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Comptes rendus de lecture

Véronique Nahoum-Grappe, Martyne Perrot, Thierry Pillon (dir.), « Le quotidien » [Numéro spécial], Communications, no 112

Thierry Bonnot
p. 349-353
Référence(s) :

Véronique Nahoum-Grappe, Martyne Perrot, Thierry Pillon (dir.), « Le quotidien » [Numéro spécial], Communications, no 112, 2023, 288 pages

Texte intégral

1C’est une gageure de traiter du quotidien en sciences sociales, tant cette notion est floue, voire fourre-tout. Ce numéro de la revue Communications en propose d’ailleurs plusieurs définitions, données par différents auteurs. Celle de Mathias Dambuyant apparaît comme la plus synthétique, assumant la difficulté : le quotidien « est un objet kaléidoscopique, qui se déploie à mesure qu’on essaie de le cerner et se dérobe lorsqu’on cherche à l’appréhender » (p. 89). Les articles rassemblés dans ce numéro parviennent toutefois à relever le défi face à « l’épaisseur insaisissable » du quotidien, par une multiplication des objets et des perspectives disciplinaires ainsi que par une belle diversité dans l’écriture.

  • 1 Décret impérial du 15 octobre 1810. Voir notamment les travaux de Sabine Barles, François Jarrige e (...)

2L’introduction parvient à circonscrire le problème en retraçant l’histoire du traitement de la vie quotidienne par les sciences sociales, notamment par l’ethnologie dont le travail de terrain est fondé sur l’observation au jour le jour des activités des populations étudiées. En histoire, une distinction tranchée a longtemps prévalu entre l’histoire des chefs et celle des peuples, celle-ci retraçant cette vie au ras du sol, ces moments ordinaires de tous les jours, « évidences non questionnées ». Sandra Laugier propose un complément très solidement argumenté à cette introduction, interrogeant en philosophe les nuances entre ordinaire et quotidien à partir des réflexions sur le langage de Wittgenstein et Stanley Cavell. Le quotidien, écrit-elle, « est toujours objet d’enquête, il n’est jamais donné » (p. 163). Ce n’est qu’à travers le sens donné aux mots nous permettant de le décrire que nous pouvons prétendre y accéder. Cela passe par la description des actes et des choses, description précise et scrupuleuse, ou par la formulation très subjective d’expériences intimes à l’image des articles de Martin de La Soudière et Marie-Ange Schiltz sur l’hôpital et les sans domicile fixe. Ces textes font la part belle au sensible, que Christophe Granger met à l’épreuve en historien comme l’une des voies d’accès à la texture du quotidien. Il s’intéresse à un conflit de voisinage du début du xxe siècle à propos d’odeurs de morue avariée émanant de l’entrepôt d’un négociant bordelais, rue de la Rousselle. Les sensations olfactives font partie du quotidien et le rendent pénible lorsqu’elles deviennent déplaisantes, voire incommodantes. La législation française l’avait prévu depuis l’Empire, régulant les ateliers et manufactures « qui répandent une odeur insalubre ou incommode »1. L’urbanisation et l’évolution hygiéniste ont peu à peu rendu insupportable ce qui auparavant faisait partie de l’ordinaire. Mais au-delà du fait divers, l’auteur s’interroge sur « ce que peut être la place du quotidien dans la restitution historique de la réalité » (p. 155). Des phénomènes sensitifs que le recul du temps pourrait rendre négligeables ou anodins revêtent une grande importance si l’on prend la peine de restituer méticuleusement la configuration locale et située.

