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Un livre, un auteur

Daniel Roche, La culture équestre de l’Occident, xvie-xixe siècle : l’ombre du cheval, t. 3, Connaissances et passions

Paris, Fayard, 2015, 496 pages
Éric Baratay, Liliane Hilaire-Pérez et Daniel Roche
p. 193-208

Notes de la rédaction

Les textes qui suivent sont issus de la séance des « Débats du Centre Alexandre-Koyré » consacrée au livre de Daniel Roche, le 11 janvier 2017.

Texte intégral

La lecture d’Éric Baratay (Université de Lyon-Jean Moulin)

1La somme équestre de Daniel Roche est d’abord une ode à la longue durée. Centré sur les xvie-xixe siècles, ce travail montre, s’il en était besoin, l’intérêt de cette approche pourtant en défaveur depuis trente ans, notamment en permettant de souligner le dynamisme, c’est-à-dire l’expansion et l’intensité progressives de la présence équine et d’une culture équestre jusqu’à leur apogée à la fin du xixe siècle. Or, la mesure de l’intensité d’un fait est au moins aussi importante que la simple indication de la présence de ce fait à telle ou telle époque, car des intensités différentes créent des situations historiques bien différentes. Cela permet d’éviter une impasse habituelle en histoire où la segmentation des périodes et les analyses focalisées sur un moment empêchent souvent de saisir les dynamismes et font que, lorsque le contemporanéiste signale un aspect nouveau, le moderniste réplique que le fait existe déjà à son époque et que la nouveauté est de son côté, puis le médiéviste, l’antiquisant, voire le préhistorien, le tout donnant une histoire plate, anhistorique ! Ici, Daniel Roche montre qu’il existe bien un continuum, celui d’une culture équestre, mais avec un déploiement fait d’intensités variables, de ruptures, de transformations, ce qui permet de mieux décrire et situer la spécificité de chaque époque.

2La statistique, autre aspect démodé, aide à cela. Les premiers chapitres du tome 3, consacrés à la production du livre équestre, l’illustrent bien en révélant les périodes au dynamisme supérieur à la production livresque générale. Évidemment, les statistiques sont plus intéressantes par les tendances suggérées que par les mesures précises, toujours sujettes à caution. Ainsi, les recensements utilisés occultent la part et la spécificité des femmes qu’on pourrait saisir, au moins pour le xixe siècle, par les biographies de cavalières, ou les biographies de chevaux, réels ou fictifs, à l’instar de Black Beauty (1877) d’Anna Sewell, au succès phénoménal, comparable à celui des Mémoires d’un âne de la comtesse de Ségur.

3À propos de littérature, ce tome 3 de la culture équestre montre tout l’intérêt de l’étudier à côté de l’art, de la philosophie, de la zootechnie, de la science vétérinaire, de l’art équestre…, bref de tout ce qui est une forme d’approche du cheval, en soulignant les parallélismes d’évolution et les influences réciproques. L’ouvrage prouve, s’il en était besoin, qu’une histoire des sciences ne peut ignorer la situation artistique ou littéraire qui renforce, voire prépare souvent le terrain scientifique. Ainsi, la réflexion du peintre allemand Franz Marc sur le point de vue animal, par exemple, avec le Cheval bleu (1911) qui orne la couverture du tome 3, annonce celle du biologiste Jacob von Uexküll dans Mondes animaux et mondes humains (1934).

4Justement, en ce qui concerne les chevaux eux-mêmes, ce tome 3 montre très bien une prise en compte croissante de leur réalité et de leur spécificité, de l’art équestre (avec la remise en cause de la contrainte) au cirque, de la littérature à la peinture (où le portrait de cheval devient un sujet à part entière) à l’instar du même Franz Marc dont le Cheval bleu n’est pas le fruit d’une expression surréaliste mais d’une méditation sur la manière, différente des humains, avec laquelle un cheval se voit et voit le monde. En cela, ces expressions humaines qu’on aurait tendance à ne vouloir étudier que du côté humain, montrent bien qu’elles permettent aussi d’approcher le vécu des animaux et qu’il n’y a pas antinomie mais complémentarité, comme deux faces de la même pièce, entre une histoire humaine des chevaux, qui part des humains et conduit inévitablement aux animaux, et une histoire animale des mêmes chevaux, qui fait l’inverse.

5D’autant que Daniel Roche insiste souvent, et à juste titre, sur le nécessaire va-et-vient à tenir et entretenir entre l’imaginaire et la réalité, l’idéal et le sensible, les animaux en chair et en os et les représentations humaines. Sa démonstration est salutaire à l’heure où les succès de l’histoire culturelle conduisent de plus en plus, parmi les jeunes chercheurs, à ne plus étudier que les représentations, sans les confronter aux réalités et aux pratiques, et à ne plus pouvoir justifier leurs caractéristiques ou leurs évolutions que par le jeu des stéréotypies ou des fantasmes, expliquant les représentations par les représentations, le culturel par le culturel, à construire ainsi une histoire sur coussins d’air, ce que les fondateurs de cette histoire culturelle (de Daniel Roche à Alain Corbin) n’ont jamais fait.

6Souhaitons que cette trilogie incite Daniel Roche ou un successeur à ajouter un quatrième volume sur les profondes mutations du xxe siècle qui voit la déconstruction d’une culture équestre et la construction d’une nouvelle. Cette somme permettrait d’aborder et d’analyser ces bouleversements, notamment pour la période 1914-1960, mal connue, avec l’avantage d’un large recul historique que n’ont pas la plupart des sociologues ou des ethnologues s’étant penchés sur la période récente de la culture équestre.

La lecture de Liliane Hilaire-Pérez (Université Paris Diderot – Paris 7/EHESS)

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  • 3  Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (xviie-xviiie siècle), Par (...)

