus qu’un simple extérieur : il peut être considéré comme une nouvelle pièce à vivre.
19L'habitant entretient un rapport particulier avec son jardin du fait qu’il en soit le seul gestionnaire : il s’en occupe, l’aménage et l’entretient comme il l’entend. L’habitant décide seul des superficies de massifs, de pelouse, de potager, des espèces plantées, de l’utilisation des produits etc. Toutefois, l'habitant a un pouvoir de décision largement influencé par la filière horticole (jardineries, revues spécialisées) (Bhatti et Church 2001), les politiques publiques et les documents d'urbanisme (Frileux 2013). Le jardin domestique représente un espace particulier dans lequel l’habitant peut faire comme il le souhaite du fait de l'appropriation de ce territoire. L’habitant peut agir avec une part d’autonomie importante, même si ses actions sont structurées par les cadres cognitifs et culturels qui sont les siens. Il pourrait paraître alors difficile pour un acteur extérieur d’intervenir sur les pratiques liées à la biodiversité de cet individu. Des scientifiques britanniques expliquent en effet que les administrations locales et les autorités administratives ne peuvent exercer qu’un contrôle limité sur les jardins privés (Gaston et al. 2005b). Toutefois, ces mêmes autorités peuvent avoir une action en amont qui pèse sur l'évolution des pratiques jardinières dans les jardins privés. En effet, les recherches de Pauline Frileux (2013) montrent que des politiques environnementales à l'échelle de la commune, à travers notamment des actions incitatives, et associées à un accompagnement soutenu, peuvent influencer certaines pratiques de jardinage des habitants. Elle explique l'influence de Dominique Soltner, instigateur de la haie composée des jardins privés, dans la diffusion de ce type de clôture à l'échelle nationale à travers la multiplication de réunions d'information et d'échanges avec les habitants. Cette éthnoécologue développe notamment la campagne de Rennes sur ce sujet à travers l'information, la sensibilisation des habitants, et met ainsi en valeur l'influence des parties extérieures et la frontière assez mince entre le domaine public et le privé. Audrey Marco et al. (2010) explique également, à travers la notion de top down, qu'une ville peut imposer des pratiques d'aménagement paysager et cite pour cela les travaux de Martin et al. (2004). Ces pratiques d'aménagement paysager peuvent parfois elles-mêmes se répercuter à l'échelle des jardins privés.
20Notre attention porte sur l’organisation même des pratiques individuelles qui se déploient dans les jardins privés. Or, si l’influence d’un individu particulier est sans doute négligeable pour comprendre l’évolution de la biodiversité, il n’en est certainement pas de même de l’ensemble des pratiques des individus.
21Un lotissement ou un quartier pavillonnaire, au cœur de ville ou en zone périurbaine, se compose d’une multitude d’habitations individuelles et donc de nombreux jardins privés qui se présentent sous forme d’îlots. Ces îlots apparaissent tels des espaces mosaïques dont la gestion semble, souvent, peu ou pas explicitement coordonnée. Autrement dit, ces mosaïques de jardins semblent fonctionner telles des cellules non organisées au sein d’un système que constitue l’agglomération. Ces espaces mosaïques renferment donc beaucoup d’espaces verts émiettés (partagés dans l’espace et entre différents gestionnaires utilisateurs) entre lesquels aucune relation hiérarchique ne semble exister.
