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Comptes rendus de lecture

Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe siècle

Margot Lyautey
p. 339-343
Référence(s) :

Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2023, 212 pages

Texte intégral

1Avec La fabrique du lait, Fabien Knittel nous offre une excellente synthèse de l’« histoire technique du lait » (p. 9) en Europe occidentale, du Moyen Âge au xxe siècle. Une synthèse ambitieuse, de par l’étendue géographique et temporelle traitée, et ô combien bienvenue, puisqu’elle met en avant la richesse des travaux historiens autour d’un objet qui pourrait, à première vue, paraître banal (le lait), dans un monde où l’on ignore souvent l’origine du contenu de notre assiette. Comme le fait remarquer Fabien Knittel dans l’introduction, le lait est consommé en Europe occidentale depuis le Néolithique, et ses dérivés que sont les fromages et le beurre, ou plus récemment le lait condensé et les farines lactées, ont une longue et palpitante « histoire technique », d’abord artisanale puis industrielle.

2Avec son format ramassé (212 pages), son lexique technique (utile aux non-spécialistes d’élevage bovin, de fermentation et d’affinage) et son style clair, ce livre parvient à la fois à être accessible et à garder un haut niveau de description des évolutions techniques. Très bonne synthèse des connaissances disponibles sur le lait en Europe occidentale, l’ouvrage de Fabien Knittel est une porte d’entrée vers d’autres lectures, qui permettront d’approfondir l’étude d’une époque, d’une production, d’une région particulière (p. 16). La riche bibliographie finale, majoritairement francophone et anglophone, est particulièrement remarquable et constitue en soi l’un des points forts de l’ouvrage.

3Il s’agit certes d’une « histoire technique du lait » de vache, mais qui ne néglige pas pour autant les aspects économiques, sociaux et culturels. Cette approche ouverte du point de vue disciplinaire est un autre point fort du livre, à laquelle une étude centrée sur un objet se prête particulièrement bien. L’histoire des techniques – paysannes et artisanales aussi bien qu’industrielles – et des connaissances scientifiques est toujours sous-tendue par l’histoire économique (productions, consommations, échanges commerciaux), et plus largement par l'histoire culturelle et l'histoire des sensibilités (évolution des goûts et des pratiques alimentaires), par des réflexions sur les ancrages territoriaux (géohistoire), ainsi que par une ouverture à d’autres sciences sociales. Contrairement à ce que l’objet « lait » pourrait laisser penser, il ne participe pas seulement d’une histoire rurale ou agricole, mais aussi d’une histoire industrielle (perfectionnements et parfois abandon de procédés) et urbaine (commerce et consommations des produits laitiers).

4J’ajouterai au crédit de l’auteur son véritable effort d’écrire cette « histoire technique du lait » à une échelle transnationale, sans s’enfermer dans un cadre (pseudo-)national, qui de toute évidence n’aurait pas beaucoup de sens au vu de la période considérée. Certes la France reste au centre du propos, mais le regard sur l’Europe occidentale dans son ensemble (par coups de projecteur, pourrait-on dire, car l’exhaustivité est inatteignable) permet de saisir la diversité des modèles de production laitière et fromagère, ainsi que de suivre les éléments qui circulent entre ces territoires. Ainsi les évolutions dans l’Hexagone sont toujours éclairées par des comparaisons, parfois avec des circulations, avec les espaces proches et moins proches que sont la Suisse, l’Allemagne, la Flandre, le Danemark, l’Angleterre entre autres. Les États-Unis sont aussi indirectement présents pour ce qui est du xixe et du xxe siècle avec des procédés techniques ; d’autres pays extra-européens le sont également par leurs échanges commerciaux. Le niveau national est de toute façon rarement présent comme échelle d’analyse, au profit d’un niveau régional suivant les divers bassins de production (au sens économique, géographique, culturel) des produits laitiers.

