- 1 En particulier Schlanger, 2012.
- 2 Cette biographie existe déjà : Soulier, 2018.
- 3 Sur la notion de trajectoire qui s’impose dans l’histoire intellectuelle des auteurs des sciences h (...)
1Faire l’histoire d’une idée ou d’un concept – celui de « technologie » – au travers de la trajectoire de l’un de ceux qui ont œuvré à sa reconnaissance académique – André Leroi-Gourhan (1911-1986) –, tel est l’objet de ce livre érudit de Nathan Schlanger, à qui l’on doit plusieurs ouvrages importants concernant le rapport de l’anthropologie française avec l’histoire des techniques1. Une histoire intellectuelle avec André Leroi-Gourhan n’est pas une nouvelle biographie de l’auteur de L’Homme et la Matière (1943) et du Geste et la Parole (1964)2. Le dessein ici est autre, car il s’agit de suivre dans la trajectoire3 de Leroi-Gourhan, surtout au cours des années 1950, les bifurcations souvent subtiles qui l’ont conduit à définir la technologie comme l’étude des activités matériellement créatives. Comment est-il parvenu à cette invention par un cheminement fait de détours, de chicanes, voire d’impasses théoriques et méthodologiques ? C’est en passant avec virtuosité de l’histoire de l’art au folklore, puis à l’ethnologie et à l’archéologie, et, enfin, à la paléontologie des vertébrés que Leroi-Gourhan est constamment revenu sur « sa » science des techniques, tout en lui donnant aussi une large audience auprès d’un public aux intérêts souvent divers, voire contradictoires, concernant, en particulier, l’idée de progrès ou encore la difficile question de la nature humaine.
2Tout au long de l’ouvrage, Schlanger adopte une ligne interprétative qui consiste à ne jamais minimiser la complexité de la trajectoire intellectuelle de Leroi-Gourhan. À mille lieues de vouloir simplifier les situations et de réduire la pensée de Leroi-Gourhan à quelques poncifs, Schlanger s’intéresse aux aspérités, ou plutôt aux nombreuses contraintes auxquelles se trouve confronté le jeune ethnologue dès les années 1930. Ce livre retrace l’histoire des différents choix, mais aussi des différentes démarches adoptées par Leroi-Gourhan qui oscillent entre le pôle de l’expérimentation et celui de la documentation. Celle-ci repose, en particulier, sur une orchestration précise de milliers de fiches dont l’accumulation, l’ordonnancement et la manipulation ont souvent permis de faire surgir de nouvelles hypothèses, de nouvelles idées, et parfois de nouvelles découvertes, comme il lui arriva au cours de son voyage au Japon entre 1937 et 1939. Ce long point introductif sur la documentation ne permet pas seulement à Schlanger de résoudre un problème souvent évoqué à la lecture des premiers ouvrages de Leroi-Gourhan, à savoir sa prétendue désinvolture quant à la précision de son référencement bibliographique (p. 34 et suivantes). Ces nombreux et minutieux détails d’érudition concernant les pratiques de travail de Leroi-Gourhan lui permettent surtout de poser les bases d’une nouvelle interprétation de l’œuvre-monument du préhistorien qui continue de nous dire des choses sur les objets techniques et surtout sur la nécessité de les comprendre comme une réalité humaine à part entière.