7Pour qui a suivi l’œuvre de Daniel Roche, ce dernier livre en déploie les thèmes majeurs et permet de prendre conscience à nouveau de l’originalité de la place de l’auteur dans la recherche historique. La réflexion sur la discipline et sur son épistémologie structure cet ouvrage qui doit se lire comme une histoire intellectuelle de la culture équestre, bien loin d’une histoire du cheval et de toute tentation descriptive à la manière des « vies quotidiennes » que Daniel Roche fustigeait dans l’introduction des Choses banales1. L’enjeu est une histoire des représentations et des pratiques de la culture équestre, à la croisée de l’anthropologie et de l’histoire, dans la perspective engagée par le premier livre, Le cheval moteur2 : une conceptualisation de la présence des chevaux, de la relation homme-cheval, à travers une série de thèmes, le contact, les attitudes, la connaissance, à analyser au prisme de la vie curiale, de la révolution militaire, de la demande d’énergie motrice. Cette écriture de l’histoire est celle d’une génération à laquelle appartiennent aussi Jean-Claude Perrot et son Histoire intellectuelle de l’économie politique3. Il s’agissait de mettre en valeur à la fois les modes d’intellection des contemporains et les catégories de pensée des historiens et dans ce dernier volume, le cheminement intellectuel, les emprunts conceptuels – à l’anthropologie et à la sociologie notamment – sont particulièrement explicites.

8L’intellection, l’exercice du jugement, l’élaboration des savoirs, les processus de la pensée, la pensée comme action et la pensée que contient l’action, sont au cœur de l’écriture de Daniel Roche et traversent ce livre. Plus encore que de la science, l’ouvrage traite des rapports entre la connaissance, l’action et la matérialité et finalement des techniques, comme manières d’agir et pensée-action. L’étude de « la raison équestre » interroge au premier chef les techniques du corps, leur maîtrise, y compris esthétique, et la codification des pratiques. L’histoire de la science hippique s’intègre ainsi à une réflexion sur la place longtemps détenue par les savoirs d’action, par les arts au cœur de la production imprimée, un domaine fortement renouvelé au xviiie siècle, comme l’illustre l’Encyclopédie à laquelle est consacré un chapitre dans l’ouvrage. On perçoit dans ce livre toute la richesse de décennies de travaux sur l’histoire de la pensée technique et de la technologie (comme science des arts), particulièrement sur les réductions en art. Pour la première fois, une recherche conjugue les apports fondamentaux de l’histoire intellectuelle des techniques, notamment ceux de Hélène Vérin, et l’impact des études sur le livre, l’édition, la lecture, dans la lignée de Henri-Jean Martin, Roger Chartier et auxquelles Daniel Roche a pris part si activement.

  • 4  Liliane Hilaire-Pérez, Valérie Nègre, Delphine Spicq, KoenVermeir (dir.), Le livre technique avant (...)

9C’est à travers l’étude du livre que le thème des arts et des savoirs d’action se déploie sur plusieurs chapitres. Un constat s’impose : la large place, dans les livres des chevaux, de la littérature pratique, « hippiatrie, art vétérinaire, élevage, soins, contraintes naturelles et choix empiriques et savants », 52 % du corpus de 1500 à 1900. Si l’on ajoute l’art équestre, c’est-à-dire les techniques corporelles des cavaliers et le dressage, l’art militaire, mais aussi certains livres à caractère esthétique, on tient une littérature technique qui se donne pour but de réduire, simplifier, normaliser, codifier des pratiques et des savoirs épars pour des visées multiples, savantes, érudites, pédagogiques, administratives, commerciales, spectaculaires. Dans tous les cas, il s’agit de régler l’action, d’ajuster au mieux la recherche des effets ou de l’efficacité à l’économie de moyens. À partir de la culture équestre, Daniel Roche appuie une réflexion majeure qui est au cœur des travaux neufs sur l’histoire du livre : l’importance de la littérature technique, bien que longtemps mal identifiée, à la différence du livre de science, présent par exemple dans l’Histoire de l’édition française, en 1990. On est loin maintenant de cette invisibilité du livre technique, comme l’attestent les actes du colloque sur le livre technique4. En effet, les historiens sont devenus plus attentifs aux interactions entre le sensible et l’intellection. De plus, l’héritage de l’anthropologie, de la phénoménologie et de la philosophie de l’action, clairement rappelé par Daniel Roche, a cheminé et été mis à nu comme une filiation majeure de l’histoire des techniques, un temps masquée par l’impact des social studies of science.

  • 5  François Sigaut, « Haudricourt et la technologie », in André-Georges Haudricourt, La technologie, (...)

10Le livre de Daniel Roche met en valeur l’originalité de cette production imprimée, polymorphe, hybride, hétéroclite même, touchant à toutes sortes de domaines, recouvrant de multiples formats et genres, mais possédant pourtant des constantes, une forme d’unité. La catégorie du « livre technique », qui peut très bien s’appliquer ici, permet de faire émerger des caractéristiques inaperçues de cette espèce de littérature et peut en apporter de nouvelles compréhensions. Il s’agit, dans tous les cas, d’une littérature qui unit le savoir et l’action, l’intellectuel et le sensible, mais qui n’est pas toujours pratique car elle porte une capacité à ordonner et théoriser l’action, à se muer en technologie, en science de l’action, de Grisone à Menou de Charnizay et La Guérinière, auteurs du noyau de textes fondateurs, ou, dans un autre registre, le Parfait Maréchal de Jacques de Solleysel (1664), visant la recherche de principes d’action. D’autres imprimés encore classent et ordonnent, tels les manuels, aboutissant parfois à l’abstraction pour déterminer des règles d’action, mais sans chercher à théoriser, à « faire science ». On retrouve la distinction que faisait François Sigaut dans son introduction à La technologie, science humaine entre technologie descriptive et technologie théorique5.

11Daniel Roche montre de plus un fait essentiel. En plein xixe siècle, cette littérature d’action est foisonnante dans le domaine équestre. Loin de tout effacement des cultures de métier et de la science des arts sous l’effet de la montée en puissance des sciences appliquées, les publications fondées sur la connaissance et la rationalisation des pratiques se renouvellent. La science hippique, tout en s’éloignant des maréchaux et en abandonnant les techniques et l’empirie, ne provoque pas l’étouffement de la science des arts. Si « les savoirs hippiatriques et hippologiques » sont intégrés dans une perspective générale d’amélioration de l’économie agricole et industrielle par la science, la montée des hommes de cheval au xixe siècle s’accompagne d’un essor de livres et de brochures d’art équestre allant des connaissances de base à l’« épistémologie de l’art équestre ». Daniel Roche souligne « le continuum empirique de l’hippiatrie xvie-xixe siècle », autour de « l’empirisme d’observation », « celui des professionnels, écuyers, hippiatres et maréchaux » qui « construisent un nouvel ensemble de connaissances fondées sur les pratiques », « enrichies de nouvelles lectures médicales et savantes » – une forme hybride de savoirs. Enfin, la science vétérinaire qui naît dans la confrontation avec les praticiens est une science utilitaire. L’École d’Alfort dirigée par Bourgelat prend en charge « tous les problèmes pratiques » et intègre les savoirs empiriques de la forge à l’anatomie comparée, formant des « maréchaux experts » et « pionniers de la médecine animale ». Cette coexistence des savoirs pratiques et de ceux de la science est à comprendre au regard du poids du politique et du lien à « l’action sanitaire », mais aussi en raison de la longue vie de l’empirisme dans les campagnes.

