1Issue des travaux de la Convention citoyenne pour le climat, la Loi climat et résilience, promulguée en 2021, porte notamment l’objectif de diminuer drastiquement l’artificialisation des sols à moyen terme. Pour les communes concernées, la réhabilitation de friches industrielles se présente dans tous les cas comme une alternative bienvenue à la consommation d’espaces dans la perspective d’un aménagement territorial plus durable, d’autant plus qu’elles y sont désormais encouragées par des aides financières. Dans ce contexte, la prise en compte de la valeur patrimoniale du bâti industriel existant est loin d’être une évidence, constituant un enjeu auquel les acteurs du patrimoine et de la rénovation urbaine doivent répondre, dans une perspective non seulement de sobriété constructive et d’efficience énergétique, mais aussi d’amortissement du coût environnemental de la construction et de l’exploitation de tels bâtiments. À ces perspectives s’ajoute un enjeu mémoriel lié à la conservation et à la lisibilité de sites comptant pour une part notable dans les causes de la situation écologique et climatique actuelle. Autrement dit, les bâtiments industriels rendraient tangibles le contexte et les raisons mêmes de leur conservation. La connaissance des matériaux apparaît ici comme un levier efficace pour désamorcer les idées reçues et convaincre les acteurs décisionnaires des bénéfices multiples de la réhabilitation et de la valorisation de ce patrimoine industriel de proximité ; contrairement à des destructions souvent plus coûteuses en ressources et en émissions polluantes, sans parler des dommages sociaux et culturels irréversibles qu’elles entraînent.
2Les actes du colloque « Patrimoine industriel et matériaux anciens au regard de la transition écologique », coorganisé à Belfort les 16 et 17 juin 2022 par l’Institut FEMTO-ST/RECITS de l’université de technologie de Belfort-Montbéliard (UTBM) et l’Institut de recherche sur les ArchéoMATériaux (UTBM/Paris-Saclay), s’inscrivent explicitement dans ce contexte. L’objectif de ce premier rendez-vous est la mise en place d’un « consortium multi-matériaux » pour développer et structurer la recherche dans un domaine encore peu exploré du point de vue de l’interdisciplinarité : l’étude des propriétés des matériaux et des principes constructifs anciens, qui doit faire reconnaître leur valeur non seulement culturelle, mais également pratique. Cette interdisciplinarité s’entend entre domaines scientifiques, mais aussi entre chercheurs, chercheuses et praticien(ne)s, entre secteur privé et secteur public. Une telle approche apparaît pertinente au regard de l’objet, le patrimoine industriel se situant à la croisée de nombreuses disciplines et méthodes, entre sciences sociales, architecture et sciences de l’ingénieur, impression confirmée par la diversité et la complémentarité des interventions. À travers le partage d’études scientifiques et de retours d’expériences professionnelles, ressort le besoin de fournir aux acteurs de terrain des outils permettant de mettre en œuvre des rénovations à la fois efficaces et respectueuses de l’environnement et de la valeur culturelle des lieux, ainsi que la capacité de la recherche à y répondre, notamment lorsque les approches et les méthodes sont croisées.
3Pour ce premier rendez-vous, les organisateurs et organisatrices ont mis l’accent sur le métal, bien que des interventions portent également sur le stuc ou le béton. Ce choix s’est probablement imposé au regard du résultat de l’appel à communication, qui portait plus largement sur l’ensemble des matériaux associés aux bâtiments industriels anciens. On observe également une sur-représentation d’acteurs et d’actrices du monde ferroviaire, pour qui ces questions sont particulièrement actuelles (cession de bâtiments et de friches dans le cadre de la stratégie immobilière du groupe SNCF, nouvelle gestion d’actifs en gares).
4L’ouvrage est de fait divisé en deux parties, bien qu’elles ne soient pas matérialisées : une première plus générale et une seconde focalisée sur le patrimoine industriel ferroviaire, aboutissant à une distinction un peu artificielle dans le sous-titre de l’ouvrage entre patrimoine industriel et patrimoine ferroviaire, distinction qui n’a rien d’évident au regard des cas présentés. Il aurait été bienvenu de rappeler que le patrimoine ferroviaire est, par essence, l’héritage d’une activité industrielle : un moyen de transport mécanisé développé par et pour des activités industrielles, soumis à des contraintes techniques et produisant des effets économiques, sociaux et environnementaux, sinon similaires, au moins comparables, ce qui ressort dans les codes communs de l’architecture, les structures développées et les matériaux employés. Il aurait également été bienvenu de définir certains concepts débattus dans les sphères publique et académique, comme ceux de « transition écologique » et de « transition énergétique », assez largement mobilisés à travers l’ouvrage. On comprend qu’il est question ici d’encourager le réemploi des sites et bâtiments industriels, de tendre vers la sobriété et la durabilité des interventions, de conserver la valeur culturelle du bâti existant dans le cadre d’une amélioration des performances thermiques, et, pour cela, de faire évoluer les méthodes, les pratiques, les outils, mais aussi les mentalités. L’ouvrage s’appuie d’ailleurs beaucoup sur la photographie, avec l’idée que le développement d’une culture visuelle participe efficacement à la sensibilisation au patrimoine industriel et à sa protection.
