- 1 Bellet et al., 2005, p. 11.
- 2 Golvin, 1988 ; Kjølbye-Biddle, 1986.
- 3 Raux et al., 2021, p. 15.
- 4 Munster, Köhler, Hoppe, 2015.
- 5 Ibid., p. 434, fig. 10
1La restitution visuelle est un processus intellectuel et technique qui consiste à redonner l’image (bi ou tri-dimensionnelle) d’un artefact ancien à l’aide d’outils graphiques traditionnels ou numériques1. Elle connaît – depuis les travaux précurseurs des années 19802 – un succès croissant dans la recherche patrimoniale, stimulée notamment par l’amélioration constante des technologies informatiques. Or l’essentiel des projets scientifiques recourant à cette pratique relèvent des domaines de l’archéologie et de l’architecture et concernent en majorité des artefacts toujours existants3 ; ceux ayant totalement disparu ne représentaient que 16 % des modélisations patrimoniales entre 2000 et 20104. Néanmoins, dans cette faible proportion, toutes s’appuyaient sur des traces matérielles ou iconographiques, voire sur les deux ; la documentation textuelle étant reléguée à la dernière place des sources exploitées5. Ceci explique sans doute qu’assez peu d’historiens s’y soient intéressés, outre les spécialistes d’architecture ou des sciences. Pourtant, certains objets historiques ne nous sont connus qu’à travers leur évocation par des textes, à l’instar du Camp du drap d’or.
- 6 Russell, 1969 ; Knecht, 1996 ; Richardson, 2013.
2Cet épisode diplomatique franco-anglais, qui vit la rencontre entre les rois François Ier et Henri VIII entre le 7 et le 24 juin 1520, est surtout connu pour le déploiement de faste inédit qu’il a engendré6. Prenant place dans la campagne entre Guînes et Ardres, où des centaines de tentes furent dressées pour accueillir près de 12 000 personnes, les deux monarques firent ériger à cette occasion des infrastructures monumentales et éphémères parmi lesquelles un « vrai-faux » palais carré de 100 m de côté percé de grandes fenêtres pour l’Anglais, et un grand pavillon de près de 17 m de haut pour le Français. L’utilisation abondante de matériaux de grand luxe, comme le verre ou le drap d’or qui donna son nom à l’entrevue, émerveilla les contemporains venus de toute l’Europe occidentale. Cependant, le Camp du drap d’or ne nous est plus connu aujourd’hui qu’à travers un corpus de sources écrites hétéroclites, ainsi qu’une unique représentation picturale postérieure, mais à la fiabilité largement discutée.
- 7 Sous la responsabilité d’Isabelle Paresys, ce projet est financé par l’I-Site-Université de Lille, (...)
3Le projet « Camp du drap d’or numérique » ambitionne de reconstruire virtuellement cet événement en partant des textes, faute de vestige archéologique et de trace iconographique, dans une démarche historienne7. Ses objectifs sont multiples : redonner à ce fait historique une image scientifiquement fiable ; approfondir nos connaissances sur la culture matérielle et visuelle des cours européennes de la Renaissance en contexte nomade et le génie technique et logistique qui les accompagne ; proposer un dispositif de visite immersive en temps réel de la rencontre. L’ensemble est assorti d’une réflexion sur la pertinence de cette pratique dans le cadre de la recherche en histoire. Car si elle n’est pas naturelle pour l’historien, le Camp du drap d’or présente de surcroît des particularités qui n’en facilitent pas la mise en œuvre. C’est pourquoi, en se fondant sur le cas du grand pavillon de François Ier, nous souhaitons montrer en quoi restituer le Camp du drap d’or a été un défi tant méthodologique qu’épistémologique, les manières dont nous avons pu le relever, les apports de ce défi dans le cadre de la recherche en histoire, et enfin, les leçons plus générales que l’historien peut tirer d’une telle démarche.
4Plusieurs facteurs font de cette entrevue un sujet de restitution particulièrement délicat tant pour des raisons intrinsèques qu’extrinsèques. Tout d’abord, nous avons effectivement affaire à ce qui est à la fois un événement et un site historiques. En tant qu’événement, il s’agit d’un moment court et ponctuel, éphémère par essence, ce qui a une incidence sur la quantité et la qualité des sources à disposition. En tant que site, il s’inscrit dans une géographie et un espace particuliers dont l’organisation et l’implantation sont façonnées par le contexte géopolitique de son temps. Ainsi, contrairement à ce que sous-entend sa dénomination, il ne s’agit pas d’un lieu unique et unifié, mais plutôt d’un archipel de plusieurs camps, parfois imbriqués les uns dans les autres, et disséminés tout au long de l’espace campagnard entre Guînes et Ardres, distantes d’une dizaine de kilomètres. Cette dispersion complique la représentation en image parce qu’elle empêche une synthèse visuelle globale qui n’entraînerait pas une déformation de l’espace et de la perspective (par contraction) ou bien une perte conséquente de niveau de détail (par éloignement).
5S’ajoute ensuite la dimension inédite, hors norme voire extraordinaire de cette rencontre que les témoins de l’époque avaient déjà perçue. Tant l’ampleur, la taille que les délais très courts dévolus à son installation les ont frappés. De plus, une partie des infrastructures de prestige érigées n’ont ni précédent ni équivalent ultérieur connus à ce jour. Ceci limite donc la logique comparative par un manque de référentiels analogues, similaires ou proches dans les temporalités antérieures et postérieures. Le Camp du drap d’or présente donc des caractéristiques fortes et uniques que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans l’histoire.
- 8 École anglaise, The Field of Cloth of Gold, huile sur toile, vers 1545, Royal Collection Trust, Ham (...)
- 9 Anglo, 1966.
