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Texte intégral

  • 1 Llinarès, Kraikovski, Gouzévitch, 2021.

1C’est avec une grande tristesse que nous avons appris le décès de Sylviane Llinarès, professeure d’histoire moderne à l’université de Bretagne-Sud (Lorient) et membre depuis l’origine du comité de lecture de la revue Artefact. Elle avait coordonné récemment, avec Alexei Kraikovski et Irina Gouzévitch, un dossier intitulé « Histoire de la maritimité » qui illustrait de belle manière son itinéraire scientifique depuis ses recherches doctorales, entre histoire maritime et histoire des techniques1.

  • 2 Llinarès, 1994.
  • 3 Ibid., p. 113-143.

2Sa thèse de doctorat, réalisée sous la direction de Jean Meyer et intitulée Marine, propulsion et technique : l’évolution du système technologique du navire de guerre français au xviiie siècle2 était apparue à bien des égards comme un objet original. Il s’agissait d’étudier le système propulsif des navires de guerre français du règne de Louis XIV à la veille de la Révolution. À partir du traitement d’un grand nombre de documents techniques (mémoires, devis, plans, etc.) – issus notamment de la très riche série D1 « construction navale » des Archives nationales – Sylviane Llinarès était parvenue à restituer l’évolution de la conception d’un élément stratégique du navire, jusque-là délaissé par l’historiographie, et l’objet d’une concurrence féroce de la part des principales puissances navales au cours de la seconde modernité, tant la maîtrise du vent signifiait la maîtrise des mers. Dans un contexte scientifique porté par l’usage de l’informatique, Sylviane Llinarès bâtit son travail à partir d’une base de données intégrant une somme inédite d’informations concernant le gréement (voiles, cordages, mâtures et poulies) d’une centaine de navires. Cette base lui permit non seulement de collecter les dimensions du système propulsif avant sa construction, à partir des devis et des plans établis par les constructeurs et les ingénieurs, mais également d’intégrer toutes les modifications de celui-ci au cours de l’existence des navires. Mais cette approche n’avait rien d’internaliste dans la mesure où Sylviane Llinarès eut le souci constant de lier les évolutions du système propulsif à son contexte d’élaboration, de l’analyse des connaissances produites sur cet objet à l’appréhension de l’intelligence pratique manifestée par les artisans pour sa réalisation. Au reste, les pages consacrées à la fabrication des poulies, des voiles ou encore au doublage en cuivre des coques traduisent la volonté de Sylviane Llinarès de faire une histoire matérielle des savoirs et des savoir-faire dans les arsenaux et à bord des navires de guerre3, et montrent à l’évidence le caractère novateur de sa thèse.

3Celle-ci s’inscrivait dans un renouvellement complet de l’abord des marines européennes au cours des années 1980-1990, tant d’un point de vue historique qu’archéologique. Au sein du Laboratoire d’histoire maritime de l’université Paris-IV Sorbonne et dans le cadre du Musée national de la Marine, les chantiers de recherche étaient nombreux et souvent neufs. Outre les nombreuses thèses de doctorat soutenues à cette époque, les colloques internationaux, les rencontres franco-anglaises d’histoire maritime ou encore les séminaires – notamment ceux de Jean Meyer, Jean Boudriot et Éric Rieth – ont représenté des moments d’échanges exceptionnels pour cette historiographie en plein renouveau et dans laquelle Sylviane Llinarès s’est rapidement fait une place. Maîtresse de conférences en histoire moderne à l’université de Bretagne-Sud à partir de 1995, elle réalise toute sa carrière universitaire à Lorient en devenant professeure en 2012 après la soutenance d’une habilitation à diriger des recherches l’année précédente dont le mémoire inédit, intitulé Mer, techniques et modernité. Les amirautés et la politique maritime de la France sous Louis XVI : enquête, réforme et modernisation. Autour de l’inspection de Chardon, 1781-1785, montrait bien l’évolution de ses questionnements vers les politiques publiques en matière d’aménagement portuaire et de politique navale. Cet intérêt n’était toutefois pas exclusif d’autres investigations.

  • 4 Llinarès, 1996, 2000, 2005.