22Toutefois, les effets de voisinage apparaissent à plusieurs niveaux. Le premier est lié à l’entretien du jardin, aspect très souvent abordé dans les études relatives à cet espace. La tenue du jardin, son aménagement et sa mise en valeur sont dus à l’habitant qui est le seul maitre de ce lieu (Weber 1998). De ce fait, la nature se doit souvent d’être maitrisée et entretenue dans cet espace vert privé, ce qui ne correspond pas toujours à la préservation de la biodiversité qu’il contient. On retrouve cette idée dans l’étude de Françoise Dubost (1997) qui, parlant de l’obligation morale, explique qu’un habitant souhaite toujours faire aussi bien que son voisin dans l’aménagement de son jardin pour ne pas être responsable d’une éventuelle dégradation de la zone d’habitation. Il est fréquent par exemple qu'un habitant taille sa haie rapidement après que ses voisins l'aient fait car il ne souhaite pas être jugé négativement par ses pairs et se distinguer au sein du quartier (Frileux 2013). L'entretien d'un jardin peut s'effectuer suite à une pression invisible et l'effet d’homogénéisation entre jardins se créer afin de se conformer aux normes d’entretien du groupe de résidents d'une même zone pavillonnaire. La concurrence entre voisins concernant la tenue des jardins tient alors un rôle important au sein d’un quartier (Dubost 1997). Cet effet d’homogénéisation peut être renforcé par certains règlements de copropriétés fixant des normes d’entretien, imposant des types de clôtures ou interdisant la culture de potager par exemple (Frileux 2013, Quellier 2012). L'effet d'homogénéisation entre jardins peut également s'installer à la suite d'un certain mimétisme entre voisins concernant les plantations (Frileux 2013). Les travaux réalisés dans les zones rurales urbanisées de la métropole marseillaise montrent également que les compositions florales des jardins privés présentent des similitudes entre des jardins qui appartiennent à une même zone de densité de bâti. Les résidents s'influencent mutuellement sur les formes, les couleurs et les emplacements de la végétation dans leur jardin (Marco et al. 2008).
23Un second niveau auquel apparaissent les effets de voisinage relève des échanges entre jardiniers. Françoise Dubost écrit à propos du lotissement pavillonnaire : « Leur qualité majeure […] est de constituer un espace collectif. Le lotissement n’est ni privé, ni public, c’est l’espace commun d’un groupe. Ce n’est ni le jardin individuel replié sur lui-même, ni le jardin public livré à la foule, mais un lieu créateur d’échanges et de solidarités de voisinage. » (Dubost 1997 : 4). Ces derniers peuvent être de différents ordres : services, conseils, prêt de matériel ou encore dons de graines ou de plants (Frileux 2010, Marco et al. 2010). Les jardins sont également des lieux d'échanges de savoir et de savoir-faire entre jardiniers, membres d'une même famille ou voisins (Frileux 2013). Dans leur étude sur le jardin créole urbain, Jean-Valéry Marc et Denis Martouzet (2012) montrent que les échanges et les liens entre voisins participent à une cohésion sociale entre les habitants d'un ou de plusieurs quartiers. Malgré la sphère de l'intimité et du privé dans lequel s'insère l'espace jardin, les produits qui en sont issus (fleurs, légumes, fruits) sont souvent offerts ou partagés en famille ou avec le voisinage (Quellier 2012). Le jardin apparaît ainsi comme un espace créateur de lien social.
24Y a-t-il alors la possibilité d’envisager une gestion collective de la biodiversité dans ces mosaïques d’espaces privés ? Si oui, un enjeu opérationnel important est envisageable : la possibilité de mettre en place une démarche participative de gestion de la biodiversité réunissant des habitants d’un même quartier, d’un même lotissement ou d’un même îlot. Les efforts de conservation de la biodiversité ne peuvent être réellement efficaces que s'ils sont associés à une participation soutenue des citoyens (Teillac-Deschamps et al. 2009, Raymond et Simon 2012). Cette participation est d’autant plus envisageable qu’elle concerne les habitants directement dans leur espace quotidien. Ces acteurs individuels, en tant que citoyens, peuvent s’organiser et sont par ailleurs à même d’évaluer la gestion publique de la biodiversité (Couvet et al. 2008). Pourrait-on alors parler de gouvernance localisée (à l’échelle d’un lotissement, d’un quartier) ? La préservation et l’amélioration de la biodiversité dépendent de deux objectifs différents mais néanmoins complémentaires. Premièrement, il s’agit de conserver cette diversité du vivant dans tous les endroits où elle se trouve (quelle que soit la superficie et le statut de l’espace). Deuxièmement, des travaux montrent la nécessité de sensibiliser les citoyens à l’importance de la biodiversité et à la nécessité de la protéger (voire de l’améliorer) afin d’augmenter le degré d’implication de