6Le troisième facteur relève de la nature des sources historiques qui nous permettent de l’appréhender. Temporaire, il n’a laissé que peu d’empreintes dans le paysage et le sol, et faute de fouille, aucune trace ou mobilier archéologiques n’ont été découverts attestant de la présence, de l’emplacement ou de la forme de ses infrastructures. Pour l’iconographie, nous ne sommes guère mieux lotis, puisque seules deux représentations imagées nous sont parvenues. La première, une série de cinq bas-reliefs ornant l’aile sud de l’hôtel de Bourgtheroulde à Rouen, et datés d’après 1520, nous est peu utile. Elle représente la première rencontre des cortèges royaux anglais et français du 7 juin 1520, sans précision sur les données architecturales, environnementales et spatiales. La seconde, plus connue, est un tableau anglais conservé au château d’Hampton Court en Angleterre qui offre une vue d’ensemble du Camp du drap d’or et de ses infrastructures8. Mais cette image, souvent utilisée pour illustrer l’événement, est une représentation biaisée de celui-ci, réalisée 25 ans après les faits, vers 1545, pour la propagande politique d’Henri VIII. Il s’agit donc d’une source dont il faut largement nuancer la fiabilité9.
7De fait, seules les sources écrites sont réellement exploitables pour qui souhaite restituer la rencontre. Ces dernières sont assez nombreuses, de natures diverses (correspondances administratives et diplomatiques, chroniques, mémoires, inventaires, etc.) et rédigées dans cinq langues différentes (anglais, français, italien – deux dialectes –, latin et gallois). Les plus fiables sont les correspondances liées aux chantiers de construction et aux préparatifs, ainsi que les inventaires d’achats de matériaux et de textiles. Bien qu’elles soient souvent fragmentaires, en raison d’une mauvaise conservation, elles nous donnent des informations précieuses, notamment des données métriques, parfois associées à des descriptions de plans et d’élévations. Viennent ensuite les correspondances diplomatiques, les chroniques et les mémoires, aux descriptions plus sensibles et personnelles, parfois très détaillées, tant des structures en général et de leurs usages que des motifs décoratifs en particulier. Il est cependant fréquent que deux descripteurs ou plus se contredisent dans leurs observations d’un même élément.
8Enfin, le dernier facteur est la forte subjectivité des témoignages qui entraîne une grande variation dans les descriptions, ainsi que leur non-exhaustivité. En règle générale, ce sont les monuments les plus prestigieux qui sont les plus décrits, au détriment d’autres infrastructures sans doute jugées plus « banales » et dont on ne peut que deviner la présence par des indices infimes ou un raisonnement logique, comme les cuisines ou les écuries.
9Ainsi, et sans évoquer en plus les limites technologiques propres à notre époque, ces éléments font du Camp du drap d’or un objet de restitution complexe qui s’apparente souvent à un casse-tête scientifique et historique. Cette difficulté inhérente et parfois délicate à gérer a pourtant été l’occasion de réfléchir au dépassement de certaines limites de cette démarche. En cela, le cas du grand pavillon de François Ier illustre parfaitement les obstacles rencontrés et les stratégies méthodologiques déployées pour, à partir des sources historiques initiales, les surmonter et parvenir à un modèle fiable et vérifiable, aussi appelé « modèle interprétatif ».
- 10 Bamforth, Dupèbe (dir.), 1991 ; Hall, 1904.
- 11 [Mantoue] Arch. St. di Mantova, AG 85 (édition des sources diplomatiques de la cour mantouane à ven (...)
10Ce pavillon de drap d’or est pour la partie française le monument-phare marquant symboliquement la présence royale au sein du Camp. Outre les évocations emplies d’emphase de certaines chroniques officielles10, la plupart des descriptions nous sont parvenues via deux types de documents dont les informations sont complémentaires. D’un côté des récits issus de mémoires ou de lettres diplomatiques, et de l’autre, une source administrative : un inventaire matériel post-événement. Parmi les descriptions conservées, les plus détaillées viennent de la correspondance des ambassadeurs italiens présents11. Ils ont abondamment décrit à leurs chancelleries la pompe de cette rencontre hors du commun. Bien que ces sources ne soient pas toujours concordantes entre elles, elles permettent de dresser une première image globale de ce qu’a pu être ce pavillon.
- 12 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 188ro-194vo ; Sanuto, vol. 29, p. 25-26 (fo 13vo).
- 13 British Library, G. 1209.(3.), La description et ordre du camp [et] festiem[en]t [et] ioustes des t (...)
- 14 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 188ro-194vo ; Bamforth, Dupèbe (dir.), 1991, p. 82.
11Afin de faciliter la lecture, nous proposons ici de faire une synthèse de ces descriptions. Unanimement, ce monument est décrit comme un pavillon, c’est-à-dire une tente de forme circulaire surmontée d’une toiture conique et entourée d’un « corridor » ou d’une « galerie ». Galerie et pavillon étaient entièrement couverts de draps d’or à l’extérieur, et ce dernier était barré horizontalement de trois larges bandes de velours « violet » ou « paonazzo », c’est-à-dire bleu violacé, semées de fleurs de lys dorées brodées12. À son sommet trônait une statue à taille humaine (env. 1,8 m) en bois peint et doré, représentant l’archange saint Michel terrassant un dragon à l’aide d’une épée. Ce groupe sculpté était posé sur une « pomme dorée », une large boule de bois de 60 cm de diamètre13. Des pieds de l’archange, et couvrant le sommet conique du pavillon, partaient dix ou douze rayons de velours « violets » découpés en « zig-zag », semés de fleurs de lys, et formant le motif d’un soleil14.
- 15 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 183ro-187vo ; Sanuto, vol. 28, p. 658-659 (fo 380ro).
- 16 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 183ro-187v ; Sanuto, vol. 29, p. 25-26 (fo 13vo) ; Bamforth, Dupèbe (...)