3André Burguière présente un ouvrage de 1782, que Pierre J. B. d’Aussy consacra à l’Histoire de la vie privée des Français et qui constitue un modèle d’histoire des usages axée principalement sur la production et la consommation alimentaire. Il montre comment les mécanismes sociaux apparaissent dans ce travail, s’alimenter et dormir étant deux besoins quotidiens fondamentaux de l’Homme. Le travail occupe également une grande partie du temps, au point que changer de métier revient peu ou prou à changer son quotidien, comme le montre Antoine Dain. Il a étudié des travailleurs intellectuels ayant décidé de devenir artisans, ce qui modifie en profondeur leur rapport au monde social et met en cause les articulations entre vie professionnelle et vie personnelle. Autre activité éminemment quotidienne, la marche. Le passionnant texte de Marco Saraceno retrace l’histoire du podomètre en soulignant ce que les évolutions de statuts de cet objet technique révèlent des fluctuations du rapport au corps, au temps et à l’espace dans ses usages quotidiens. On a cherché à mesurer les pas dès Léonard de Vinci, le premier podomètre à usage topographique étant celui de Jean Fernel en 1525. Puis viendront les podomètres de poche à usage personnel, objets de prestige mondain, avant l’instrument hygiéniste et la rationalisation du pas à la fin du xixe siècle, alors que la flânerie émerge en tant que loisir. C’est aussi un outil de gestion du travail, puis un jouet d’enfant et un accessoire du sport au quotidien, avant de devenir depuis les années 1990 un instrument de santé publique via les applications de « self tracking » des smartphones. L’auteur note que la norme des 10 000 pas quotidiens n’est que la validation « scientifique » a posteriori d’un argument commercial lancé par les Jeux olympiques de Tokyo en 1964. Après les fonctions vitales, le sujet le plus quotidien de tous est peut-être le temps qu’il fait. D’où un intérêt pour la météo qu’analyse Martine Tabeaud, remarquant qu’il s’agit d’une variable culturelle, puisque seuls les climats tempérés donnent prise à la discussion, contrairement aux régions où les saisons durent des mois sans variations majeures. La mémoire collective est jalonnée d’évènements météorologiques exceptionnels, justement parce qu’ils tranchent avec un quotidien rythmé par les « normales saisonnières ». Au fil de l’histoire, les changements techniques ont profondément modifié la perception du temps qu’il fait et l’accès à l’information et aux prévisions. Désormais, souligne l’auteur, « la machine l’emporte sur les sensations, le virtuel sur le réel » (p. 83). Différents systèmes technologiques peuvent aujourd’hui nous dire s’il va pleuvoir dans l’heure ou quelle sera la température, au degré près, pour la soirée. Mais cette attention quotidienne appuyée sur des techniques toujours plus performantes n’empêche pas une forme d’aveuglement face aux évolutions de long terme, marquant le dérèglement climatique. Celui-ci n’a pas toujours d’impact quotidien, ce qui ne l’empêche pas d’être réel.