5On peut néanmoins regretter que les anciens empires coloniaux des États ouest-européens ne soient pas évoqués dans l’ouvrage, même brièvement, d’autant plus lorsqu’on s’intéresse à des productions industrielles comme la poudre de lait, largement consommée en Afrique de l’Ouest en conséquence de la période coloniale. On peut également regretter que la deuxième moitié du xxe siècle ne soit que très peu abordée, alors que les années 1960 sont pourtant « marquées dans toute l’Europe par un nouvel essor de l’industrie laitière » (p. 178). Mais cela aurait amené l’auteur vers d’autres et probablement trop amples discussions autour de la sélection génétique des vaches laitières, des nouveaux systèmes fourragers ou de la politique agricole commune et des quotas laitiers.

6La difficulté d’accès aux sources pour les époques anciennes contraint à des récits parcellaires, centrés sur les études existantes. Cela dit, la mise en récit fonctionne bien, à travers le choix d’approfondir certains exemples sur le plan des techniques, ce qui en permet une description détaillée et très éclairante (qui peut donner faim, attention !) : le modèle de la fruitière de l’Arc jurassien, la fabrication du comté ou du chocolat au lait, entre autres. L’exercice de la synthèse amène parfois à des formulations un peu ambigües, notamment dans le cas de données chiffrées dont on ne sait pas exactement sur quelle région où quelle époque elles portent, mais cela ne nuit pas à la clarté du propos général.

7Le livre est structuré de manière chronologique, en trois parties et sept chapitres équilibrés, qui peuvent se lire de manière relativement indépendante.

8Le premier chapitre brosse l’histoire des techniques de production laitière et des pratiques d’élevage du haut Moyen Âge au milieu du xviiie siècle. Ce découpage chronologique s’explique par une grande continuité tout au long de la période, sans rupture franche ; les manières de faire ne se transformant peu à peu qu’à partir du xviiie siècle. Une homogénéité qui peut surprendre, et que l’auteur discute en conclusion, en se demandant si ce n’est pas là un « faux-semblant » dû à la rareté des sources techniques pour les époques médiévale et moderne (p. 175). Durant ce long intervalle, la consommation de fromages et de beurre est globalement faible. La (rare) consommation de fromage est une source de protéines importante. Les produits laitiers contribuent en tout cas à l’activité commerciale des paysans. Les élevages à destination laitière restent marginaux et les bovins sont polyvalents : on les élève certes pour leur lait, mais surtout pour leur force de travail, leur viande, leur cuir et le fumier. Le chapitre 2 décrit les débuts de la spécialisation régionale entre le milieu du xviiie siècle et le début du xixe siècle. La production laitière est alors avant tout une source de revenus en numéraire pour les éleveurs, qui vendent leurs produits laitiers sur les marchés urbains. Le lait reste considéré comme un médicament, recommandé uniquement pour les enfants, les malades et les vieillards, mais la production et la consommation de beurre et de fromages s’accroissent. Des protocoles de fabrication plus objectifs, avec des mesures, se développent pour les fromages. Certaines régions, comme la Normandie, deviennent renommées pour leur beurre. Les goûts évoluent et la gastronomie naissante dans les catégories aisées joue un rôle incitatif avec, par exemple, la mode des sauces grasses à base de beurre au xviie siècle, ou les fromages de Hollande au xviiie siècle. La production de lait commence à intéresser les « agronomes » qui réfléchissent aux possibilités d’amélioration de la productivité agricole dans le cadre de l’« agriculture nouvelle ».