12À l’intérieur du pavillon, les témoins observent soit un revêtement de velours « violet » semé de fleurs de lys, soit un revêtement en deux parties : velours « violet » à fleurs de lys du sol jusqu’à mi-hauteur, puis drap d’or frisé très riche de la mi-hauteur jusqu’au plafond15. La galerie, elle, est décrite comme couverte de draps d’argent à l’intérieur ou bien de draps d’or et d’argent en bandes alternées16. Néanmoins, rien n’est très clair dans les textes sur la façon dont pavillon et galerie s’agençaient l’un avec l’autre.
- 17 Anonyme, La description et ordre du camp […], fo 9ro.
- 18 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 188ro-194vo.
13En revanche, les observateurs ont été particulièrement marqués par la taille et la largeur de ce pavillon. Pourtant, parmi les mesures relevées, les variations sont grandes et peuvent aller du simple au double, ce qui peut s’expliquer pour deux raisons. Tout d’abord, il s’agit d’estimations à l’œil, donc peu précises, puisqu’au-delà de quelques mètres il n’est pas aisé d’évaluer d’un simple regard et de manière juste de grandes dimensions. Ensuite parce que les unités de mesure employées, dont il n’existait pas d’uniformisation au xvie siècle, sont parfois ardues à interpréter. On peut supposer d’ailleurs, pour les diplomates venus de la Péninsule, qu’ils ont employé des unités italiennes (généralement le passo) pour traduire des unités françaises ou anglaises – la toise (fr.) ou le foot (ang.) –, alors qu’il n’y a pas d’égalité unitaire entre elles, ce qui a entraîné des discordances et des écarts entre les différentes sources. Néanmoins, la hauteur de l’édifice peut être estimée dans une fourchette allant de 12 à 26,2 mètres. Pour la largeur au sol, même difficulté, les estimations vont de 8 à 13 mètres. Il est certain cependant que le grand pavillon atteignait des proportions exceptionnelles, « hault comme la plus haulte tour [d’une ville] que l’on sache17 ». L’ensemble tenait à l’aide d’un très gros mât central, lui-même couvert de draps d’or très riches, et de multiples cordages et haubans teints aux couleurs du roi (blanc, noir, violet et tanné)18.
- 19 Ibid.
- 20 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 183ro-187vo ; Sanuto, vol. 29, p. 25-26 (fo 13vo) et p. 83 (fo 52ro(...)
- 21 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 183ro-187vo ; Bamforth, Dupèbe (dir.), 1991, p. 82.
14Enfin, loin d’être unique et isolé, ce monument faisait partie d’un ensemble plus vaste qui formait ce que nous avons nommé « le complexe royal français ». Le grand pavillon était en effet entouré de trois ou quatre autres pavillons de draps d’or, de grande taille bien que plus petits que leur imposant homologue19. Ces structures « annexes » étaient reliées à ce dernier par des galeries, même si les témoins ne sont pas très clairs sur ce point20. Au sol, l’ensemble formait un triangle ou une croix selon le nombre de tentes observées21.
- 22 BnF, MS. FR. 10383, fo 179ro-fo 195ro.
15« L’inventaire des pièces de drap d’or riches, frisés et raz » est un inventaire inséré dans le « Compte des tentes et pavillons du Camp du drap d’or » de Guillaume de Seigne, trésorier et receveur général de l’artillerie du roi, conservé à la Bibliothèque nationale de France et daté de 152122. Il s’agit de la liste des pièces textiles précieuses ayant été utilisées pour l’élaboration des tentes royales, dont le grand pavillon. Récupérées après l’événement et le démontage des structures temporaires, elles y furent inventoriées par l’officier avant leur mise en stockage chez Michel Cosse, un marchand fileur de soie tourangeau.
- 23 Angotti, Chastang, Debriais et al. (dir.), 2019 ; Anheim, Feller, Jeay et al. (dir.), 2020 ; Bruege (...)
- 24 On relève aussi 72 140 fleurs de lys de fil d’or brodées, 16 284 hermines de velours noir et 14 280 (...)
- 25 1 aune de Lyon = env. 1,178 m.
16Cette source fut cruciale pour la restitution, mais aussi très difficile à exploiter pour plusieurs raisons23. Il est tout d’abord facile de se perdre dans le foisonnement des informations de ce dénombrement. Au total, et pour ce seul monument, près de 1 678 mètres de draps d’or de diverses natures sont répertoriés, 1 664 mètres de toiles d’or et d’argent, 4 034 mètres de soieries, tant satin que velours, et bien d’autres pièces textiles encore24. Si ce document est rédigé de manière structurée, sa lecture n’en demeure pas moins austère et sa compréhension peu accessible. Toutefois, son organisation témoigne d’une logique liée à l’architecture et au montage de l’édifice, déterminée par cinq informations récurrentes : le nombre de pièces textiles le composant (plaques assemblées à partir de plusieurs lés de tissus), le nombre de lés par pièce (bandes de tissus dont sont composées chaque pièce), la hauteur en aunes de Lyon de chaque pièce25, une dénomination spatiale dans la structure (voir exemple ci-après) et enfin, pour certaines pièces, un code constitué de deux ou trois lettres qui les identifie et renseigne sur leur localisation par rapport aux autres. À titre d’exemple, voici un extrait issu de cet inventaire décrivant l’une de ces pièces textiles :
Item une autre pièce de drap d’or raz servant de pied droict de muraille au grant pavillon depuys la chappe dudict grant pavillon par le dehors jusques a la gallerie en laquelle a deux fenestres coppées et levées contenant ladite piece douze lez de largeur et de longueur deux aulnes et demye. Pour ce trente aulnes cottées par deux / a a / et garnye de serge et petites franges.
- 26 BnF, MS. FR. 10383, fo 180 vo.