4Thierry Pillon s’intéresse à quelques guides et manuels récents à vocation pratique, destinés à donner des conseils de rangement domestique. C’est devenu, en ces temps où les objets submergent nos existences, une bataille contre le chaos de l’encombrement, qu’il faut mener avec logique, sérieux et rationalité en s’inspirant autant que possible des Japonais qui savent « lier le dépouillement des lieux à la rigueur des attitudes » (p. 69). Car au Japon, affirme Philippe Bonnin sans excès de nuance, « le quotidien ne le cède en rien, ou si peu, à l’exceptionnel. La moindre activité, la plus basse besogne est digne d’autant d’attention que la plus haute » (p. 27). À côtoyer les Nippons dans le métro ou dans les centres commerciaux de Tokyo, on dirait bien pourtant qu’ils se comportent comme n’importe quels habitants des pays occidentaux capitalistes, c’est-à-dire de façon tout aussi routinière et sans prêter d’attention particulière à leurs gestes. Si l’étude du quotidien peut mettre au jour des particularismes sociaux et culturels sous-jacents, les manuels étudiés par Pillon sont surtout révélateurs d’une vision idéologique de ce que doit être un logement « moderne » et surtout de la « morale de la bonne ménagère de la classe moyenne ». L’ordonnancement du quotidien que prônent ces ouvrages est foncièrement politique : « La question de l’entretien du logement est désocialisée au profit d’un discours abstrait vantant les mérites de l’abolition de la contingence matérielle, méconnaissant sur le fond les contraintes objectives pesant sur la vie quotidienne » (p. 76). Dans son article, Martyne Perrot montre que cette idéologie s’ancre dans les discours sur la « science ménagère », visant à formater l’activité quotidienne des femmes au foyer du monde industriel, dans l’optique de les assigner à résidence. C’est là une forme plus ou moins feutrée de quotidien contraint. Il en est d’autres, plus affirmées, comme la peine de détention à domicile sous surveillance électronique qui a fait l’objet de la thèse de Mathias Dambuyant. Par le truchement d’un objet technique sophistiqué, une sorte de bijou geôlier (le bracelet électronique), ceux qui subissent cette peine voient leur vie quotidienne soumise à une forte contrainte de leur espace-temps, un « emprisonnement intime » pesant sur tous les instants de l’existence. Peut-être est-ce dans ce genre de situation que le quotidien prend toute son épaisseur et impose sa lourdeur, lorsqu’il est même impossible, selon le témoignage d’un porteur de bracelet, d’aller chercher les œufs dans le poulailler du fond du jardin. Dans d’autres contextes, le quotidien prend une tournure distincte d’une configuration perçue comme normale dans une société donnée. Il en est ainsi du « quotidien nocturne », auquel s’intéresse Luc Gwiazdzinski à travers les cas de travailleurs et d’un SDF, qui doivent « fournir un effort constant, dans ce contretemps physiologique et social » (p. 140). Être éveillé lorsque la majorité des autres dort n’est pas anodin, comme ne l’est pas le fait de dormir là où ordinairement on apprend : à Rio de Janeiro, David Amalric a partagé la vie de lycéens occupant leur établissement dans le cadre d’une mobilisation ayant touché plusieurs États brésiliens en 2015-2016. Vivre nuit et jour dans un lieu que l’on quitte, d’ordinaire, après les cours, génère de nouveaux modes d’appréhension du temps et de l’espace, d’autres rapports sociaux dans la nécessaire organisation collective et une appropriation renouvelée de dispositifs technologiques indispensables à la communication interne et externe. La situation de ces lycéens n’est pas sans rappeler celle des personnes soumises au confinement, en France et dans une partie du monde, durant l’année 2020 marquée par l’épidémie de Covid 19. Jean-François Laé et Laetitia Overney se sont intéressés à cette expérience marquante d’une « année catastrophe » à travers les textes produits par des étudiants précaires et par des réfugiés confinés dans des hôtels parisiens. À l’immobilisme contraint s’ajoute la peur du lendemain et des conditions de fragilité économique pesantes qui font que cet épisode, difficile à saisir par des sciences sociales empêchées elles aussi de se déplacer, permet de réfléchir aux traces écrites laissées par la réalité quotidienne et à la façon de les traiter. C’est également l’un des aspects problématisés par l’article de Monique Peyrière sur l’écriture filmique descriptive, susceptible de rendre compte du quotidien comme espace vide, et par celui de Véronique Nahoum-Grappe sur « l’effet de désastre en temps réel » : le quotidien fait de pauvreté ou de guerre nécessite une prise en compte particulière du rapport au temps et aux notions couramment invoquées de confort et de sécurité, très variables selon les contextes.

  • 2 Veyne, 2006, p. 181.

5Paul Veyne constatait « l’éparpillement médiocre de la quotidienneté », celle-ci l’obsédant « comme une impression vague qu’[il] n’arriv[ait] pas à tirer au clair2 ». La lecture de ce numéro thématique montre comment les sciences sociales peuvent prendre à bras-le-corps cet éparpillement et en tirer des connaissances pertinentes, en l’observant au plus près avec les outils descriptifs adéquats. Les pratiques et les techniques associées sont nécessairement au cœur de ce travail, restituant concrètement cette densité des heures et des jours.

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Sources et bibliographie

Jarrige Thomas, Le Roux Thomas, La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Seuil (L’univers historique), 2017.

Veyne Paul, Le quotidien et l’intéressant. Entretiens avec Catherine Darbo-Peschanski, Paris, Hachette Pluriel, 2006.

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Notes

1 Décret impérial du 15 octobre 1810. Voir notamment les travaux de Sabine Barles, François Jarrige et Thomas Le Roux : Jarrige, Le Roux, 2017.

2 Veyne, 2006, p. 181.

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Pour citer cet article

Référence papier

Thierry Bonnot, « Véronique Nahoum-Grappe, Martyne Perrot, Thierry Pillon (dir.), « Le quotidien » [Numéro spécial], Communications, no 112 »Artefact, 20 | 2024, 349-353.

Référence électronique

Thierry Bonnot, « Véronique Nahoum-Grappe, Martyne Perrot, Thierry Pillon (dir.), « Le quotidien » [Numéro spécial], Communications, no 112 »Artefact [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 18 avril 2024, consulté le 29 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/artefact/15526 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wuw

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Auteur

Thierry Bonnot

CNRS, IRIS (UMR 8156-U997)

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