chacun. Cela doit passer par une reconnexion des individus à la biodiversité. Certains scientifiques estiment que des méthodes telles que l’éducation à l’environnement ou le développement des sciences participatives doivent être mises en place afin d’y parvenir (Prévot-Julliard 2010). Les individus amateurs de nature peuvent avoir un véritable rôle dans la production de connaissances scientifiques sur la faune et la flore locale. L'individu qui s'intéresse à son environnement proche est source de savoir. Afin d'optimiser la prise en compte des connaissances des non spécialistes, il est nécessaire de créer des interactions équilibrées entre amateurs et scientifiques (Charvolin et al. 2007). Un des exemples les plus caractéristiques des sciences citoyennes est celui étudié par Florian Charvolin (2013) : l'Observatoire des Papillons de Jardin (OPJ). Les individus, quelle que soit leur compétence, grâce à la simplification des prérequis du protocole d'observation, peuvent participer activement en observant les papillons dans les jardins publics et privés. Ainsi, ces citoyens participent à la production de données scientifiques qui serviront notamment à enrichir les connaissances sur la biodiversité. Partages entre profanes et scientifiques semblent nécessaires à la réussite de cette expérience participative. L'idée initiale de cette dernière est de mobiliser des personnes qui souhaitent apprendre en contribuant plus qu'en exécutant une consigne (Charvolin 2013). Un des objectifs à terme est principalement d'arriver à ce que les individus modifient leur comportement et respectent davantage la biodiversité (Cosquer 2012).
25Cette revue de la littérature scientifique permet premièrement d'éclaircir les effets du voisinage sur les pratiques jardinières et sur la biodiversité, et deuxièmement, de comprendre plus généralement les ressorts possibles de l'action collective pour la gestion de la biodiversité dans les zones pavillonnaires. Ces constats donnent une indication sur la nature des liens à expliciter ou à renforcer à partir de la mise en place de démarches participatives.
26De nombreuses espèces trouvent des conditions de vie favorables dans le tissu urbain dense (comme on l'a vu au début de l'article). Elles ont besoin de connexions entre leurs espaces de refuge et les milieux naturels extérieurs. L’ensemble formé par ces écosystèmes et leurs connexions forme un schéma fonctionnel de la biodiversité : un réseau écologique dont les trames s’étalent à diverses échelles. Ces trames (vertes ou bleues) constituent alors un élément d’aménagement du territoire, en particulier dans les grandes couronnes des métropoles. La notion de trame verte entre dans la législation française en 2008 bien qu'elle eut été déjà mobilisée dans les politiques urbaines depuis les années 1990 (Arrif 2011, Clergeau et Blanc 2013, Cormier 2011). Aujourd’hui, les trames écologiques ont trois fonctions principales : elles permettent de conserver la biodiversité, de préserver des espaces ruraux et de lutter contre le mitage ou la périurbanisation. En outre, cette connexion végétale intéresse les citadins pour l'esthétique du cadre de vie qu'elle offre (Cormier et al. 2012).
Carte 1 : Végétation privée et publique dans la petite couronne parisienne
Tableau 1 : Espaces verts publics et privés dans les départements de Paris, Seine-Saint-Denis, Hauts-de-Seine et Val-de-Marne
Source : Riboulot et Gerber.
27Les jardins des quartiers pavillonnaires à Marseille et dans sa périphérie (tout comme au cœur de la métropole parisienne et dans les franges urbaines, cf. Carte 1 et Tableau 1) forment un ensemble de nombreux petits îlots de biodiversité (Deschamps-Cottin et al. 2013). Or, afin d’obtenir un bon fonctionnement écologique il est primordial de multiplier les interactions entre ces différents îlots. Le jardin privé constitue une opportunité pour améliorer la continuité du maillage écologique. Néanmoins, la surface couverte par les jardins privés résulte d’un espace fortement fragmenté. La contribution du jardin privé au réseau écologique ne peut être réalisable et efficace que si l'on prend en compte un nombre important de jardins. D’après le programme de recherche BUGS cité précédemment, il est essentiel de s’intéresser aux espaces verts privés lors de la mise en place de corridors écologiques pour voir s'ils peuvent favoriser la connectivité entre les espèces. En outre, ces mêmes scientifiques estiment que la biodiversité dans les espaces verts publics est dépendante des jardins privés qui se trouvent à proximité d'eux car cette proximité favorise notamment le maintien des populations de certaines espèces. Les jardins individuels privés pourraient offrir l'opportunité de renforcer le maintien de la biodiversité et l’offre de services écosystémiques dans les zones urbaines (Clergeau et Blanc 2013, Gaston et al. 2005b, Loram et al. 2007).
