1Au cours des dernières décennies, le processus global de concentration des hommes et des activités économiques dans les régions urbaines les plus dynamiques se traduit, à plus grande échelle, par un desserrement et une dispersion des fonctions résidentielles et des activités, favorisé par la mise en place d’infrastructures et la démocratisation de la voiture, mais également par d’importantes transformations sociales. La ville produite par ce desserrement prend des formes inédites, marquées par des relâchements plus ou moins réguliers du tissu urbain, par l’incorporation de ses franges et par la structure maillée des territoires périphériques. L’émergence de ces formes rhizomiales du bâti urbain renouvèle depuis une dizaine d’années la question du rôle fonctionnel et stratégique des espaces non bâtis dans l’évolution des systèmes urbains, réaffirmant la notion d’espace ouvert comme catégorie d’analyse pour penser la durabilité des aires urbaines (Banzo 2009 ; Charmes, Souami 2009). Nous pouvons les définir de manière préalable comme l’ensemble des espaces non bâtis situés en périphérie proche ou lointaine des agglomérations, mais néanmoins parties prenantes des dynamiques métropolitaines. D’un point de vue scientifique, cette catégorie présente dans la littérature anglo-saxonne depuis les années 1940 semble aujourd’hui plus que d’actualité pour structurer des analyses de l’articulation entre des notions et des concepts traditionnellement renvoyés dos à dos, telles que le rural et l’urbain, le public et le privé, le naturel et l’agricole.
2L’objectif de ce numéro spécial est de s’éloigner des approches purement topographiques qui visent à cartographier et mesurer la place des vides dans le tissu urbain pour mettre l’accent sur les dynamiques d’acteurs liées à ces espaces, qui en déterminent par conséquent les usages, les fonctions et les modalités de gestion. La majorité des contributions du numéro fait suite au colloque « Espaces ouverts des agglomérations urbaines » organisé dans le cadre du Congrès de l’ACFAS en mai 2012 en partenariat entre l’UQAM, l’UMR Métafort et l’UMR LADYSS.
3En ouverture du numéro, Mayté Banzo rappelle l’usage évolutif du concept d’espace ouvert dans le champ des études urbaines et développe l’hypothèse que l’utilisation récente de ce terme est en lien avec le regain d’intérêt pour la matière qui le constitue et sur laquelle repose l’infrastructure verte de la ville. L’un des principaux enjeux qui portent cette dynamique de reconnaissance est le maintien, voire l’élargissement des fonctions collectives qui leur sont attribuées par les résidents, les aménageurs et les gestionnaires de la ville. Si la gestion des fonctions collectives de l’espace ouvert fait l’objet d’une attention particulière des urbanistes lorsqu’il s’agit de jardins et de parcs publics, ces derniers ne constituent qu’une infime partie d’un ensemble qui reste majoritairement utilisé, approprié et régulé par des acteurs privés. Ce constat, central dans les différents articles de ce numéro spécial, n’est pas nouveau. Il a déjà été soulevé dans la littérature, notamment à propos de la multifonctionnalité des espaces agricoles, objets de nombreuses attentes collectives, mais sous contrôle essentiellement privé (p. ex. Bryant 2006). Ce dernier point est une des dimensions de la réalité du sol à laquelle les projets urbains qui s’appuient désormais sur la matière de l’espace ouvert se trouvent confrontés. Cette tension alimente une boucle rétroactive, au cœur de la fabrique des espaces ouverts, au sein de laquelle « l’action publique construit l’espace ouvert » et « l’espace ouvert génère l’évolution de l’action publique ».
4Les réflexions sur les adaptations de l’action publique au caractère privé des principaux gestionnaires de l’espace ouvert se sont développées autour du constat qu’il constituait un obstacle ou un frein au projet collectif et se sont attachées à mettre en évidence les leviers politiques et règlementaires ou les outils incitatifs permettant d’assurer l’articulation entre intérêts privés et attentes du public.
5Les contributions de ce numéro nous invitent à dépasser une représentation trop négative des relations entre acteurs privés et projet des collectivités. Elles montrent en effet en quoi les initiatives privées sur et dans les espaces ouverts mobilisent des acteurs et des réseaux qui peuvent constituer des ressources pour l’action publique dans les domaines de l’environnement, du social ou du paysage. À ce titre, on peut considérer qu’elles nourrissent l’hypothèse que ces espaces sous gestion privée sont des lieux de production du capital social d’une collectivité, c’est-à-dire en reprenant la définition énoncée par Bourdieu et reprise par les analyses des ressources du développement territorial (Angeon et al. 2007), d’« un ensemble de ressources, actuelles ou potentielles, qui sont liées à la possession de réseaux de relations plus ou moins institutionnalisées d’interconnaissance et d’inter-reconnaissance » (Bourdieu 1980 : 2).