12En guise de conclusion, deux remarques s’imposent.

13D’une part, il existe dans ce livre la volonté manifeste de faire leur place aux techniques, en identifiant des formes de rationalité, d’abstraction et même de théorisation de la pratique, ceci à partir de l’histoire du livre et de l’histoire sociale telles qu’elles ont été menées par une génération d’historiens. Ce livre est une voie pour penser les filiations de l’histoire des techniques dans le continuum des Annales, de Fernand Braudel et de l’histoire science sociale, une filiation souvent oubliée alors qu’elle a permis de penser et d’historiciser l’intelligence technique, la pensée-action, les rationalités de la pratique.

  • 6  Pamela H. Smith, The body of the artisan. Art and experience in the Scientific Revolution, Chicago (...)

14D’autre part, à côté de la tension entre sciences et arts, une autre ligne de force sous-tend ce livre, celle de l’esthétique et de l’inflexion du sens de l’artiste. Dans ce registre également, on ne perçoit pas l’histoire d’un effacement des praticiens. Il est sûr qu’une distance se marque au xviiie siècle, avec le temps de la communication entre artisans, fabricants d’instruments, maîtres des chevaux, courtisans, symbolisée par les motifs du banc d’orfèvre d’Auguste de Saxe. C’est le monde décrit par Pamela Smith6, où l’art est à la fois connaissance et imitation de la nature, où les savoirs du corps régissent tant le travail de l’artisan, de l’artiste que de l’alchimiste. Mais Daniel Roche montre que les recompositions esthétiques des Lumières et au-delà, autour de l’illustration anatomique des équidés renouvellent les « liens entre artistes, auteurs, publics, anatomistes, graveurs, consommateurs », jusqu’à l’analyse de la locomotion via la réflexion expérimentale.

  • 7  Paul Langevin, « La pensée et l’action », in La pensée et l’action, Paris, Les éditeurs français r (...)

15Daniel Roche met ainsi en lumière la persistance des arts et des artisans, alors que s’affirment le pouvoir de la science, d’une part, et l’hégémonie des beaux-arts, de l’autre. Le motif d’explication tient peut-être à la place des techniques du corps dans la culture équestre (exercées par le corps, sur le corps, représentées, codifiées, mises en scène). Il nous semble que c’est dans les techniques du corps que les techniques montrent leur irréductibilité à toute « illusion idéaliste7 ».

Entretien de Daniel Roche avec Liliane Hilaire-Pérez, le 19 janvier 2017, au Collège de France8

  • 8  Propos recueillis par Marie Thébaud-Sorger.

Liliane Hilaire-Pérez. Je te propose de partir du plus général pour aller au particulier. Ma première question porte sur ton écriture de l’histoire. Dans l’introduction des Républicains des Lettres, tu rappelais que les « déplacements nouveaux » sont « l’aboutissement moins d’un programme préalablement et clairement établi que des cheminements collectifs et individuels » et tu estimais qu’il serait vain de leur « conférer une clarté a priori et une cohérence qui n’apparaissent qu’après », tant ces actes de la recherche dépendent « des hasards de la fortune » et comportent « d’erreurs, conscientes ou non ». Pourtant, dans le premier volume de cette trilogie sur la culture équestre, Le cheval moteur, tu proposais bien un programme autour de la conceptualisation de la présence des chevaux, c’est-à-dire de la relation homme-cheval, à travers une série de thèmes, le contact, les attitudes, la connaissance, à analyser au prisme de la vie curiale, de la révolution militaire, de la demande d’énergie motrice. La notion de programme a-t-elle un sens pour décrire ton œuvre et, dans ce cas, comment la culture équestre s’y insère-t-elle ?

Daniel Roche. Dans Les Républicains des Lettres, quand je me référais à cette notion de programme à l’époque, c’était en opposition avec une tendance immédiate, celle qui dans les universités et les équipes CNRS définissait des programmes précis auxquels il fallait répondre. La question qui était posée était de savoir comment on arrive à définir des questions ou, pour mieux dire, selon la formule des Annales, à « définir des problèmes » parce que l’on doit suivre des obligations. Comment engage-t-on en quelque sorte des recherches ? La réponse doit tenir compte de l’évolution des cinquante dernières années à la lumière de ce qui a conditionné les carrières universitaires : dans les années 1950, il fallait finir une grande thèse d’État pour devenir professeur ; dans les années 1980, on a commencé à demander la thèse de 3e cycle, puis le Nouveau Doctorat est devenu la nécessité du recrutement de base. La définition d’une thèse d’État qui engageait pour une dizaine d’années, n’avait pas grand-chose avoir avec le type de questionnement que chacun pouvait définir. La thèse reposait sur un certain type d’individualisme et une liberté, favorisant des travaux de longue durée en confrontant tes questions avec d’autres. En tous cas, ce n’est pas Alphonse Dupront qui m’a poussé à soutenir le plus vite possible, et, d’une certaine manière, cela l’arrangeait que l’on prenne son temps. Ceci étant, il y avait sinon des programmes (parce que je crois qu’Alphonse Dupront n’avait rigoureusement aucun programme défini même s’il était à sa façon un animateur majeur pour la réflexion intellectuelle, du moins des questionnements). Quand on avait la chance d’être proche de lieux dans lesquels les tendances se formulaient (CNRS, EPHE, EHESS à ce moment encore VIe section de l’École des Hautes Études et quelques chaires d’universités à Paris, en province), il y avait possibilité de mener des enquêtes. L’enquête s’opposait au modèle individualiste de la thèse d’État. C’est ainsi que je suis entré dans le programme « Livre et société » (François Furet), l’une des premières grandes enquêtes sur la production du livre, les modes de production, les facteurs qui agissaient sur eux. Au même moment, le bibliothécaire Henri-Jean Martin faisait exactement l’application de ces questions comme bibliothécaire à la BnF, puis à la direction de la bibliothèque municipale de Lyon, enfin à l’EPHE (mais les deux milieux ne se sont jamais vraiment rencontrés). En tous cas, les acteurs principaux de ce moment – historiens, bibliothécaires – évoluaient chacun de leur côté, mais cela a changé en grande partie grâce à Henri-Jean Martin.