28Les trames vertes constituent des outils d’aménagement du territoire dépendants des décisions locales (notamment par le biais des documents d'urbanisme réalisés par les collectivités, SCOT et PLU) et des spécificités des territoires. En 2006, le PLU de Paris intègre les espaces verts privés dans ses réflexions liées aux trames vertes. On peut alors y voir une volonté politique de maitriser l'espace privé à travers un outil réglementaire (Cormier et al. 2013). L'intérêt des trames écologiques pour les espaces verts a, en outre, été étudié à Marseille et dans sa périphérie. La richesse spécifique de la flore augmente souvent depuis le centre urbain vers le suburbain où l'on trouve des jardins de superficie plus importante. Les jardins privés dans les quartiers suburbains pourraient alors constituer des noyaux secondaires potentiels pour certaines espèces si la gestion de ces espaces évolue vers des pratiques plus écologiques (Deschamps-Cottin 2013). En effet pour être efficaces, ces trames doivent comporter des espaces relais favorables aux différentes fonctions vitales des espèces (se nourrir, se reposer, se reproduire), à des distances suffisamment proches pour pouvoir être franchies par les espèces. La prise en compte de la faune et de la flore, en dehors des espaces de conservation, a donc fait émerger le concept de réseau écologique. Dans le cadre des jardins privés, cela nécessite un travail de sensibilisation de ces jardiniers amateurs afin de rendre ces espaces plus perméables aux déplacements des espèces (Clergeau et Blanc 2013). Une étude sur le rôle des espaces verts dans les trames vertes a également été menée à Paris (Cohen et al. 2013). Cette recherche met en avant le rôle potentiel des jardins privés dans la circulation et la diffusion spatiale des espèces exigeantes, surtout lorsque les jardiniers évitent l'utilisation de produits phytosanitaires. Ces chercheurs proposent que la politique des trames vertes favorise les zones à haute densité urbaine pour les espèces assez mobiles et préserve, à partir de la périphérie des villes, les grands corridors reliant les bois urbains afin de favoriser les espèces plus exigeantes.
29La contribution des jardins privés dans la préservation de la biodiversité a été démontrée en Angleterre dans le cadre du programme BUGS. En France, la prise en compte des jardins privés dans les espaces verts des agglomérations urbaines et périurbaines a commencé à être étudiée ces dernières années, principalement à partir du territoire métropolitain marseillais et de la métropole parisienne. Les avantages écologiques des espaces verts privés pour le maintien voire le renforcement de la biodiversité urbaine semblent nombreux. Il est alors nécessaire de questionner l'intérêt du jardinier amateur pour la biodiversité dans ses rapports au jardin à travers l'étude des représentations, des pratiques et de ses interactions avec le voisinage. Le jardin privé est en effet le théâtre de pratiques jardinières individuelles. Toutefois, les effets de voisinage sur la gestion du jardin domestique et sur la biodiversité qu'il contient peuvent être importants. Cela permet notamment de mieux cerner les ressorts possibles de l'action collective pour la gestion de la biodiversité dans les zones pavillonnaires urbaines et périurbaines. Enfin, les jardins privés, s'ils sont reliés premièrement entre eux, et deuxièmement aux autres espaces verts, pourraient favoriser la perméabilité de la matrice et la connectivité des espèces. Ces différentes intentions ne pourraient être mises en place sans prendre en considération d’une part l’ensemble des jardins privés d’une même zone pavillonnaire et d’autre part les acteurs principaux de ces espaces : les habitants et leurs pratiques de jardinage.