Liliane Hilaire-Pérez, François Jarrige (dir.), Claude Pierre Molard (1759-1837). Un technicien dans la cité
Liliane Hilaire-Pérez, François Jarrige (dir.), Claude Pierre Molard (1759-1837). Un technicien dans la cité, Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2022, 318 pages
Texte intégral
1Sous la direction de Liliane Hilaire-Pérez et de François Jarrige, Claude-Pierre Molard (1759-1837). Un technicien dans la cité, est un recueil de quatorze contributions éclairant la trajectoire d’un expert technique jurassien dont l’activité, de la fin de l’Ancien Régime à la Restauration, a été foisonnante. Encore peu connu malgré sa longévité et sa bonne insertion institutionnelle, qui a laissé dans de nombreux fonds d’archives une pléthore de notes et de rapports, seuls René Tresse et Dominique De Place avaient jusqu’alors consacré quelques travaux au parcours de Molard.
2L’ouvrage collectif paru aux Presses universitaires de Franche-Comté, fruit d’un colloque organisé à l’université de Bourgogne en 2019, s’inscrit dans une historiographie attentive à la construction de l’expertise et, au travers de trajectoires personnelles, à la compréhension du fonctionnement de l’État industrialiste à la fin de l’époque moderne et au début de l’époque contemporaine. Divisé en trois parties évoquant tour à tour le « technicien », le « technologue » et les contextes dans lesquels se déploie son activité au travers de ses « itinéraires familiaux et professionnels », ce volume choral, au lieu de réduire Claude Pierre Molard à des postures étudiées successivement, permet de mieux comprendre comment cet expert pense, écrit et agit dans des domaines variés.
3Technicien, Molard l’est à plus d’un titre, comme s’attachent à le démontrer les contributeurs de la première partie du livre. Pourtant, à première vue, semble exister un décalage entre la grandeur et la forte visibilité institutionnelle du personnage et la modestie des évolutions techniques auxquelles son nom est directement associé. Il apparaît plutôt comme un perfectionneur de machines conçues par d’autres, un médiateur des techniques. Il n’en joue pas moins un rôle central dans l’émulation technique, notamment autour de la question du battage mécanique : fin connaisseur de toutes les machines d’Europe et des États-Unis, il expertise différents projets soumis aux autorités, même s’il est souvent déçu du peu d’originalité et de l’absence de perfectionnements d’équipements déjà connus depuis longtemps. Il fait expérimenter « en grand » des batteuses importées de l’étranger et installer des machines agricoles au Conservatoire des Arts et Métiers, dont il est l’administrateur de 1800 à 1816, pour l’instruction des cultivateurs mais aussi pour montrer aux inventeurs quels ajustements pourraient être attendus ou quelles machines originales mériteraient d’être créées.
4Le rapport aux pouvoirs publics donne à l’activité technicienne de Molard maintes occasions d’être valorisée, même si les projets qui la mobilisent n’aboutissent pas tous. Molard est le pivot d'un réseau savant et technicien, solide et durable, qui donne corps aux ambitions industrielles du gouvernement. L’Hôtel de Mortagne puis le Conservatoire des Arts et des Métiers, l’hôpital des Quatre-Vingts, qui loue à des techniciens et des manufacturiers des espaces où développer leur activité, bénéficient grandement de son expertise. Molard y facilite l’installation de représentants du milieu manufacturier soutenus par l’État, préside à des expérimentations et à la création de dispositifs permettant l’appropriation et le perfectionnement de procédés techniques, tout en accompagnant les inventeurs et fabricants au gré des bifurcations des priorités productives de l’État. Il contribue ainsi à faire des Quatre-Vingts l’instrument et la vitrine d’une politique productiviste.
5La partie centrale du livre s’attache à démontrer quel technologue a été Molard et comment il a développé une manière de penser et d’écrire la technique. Scripteur impénitent, il n’a cependant jamais mis en ordre et finalisé de catalogue, d’encyclopédie ou d’histoire des techniques. Mais ses contributions ont souvent été aussi essentielles que durables au sein d’institutions marquées par un fonctionnement collégial, ce qui les rend parfois difficiles à individualiser. Molard fournit par exemple à Delambre un ensemble conséquent de notes à intégrer au Rapport sur les progrès des sciences mathématiques depuis 1789 et sur leur état actuel présenté à l’empereur en 1808, destiné à compenser l’absence, au sein de l’Institut, d’un membre suffisamment versé dans la mécanique pratique, les manufactures et les arts.