Les enquêtes que j’ai eu la chance de pouvoir mener à terme, ont été un peu le fruit d’un double hasard.

C’était, d’une part, la responsabilité de trouver pour des étudiants de maîtrise, à l’époque encore diplôme d’études supérieures, très nombreux, des sujets faisables à partir d’archives accessibles – privilégiant donc les fonds parisiens. Trouver un éventail de sujets suffisamment large pour contribuer à construire une histoire de Paris à partir des ensembles de problèmes qui relevaient des questions d’histoire sociale et économique, qui évoluaient fortement dans ces mêmes années. Cela n’excluait pas de voir des volontaires qui avaient réfléchi à des sujets locaux, vouloir discuter des questions qu’ils pouvaient proposer – beaucoup de personnes étaient influencées, à tort ou à raison par le modèle de la monographie – je me rappelle avoir reçu des instituteurs, des professeurs. Mais la première nécessité fut de trouver des sujets dans les archives parisiennes, très riches.

Dans ce cadre, je me suis efforcé de découper des questionnaires qui permettaient d’interroger les hiérarchies socio-professionnelles et progressivement est apparu l’ensemble de la culture matérielle qui était à ce moment-là l’apanage des sociologues. C’est dans la sociologie, celle issue d’Henri Lefebvre et celle pratiquée par Pierre Bourdieu, que pouvaient se trouver les questions sur la culture matérielle. C’est un peu dans ce contexte d’interrogation générale sur la société de consommation que la culture matérielle s’est définie. Après, à titre personnel, j’ai développé certains aspects et proposé des sujets de recherche qui intéressaient un public étudiant plus féminisé – la mode, le vêtement. Je suis ainsi arrivé au cheval, comme élément du train de vie ordinaire, au sommet de la société – une dépense qui occupait de la place, des lieux, de l’argent, mobilisait du personnel, des spécialistes. De là, m’est apparu l’intérêt sociologique de la place des chevaux dans la ville moderne.

Sur cela se sont greffées des incitations nouvelles, car, à cette époque, dans le courant des années 1990, le CNRS avait pris habitude de diffuser des questions prioritaires de recherche tous les cinq ans ; ce fut, par exemple, « La ville et l’accroissement urbain » (le PIR Ville « programme d’incitation à la recherche »). À l’IHMC, dont j’étais devenu le directeur en 1990, des chercheurs pouvaient s’engager dans des enquêtes qui regroupaient les questions sur la population urbaine, donc la mobilité – qui ne se confond pas avec une histoire des voyages même si elle en fait partie. Il s’agissait de voir comment, dans le développement urbain, les échanges entre les marchandises et les hommes devaient être considérés dans leur originalité : si on re-feuillette Humeurs vagabondes, apparaissent la route, les aires de déplacement, suscitant l’idée (restée pour le coup totalement individuelle) que le cheval a joué, dans ces différents espaces urbains, ruraux, routiers, un rôle absolument fondamental. S’est greffé aussi un intérêt personnel qui a commencé en 1973 : j’ai découvert le cheval dans l’Encyclopédie. Il m’a semblé qu’on devait redonner aux historiens un intérêt pour l’histoire du cheval qui était jusque-là l’apanage des militaires, des cavaliers épris d’art équestre, des spécialistes de la science hippique générale.

Il existe de nombreuses histoires du cheval, d’abord faites par les militaires qui détenaient la clé d’explication de la formation des cavaliers, du développement de l’élevage. Mais, en même temps, tous les échanges civils qui faisaient exister une culture hippique générale nourrie par les métiers, par les vétérinaires, les agents des compagnies de transport, n’étaient pas considérés dans leur dimension historique, dans une perspective d’ensemble, sociale et culturelle. Sur ces oppositions, s’est précisée la possibilité de faire non une histoire du cheval, mais une histoire de la culture équestre, c’est-à-dire comment un vecteur matériel, biologique et humain devient général à l’intérieur de la sphère européenne.

La limite de cette tentative : personne ne s’y intéressait, à l’exception seulement des cavaliers, des tenants de l’histoire de l’art équestre et militaire, de l’histoire des bataille équestres. Le milieu qui pouvait être directement intéressé, celui des historiens ruralistes, plus particulièrement préoccupé par l’élevage, n’a pas développé la question, à part Jean-Marc Moriceau et les Anglais, tels Joan Thirsk et les auteurs de l’histoire agraire anglaise que j’utilise dans mon premier volume, en raison d’une approche différente, plus concrète.

Liliane Hilaire-Pérez. Ce troisième volume traite de la connaissance et surtout des rapports entre la connaissance, l’action et la matérialité. Il concerne finalement au premier chef l’histoire des techniques, conçues comme manières d’agir et pensée-action. Déjà, dans L’histoire des choses banales, tu invitais à « reprendre conscience de l’importance de la matérialité des productions de l’homme dans leurs liens avec l’intelligence créatrice à l’œuvre dans toutes les activités humaines », ceci à la suite du programme énoncé dans La France des Lumières, au chapitre 19 : « Matérialisation de l’intelligence, abstraction des choses ». C’est aussi ce programme qui se poursuit ici. Comment perçois-tu les filiations entre l’histoire que tu as menée et l’histoire des techniques ? Comment as-tu été sensibilisé aux problématiques de la matérialité, du geste et surtout aux interrelations entre matérialité et intellection. Tu cites souvent Mauss, Leroi-Gourhan ; comment ces lectures t’ont-elles guidé ? Comment as-tu fait les liaisons entre histoire, anthropologie et ethnologie des techniques ? Est-ce un continuum avec les Annales et l’histoire science sociale qui t’a permis de penser et d’historiciser l’intelligence technique, la pensée-action, les rationalités de la pratique ?