3L’ancrage mausso-durkheimien de l’idée de technologie ne fait, depuis longtemps, plus aucun doute. On sait que Marcel Mauss, suivant les pas d’Alfred Espinas et d’Henri Hubert, s’intéressa très tôt et d’une façon soutenue à la question des techniques. Ainsi, quand il analyse la magie, la nation ou encore les structures du don, c’est d’abord de techniques qu’il parle. Mauss est un savant lucide, intuitif et visionnaire, mais, pour reprendre l’expression de Leroi-Gourhan, « lourd à glaner » (p. 105). C’est le cas, en particulier, de son Manuel d’ethnographie, publié de façon posthume par plusieurs de ses élèves à l’Institut d’ethnologie après un intense travail de réécriture et de mise en forme. Le lecteur est saisi de vertige devant la tentative de classement de toutes les techniques humaines. Quiconque voudrait se livrer à une enquête ethnographique digne de ce nom en suivant les propositions de Mauss en sortirait certainement anesthésié, sans savoir par où commencer ni vers où aller. Pour Leroi-Gourhan, c’est le signe que ce manuel n’est que le tombeau d’une pensée qui était, en fait, constamment en mouvement et qui cherchait avant tout à considérer les techniques par le biais des manipulations et des usages les plus ordinaires et quotidiens (p. 123 et suivantes).
4Mais c’est en fait une autre question qui retient l’attention de Schlanger : pourquoi Leroi-Gourhan décide-t-il, en 1940, d’abandonner l’approche maussienne des techniques et de se ranger du côté de Bergson et de ses principaux concepts, certain d’y trouver une réponse évidente à l’impasse documentaire dans laquelle il était enfermé depuis les années 1930 ? La « tendance », le « fait » ou encore l’« élan vital » constitueront en effet des respirations bienvenues face aux nombreux risques positivistes de la technique de la fiche et de son accumulation presque sans fin. Plus encore que ces quelques notions phares du philosophe, c’est la méthode de Bergson que Leroi-Gourhan décide d’adopter en ce qu’elle consiste, comme il l’indique lui-même dans une lettre adressée à son ami Buhot, à « prendre un fait minime, non pas au hasard, mais guidé par l’issue d’une vue qui cherche à se rendre totale, le déterminer rigoureusement, le suivre dans ses variations et ses conséquences innombrables, le replacer finalement dans le grand courant général, je crois fermement que c’est le seul moyen actuel de tirer quelque chose des faits généraux » (p. 153).
5Schlanger nous fait comprendre que ce changement n’est pas une simple adaptation conceptuelle, mais plutôt une reconfiguration complète des habitudes de recherche de Leroi-Gourhan, engagé dès lors dans une analytique des techniques différente qui s’organise autour d’une dyade conceptuelle qu’il s’agit de mettre à l’épreuve des faits : les « tendances » des propriétés vitales et les « faits » liés au milieu dans lequel ils se produisent. Cette perspective, où l’étude d’une civilisation matérielle remplace la question de l’évolution des techniques, prendra appui sur l’étude approfondie de nombreux outils. C’est ainsi que la lampe à huile et, surtout, le propulseur vont lui servir à montrer que ces techniques peuvent être l’objet d’une description systématique en fonction des types de matières, des moyens d’action élémentaires et des forces mobilisables. Le nombre de possibilités pour réaliser une fonction donnée est toujours limité.
6Ce déplacement vers Bergson conduit également Leroi-Gourhan à soumettre à un questionnement constant la notion d’Homo faber, devenue pour lui une sorte de postulat ontologique. Introduit par le philosophe français dans L’évolution créatrice, cette idée avait fait l’objet de nombreuses reprises avant d’être adoptée par Leroi-Gourhan. On la retrouve chez Marcellin Boule ou encore chez Mauss, qui s’en sert très ostensiblement pour critiquer l’intuitionnisme de Bergson. L’historien Henri Berr était lui aussi très intéressé par la notion, avec laquelle il pensait pouvoir accréditer l’idée que la technique était l’endroit où il fallait aller chercher les premiers ferments de la pensée rationnelle. Leroi-Gourhan a quant à lui l’intention de faire de l’Homo faber un nouveau taxon d’hominidé, avant de se raviser en comprenant qu’il était matériellement impossible d’apprécier les prouesses de ce fabricant et utilisateur d’outils. Du côté de la préhistoire ou de l’archéologie, rien ne permet alors de préciser les usages auxquels étaient destinés les outils produits.