6Reçu à l’Institut en 1815, il ne présente à l’Académie des sciences aucun mémoire personnel, mais se distingue par sa participation à des jurys de prix et des commissions d’examen d’inventions. À une époque où d’autres sociétés, comme la Société d’encouragement pour l’industrie nationale ou la Société industrielle de Mulhouse, sont en mesure de fournir des procédures d’approbation plus pertinentes aux yeux des techniciens, Molard déploie à l’Académie, à rebours des évolutions, une activité de rapporteur dans la lignée des technologues du xviiie siècle. Ne se contentant pas d’une description précise et d’une évaluation, il retrace, dans une perspective historique, les lignées techniques dans lesquelles s’inscrit l’invention qu’il est chargé d’examiner. Sous sa plume, la technologie apparaît moins comme une tentative de rationalisation de la technique qu’un discours historique véhiculant une conception démocratique de la technique comme phénomène humain, cumulatif, autant collectif qu’individuel et suivant toujours un chemin empirique et incrémental.
7Dans l’immense corpus des écrits de Molard figurent également les rapports rédigés pour filtrer les candidatures aux concours de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, qu’il a contribué à fonder et dont il est l’un des premiers administrateurs à partir de 1801, et une cinquantaine d’articles publiés dans le bulletin de cette société, toujours dans le but de promouvoir l’innovation en assurant l’interface entre les grands serviteurs de l’État et le monde des manufacturiers. Auprès du ministre de l’Intérieur, Molard est nommé dès 1805 au Bureau consultatif des arts et manufactures. Il y contribue à la rédaction d’avis et d’observations permettant aux chefs de bureau de répondre aux demandes des entrepreneurs sollicitant un brevet, une aide, un examen de procédé technique ou un infléchissement de la politique commerciale de l’Empire.
8La troisième et dernière partie fait la part belle aux réseaux familiaux et professionnels de Molard. Elle permet notamment d’explorer la dynamique unissant un duo fraternel composé de Claude Pierre Molard et de François Emmanuel Molard, dit « Molard jeune ». Polytechnicien, directeur de l’École des arts et métiers de Compiègne, Molard jeune devient en 1816, lorsque son aîné se met en retrait pour des raisons politiques et de santé, directeur intérimaire puis, auprès de Gérard-Joseph Christian, sous-directeur du Conservatoire des Arts et Métiers. En 1819, il se rend en Angleterre dans le but de collecter des échantillons de diverses productions industrielles et artisanales destinées à être déposées dans la « salle des produits anglais » du Conservatoire, dans le but d’offrir aux manufacturiers et ouvriers les moyens de comparer les productions anglaises et françaises et de susciter l’émulation et le perfectionnement des arts en France.
9Sous la Restauration, Molard jeune crée également un atelier, passant du statut d’expert à celui de fabricant d’instruments et de machines agricoles régulièrement primés. Il s’agit pour lui d’un nouveau moyen de diffuser des innovations, et il ne voit pas d’incompatibilité entre ses fonctions publiques et la conduite de cette activité privée, jugée complémentaire dans la mesure où elle répond, en marge des expositions, des démonstrations et des cours au Conservatoire, à une demande suscitée par la littérature technologique, qu’il a au demeurant puissamment renforcée comme expert, traducteur et auteur. Treize ans séparent Claude Pierre et François Emmanuel Molard, mais Patrice Bret relève qu’il s’agit en réalité plutôt d’une génération entière (p. 271). Tandis que Claude Pierre Molard se distingue par une conception encyclopédique et artisanale du travail et le développement d’une vision foisonnante et cumulative des avancées techniques sans parvenir à faire aboutir des projets d’envergure, son cadet, qui a pu profiter des réseaux de son frère, s’engage dans des dynamiques nouvelles et se saisit de moyens d’action plus nombreux, publics et privés, pour faire connaître les voies de l’innovation et ériger la technologie en science.
10À défaut d’être majeure, la figure de Molard n’en est pas moins omniprésente dans l’histoire des techniques. Collectionneur et laborieux, il est, par son travail, ses réseaux, ses responsabilités, un acteur influent du paysage technique et industriel français de la fin du xviiie siècle et du début du xixe siècle. Ce volume, qui en plus d’un index des noms propres, fort utile, se distingue par l’élégance de l’insertion et de la présentation d’illustrations de qualité, en rend parfaitement compte.
Pour citer cet article
Référence papier
Daniel Fischer, « Liliane Hilaire-Pérez, François Jarrige (dir.), Claude Pierre Molard (1759-1837). Un technicien dans la cité », Artefact, 20 | 2024, 345-348.
Référence électronique
Daniel Fischer, « Liliane Hilaire-Pérez, François Jarrige (dir.), Claude Pierre Molard (1759-1837). Un technicien dans la cité », Artefact [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 18 juin 2024, consulté le 03 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/artefact/15516 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wuv
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