Daniel Roche. Ce sont des lectures autodidactes dont se faisait écho Bourdieu, qui se référait au climat durkheimien (on sait ce qui unissait Mauss à Durkheim, mais j’étais trop vieux pour avoir reçu un enseignement de sociologie pour les historiens, donc c’était une formation complètement autodidacte, liée au hasard des publications). La culture des apparences est née dans ce contexte. Je me suis progressivement constitué une petite culture technologique, d’histoire des techniques, et j’ai suivi ensuite le mouvement que ta génération a suivi. Certains historiens étaient critiques avec ce sociologisme « primaire », d’autres y encourageaient parmi les maîtres, ainsi Pierre Goubert, non sans quelque distance, se moquait, mais l’intérêt pour les questions techniques est venu du collectif, des rencontres ou peut-être aussi de ma propre formation de technicien, j’ai en effet raté une formation d’enseignement technique au début des années 1950. Il existe assez peu d’ouvrages en fait sur l’enseignement technique.

Liliane Hilaire-Pérez. Le thème de l’enseignement technique et professionnel est en plein essor de nos jours. Mais justement, à l’époque, la place de l’histoire des techniques était assez marginale, voire discréditée, en histoire. Quand des synthèses ont été produites sur le renouvellement de l’histoire des techniques dans les années 1990, l’impact du renouvellement de l’histoire des sciences sous l’effet des social studies était mis en exergue, comme si la technicité des faits scientifiques avait fait émerger un nouvel intérêt pour l’histoire des techniques. Pourtant, on sent dans ton œuvre une filiation plus longue. François Sigaut parlait de l’école française de technologie ; c’était excessif, mais il désignait l’héritage de Mauss, Leroi-Gourhan, Haudricourt, convaincus que l’étude des interactions entre technique et société passait par l’analyse de la pensée du geste.

  • 9  Gérard Toffin, «  Lucien Bernot (1919-1993) », L’Homme, vol. 35, n° 133, 1995, p. 5-8.

Daniel Roche. Il y a là un relais amical car, au Collège de France, juste après Lévi-Strauss, il y a eu un anthropologue ou un ethnologue, comme tu voudras, qui s’appelait Lucien Bernot9. Évidemment plus personne ne connaît Bernot. Il avait fait une monographie avec Lévi-Strauss sur un village du nord de la France et, de là, était passé à une anthropologie générale à partir de l’Asie. Ce personnage est tout à fait intéressant et curieux, il avait le certificat d’étude, c’était son seul diplôme pour arriver à enseigner ici. Je l’ai bien connu et c’est lui qui m’a fait connaître Haudricourt que nous rencontrions l’été à Brantes où Haudricourt venait très souvent. Sigaut était un élève de Bernot. Évidemment, personne ne connaît Bernot qui était fils d’un vigneron de Sancerre, devenu ouvrier typographe. Il avait été repéré par Leroi-Gourhan qui a vu qu’il avait un don pour les langues et les matières intellectuelles (il est mort en 1993). Pour moi, c’est un relais ; ce relais estival me faisait découvrir de manière vivante, concrètement, des problématiques qui n’étaient pas du tout passées chez les historiens ruraux français ou pas trop. Toutefois peut-être en ce qui concerne la culture équestre, il faut tenir compte du fait que l’animal écrase de sa force symbolique l’accès de la plupart de nos contemporains et y compris d’une partie des historiens qui pouvaient être sensible à l’histoire sociale, qui aurait pu donner une place importante à ce qu’il y a de significatif dans une histoire du développement, ne serait-ce que par sa force sociale, par son rôle symbolique, politique et économique. D’une certaine manière, j’essayais de faire la propagande pour ce genre de lecture, j’ai toujours dit aux gens de regarder Marcel Mauss, qui était publié (maintenant on a l’œuvre complète, mais il y a vingt ans, c’était des volumes isolés, reconstitués).

Liliane Hilaire-Pérez. On sent très bien cette filiation dans ton œuvre. J’ai l’impression que c’est cela que nous avons suivi dans ton sillage. Même si l’histoire et la sociologie des sciences ont été fondamentales, il y a eu quelque chose de particulier en terme de réflexion sur les techniques et que l’on ne peut pas seulement assimiler à une sorte d’externalité positive de la réflexion sur les sciences. Il y a eu une autre filiation qu’on identifie de mieux en mieux ; on voit cet intérêt pour l’objet et pour le geste sur le long terme. De multiples ramifications dans la société et la culture en France qui sont encore à exhumer, ainsi les travaux sur l’histoire des collections et des collectionneurs montrent qu’un courant s’est construit autour de la culture technique qui n’a rien à voir avec les sciences de l’ingénieur, les sciences appliquées, plus proche de cet enseignement technique que tu évoques dans ta formation, d’ailleurs fondé sur la démonstration et le rapport à la manipulation. Une filiation du côté de la culture technique a cheminé, qui nous a probablement inspirés dans notre intérêt pour les techniques et qui n’est pas seulement liée à l’histoire des sciences. C’est une cohérence qui n’est pas déconnectée de l’enseignement technique. Cela n’a rien à voir avec la culture des ingénieurs (ou alors il faudrait se demander quelles sont les passerelles) qui a beaucoup occupé le devant de la scène en histoire des techniques. Là, grâce à tes travaux, on a orienté le projecteur vers les artisans, les métiers.

Daniel Roche. Oui, les métiers, c’est autre chose. Il y a quelqu’un qui donne à réfléchir, c’est Steven Kaplan, parce que son travail est extraordinaire, sur plusieurs décennies. Et là, alors, le métier est central, et le métier, il l’a appris. Il a été faire la boulange, il l’a raconté dans un autre livre. On ne peut pas demander à tout le monde de devenir tailleur, tapissier ou maréchal-ferrant, mais, ceci étant, il y a des filières de formation et l’étude de ces filières professionnelles pourrait être drôlement utile pour savoir ce qui est transmis et comment cela a été transmis ; il en est de même avec les grandes coupures actuelles qui sont imposées par l’évolution économique, par des reconversions aussi.

Liliane Hilaire-Pérez. Voilà, c’est cela qu’on sent bien dans ton œuvre, je trouve, la dimension artisan-métier.