9La deuxième partie porte sur le long xixe siècle et décrit avec précision les principaux modèles technico-économiques de développement de la laiterie ; d’une part, le modèle agro-industriel laitier de la France de l’Est, fondé sur des coopératives « fruitières » (chapitre 3). Dans ces sociétés, les cultivateurs s’associent pour réunir leur lait et produire des fromages vendus sur des marchés urbains. Ils sont rémunérés en fonction de la quantité de lait apportée. L’exemple des fruitières montre de manière éloquente l’imbrication forte des questions sociotechniques et économiques. D’autre part (chapitre 4), le modèle de l’Europe scandinave (Danemark, Holstein, Allemagne du Nord, Suède) et de la France de l’Ouest (beurreries coopératives de Poitou-Charentes par exemple). Le modèle danois est caractérisé par le développement de la production de beurre dans un circuit raccourci : la crème est mise en commun dans des laiteries centrales, où le beurre est fabriqué le plus rapidement possible. L’uniformisation du goût du beurre est caractéristique de ce processus d’industrialisation. L’auteur décrit en outre le modèle des sociétés de laiterie en Suisse romande, un modèle semi-coopératif où les paysans vendent leur production de lait à un laitier indépendant, et évoque enfin les laiteries urbaines qui se développent au xixe siècle et fournissent les centres urbains en lait frais.

10La troisième et dernière partie court du milieu du xixe siècle au milieu du xxe siècle et décrit l’industrialisation de la production laitière (chapitre 5), ainsi que l’évolution des connaissances scientifiques sur le lait aussi bien du côté de la (micro)biologie (chapitre 6) que de la zootechnie (chapitre 7). L’industrialisation de la production de produits laitiers accompagne une augmentation de la consommation de ceux-ci. Le beurre se fait de moins en moins à la ferme (même si des régions de beurres fermiers persistent en France jusqu’au milieu du xxe siècle, comme la Bretagne) et les procédés industriels se perfectionnent avec le développement de nouveaux types d’écrémeuses. Dans les dernières décennies du xixe siècle, de nouveaux procédés industriels répondent aux problématiques épineuses de conservation avec le lait condensé, le lait en poudre et la farine lactée à destination des nourrissons. C’est aussi l’époque de l’invention du chocolat au lait (qui prend son essor en Suisse), ou de fromages industriels comme la cancoillotte et le fromage fondu dans l’est de la France. Le sixième chapitre porte sur les découvertes cruciales en microbiologie et biochimie sur la structure chimique du lait (compréhension du gras par Jean-Baptiste Boussingault et Michel-Eugène Chevreul) ainsi que sur la biologie des ferments lactiques (Louis Pasteur, et surtout Émile Duclaux). Ces travaux permettent notamment d’aboutir à la fin du xixe siècle à diverses méthodes de pasteurisation, qui éliminent une partie importante des pathogènes du lait et permettent une meilleure conservation. Le chapitre 6 aborde également les analyses biochimiques dans le cadre de la lutte contre les fraudes et les divers instruments scientifiques développés en ce sens. Le chapitre 7 traite de la zootechnie qui vise, à travers la sélection des vaches laitières et le perfectionnement des rations, à augmenter le rendement et la qualité du lait produit. Il y est aussi question du souci croissant de l’hygiène dans les étables, et tout particulièrement de l’étape de la traite (ainsi que sa progressive mécanisation). L’auteur termine en abordant la lutte vétérinaire contre les maladies bovines et humaines transmises par les bovins.

11Pour toutes ces raisons, je recommande vivement le livre de Fabien Knittel dont la lecture, je l’espère, donnera envie à d’autres historiennes et historiens d’apporter leur propre pierre à l’édifice de l’« histoire technique du lait ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Margot Lyautey, « Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe siècle »Artefact, 20 | 2024, 339-343.

Référence électronique

Margot Lyautey, « Fabien Knittel, La fabrique du lait. Europe occidentale, Moyen Âge-xxe siècle »Artefact [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 18 juin 2024, consulté le 07 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/artefact/15510 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wuu

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Auteur

Margot Lyautey

Post-doc, chaire d’histoire des savoirs dans les sociétés contemporaines, Helmut-Schmidt-Universität/Universität der Bundeswehr Hamburg et chercheuse associée au Centre Marc Bloch (Berlin)

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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