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2011

L’interdisciplinarité au service de la complexité

Book review of: Gloria Origgi, Frédéric Darbellay. 2010. Repenser l’interdisciplinarité.
Thierry Ramadier
Bibliographical reference

Gloria Origgi, Frédéric Darbellay. 2010. Repenser l’interdisciplinarité. Geneva, Slatkine.

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Credits: © Slatkine

1Repenser l’interdisciplinarité se propose de penser une nouvelle fois les relations entre les disciplines scientifiques à partir d’interrogations explicitement présentées dès l’introduction de l’ouvrage : « Quel est le rôle des recherches interdisciplinaires dans l’organisation des sciences en disciplines relativement figées ? Quelles sont les différentes façons de concevoir le travail interdisciplinaire […] ? Comment les recherches interdisciplinaires s’inscrivent-elles dans la vie des laboratoires et dans l’expérience des chercheurs ? […] Comment a émergé et évolué l’idée même d’interdisciplinarité ? ».

2Si la première de ces questions a l’intérêt d’interroger l’incidence de la pratique interdisciplinaire sur la manière dont la recherche est actuellement structurée, les questionnements suivants se focalisent essentiellement sur l’expérience personnelle plutôt que sur la pratique interdisciplinaire. Ainsi l’ouvrage aborde la pratique interdisciplinaire depuis l’expérience réflexive du chercheur jusqu’à l’évolution socio-historique de cette pratique dans le champ scientifique. Autrement dit, l’ouvrage aborde la question depuis les conditions particulières d’un chercheur jusqu’au contexte et à la trajectoire plus générale de cette manière de pratiquer la science.

3Le fondement épistémologique de cet ouvrage s’appuie explicitement sur le paradigme de la complexité, où l’interdisciplinarité est envisagée comme un moyen d’y accéder. À l’exception d’un texte auquel nous reviendrons, l’approche disciplinaire est envisagée comme cloisonnée, fragmentaire, linéaire. Il ressort de ce recueil une idée maîtresse, à savoir qu’il est nécessaire de gommer les frontières disciplinaires afin que le paradigme de la complexité puisse se déployer véritablement, notamment parce que la recomposition de catégories de pensée ne reposerait plus sur des frontières et des objets disciplinaires, mais sur des frontières portées par des groupes, voire des individus, qui peuvent faire face à la société dès lors qu’innovation, création et potentialités qui découlent de leurs travaux deviennent légitimes.

4C’est à partir d’un colloque virtuel que ce recueil de texte, accompagné de commentaires et de discussions sélectionnés par les coordinateurs, a été rassemblé sous la forme d’un ouvrage. Ce colloque a été envisagé à partir de l’année 2002 à l’Institut Nicod (Paris), pour se dérouler du 1er avril 2003 au 28 décembre 2005. Chacun des huit chapitres correspond donc à une communication disponible à la lecture pendant toute la durée du colloque virtuel. Les interventions des conférenciers pouvaient être téléchargées et lues gratuitement. La publication de commentaires relatifs à chaque communication, et des réponses apportées par le communicant, évite ainsi d’avoir en main un ouvrage qui se limite à une succession de communications.

5À la lecture des différents chapitres, le lecteur retrouve quelques axes de réflexion récurrents. Ils sont pourtant abordés différemment d’un texte à l’autre, d’une discussion à l’autre. De plus, si plusieurs de ces thèmes appuient la réflexion d’un auteur, les cooccurrences ne sont pas les mêmes d’un texte à l’autre. Quatre grands axes se dégagent de cet ouvrage réflexif sur l’interdisciplinarité :

  1. L’analyse des positions relatives de la recherche appliquée et de la recherche fondamentale face à la pratique interdisciplinaire ;

  2. Les relations entre les sciences sociales et les sciences de la matière ;

  3. L’analyse centrée sur l’évolution institutionnelle des disciplines et de l’interdisciplinarité, alors que d’autres textes reposent sur la recherche de moyens pour renouveler l’institutionnalisation de l’interdisciplinarité ;

  4. Enfin, une perspective d’analyse qui s’appuie sur des disciplines issues de l’interdisciplinarité alors que d’autres partent du point de vue plus commun des disciplines comme socle (à réformer) de l’interdisciplinarité.

6Sur ce dernier point, la relation entre disciplines et interdisciplinarité, notons d’emblée que le quatrième chapitre, rédigé par Ian Hacking, philosophe des sciences, développe une posture que l’on pourrait juger de provocatrice à l’égard de la problématique abordée dans l’ouvrage. En effet, l’auteur ne prône pas l’interdisciplinarité, mais une pratique disciplinaire qui doit s’appliquer dans « différentes directions ». C’est donc une réforme de la pratique disciplinaire qui est ici proposée comme orientation, une réforme qui favoriserait les échanges interdisciplinaires. Et c’est en s’intéressant aux travaux des autres disciplines qui touchent au domaine que le chercheur investigue qu’il deviendrait possible de susciter la volonté, auprès de chercheurs d’autres disciplines qui se penchent sur les mêmes objets, d’apprendre à connaitre ses propres travaux.