Daniel Roche. Cela, c’est aussi peut-être un héritage, un phénomène de génération, c’est-à-dire, moi, je suis totalement d’une génération qui passe de ce vieux monde qui était à dominante de valeur rurale, paysanne ; cela a disparu, mais, derrière, la société n’a pas disparu avant un certain temps, donc à chaque moment on était confronté à des problèmes de ce type qui n’existent plus pratiquement. Ils peuvent en tous cas être repensés à partir du revival écologique mais non sans difficulté pour réadapter d’anciennes pratiques à des systèmes agraires ou des environnements urbains transformés.

Liliane Hilaire-Pérez. Pour reprendre le thème de l’histoire du livre qu’on a abordé au début de l’entretien, dans cet ouvrage, le livre technique est présent de multiples manières, à travers des thèmes tout à fait variés. L’existence assez polymorphe du livre technique se voit bien avec la culture équestre, alors que la catégorie du livre technique n’existe pas dans l’historiographie, à la différence du livre de science. Je trouve que, dans ce troisième volume, c’est une catégorie qui peut permettre de comprendre les caractéristiques de cette littérature extrêmement hétérogène qui va des livrets, des brochures à l’Encyclopédie et aux grandes sommes, mais il y a toujours ce rapport à la matérialité et à l’action, donc des constantes ; ce qui veut dire aussi que la catégorie de livre technique permet d’interroger les genres, les frontières, les formats, c’est tout sauf un genre homogène, c’est un ensemble parfois même hétéroclite. Cette présence du livre technique définie comme cela, de manière lâche, est très présente dans ton troisième volume. Je voulais revenir sur la manière dont s’est nourrie ta réflexion sur le livre technique, en lien avec l’action. Je trouve que, d’un côté, il y a toujours l’Encyclopédie et Diderot qui sont très présents dans ton œuvre, est-ce qu’on peut y revenir ? Et, bien sûr, il y a ce que tu as évoqué, les enquêtes, la grande enquête sur l’histoire du livre. Je voulais savoir comment tu as reçu et comment se sont intégrés à ta réflexion des aspects plus récents comme les travaux d’Hélène Vérin sur les réductions en art. Dans ce volume, cette notion est pleinement acquise, elle est un concept, une notion que tout lecteur un peu averti doit connaître maintenant. Quand tu en parles dans ce troisième volume, c’est un acquis de la recherche. Comment as-tu intégré le tournant culturel de l’histoire des techniques et l’intérêt des historiens des techniques pour le livre à ton propre questionnaire comme historien du livre ?

Daniel Roche. Le départ, c’est prouver que l’histoire du livre est une manière de faire comprendre des questions qui peuvent se poser et qui ne sont pas toutes solubles par le bain de l’histoire générale du livre. Faire de l’histoire du livre sur un grand modèle de publication, un modèle mais pas exactement un genre littéraire, concernant la culture équestre, un ensemble matériel et social dont la seule unité est de rejoindre la place, la position, l’utilisation du cheval sur trois siècles, cela permet de comprendre où se situent des ruptures et des carrefours. Ne serait-ce que l’importance même de la production révèle que l’accroissement suit peut-être une demande progressive extraordinairement forte et n’est pas simplement le résultat de l’alphabétisation et des phénomènes habituels qu’on donne à l’histoire du livre. La question, c’était comment on peut faire ? La solution que j’ai expérimentée, dans les années 1990-2000, c’était de construire des séries d’ouvrages sur le thème et de les interroger en utilisant les classifications usuelles qui me paraissaient raisonnables pour reconstituer la production de ces ouvrages et aussi en produisant des productions comparées. Mais il y a un grand biais, c’est que j’étais dépendant de mes sources qui sont des bibliographies rétrospectives, à l’exception de l’Allemagne moderne où, grâce à Anne Saada, j’ai eu le dépouillement informatique au tournant des années 2000 ; sans cela, cela dépend des choix des auteurs de bibliographies. Toutefois, l’intérêt, c’est la comparaison, car cela fait bien apparaître des confluences dans les mouvements, pour tout pratiquement quels qu’aient été les biais entraînés par ces choix. Peu importe au total avec les types de classification retenus, on voit apparaître des mouvements qui rejoignent le deuxième type de question que tu soulignes, c’est-à-dire le rapport au choix avec des moments intellectuels, des moments d’action.

L’autonomie de cette culture n’a jamais été totale, les auteurs et les libraires, quand ils faisaient des traités d’art équestre au début du xvie siècle, ils parlaient de tout dans le même livre ; les lecteurs allaient trouver des conseils pour le maréchal-ferrant, le sellier, l’éperonnier, c’est général, mais cela se précise tout à fait concrètement dans ce mouvement et, au xixsiècle, il y a une véritable explosion des différents types. Même si c’est biaisé par la qualité des bibliographies, leurs choix, leur étendue, le mouvement et la variation de la généralité à l’autonomie me paraissent ce qu’il y a de plus important. Et, là-dedans, on voit apparaître dans la culture hippique générale les métiers, les prises de position des intéressés, des éleveurs, de tout ce qu’on peut imaginer. Mais ce n’est pas une histoire achevée.

Par rapport à mon mouvement personnel, l’Encyclopédie, c’est un effet un peu de hasard. J’ai découvert l’importance du cheval à partir de l’article « Cheval », mais sans savoir qu’il était de Diderot ; ce n’est que bien après que je l’ai repéré dans l’inventaire que les Américains ont donné des auteurs et de leurs articles (un gigantesque travail) ; les diderotistes français, cela leur importait peu par rapport à la théorie littéraire ou des Lumières. De là, cela me permettait d’avoir un corpus dont la chronologie était cohérente, à peu près totalement, pour voir comment à un certain moment une catégorie socio-culturelle pouvait reprendre les grandes classifications par rapport au mouvement du livre. C’est un effet en quelque sorte de comparaison par rapport aux auteurs, au sujet ; tout ce qui était autorisé par l’intérêt du mouvement philosophique par cette multiplicité de questions techniques. À ce moment-là, à la fin des années 1990, il y avait un autre personnage, mais plutôt côté ingénieur, c’était Picon, dont les premières productions ont été très utiles.