4À la suite de sa thèse, Sylviane Llinarès prolongea la problématique de l’organisation du travail au sein des arsenaux, une ouverture permise par l’abord de certaines communautés de métiers – voiliers, cordiers, poulieurs – à travers le dépouillement d’un grand nombre de dossiers personnels – C7 des archives nationales, CC7 du Service historique de la Défense. Ce travail de longue haleine lui avait permis de reconstituer des trajectoires professionnelles et de montrer l’existence d’oligarchies artisanes. À la charnière des années 1990-2000, Sylviane Llinarès ouvra à nouveau ce dossier, notamment dans le cadre de trois publications très suggestives qui annonçaient une recherche de plus grande ampleur4. L’exploitation minutieuse des traces laissées par des hommes qui n’affleurent généralement pas ou peu dans les sources permit alors à Sylviane Llinarès de dépasser une lecture verticale des rapports hiérarchiques au sein des arsenaux pour envisager les stratégies familiales et professionnelles de ces hommes. La mise en lumière de cette agentivité spécifique, dans le cadre de dynasties de maîtres-voiliers, comme les Roux à Toulon ou les Michel à Brest, ouvrait la possibilité de réinterpréter les rapports de pouvoir et de production au sein des arsenaux. Plus globalement, et tout en montrant la singularité de ces sites industrialo-militaires en matière d’organisation du travail, Sylviane Llinarès appelait à aller au-delà en convoquant des grilles d’analyse éprouvées pour d’autres modèles de l’Ancien Régime, celui des corporations de métiers ou des manufactures par exemple.

  • 5 Llinarès, 2020, 2021.
  • 6 Vérin, 1993, p. 335-399.

5Pour aussi stimulantes que furent ces propositions, et qui restent d’actualité, c’est davantage la problématique de la circulation et de la formalisation des savoirs dans le domaine de la construction navale, et notamment les relations entre les praticiens et les savants, que Sylviane Llinarès exploita tout au long de sa carrière5. La thèse avait permis de poser les premiers jalons d’une réflexion au long cours qui partait d’une double constatation. Si les ingénieurs-constructeurs de la marine ont produit une abondante littérature grise – correspondances, devis, plans, mémoires, etc. –, la formalisation des connaissances sur la construction navale, autrement dit les publications dans ce domaine spécifique, ont été le fait des savants. Pour autant, Sylviane Llinarès montre qu’il s’agit d’une entreprise collective qui relève d’un trilogue entre les praticiens, les savants et le gouvernement en attente d’une codification de savoirs et de savoir-faire stratégiques. La problématique de la normalisation technique des navires est d’ailleurs l’une des entrées qui permit à Sylviane Llinarès de reconstituer ces échanges, les confrontations d’expertises et les processus qui aboutissent à l’écriture de normes et de règlements afin de standardiser la flotte. Ce faisant, c’est l’occasion d’aborder sous un angle neuf les modalités pratiques des échanges et les « espaces de la technique » relatifs à la construction navale militaire – conseils de construction, conférences, chantiers, académies, etc. – et ainsi de poursuivre un travail initié par Hélène Vérin6.

  • 7 Llinarès, Égasse, Dana, 2018, p. 12.
  • 8 Llinarès, 2013, 2017 ; Acerra, Buti, Llinarès, Pfister, 2016.

6La volonté de Sylviane Llinarès de comprendre l’élaboration de la politique maritime et navale de la France et l’aménagement portuaire découle assez naturellement de sa fréquentation assidue de ces « espaces de la technique ». Néanmoins, dans un contexte historiographique marqué par une séparation entre ports militaires et ports de commerce, ce décentrement n’allait pas nécessairement de soi. Sylviane Llinarès a su transcender ces frontières artificielles, passant d’un espace à l’autre, en transposant une partie des problématiques envisagées dans le cadre de la formalisation des savoirs sur la construction navale puisqu’il s’agissait ici encore d’examiner « le jeu des acteurs, en décryptant l’environnement décisionnel [et] en identifiant les conditions même de la réalisation7 » des différents aménagements. La grande enquête initiée par Antoine de Sartine et le Maréchal de Castries, et menée par le commissaire Daniel Marc-Antoine Chardon entre 1781 et 1785, constitue le point de départ de l’intérêt de Sylviane Llinarès pour la modernisation des ports de commerce à la fin du xviiie siècle. Au cours de sa visite des cinquante-et-une amirautés, Chardon collecte une quantité impressionnante de données concernant l’organisation des activités maritimes à la veille de la Révolution française dans le but de réformer la fiscalité littorale et portuaire et moderniser l’ordonnance de la marine de 1681. Cette pratique de l’enquête, si familière du Secrétariat d’État de la marine et des colonies, est analysée avec justesse en décomposant la méthodologie de mise en œuvre des réformes de la fin du règne de Louis XVI (connaître, comprendre, préparer les réformes et les faire appliquer sur le terrain), un processus souvent minoré en raison du déclenchement de la Révolution française. Si Sylviane Llinarès n’est pas parvenue à trouver le temps et l’énergie pour publier son habilitation, plusieurs publications permettent d’entrevoir une partie de cet important travail8.