7Le cinquième chapitre, rédigé par la sociologue des sciences Helga Nowotny, repose également sur le dépassement, déjà en cours selon elle, des frontières disciplinaires en s’appuyant sur la notion de transdisciplinarité, et sur l’évolution institutionnelle de l’interdisciplinarité. Ici, il n’est plus question de réforme, mais de transgression (le principe caractéristique de la transdisciplinarité d’après l’auteure). Cette communication est paradoxalement la plus marquée par le vocabulaire de l’économie et du management. L’auteure aborde également la question de la politique de la science en partant de cette nécessaire transgression des frontières disciplinaires. En outre, l’application des connaissances est mise au cœur de la pratique scientifique, avec cette fois comme perspective la place du public dans les connaissances produites. Ainsi ce chapitre défend le principe d’une évolution interdisciplinaire de la pratique scientifique qui soit centrée sur la recherche de nouvelles relations entre le producteur et l’utilisateur des connaissances.

8Quant au second chapitre, une communication de Dominique Pestre, historien des sciences, il trace les grandes étapes de l’évolution de l’interdisciplinarité, toujours à partir de la description de l’institutionnalisation du système disciplinaire. Son exposé s’appuie sur la dichotomie entre science fondamentale et science appliquée pour développer l’idée que c’est dans le domaine de l’application technique des connaissances qu’a émergé l’interdisciplinarité, afin de servir à la gestion de nos sociétés occidentales (en termes de management, de maintenance et plus tard de prospective). L’auteur cherche toutefois à replacer la recherche fondamentale dans une autre position que celle qu’on lui attribue généralement (être le point de départ plutôt que l’acteur des changements techniques ou de société), en lui attribuant un rôle de participant actif à la production technologique. Par ce rôle actif, il prône alors également l’attribution d’un rôle politique hors de l’université et à partir de l’interdisciplinarité, en participant aux choix de société et à la destinée de cette dernière, une position qui incite en toute logique au dialogue entre sciences de la matière et sciences sociales.

9Le chapitre huit aborde la réforme de la pratique disciplinaire sous l’angle de la coopération, en proposant cette fois d’interroger la place des disciplines. Ainsi, Catherine Garbay, informaticienne, propose d’illustrer l’apport des sciences du traitement de l’information (informatique, psychologie cognitive, etc.) dans le développement de l’interdisciplinarité en mettant l’accent sur la nécessité de porter son attention sur les pratiques relationnelles humaines, qu’elles soient armées (i.e. accompagnées de technologie) ou non. L’auteure aborde l’interdisciplinarité en s’appuyant sur la coopération et place les sciences du traitement de l’information au centre des relations disciplinaires, telles une « interface » qui accompagnerait la pratique interdisciplinaire. Mais elle place également la tension qui existe dans la relation entre les sciences du traitement de l’information et les sciences sociales comme étant le moteur du développement de la recherche interdisciplinaire.

10Les deux chapitres suivants diffèrent cette fois par leur ton dans la mesure où ils s’appuient sur des expériences interdisciplinaires personnelles.

11Le premier chapitre de l’ouvrage, une communication de Dan Sperber, anthropologue et linguiste, retrace à partir d’une expérience personnelle de recherche interdisciplinaire, les paradoxes de cette posture. Prenant le parti de se focaliser sur les soucis et les émotions associées à la pratique interdisciplinaire, plutôt que de faire état de la traditionnelle liste des avantages et des inconvénients de cette pratique, il aborde successivement les travers de « l’interdisciplinarité cosmétique » (qui ne consiste qu’à se plier aux exigences institutionnelles), les déceptions que peuvent provoquer les incompréhensions quant aux enjeux liées à la confrontation des méthodes utilisées par chaque discipline. En conséquence, pour l’auteur, c’est la disciplinarité qui est à repenser, notamment parce que les difficultés qu’elle génère dans la pratique interdisciplinaire risque de placer cette dernière comme étant simplement le symptôme des faiblesses de la première. Les commentaires et discussions de cette communication reposent alors essentiellement sur le « problème » de la disciplinarité.

12Le septième chapitre, proposé par Pierre Jacob, philosophe, est également un récit d’expérience interdisciplinaire qui se propose de disséquer la relation possible entre sciences sociales et sciences de la matière à travers un cas d’institutionnalisation de cette relation dans le domaine des sciences cognitives. On y trouve notamment l’idée qu’une discipline naît toujours de l’interdisciplinarité, mais également celle selon laquelle l’interdisciplinarité fait évoluer la pratique disciplinaire du chercheur, en l’occurrence ici la manière de poser des questions philosophiques.