6Les recherches les plus directement illustratives de cette nouvelle perspective sont certainement celles relatives aux jardins individuels des quartiers pavillonnaires, anciens ou récents (Frileux 2013), dont Mathilde Riboulot nous rend compte. Soulignant l’importance de cette dimension de la nature en ville pour une grande agglomération comme Paris, l’auteure rappelle en effet que la diversité des pratiques individuelles d’entretien des jardins privés urbains ne constitue pas un obstacle, mais bien un levier peu exploré et encore inexploité de la gestion de la biodiversité et de la trame verte urbaine.
7À l’inverse des jardins privés, la contribution des jardins collectifs, familiaux ou partagés, au déploiement des fonctions sociales et environnementales des espaces ouverts a déjà été soulignée par une littérature abondante notamment nord-américaine (par exemple Duchemin et al. 2008; Boulianne et al. 2010, Barthel, Isendhal 2013). À l’aide d’une analyse comparative Lisbonne/Montpellier, Guilhem Mousselin et Pascale Scheromm montrent le décalage temporel entre le temps du repérage, du défrichage et de la mise en valeur des parcelles jardinées et le temps, plus tardif, de leur mise en projet par les politiques de la ville. Ce décalage, constaté dans les deux pays, témoigne bien du rôle central des acteurs privés (les jardiniers) et de leurs réseaux dans la mobilisation des ressources (sociales, financières, techniques) nécessaires à l’aménagement des espaces non bâtis de la ville, l’implication des élus ne pouvant alors être attribuée qu’à leur capacité d’écoute sociale.
8Le potentiel de l’agriculture à contribuer au développement des territoires urbains et périurbains ne concerne cependant pas que les jardiniers, mais aussi le monde professionnel agricole. On met alors souvent l’accent sur la vocation de ce secteur économique à fournir des ressources alimentaires et des services aux consommateurs urbains. Mais la contribution des réseaux tissés par le développement agricole périurbain dépasse la seule dimension d’économie localisée et concerne également les dynamiques de gouvernance telles que celles impliquées par l’interterritorialité (Vanier 2008) ou le multi-sectoriel, identifiées comme des défis pour le développement territorial. Les réseaux émergents liés à l’activité agricole professionnelle, et plus particulièrement ceux qui renouvèlent le modèle classique de co-gestion État-profession agricole en se déployant sur plusieurs secteurs et à la charnière entre plusieurs territoires, à l’exemple de l’analyse détaillée du cas de la périphérie clermontoise par Sylvie Lardon, peuvent apporter ainsi des solutions aux problématiques de développement territorial dans les aires métropolitaines.
9Puis, entre les espaces ouverts des jardins privés et collectifs et ceux beaucoup plus vastes de l’agriculture professionnelle, il existe des entre-deux, découlant de situations particulières, marqués par une propriété à la fois publique et privée ainsi que par un morcellement plus ou moins important. Ceux-ci mettent à l’épreuve les outils traditionnels de l’action publique qui ne parviennent plus à faire face à l’empilement légal et règlementaire. Aussi, la mise en valeur de ces espaces ouverts se voit freinée et la mise en œuvre de démarche autre peut contribuer à la formulation de solutions inédites. C’est notamment ce que Mélanie Doyon et al. se proposent d’explorer en présentant les assises d’une démarche Living Lab (laboratoire vivant) à la périphérie de Montréal. Celle-ci permet d’intervenir dans un système complexe de façon innovante en mobilisant et en faisant interagir une grande diversité d’acteurs, publics et privés, ayant des intérêts divergents. Portant sur la mise en valeur d’espaces ouverts agricoles de l’agglomération de Longueuil, la contribution relate les premiers pas d’une démarche Living Lab entourant la création d’un carrefour d’innovation bioalimentaire.
10Cette vision renouvelée du rôle des acteurs privés et de leurs réseaux comme ressources pour la production d’externalités au bénéfice de la collectivité est au cœur des théories qui font de la gouvernance le pilier central des politiques de développement. La puissance publique devient alors moins aménagiste et dirigiste que consciente des ressources présentes sur son territoire.
11Les contributions de ce numéro mettent en lumière un capital social lié à la dimension privée de l’espace ouvert des métropoles qui reste cependant à la fois peu connu et peu exploité par et pour les collectivités. Elles soulèvent aussi la question des outils de l’action publique capables d’activer ces ressources : si les élus et agents peuvent remobiliser des outils existants en les adaptant, comme dans le cas des jardins partagés et des jardins familiaux, ils semblent plus démunis dans le cas de situations plus inédites comme la coordination de résidents pavillonnaires privés ou la valorisation des nouveaux réseaux interterritoriaux et multisectoriels de l’agriculture périurbaine. L’enjeu qui se profile ici concerne la capacité à relier deux sphères, publique et privée, qui fonctionnaient jusque-là de manière séparée et les processus de construction de capacités d’actions territoriales autour de ressources communes.