AA.26
17Pour qui a la science des pavillons, c’est-à-dire le savoir théorique et le savoir-faire technique nécessaires à l’élaboration de ce type de structure, la lecture de ces descriptions donne accès à toutes les informations qui permettent de reformer le grand pavillon. Or, et là se trouve le principal écueil, comment interpréter ce codage (AA, BB, etc.) et ces localisations spatiales ? L’historien se trouve face à la difficulté de comprendre ce que signifient les termes « pied droict », « muraille », « chappe » ou encore « gallerie ». Certes, l’intuition peut aider : « muraille » suppose l’idée de « mur » et « chappe », par analogie avec la cape en demi-cercle, oriente vers la forme conique d’une toiture. Néanmoins, la barrière terminologique fait que cet inventaire peut être perçu comme un ensemble de pièces d’un même puzzle que l’on doit assembler, mais dont on aurait perdu l’image de référence qu’il faut alors reconstituer. C’est en quelque sorte comme si nous le faisions à l’aveugle.
- 27 BnF, MS. FR. 10383, fo 180 vo-181 vo : un groupe de 4 pièces de 2,5 aunes dites « Pieds droits de m (...)
- 28 BnF, MS. FR. 10383, fo 182 ro-183 vo : un groupe de 6 pièces de 3 aunes dites « Fond de la pente [… (...)
- 29 [Chape] BnF, MS. FR. 10383, fo 181vo-182ro ; [Mât] BnF, MS. FR. 10383, fo 185ro-185vo ; [Draps d’or (...)
18Au total, ce puzzle est composé d’au moins 58 pièces textiles dont 22 non cotées mais désignées comme appartenant au grand pavillon (Fig. 1). Parmi les 36 pièces cotées, on peut distinguer deux groupes : d’une part 13 pièces cotées par un système de double lettres (AA, BB, etc., jusque NN) et de l’autre 23 pièces cotées par un système de triple lettres (AAA, BBB, etc., jusque ZZZ). Presque toutes celles à double lettres sont décrites comme servant « par le dehors », donc à la couverture extérieure, et peuvent être subdivisées en trois sous-groupes réunissant des pièces aux localisations spatiales et aux hauteurs en aunes communes27. Il en va de même pour celles à triple lettres décrites comme servant « par le dedans », donc à la couverture intérieure, avec encore trois sous-groupes comme précédemment28. Enfin, parmi les pièces non cotées, on en trouve quatre qui forment la chape (toiture) principale, deux qui servent à couvrir le mât central, huit pièces de drap d’or frisé (très riche) sans mention de localisation et neuf pièces de velours violet semé de fleurs de lys pour la décoration intérieure29.
Fig. 1. – Visualisation du puzzle textile issu de l’inventaire de Guillaume de Seigne (1521)
Dessin par Jérémy Cundekovic, 2023.
- 30 BnF, MS. FR. 10383, fo XIVvo à XVIIro.
19À ces textiles s’ajoutent des éléments en bois et des cordages servant ou ayant pu servir à la structure, dont deux gros mâts de 17,55 m de haut et de 35 cm de côté, 792 poteaux carrés longs de 5,85 à 7,80 mètres et 6 tonnes de cordages de diverses dimensions et épaisseurs, parmi lesquelles deux tonnes « tainct de coulleur du roy »30. À l’exception des mâts, il s’agit d’un dénombrement de divers éléments ayant servi à tout le complexe royal français mais qui donne de précieux renseignements sur les quantités et les mesures des matériaux disponibles pour ces constructions.
20La restitution de ce monument fut un travail de longue haleine qui a donné naissance à de multiples versions successives, graphiques ou numériques. Ces dernières, plus ou moins espacées dans le temps, sont des synthèses visuelles de l’état de nos réflexions et de notre compréhension des sources à un instant t du projet. Elles représentent les différentes étapes ainsi que l’évolution de nos interprétations, réflexions et hypothèses, chaque version venant affiner le modèle interprétatif et nourrir la version suivante.
21Le premier modèle fut élaboré à partir de la synthèse des descriptions transmises par les témoins de l’époque croisée avec l’« Inventaire des pièces de draps d’or » de Guillaume de Seigne. Sans référence iconographique, nous avons dû « re-matérialiser » cet inventaire textile pour en manipuler les pièces afin de tester différentes hypothèses d’assemblage et en déterminer la structure et la logique, notamment liée aux cotations relevées (AA, BB, etc.). Pour y parvenir, nous avons redessiné, à échelle réduite et sur support papier souple, les différentes pièces décrites dans le document, ainsi que leurs caractéristiques métriques, matérielles et structurelles. Le but était d’expérimenter, en miniature, des positionnements et des assemblages dans l’espace tridimensionnel pour ensuite les confronter aux descriptions et à nos connaissances limitées des pavillons (Fig. 2a et b).
Fig. 2a. – Maquette de la première version du grand pavillon
Photographie par Jérémy Cundekovic, 2019.
Fig. 2b. – Représentation graphique de la première version du grand pavillon
Dessin par Jérémy Cundekovic, 2020.
- 31 Russell, 1969, p. 27 ; Knecht, 1996, p. 45 ; Richardson, 2013, p. 51.
- 32 Représentations nombreuses dans les enluminures médiévales ou les gravures : BnF, MS. FR. 2643, Chr (...)
22Ce premier travail a permis de remarquer que l’édifice était composé non pas d’un mais de deux à trois niveaux, comme si plusieurs pavillons étaient posés les uns sur les autres (Fig. 2). La hauteur obtenue, environ 25 m, correspondait à certaines descriptions et s’approchait des estimations de l’historiographie récente31. Deux problèmes sont néanmoins apparus. Tout d’abord, la position et l’orientation des murs, verticaux et droits, perpendiculaires par rapport au sol, nous faisaient douter de cette hypothèse car la plupart des représentations connues de pavillons les montrent avec des murs légèrement inclinés vers le bas et vers l’extérieur32. Ensuite, seconde difficulté plus problématique encore, nous n’avions pas assez de pièces textiles dans l’inventaire pour couvrir l’ensemble des couches extérieures et intérieures du monument dans cette première version. Il était plausible d’imaginer que l’inventaire ne répertoriait pas l’entièreté des pièces employées, puisque ce document ayant été dressé un an après le démontage, rien ne certifiait qu’il soit complet. Cependant, l’argument était trop spéculatif pour être scientifiquement fiable et défendable.