Et Hélène Vérin : je me considère comme un élève d’Hélène puisque le grand moment de la production de traités de culture équestre où un milieu essaie de sortir les principes qui doivent servir à la maîtrise totale des animaux, c’est le passage au xvie siècle, de l’incohérence des écuries, des manèges où on devait enseigner ces choses-là, des arts enseignés oralement qui sont devenus des principes et qui ont été retransmis. Une étudiante italienne de Jean-François Dubost, Elisabetta Deriu, a fait une thèse sur les traités d’équitation du xvie au xviie siècle, donc sur l’une des premières étapes de transformation capitale, dans le milieu des cours avec le transfert de l’Italie à la France – ce travail n’a jamais été édité, il est utile mais il relève d’une vision internaliste presque totale de l’art équestre avec ses propres lois et qui va nous conduire aux grands progrès du xxe siècle. Il faudrait vraiment un cavalier qui sorte de l’art équestre pour revenir en même temps au social et à l’univers technique corporel, éthique. Je ne suis pas assez cavalier ni anthropologue du métier.

Liliane Hilaire-Pérez. Ce renouvellement d’approche a commencé du côté de l’histoire de l’art, de la danse, on peut penser à Marina Nordera, Marie Glon, aussi au livre de Pascal Brioist et ses collègues sur l’escrime. On arrive à des approches intéressantes d’histoire du livre.

Daniel Roche. Assez souvent je voyais des gens envoyés par un professeur qui arrivaient en disant « Monsieur, je voudrais faire une thèse sur Baucher ». Le rôle de ce grand écuyer français a divisé le monde équestre civil et militaire au milieu du xixe siècle. La querelle a une importance tout à fait comparable à celle que créent les grandes découvertes savantes. Aujourd’hui, certains écuyers se disent encore disciples de Baucher, d’autres sont hostiles à cette filiation. À l’époque de Napoléon III, Baucher prétendait, par opposition à l’école traditionnelle héritée de Versailles et de l’ancienne monarchie, transmise par le vicomte d’Aure, avoir trouvé une méthode par laquelle le cavalier serait mieux formé et plus rapidement, ce qui a eu une incidence militaire, et cela a été un extraordinaire débat que je ne fais qu’évoquer. Là-dedans, les arguments principaux de sensibilités équestres, il n’y a peut-être pas plus d’une dizaine de personnes qui peuvent comprendre les principes et les discussions en totalité. Dans ce débat, il y a un conflit où s’affronte un certain nombre de choses mobilisées par la société, armée, élevage, écho social, mais c’est le conflit qu’il faut étudier, pas l’écuyer !

Liliane Hilaire-Pérez. On peut reprendre la discussion sur l’art, comme art de faire et méthode (le fil rouge du livre). Se tient d’un côté, le couple art et science, la tension, le conflit avec cette montée de la science, de la médecine vétérinaire et la relégation des savoirs empiriques, même s’ils ne disparaissent jamais et s’il y a une résistance de la culture technique. On est dans un domaine où la technique n’a jamais été évincée par l’approche scientifique, probablement parce qu’il y a un rapport au corps. La science ne peut pas théoriser les questions qui intéressent tous les milieux sociaux autour du cheval. On est dans un domaine où l’art de faire a toujours suscité une production imprimée importante. C’est important car ce cheminement des publications techniques, avec des publics extrêmement variés, est souvent oublié. L’autre volet qui structure le livre concerne la tension art/beaux-arts. On peut terminer avec cette question de l’esthétique, du spectacle, qui fait revenir au titre de l’ouvrage. Il est clair qu’avec les spectacles, on est du côté des passions. Comment as-tu articulé connaissances et passions ? Par ailleurs, dans la mise en scène du geste et l’esthétique de la technique équestre, tu parles beaucoup des circulations avec l’Angleterre, peut-être pourrait-on revenir sur la place de cet espace transmanche, de ces comparaisons dans ta réflexion ?

Daniel Roche. Le côté cognitif, la connaissance, dans l’achèvement du travail était mené à plusieurs dimensions, la plus importante étant la connaissance transférée donnée par la production du livre et comment cela s’était élaboré et diffusé, mais aussi les connaissances par les découvertes savantes, comme la science vétérinaire. C’était une science fondamentale pour tous les aspects de la vie agricole et politique du xixe siècle, comme l’a très bien monté Hubscher. C’est dans la transformation que se joue l’utilisation. Et puis, dans la connaissance, il y a une idée qui traverse tout ce dernier volume, c’est une connaissance implicite de l’animal par le spectacle. Cela commence dès le début parce que les chevaux sont de plus en plus présents. Cette présence qui est urbaine (avant peut-être d’être aussi dense dans la France rurale, où il y a beaucoup de chevaux mais plus répartis), va vraisemblablement avoir son aspect de connaissance effective, affective, sensible qui fait que les attitudes et les comportements à l’égard des bêtes se transforment et à l’égard des chevaux en particulier (c’est la « plus belle conquête de l’homme »).

La passion, c’est que toujours, à l’intérieur de ces différents domaines, il y a des individus qui entraînent et qui déclenchent des mouvements et des intrigues, dont on vient d’évoquer précédemment les conflits, et tout l’art équestre en est traversé, et la généralisation des événements équestres en fait partie. C’est là où l’importance du transfert franco-britannique est évidente. C’est parce qu’après une connaissance limitée, réservée à de grands amateurs de l’élevage britannique, les principes et les manières de fréquenter, de voir, d’utiliser les chevaux se sont transférés en France (cela fait partie de nos grands emprunts), qui étaient d’ailleurs revendiqués par nos élites dirigeantes qui s’habillaient à l’anglaise, ont fondé le jockey club, etc. Il y a une grande transformation qui fait que ce n’est pas seulement un phénomène élitiste ; les milieux équestres militaires et dirigeants ont développé les manifestations extérieures d’apparition de l’art équestre et de la domination équestre. Les carrousels autrefois étaient des événements de cour ; quand on les a généralisés dans les années 1830, c’étaient des événements sociaux qui rassemblaient en province comme à Paris des foules extraordinaires et dont l’une des composantes fut l’apparition de la manifestation des compétitions des cavaliers entre eux. Il y a toujours eu une compétition intérieure, ceux qui écrivaient, des maîtres et des élèves, etc., mais cette compétition est devenue une des composantes de l’organisation des loisirs sociaux, dont l’achèvement est les Jeux olympiques : toutes les grandes compétitions équestres sorties du seul cadre militaire, cela a commencé de l’autre côté de la Manche. Ces transformations ont commencé dans la société anglaise d’une manière spécifique et, comme l’a montré Norbert Elias, en lien direct avec les transformations politiques.