- 4 C’est sans doute aussi pour trouver sa place qu’il décide de créer une nouvelle structure d’enseign (...)
7C’est après avoir constaté cette absence d’éléments concrets, ces lacunes récurrentes concernant les pratiques techniques que Leroi-Gourhan décide d’entreprendre ses premières expérimentations à Lyon en 1944. Nommé professeur d’ethnologie coloniale, il se tourne alors vers l’archéologie et surtout vers la question de la fabrication et de l’utilisation d’outils en pierre, en particulier d’outils tranchants. Ce moment lyonnais, entre Occupation et décolonisation, va durer jusqu’en 1957, lorsqu’il succède à Marcel Griaule, décédé subitement, à la chaire d’Ethnologie générale de la Sorbonne (Faculté des lettres de Paris). Ce moment lui demande, comme à une grande partie des anthropologues de sa génération, d’adapter ses enseignements et ses recherches en les inscrivant dans des exercices pratiques sur le terrain (il profitera de fouilles de sauvetages), mais aussi de trouver des réponses aux soubresauts d’une situation politique où l’ethnologie est tantôt perçue comme une discipline qui consiste à interpréter la diversité humaine, tantôt comme le savoir garant d’une évolution des populations coloniales que l’on espère encore harmonieuse4.
8Ce moment des années 1950 vient en tout cas entériner l’intérêt de Leroi-Gourhan pour la préhistoire qui lui permet à la fois de sortir de l’évolutionnisme encore ambiant, mais surtout de considérer une nouvelle hypothèse technologique dans laquelle l’interprétation psychologique occupera une place déterminante. En 1950, il annonce vouloir « suivre les gestes, éclat par éclat », avec l’objectif de porter son attention vers les processus, les cheminements et les étapes, seul moyen pour lui de « reconstruire avec certitude une partie importante de la structure mentale du fabricant » (p. 256).
9Plusieurs éléments sont en jeu dans ce nouveau déplacement. En premier, il s’agit de mieux voir les gestes impliqués en produisant de nouvelles observations biologiques. Il faut, surtout, chercher à observer et documenter les différentes phases ou séquences impliquées dans une pratique de type technique. C’est la mise en œuvre de la fameuse « chaîne opératoire » (p. 265). À cela, Leroi-Gourhan ajoute une seconde réflexion portant sur le comportement des individus. Elle suppose cependant de croiser trois dimensions jusque-là séparées : la matérialité (soit les détails matériels et l’usage de certains matériaux), la technicité (soit la fabrication, l’amélioration, ou l’efficacité d’un outil technique) et, enfin, les facultés mentales (à la fois les représentations mentales et la psychologie zoologique).
10On retrouve ici l’empreinte maussienne qui œuvra dès le milieu des années 1920, lui aussi, à faire croiser sociologie et psychologie autour, en particulier, de la question des représentations mentales. Mais la lecture de Schlanger nous fait surtout découvrir le rôle joué par Henri Piéron qui, lui aussi durant les années 1930, plaça la question du comportement au centre de ses propres expérimentations de psychologie animale sur les stimuli, le comportement sensori-moteur ou encore l’instinct (p. 304). Après Mauss et Bergson, Leroi-Gourhan décide donc de se loger dans cette autre tradition de savoir dans le but d’y trouver de quoi renouveler le problème désormais au cœur de ses interrogations, celui du processus d’hominisation et, plus particulièrement, du processus concomitant de production de l’outil et du langage.
11« Tendances », « faits », « Homo faber », « élan vital », « comportement », etc. La liste des concepts opératoires qui sont venus nourrir la conception de la technologie leroi-gourhanienne est riche. Schlanger clôt sa vaste enquête en s’intéressant à deux autres notions, celle de machine et celle d’artisan ou d’artisanat, qui lui offriront l’occasion de croiser une fois de plus des perspectives historiques, évolutives et préhistoriques pour essayer de mieux cerner les phénomènes de technicité humaine.