- 33 Bib. Fondazione Querini Stampalia de Venise, CL. VIII COD I ; [Fac-similé] Il Libro del Sarto della (...)
23C’est la lecture d’un manuscrit italien du milieu du xvie siècle, intitulé Il Libro del Sarto, qui nous a permis de résoudre la première problématique33. Ce document, composé de textes et d’illustrations colorisées, fut le livre de travail du tailleur milanais Joanne Jacomo del Conte (1520-1592) et de ses successeurs. Il est surtout connu pour ses dessins et patrons de costumes et harnachements de chevaux, sources précieuses pour l’histoire du vêtement. Mais l’artisan-tailleur ne se contentait pas de la conception de pièces vestimentaires ; ses compétences et services s’étendaient aussi à la réalisation de tentes et de pavillons plus ou moins complexes.
24Ainsi, des folios 1v à 14v puis 157r à 161v se trouvent des dessins, schémas, patrons et annotations relatifs à l’élaboration de différents modèles de tentes et de pavillons ronds. Outre les détails sur les quantités de matériaux à pourvoir, ainsi que leur prix, pour réaliser ces structures, le tailleur nous renseigne à plusieurs reprises sur les règles de leur élaboration. Ces dernières sont architectoniques et concernent les proportions idéales, le placement des éléments structurels pour que l’ensemble tienne debout et la découpe des pièces textiles. Sans trop entrer dans les détails techniques et mathématiques, quatre règles principales peuvent être tirées de ce document :
- Un pavillon doit être aussi haut qu’il est large au sol (et son mât central doit être aussi grand que la largeur au sol du pavillon)34 ;
- La forme du patron d’une chape de pavillon (toit) est toujours un demi-cercle35 ;
- Une fois assemblée, la chape prend une forme conique aussi haute que large à sa base afin de venir couvrir le sommet des murs du pavillon36 ;
- Les haubans, qui maintiennent le mât central en place, doivent être longs de trois braccia (env. 1,92 m) plus une fois et demie la hauteur du mât37. Ils doivent être plantés au sol à une distance du mât équivalente à la hauteur totale de celui-ci (Fig. 3)38.
Fig. 3. – Reproduction du schéma et du patron de pavillon du Libro del Sarto (fo8vo et 9vo)
Dessin par Jérémy Cundekovic à partir du Libro del Sarto della Fondazione Querini Stampalia di Venezia, conservé à la Bib. Fondazione Querini Stampalia de Venise, CL. VIII COD I.
25À ces règles, on peut ajouter au fo 8v le dessin à l’échelle d’une partie du patron d’un pavillon de 50 pièces. On y voit le demi-cercle de la chape, constitué de 24 pièces, et une partie du patron du mur de 14 pièces (Fig. 3). Le fait que ces patrons soient à l’échelle nous a permis d’en déduire des règles géométriques et de proportionnalité pour la conception d’une chape qui soit adaptée au mur qui va la soutenir. Grâce à cela, à partir d’une chape dont nous connaissons le nombre de pièces textiles constitutives (triangles isocèles appelés « pointes » dans l’inventaire de 1521) et la hauteur totale de chaque pièce, nous avons déduit géométriquement la largeur de ces pièces et donc de la chape. La même méthodologie est applicable pour les murs du pavillon, ce qui permet d’obtenir un résultat respectant les règles énoncées par Joanne Jacomo del Conte.
26Par cette méthode on a ainsi la possibilité de retrouver et de redessiner les patrons des tentes du Camp du drap d’or, dont ceux du grand pavillon, à partir des informations contenues dans l’inventaire déjà cité, et de corriger notre premier modèle en résolvant la question des murs droits (Fig. 4a et b). En effet, les pièces textiles constituant les murs de la structure perdaient leur forme rectangulaire initiale pour devenir des trapèzes isocèles, donc plus larges à la base qu’au sommet, provoquant naturellement cette déclivité.
Fig. 4a. – Maquette de la deuxième version du grand pavillon
Photographie par Jérémy Cundekovic, 2021.
Fig. 4b. – Représentation graphique de la deuxième version du grand pavillon
Dessin par Jérémy Cundekovic, 2021.
- 39 Brown (éd.), 1869.
- 40 [Mantoue] Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 183ro-187vo ; [Venise] Sanuto, vol. 28, p. 658-659 (fo 38 (...)
27Quant à la problématique du manque de pièces textiles pour couvrir l’entièreté du monument restitué, elle fut résolue grâce à l’accès aux textes des correspondances vénitiennes et mantouanes. Nous n’en avions jusqu’alors que des résumés et des transcriptions incomplètes trouvés dans les Calendar of State Papers, une vaste édition de sources diplomatiques relatives à l’histoire de l’Angleterre, bien connue des spécialistes du Camp du drap d’or, et publiée au xixe siècle39. L’intérêt majeur de ces sources italiennes résidait dans le fait que leurs auteurs proposaient non seulement une description extérieure du pavillon royal, mais aussi intérieure40. Ce point de vue a permis de mieux comprendre son agencement interne, d’appréhender certains éléments de vocabulaire présents dans l’inventaire de Guillaume de Seigne, et donc de trancher entre plusieurs hypothèses de positionnement des pièces textiles.
- 41 Sanuto, vol. 29, p. 25-26 (fo 13vo) : « a una galaria di dentro, che potresti andare per dentro sen (...)