Le deuxième élément, c’est les courses, parce que c’est un phénomène de transformation sociale, un spectacle extraordinaire, mais personne ne l’a étudié de la même façon en France, si ce n’est au niveau le plus élevé, avec Nicole de Blomac que j’avais dirigée en thèse, mais sur les conséquences de la publicité des courses, je n’ai rien trouvé en Europe de comparable aux études anglaises que j’ai suivies.

Le troisième grand spectacle qui mérite une larme aujourd’hui, c’est le cirque : hier, a eu lieu le dernier spectacle du cirque Barnum aux États-Unis, qui a dû fermer, car ce n’est plus un spectacle rentable ; mais il n’était plus exclusivement équestre. Les Barnum sont des Américains, venus en Europe, qui ont imposé un cirque où les chevaux conservaient leur rôle, juxtaposés sur trois pistes simultanément, avec des acrobates, des éléphants, et ils tournaient à un rythme ahurissant : une machine spectaculaire où les chevaux n’étaient plus au centre, comme cela avait été dans le cirque d’Astley et chez son successeur Franconi. Il y a beaucoup de choses à reprendre, à étudier comme les courses. Le cirque, c’était un phénomène trans-classes extraordinairement attractif pour tout le monde. Tout une partie de la science devenue esthétique échappe aux gens car la grande finalité de l’art équestre, c’est de ne rien montrer : le meilleur des dresseurs, on ne doit pas voir comment il agit et, quand on note le dressage, c’est sur une manière d’exécution des airs qui fait oublier toutes les difficultés.

Liliane Hilaire-Pérez. L’art comme une autre nature.

Daniel Roche. Exactement. Au xixe siècle, parmi les spectateurs du cirque, quand on montrait des numéros de dressage comme ceux de Baucher, il n’y a pas un cinquième des gens qui pouvait comprendre, sauf lors de représentations exceptionnelles et pour animer des débats entre Baucher, ses partisans et leurs adversaires. Pour la majeure partie du public, comme le fait sentir Dickens spectateur de Astley dans Le Magasin des Antiquités ou encore Heine dans son Voyage à Paris, c’est le rêve, l’imaginaire, portés par le spectaculaire qui l’emportent. Les courses, on pourrait en parler des heures, personne ne s’y est intéressé. Peu d’historiens s’y sont intéressés en France à l’exception de Nicole de Blomac mais aussi de Jean-Pierre Blay dont les travaux méritent l’attention. Il a, dans Les princes et les jockeys (2006), montré à partir de l’étude de Chantilly, l’intégration des loisirs sportifs équestres dans la culture des sociétés urbaines et leur internationalisation.

Pour les quatre cinquièmes, pour la majorité et surtout pour les classes populaires, le cirque, c’est le clown, les acrobates, les fauves. C’est ce qu’il est devenu peu à peu dans la seconde moitié du xixe siècle, mais ce qu’il n’était pas du tout à l’origine puisque c’étaient des démonstrations équestres, avec plus ou moins de performance esthétique, mais avec des composantes spectaculaires et théâtrales qui étaient utilisées pour provoquer du comique, des effets sensibles. Les spectacles du cirque, comme l’a montré Caroline Hodak, se sont transformés en théâtres équestres, souvent patriotiques, avant de retrouver une identité circassienne mise en valeur par l’intérêt des peintres comme Seurat. Puisqu’il y avait tout un théâtre qui n’était pas seulement cirque, mais spectacle à mobilisation de chevaux en masse dans la seconde moitié du xixe siècle. Et les écuyères ? Elles mériteraient largement une étude. Elles étaient plus connues que les starlettes d’aujourd’hui et c’était un milieu familial complètement international… Le cirque pourrait être l’objet d’une étude spécifique sur les échanges esthétiques et sociaux en Europe, entre les grandes capitales culturelles et les petites villes, entre l’Amérique et l’Europe.

Ces livres sur la culture équestre sont à la fois une synthèse et un chantier qui ouvrent des pistes pour des travaux à venir.

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Notes

1  Daniel Roche, Histoire des choses banales. Naissance de la consommation, xviie-xixe siècle, Paris, Fayard, 1997.

2  Daniel Roche, La culture équestre de l’Occident, xvie-xixe siècle. L’ombre du cheval, 1 : Le cheval moteur, Paris, Fayard, 2008.

3  Jean-Claude Perrot, Une histoire intellectuelle de l’économie politique (xviie-xviiie siècle), Paris, EHESS, 1992.

4  Liliane Hilaire-Pérez, Valérie Nègre, Delphine Spicq, KoenVermeir (dir.), Le livre technique avant le xxe siècle. À l’échelle du monde, Paris, CNRS Éditions, 2017.

5  François Sigaut, « Haudricourt et la technologie », in André-Georges Haudricourt, La technologie, science humaine. Recherche d’histoire et d’ethnologie des techniques, Paris, MSH, 1987, p. 9-34.

6  Pamela H. Smith, The body of the artisan. Art and experience in the Scientific Revolution, Chicago, University of Chicago Press, 2004.

7  Paul Langevin, « La pensée et l’action », in La pensée et l’action, Paris, Les éditeurs français réunis, 1950, p. 336-352, p. 338.

8  Propos recueillis par Marie Thébaud-Sorger.

9  Gérard Toffin, «  Lucien Bernot (1919-1993) », L’Homme, vol. 35, n° 133, 1995, p. 5-8.

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Pour citer cet article

Référence papier

Éric Baratay, Liliane Hilaire-Pérez et Daniel Roche, « Daniel Roche, La culture équestre de l’Occident, xvie-xixe siècle : l’ombre du cheval, t. 3, Connaissances et passions »Artefact, 5 | 2017, 193-208.

Référence électronique

Éric Baratay, Liliane Hilaire-Pérez et Daniel Roche, « Daniel Roche, La culture équestre de l’Occident, xvie-xixe siècle : l’ombre du cheval, t. 3, Connaissances et passions »Artefact [En ligne], 5 | 2016, mis en ligne le 15 novembre 2017, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/artefact/720 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/artefact.720

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Éric Baratay

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