13Le troisième chapitre est une communication de Steve Fuller, sociologue des sciences, qui, en rappelant également les étapes de l’institutionnalisation disciplinaire de la science, appuie son propos sur l’idée que chaque discipline est née de l’interdisciplinarité, et qu’en héritage des conflits antérieurs, chaque chercheur a maintenant plus intérêt à ne rien faire plutôt que de remettre en cause le travail de ses collègues. Ce principe implicite contribue effectivement à repenser l’interdisciplinarité, car sans cette prise de conscience, l’auteur estime qu’il ne sera pas possible de transformer la pratique scientifique disciplinaire, et l’interdisciplinarité risque de s’enliser dans les stratégies de communication, ce que suscitent les pratiques scientifiques actuellement fondées sur les projets.

14Le sixième chapitre est le seul texte signé par deux auteurs, en l’occurrence Véronica Boix-Mansilla et Howard Gardner, tous deux psychologues. Cette particularité nous montre que (re)penser l’interdisciplinarité se fait moins souvent en équipe que seul. Autre spécificité, c’est le seul texte qui s’appuie sur une recherche empirique, en l’occurrence l’évaluation de la recherche par ceux qui l’ont produite. Les auteurs s’appuient pour cela sur trois critères : la cohérence, l’équilibre et l’efficacité interdisciplinaire, afin d’évaluer la pratique en fonction de la pertinence des disciplines mobilisées (équilibre), de la relation des résultats obtenus avec ceux antérieurement produits à l’échelle disciplinaire (cohérence), et de la relation entre ces résultats interdisciplinaires et les objectifs poursuivis initialement (efficacité), quel que soit le type d’objectif (résoudre un problème concret, comprendre ou simplifier un problème, valider un modèle, etc.).

15Pour conclure, nous évoquerons trois dernières remarques que peut susciter la lecture de cet ouvrage. La première porte sur la relation entre la formation scientifique et la pratique de la recherche scientifique. Aucun des textes n’a abordé ce problème auquel est confronté le monde académique dès lors qu’il est question d’interdisicplinarité. Ce point n’est pas aisé à affronter, mais il est probablement indispensable à aborder pour repenser l’interdisciplinarité. Notons que la discussion autour du premier chapitre (Dan Sperber) a toutefois suscité un échange sur ce point. La seconde remarque, plus générale, porte sur l’absence de considération de la légitimité et des enjeux de positionnement des disciplines les unes par rapport aux autres dans la pratique interdisciplinaire, et cela autant dans le champ académique que plus généralement dans l’espace social. La question des conflits est toutefois présente, mais elle tend à être historicisée ou psychologisée. Le conflit est rarement socialisé et encore moins analysé conjointement selon ces trois dimensions. Pourtant, comme l’aborde Bourdieu (2001) dans son ouvrage Science de la science et réflexivité, toutes les disciplines ne sont pas égales en termes de légitimité scientifiques, tant d’un point de vue institutionnel dans le champ scientifique que d’un champ social à un autre (champ politique, économique, culturel, etc.). Dès lors, ne pas considérer cet aspect revient à passer sous silence les enjeux de luttes disciplinaires qui s’inscrivent dans la pratique interdisciplinaire. Or, dans l’approche interdisciplinaire, l’utilité d’une discipline ne peut être « mesurée » que relativement à la représentation (sociale) que l’on se fait de la discipline par rapport aux autres disciplines.

16Enfin, remarquons que le titre de l’ouvrage n’inclut pas explicitement la pratique interdisciplinaire, mais simplement la manière de la penser, même si, au fil des pages, la réflexion est largement étayée par la pratique, effective ou observée, ce dont nous ne pouvons que nous en réjouir. Cependant est-ce que la mise au premier plan, dans le titre, de la réflexion sur l’interdisciplinaire au détriment de sa pratique est un effet disciplinaire des différents contributeurs à l’ouvrage ? Est-ce tout simplement le révélateur d’un champ scientifique qui n’est plus aussi influent et autonome qu’auparavant, au point qu’il trouve ainsi un moyen de résister à sa subordination à d’autres champs de la société, plus puissants et plus influents ? Ou enfin, est-ce simplement parce que, comme le précise Dan Sperber dans le premier chapitre, le système disciplinaire de la science s’effrite que la réflexion interdisciplinaire s’impose actuellement ?

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Bibliography

Bourdieu P. 2001. Science de la science et réflexivité. Paris, Raisons d’agir.

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References

Electronic reference

Thierry Ramadier, “L’interdisciplinarité au service de la complexité”Articulo - Journal of Urban Research [Online], Book Reviews, Online since 11 January 2011, connection on 05 November 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/articulo/1731; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/articulo.1731

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Thierry Ramadier

Thierry Ramadier is a Researcher at the Laboratoire Image, ville, environnement (LIVE), ERL7230, University of Strasbourg. Email: thierry.ramadier@live-cnrs.unistra.fr

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