28Cela a drastiquement reconfiguré le modèle interprétatif précédent, donnant naissance à la troisième et dernière version en date (Fig. 5a et b). Ainsi, l’intérieur du pavillon était divisé en deux espaces distincts et séparés. En son centre se trouvait la chambre du roi, une pièce ronde de 9 m de diamètre, véritable espace de prestige bénéficiant de la charge décorative la plus élaborée (velours bleu, fleurs de lys brodées d’or, plafond de drap d’or frisé très riche). Autour de cette pièce se trouvait la « galerie », citée tant par les témoins oculaires que par l’inventaire, qui servait d’espace de circulation entre l’extérieur et l’intérieur, mais aussi entre le cœur du pavillon et les petits pavillons annexes. D’après les diplomates italiens, elle permettait de se déplacer d’un petit pavillon à un autre sans devoir passer par la chambre royale, ni d’en voir l’intérieur41. Couverte de draps d’or et d’argent à l’intérieur, la galerie était arrimée au grand pavillon, ce qui dans la forme générale donnait l’impression d’un tout et non de deux structures distinctes. L’ensemble était large au sol de 13,2 m de diamètre.
Fig. 5a. – Profil de la dernière version du grand pavillon et de ses pavillons annexes
Modélisation par Sébastien Dedrye, 2023.
Fig. 5b. – Modèle 3D de la dernière version du grand pavillon et de ses pavillons annexes
Modélisation par Sébastien Dedrye, 2023.
- 42 Arch. St. di Mantova, AG 85, fo 183ro-187vo : « era un padiglione de grandeza […] era assai alto et (...)
29Ce « réaménagement » interne a aussi eu des conséquences sur l’extérieur. La plus marquante fut la diminution de la hauteur de près de moitié, à 15,2 m (17 m si on ajoute le saint Michel à son sommet). Avec ces nouvelles dimensions, le dernier modèle produit du pavillon respecte mieux les règles de proportionnalité dictées par Il Libro del Sarto que celles des hypothèses précédentes, bien qu’il soit toujours un peu plus haut que large. Or, un témoin italien, encore, remarque aussi cette différence perçue sans doute comme une imperfection42. De plus, toutes les pièces textiles présentes dans l’inventaire de 1521 trouvent leur place dans ce puzzle sans qu’il n’y ait plus ni manque, ni excès. La concordance de tous ces éléments renforce la fiabilité du modèle proposé et nous conforte dans l’idée que nous sommes vraisemblablement assez proches de ce à quoi devait ressembler le grand pavillon de François Ier.
30La restitution est donc un processus scientifique, intellectuel et créatif qui vise à la production d’un modèle interprétatif, c’est-à-dire la représentation sensible (visuelle, sonore, etc.) d’un artefact ancien (altéré ou disparu) dans un de ses états antérieurs. Le résultat peut être obtenu par l’emploi, exclusif ou non, de techniques traditionnelles (dessin, maquettage) ou numériques (modélisation 3D), mais se distingue des illustrations de vulgarisation par sa dimension explicative, voire démonstrative, et non seulement descriptive. La documentation historique étant toujours plus ou moins partielle, la mise en image d’un artefact qui n’irait pas au-delà de ce qu’en disent les sources comporte toujours des « manques », issus de ces non-dits, qui engendrent une représentation inexorablement incomplète, et finalement décevante tant visuellement qu’intellectuellement.
31Or, l’intérêt principal de cette approche se situe dans sa capacité à non seulement pointer ces « manques », mais aussi à nous inciter à les « combler » autant que possible, dans l’objectif de compléter la représentation, et ainsi d’approfondir nos connaissances sur l’artefact en lui-même. Ces inconnues ou ces incertitudes sont alors autant de potentielles problématiques à résoudre que ce processus place sous nos yeux et contribue à traiter. Les solutions envisagées pour parfaire le modèle peuvent être considérées comme des hypothèses dont il est nécessaire de vérifier l’adéquation avec le système, l’artefact et son contexte, auquel on souhaite les intégrer en les soumettant notamment à l’examen du réel.
- 43 Grelley, 2012.
- 44 Ingersoll, Yellen, MacDonald, 1977 ; Reich, Linder, 2014.
- 45 MacLachlan, 1998 ; Staubermann, 2011 ; Fors, Principe, Sibum, 2016, p. 86-89.
- 46 Ibid., p. 93.
- 47 Settle, 1961 ; Salvia, 2007, p. 93-104.
- 48 Ibid., p. 83.
- 49 Ibid., p. 87.
32Ce procédé qui, à la suite d’un questionnement, consiste à émettre des hypothèses puis à les soumettre à l’expérience relève de la démarche expérimentale43, dont le recours n’est pas nouveau en sciences historiques. On pense bien entendu non seulement à l’archéologie expérimentale, qui apparait au xixe siècle et se structure dès le milieu du xxe siècle44, mais aussi aux approches et méthodes développées dès les années 1950 par les historiens des sciences et des techniques45, notamment autour des notions de reproduction (reproduction d’un artefact) et de reworking (« refaire », processus de fabrication de l’artefact)46. Il existe d’ailleurs de fortes similitudes méthodologiques entre notre travail sur le pavillon de François Ier et celui mené, en 1961, par Thomas Settle sur la reproduction matérielle de la clepsydre (waterclock) de Galilée (1564-1642)47. Stefano Salvia, lui, parle de reconstruction, c’est-à-dire la réplication de quelque chose qui n’existe plus48, qui peut prendre une forme matérielle (materialization) ou visuelle (visualization), et considère qu’elle est, en soi, une forme particulière d’expérimentation49. La restitution en est une forme spécifique, se distinguant par ses modalités de présentations plus sensorielles et virtuelles que matérielles. Elle peut donc être envisagée comme un produit de la recherche (finalité) mais aussi comme un laboratoire, au sens d’un espace d’expérimentation (outil/processus) ; on pourrait même avancer que restituer, c’est expérimenter.
- 50 Brénasin, 2007, p. 26-27 ; Fors, Principe, Sibum, 2016, p. 89-91.