- 5 Nathan Schlanger expose avec précision comment, durant ces années 1950, les propos de Leroi-Gourhan (...)
12Le premier terme fait partie depuis les débuts du vocabulaire employé par l’ethnologue qui, comme le précise Schlanger, a fait un usage poussé de la machinerie mécanographique dans son processus de documentation par fiches. C’est aussi une notion que l’on retrouve au même moment dans la philosophie de Canguilhem ou encore dans celle de Ruyer, ce dernier considérant, à l’instar de Leroi-Gourhan, que la machine est comme un prolongement de l’outil qui, lui-même, est un prolongement de l’organisme. Quant au terme d’artisan, son emploi renvoie surtout à deux considérations. D’un côté, il permet à Leroi-Gourhan d’insister sur l’aspect profondément créatif de l’homme, qui porterait finalement cette vocation inscrite en lui. De l’autre, le terme est le signe du trouble, de la mélancolie qu’exprime Leroi-Gourhan devant un monde, celui des années 1950, où mécanisation et automatisation viennent rompre ce qu’il conçoit avoir été un long moment d’équilibre. Au fur et à mesure que la main devient de plus en plus strictement commandée à produire, l’élan et surtout l’imagination s’amenuiseraient5.
- 6 Remercions ici l’auteur et son éditeur pour avoir joint au texte de nombreux documents d’archives q (...)
13Quelles leçons peut-on tirer de cet ouvrage brillant qui propose une analyse d’une finesse jusqu’ici inégalée dans les travaux consacrés à la pensée de Leroi-Gourhan6 ? De mon point de vue, il y en a au moins trois.
- 7 Une autre différence, mise en avant par Haudricourt lui-même, est que Leroi-Gourhan voyait d’abord (...)
- 8 Penser dans la polyphonie des voix permet, sans rien enlever au respect et à la considération qu’on (...)
14La première est le constat que l’on peut faire, une fois de plus, de l’importance considérable de l’œuvre maussienne. Concernant la question de la technologie, elle fixe en effet un double cap, celui de l’action et celui de la relation de l’organisme avec son milieu, qui va déterminer la trajectoire intellectuelle de Leroi-Gourhan dès les années 1930. La deuxième se réfère à l’étiquette d’auteur « indiscipliné » que Schlanger accole à la trajectoire du savant. Quelle est finalement la nature de cette « indiscipline » ? Constitue-t-elle la clef de son parcours ? L’indiscipline de Leroi-Gourhan n’est ni de l’insolence ni de la désobéissance. Elle semble consister plutôt dans un bricolage constant et adroit qui lui a permis de trouver une échappatoire aux cadres et aux perspectives admises alors par le reste de la communauté scientifique. Peut-on d’ailleurs parler d’indiscipline quand on le voit se réclamer du bergsonisme au moment même où un certain nombre d’autres penseurs prennent ouvertement parti pour cette philosophie ? Troisièmement, ce livre ouvre certainement la voie à une lecture chorale de cette « invention » de la notion de technologie. Schlanger étudie longuement la nature des relations qui unissent Mauss à Leroi-Gourhan, comme il le fait avec d’autres contemporains de ce dernier, qu’il s’agisse de Bertrand Gille ou de Lewis Mumford. Sur ce point, la figure d’André-Georges Haudricourt (1911-1996) mériterait un traitement à part, car, à l’égal de Leroi-Gourhan, ce linguiste-botaniste-ethnologue a joué un rôle déterminant dans l’orientation que nous donnons aujourd’hui au programme technologique. Cet autre élève de Mauss, sans doute trop curieux, trop fantaisiste aussi, inventa une autre technologie qui place le geste avant l’outil7. Il s’agit là de l’une des nombreuses différences avec le programme de Leroi-Gourhan qui empêcha – on ne peut que le regretter – une véritable réunification théorique entre les deux points de vue8.