5De manière générale, on apprécie la diversité des cas d’étude et des profils des auteurs et autrices. Quand bien même certaines contributions apparaissent parfois un peu techniques pour un lecteur issu des sciences sociales, il faut souligner un réel effort de synthèse et de vulgarisation dans la transmission du savoir acquis sur le terrain et en laboratoire par les ingénieur(e)s. Si l’ensemble est plutôt hétérogène sur la forme, la plupart des cas d’étude présentés illustrent l’intérêt du croisement des méthodes de l’historien, de l’architecte et de l’ingénieur pour accroître la connaissance des matériaux et développer des outils techniques et méthodologiques pertinents pour la restauration et la requalification du bâti industriel.
6Il est par exemple question des stucs de la Banque d’Espagne, bâtiment madrilène emblématique de la fin du xixe siècle, un matériau dont la place dans l’industrialisation est relativement méconnue et dont une partie de l’histoire technique et sociale a été redécouverte à travers une étude biographique de Francisco Largo Caballero (1869-1946), figure de l’histoire sociale et politique espagnole qui a été ouvrier stucateur sur le chantier du bâtiment. Moins connue que celle du béton, objet d’une autre contribution, la longue durée du stuc dans l’histoire de la construction soulignée par Cesar Prieto Pérochon, met en évidence des coexistences plutôt que des « transitions » qui se révèlent toujours plus pertinentes à penser du point de vue des imaginaires sociaux que d’une perspective strictement matérielle. Dans une autre contribution, l’étude des notes historiques des ingénieurs permet d’évaluer la qualité des aciers choisis pour les structures métalliques des halles de gare au xixe siècle. Ailleurs, l’histoire de la législation et des normes sur les produits toxiques comme le plomb permet de recouper les informations obtenues par l’analyse des couches successives de peintures anticorrosion. Également, plusieurs études démontrent l’intérêt des analyses physico-chimiques et de la métallographie pour l’histoire des sciences et des techniques, celles portant sur les phénomènes de corrosion révélant comment l’évolution des conditions environnementales à l’extérieur et à l’intérieur du bâtiment se traduisent dans les choix de matériaux et leur évolution dans le temps.
- 1 Polino, 2011 ; CILAC, 2020.
7Parmi les contributions ferroviaires, il est notamment question des halles des trains en gare, et trois contributions sont portées par des personnes issues d’AREP, l’agence d’architecture et d’urbanisme interne au groupe SNCF, chargée notamment des opérations de maintenance et de restauration des gares en exploitation. Ce cas spécifique permet d’apprécier des différences notables en matière de conditions et d’enjeux de conservation-restauration pour un bâti exploité en continuité et pour les mêmes usages depuis sa construction, dans un environnement toujours contraint. Il témoigne de la particularité d’un patrimoine de la mobilité lui-même « en mouvement », qualificatif s’appliquant aux larges systèmes techniques de manière plus générale1. Il illustre par ailleurs plutôt bien en quoi le développement de la connaissance théorique et matérielle importe dans la reconnaissance d’un patrimoine industriel de proximité encore trop souvent réduit aux bâtiments voyageurs des gares.
8De manière transversale, les exemples présentés montrent que les connaissances acquises permettent dans bien des cas d’envisager de prédire l’évolution des structures et de rationaliser leur maintenance tout en évitant des interventions trop invasives ou destructives, sinon leur dépose pure et simple. L’intégrité relative de ces matériaux et architectures plaide d’ailleurs elle-même pour leur conservation. Comme le souligne Véronique Veston, « un bâtiment ancien qui a duré est par définition durable ; ses matériaux ont prouvé leur résistance et résilience dans le temps » (p. 195).
9Finalement, en lieu et place d’une synthèse des échanges, il a été choisi de reproduire la discussion collective conduite à l’issue du colloque, sous la forme d’une transcription qui apparaît parfois un peu trop exhaustive mais qui permet de bénéficier du retour d’expert(e)s n’ayant pas directement contribué à l’ouvrage. Nous en retenons trois conclusions et pistes de réflexion : la nécessité d’aborder le patrimoine comme un « objet frontière », au croisement de plusieurs disciplines partageant une même curiosité et un même objectif de développement des connaissances pour répondre aux urgences patrimoniale, climatique et écologique ; suivant Karen Bowie, l’importance de ne pas négliger la valeur culturelle des bâtiments au bénéfice exclusif de leur valeur environnementale, c’est-à-dire que cette démonstration ne doit pas se faire au détriment de leur reconnaissance patrimoniale, même si cela implique une temporalité différenciée que doit assumer l’historien(ne) ; enfin, l’absence relative de l’histoire sociale dans ces débats, justement rappelée par Massimo Preite qui évoque la tendance façadiste des réhabilitations de sites industriels, généralement vidés de toute machine et de toute trace d’activité visible ou lisible.