33Cette dimension expérimentale intrinsèque s’intègre parfaitement dans le cadre de l’étude des cultures matérielles et visuelles du passé, comme en témoigne notre étude, où elle fait la preuve de son efficacité et de sa potentialité scientifique. Dans les premières étapes, la restitution (2D ou 3D) est une synthétisation visuelle des données issues de la documentation historique. Elle permet, dès lors, de mettre au jour des éléments que la simple lecture-analyse des sources ne permet pas de voir, ou plus difficilement, et donc de susciter de nouveaux questionnements et d’ouvrir de nouvelles problématiques50. Cette visualisation permet en effet de discerner des informations non codées (non-coded informations), c’est-à-dire non explicitement inscrites dans les sources, mais que l’agencement ordonné de l’ensemble des éléments explicites (coded informations) dans la représentation concrète de l’artefact permet de déceler. Leur révélation apparait toujours en creux ou en négatif, sous la forme d’un manque, d’un écart (knowledge gap) ou d’une rupture logique, et leur résolution n’est possible que par l’émission d’hypothèses compatibles avec ce que l’on connait de l’objet étudié.
- 51 Ibid. ; Salvia, 2007, p. 97.
- 52 Frischer, Dakouri-Hild, 2008 ; Vergnieux, 2011 ; Hermon, 2012 ; Vidal, Laroche, 2016 ; François, La (...)
- 53 François, 2021.
34La démarche permet aussi de vérifier ces hypothèses car elle offre, tant en 2D qu’en 3D, un espace adaptable et transformable où l’on peut venir tester les différentes possibilités et conditions envisagées, que ce soit sur le plan physique, technique, que visuel, etc. À partir de ces critères concrets et factuels on va pouvoir, par l’expérimentation, éliminer les hypothèses non pertinentes et conserver celles qui le sont51. En cela, le recours aux outils numériques (modélisation, immersion, interaction, simulation) est particulièrement efficace52. Les procédés de visites virtuelles immersives permettent en effet non plus seulement de se contenter d’une vue générale et d’ensemble du ou des artefact(s) représentés, mais bel et bien d’y entrer et d’interagir avec eux dans une exploration à taille humaine et réaliste qui extrait la restitution du domaine de la réduction et de la miniaturisation, inévitable quand on utilise uniquement les moyens traditionnels (dessin et maquettage). Dans sa thèse, Paul François a bien montré en quoi la modélisation, l’immersion ou encore l’interaction pouvaient être de puissants outils de recherche, de découverte et d’analyse au service de la connaissance historique53.
- 54 Robert, 2013.
- 55 Leichman, Samuel, 2023 ; François, Leichman, 2019.
- 56 Gros, De Luca et al., 2023 ; Huan, Rousselle, Renaud, 2023.
35La simulation est un autre aspect qui contribue aujourd’hui au succès du numérique en restitution, et donc de cette démarche. S’il est difficile de simuler des interactions humaines historiques54, bien que certains travaux de recherche s’y appliquent55, la simulation est un outil bien plus performant quand on s’intéresse aux questions techniques et matérielles régies, entre autres, par des lois physiques56. Certes, les programmes de simulation qui existent aujourd’hui et auxquels nous avons accès ne sont que partiellement adaptés à l’usage historien, mais certains logiciels employés en architecture ou dans l’industrie ne sont pas dénués d’intérêt. À titre d’exemple, l’utilisation de Marvelous Designer, un outil de création numérique et de simulation textile emprunté à l’industrie de la mode, a permis, à partir de la redécouverte des patrons des tentes et du paramétrage des données physiques des tissus (densité, poids, épaisseur, matière, mesures, coupes, etc.), de découvrir que la forme et la silhouette des pavillons étaient très élancées et ne correspondaient pas à nos interprétations initiales. Retournant alors aux sources, notamment iconographiques, nous avons réalisé que les représentations anciennes que l’on trouvait notamment dans les enluminures de la fin du xve et du début du xvie siècles correspondaient aux résultats de nos simulations. Il ne s’agissait donc pas de déformations ou d’exagérations artistiques comme nous le pensions initialement.
36Le « retour » aux sources, avec un regard renouvelé par les résultats de l’expérimentation, est un mouvement constant dans ce type de travaux, empreint d’une logique itérative et circulaire (circular feedback). Ce processus essentiel (du texte à l’expérience, de l’expérience au texte, etc.) vise d’abord à s’assurer de la convergence la plus forte possible entre les données historiques connues et celles issues de l’expérience (reconstruction, immersion, simulation, etc.). C’est notamment ce qui permet d’affirmer ou d’infirmer les hypothèses, puis d’en générer de nouvelles sur la base de la connaissance acquise par l’expérience, pondérée par ce que l’on sait de l’artefact et de son contexte (technique, esthétique, culturel, etc.). C’est aussi un formidable outil critique, dont il faut noter la dimension performative en transformant ou déplaçant le regard de l’historien sur les sources qu’il analyse57, ce qui alimentera la future expérience/reconstruction, et ainsi de suite jusqu’à un point d’équilibre où les différents blocs de connaissance s’agencent et se justifient logiquement et mutuellement. Cet aller-retour réflexif permanent a donc pour intérêt majeur d’engager, voire de réengager, non seulement une critique historiographique, mais aussi des sources elles-mêmes, en renouvelant les questionnements et les prismes d’observation. Nous avons pu nous-mêmes constater l’écart qui existait entre notre restitution du monument et ce qu’en disait l’historiographie qui surestime systématiquement sa taille, ce qui peut s’expliquer par plusieurs facteurs.
- 58 1 pied = env. 0,3048 m ; un pas « géométrique » = env. 5 pieds = env. 1,52 m (env. 1,48 m à Gênes) (...)
- 59 Quelques exemples : Paulo Camillo (30 braza = 19,22 m) [Sanuto, vol. 29, p. 25-26] ; Alexandro Dona (...)
- 60 Brown (éd.), 1869, vol. 3., p. 65 : « Describes another large pavilion, 120 feet high, covered with (...)
- 61 Sanuto, vol. 28, p. 658 (fo 380r) ; 1 braccio de Mantoue = env. 0,64 m ; 1 brasse française = env. (...)
37Dès la fin des années 1960, tous les articles et monographies dédiés à la rencontre évoquent un édifice de 120 pieds (36,5 m) ou 60 pas (entre 45,7 et 88,8 m) de hauteur58. Si la première mesure reste la plus communément admise, les sources proposent pourtant jusqu’à sept évaluations de hauteur, dont six différentes59. Dès lors, pourquoi l’historiographie n’a-t-elle retenu que l’estimation à 120 pieds à l’exclusion de presque toutes les autres ? Il est assez facile de retrouver la trace de cette information dans les Calendar of State Papers, où à la notice 83 du volume 3 de la série dédiée aux relations avec les États de l’Italie du Nord, on trouve une brève synthèse en anglais de la description du grand pavillon extraite d’une lettre en italien datée du 13 juin 1520. Y est bien mentionnée une taille de « 120 pieds de haut »60. Or, la lettre originale, retranscrite à la fin du mois de juin 1520 dans ses Diarii par le chroniqueur vénitien Marino Sanuto, parle en réalité d’une hauteur « d’environ 10 braza », ce qui représente une dimension bien plus modeste (entre 6,44 et 8,7 m s’il parle en braccia italiennes ou env. 18,2 m s’il parle en brasses françaises)61. Il s’agit donc d’une erreur qui s’est glissée dans les Calendar of State Papers et qui a été reprise dans l’historiographie, puisqu’aucune autre source primaire connue n’estime la taille du grand pavillon à 120 pieds.
- 62 Sanuto, vol. 28, p. 658 (fo 380r) : « uno gran pavione de alteza. »
- 63 Sanuto, vol. 29, p. 26 (fo 13v) : « La colona che nel mezo, qual è grossissima per sostenire tanto (...)
- 64 Sanuto, vol. 29, p. 83 (fo 52r) : « cosa veramente de grandissimo artificio, sichè molto dificile s (...)
38Ces approximations ont pour origine vraisemblable une convergence trompeuse entre la seule image du xvie siècle connue de l’événement et certaines descriptions du pavillon. Il est en effet facile de se laisser influencer par les superlatifs employés par les observateurs émerveillés. « Un grand pavillon tout en hauteur », nous dit un témoin62, dont « la colonne [le mât] qui est au centre est très grosse pour soutenir tant de poids », précise un autre63. C’était « une chose de très grand artifice, c’est pourquoi sa description sera très difficile », avoue un dernier témoin, précisant qu’il peut être décrit comme « un magnifique palais et non pas un pavillon ; véritablement chose de tant d’émerveillements »64. Ces descriptions ne contredisent pas la citation erronée de l’édition de sources anglaise. On pourrait même juger qu’elles abondent dans son sens ; au point que nul ne s’étonne de décrire un pavillon de 36,5 à 88,8 m, c’est-à-dire, quand on y pense, plus grand qu’un immeuble de 9 étages.
- 65 BnF, MS. FR. 10383, fo XIVv.
39Notre travail sur l’inventaire textile, dans une perspective plus sensible mais aussi et surtout concrète, a permis de mettre au jour cette erreur archivistique, en plus de trancher la question des dimensions réelles de l’édifice à 17 m. Cette hauteur est d’ailleurs corroborée par la plupart des estimations de l’époque, mais aussi par la présence, dans les comptes du trésorier et receveur général de l’artillerie du roi, des « deux gros matz » de 54 pieds de long, soit une hauteur assez exceptionnelle d’environ 17,55 m65, l’un servant au grand pavillon, l’autre à une salle de festin qui ne sera pas achevée à temps. On touche ici à ce fameux point d’équilibre entre les informations issues de la documentation historique et les résultats des expérimentations qui convergent et justifient conjointement le modèle.
- 66 Paresys, Rousselle, 2024.
40À travers le cas de cette recréation virtuelle, nous avons voulu montrer comment, en partant d’une documentation peu propice à l’image, nous avons pu, par l’usage d’une démarche restitutive, accéder à un visuel plus fiable de l’édifice ainsi qu’à une connaissance élargie du monument et de son contexte, tant de l’événement en lui-même que des multiples enjeux qui l’ont accompagné : logistiques, techniques, symboliques, politiques, etc. Nous avons ainsi mis en lumière la centralité du textile dans la culture matérielle et visuelle des cours de la Renaissance, dans le vêtement bien sûr, mais aussi dans le mobilier (tapisseries, tentures, nappes), le décorum (dais, bannières) ou encore l’architecture. Non seulement presque « tout » est textile au Camp du drap d’or, dont le nom est à ce titre évocateur, mais ce foisonnement d’étoffes est ce qui remplit l’espace visuel, attire le regard et suscite le plus de commentaires de la part de ceux qui en ont été témoins66.
41Cette approche, qui s’appuie sur la visualisation pour offrir un autre regard sur les sources, ne revient donc pas seulement à illustrer ces dernières ; c’est avant tout une méthode de recherche efficace capable de produire et de générer de la connaissance et du savoir critique. L’adjonction essentielle d’une phase expérimentale pour la validation des hypothèses vient ici renforcer l’arsenal argumentatif de l’historien, sans s’opposer à la méthodologie « traditionnelle », qui reste indispensable, mais en s’y associant et souvent en la complétant et la prolongeant comme moyen de réflexion et de vérification67.
42Toutefois, notre étude tend à reconsidérer le lien qui existe, et qui est souvent mis en avant, entre restitution et numérique, montrant qu’il serait réducteur de la circonscrire à cette seule dimension. Si l’informatique et l’imagerie 3D en sont aujourd’hui des outils majeurs qui ont largement prouvé leur efficience, on constate qu’ils ne la définissent pas pour autant. L’acte de restituer est en effet un processus bien plus large et complexe qui place le chercheur dans une posture particulière vis-à-vis des sources, de l’objet d’étude, de sa propre connaissance de celui-ci et de sa pratique. Il nous semble que se joue là un mécanisme performatif spécifique qu’il serait intéressant d’analyser, de décortiquer et de comprendre afin de mieux en définir les conditions et les enjeux au-delà des seuls bénéfices et problématiques liés à l’usage des outils numériques.