7Ce riche parcours d’historienne serait incomplet si nous n’évoquions pas l’engagement de Sylviane Llinarès dans de nombreuses responsabilités d’intérêt collectif. Au sein de son université d’abord, elle assuma plusieurs mandats (direction du département d’histoire, membre du conseil d’UFR et du conseil scientifique de l’université, etc.). Mais c’est peut-être dans le cadre de la gestion de la recherche qu’elle consacra le plus de temps, en acceptant durant plusieurs années la direction adjointe de la MSH Bretagne ou celle de l’équipe de chercheurs lorientais rattachés au laboratoire CERHIO (UMR 6258) puis TEMOS (Temps, Mondes, Sociétés, UMR 9016). De tous ces engagements, c’est sans aucun doute celui de directrice du GIS Histoire & Sciences de la mer entre 2013 et 2022 qui fut le plus important, autant pour elle que pour ses collègues. Au cours de ces années, elle parvint à animer un réseau de recherche international avec énergie et bonne humeur. Nous sommes très nombreux et nombreuses à être profondément tristes de sa disparition, elle qui a été une actrice majeure de la communauté des historiens et des historiennes de la mer et des littoraux depuis une trentaine d’années.

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Sources et bibliographie

Acerra Martine, Buti Gilbert, Llinarès Sylviane, Pfister Christian, « Inspecter le littoral français à l’époque moderne », dans La maritimisation du monde de la Préhistoire à nos jours, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2016, p. 497-513.

Llinarès Sylviane, « L’art et le traité, ou l’étonnante formalisation du savoir des praticiens de la construction navale au xviiie siècle en France », dans Blond Stéphane, Hilaire-Pérez Liliane, Nègre Valérie, Virol Michèle (dir.), Les ingénieurs, des intermédiaires ? Transmission et coopération à l’épreuve du terrain (Europe, xve-xviiie siècle), Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2021, p. 65-76.

Llinarès Sylviane, « Traduction et diffusion des connaissances navales en France et en Angleterre au xviiie siècle », Revue d’histoire maritime, no 28, 2020, p. 87-101.

Llinarès Sylviane, « Comité, commission et conférence, la praxéologie de la réforme au sein du ministère de la Marine sous Louis XVI », dans Ulbert Jörg, Llinarès Sylviane (dir.), La liasse et la plume. Les bureaux du secrétariat d’État de la Marine (1669-1792), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017, p. 61-69.

Llinarès Sylviane, « De Brest à Bayonne : l’enquête Chardon dans les ports français à la fin de l’Ancien Régime », dans Fernandez Alexandre, Marnot Bruno (dir.), Les ports du golfe de Gascogne. De Concarneau à La Corogne (xve-xxie siècles), Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2013, p. 61-74.

Llinarès Sylviane, « L’apprentissage dans les arsenaux de la Marine au xviiie siècle », Techniques & Culture, no 45, janvier-juin 2005, p. 101-121.

Llinarès Sylviane, « Travail, pouvoirs et mentalités à Brest au xviiie siècle », dans Le Bouëdec Gérard (dir.), Pouvoirs et littoraux du xve au xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 665-680.

Llinarès Sylviane, « Maîtres et ouvriers des arsenaux au xviiie siècle », Actes de la table ronde, 21 janvier 1995, Centre de recherche sur les sociétés littorales du Ponant, Université de Rennes 2, Université de Bretagne-Sud, Lanester, janvier 1996, p. 10-15.

Llinarès Sylviane, Marine, propulsion et technique : l’évolution du système technologique du navire de guerre français au xviiie siècle, 2 vol., Paris, Librairie de l’Inde, 1994.

Llinarès Sylviane, Égasse Benjamin, Dana Katherine (dir.), De l’estran à la digue. Histoire des aménagements portuaires et littoraux, xvie-xxe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

Llinarès Sylviane, Kraikovski Alexei, Gouzévitch Irina (dir.), « Histoire de la maritimité. Une comparaison franco-russe (xviiie-xxie siècle) » [Numéro spécial], Artefact. Techniques, histoire et sciences humaines, no 14, 2021.

Vérin Hélène, La gloire des ingénieurs. L’intelligence technique du xvie au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, 1993.

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Notes

1 Llinarès, Kraikovski, Gouzévitch, 2021.

2 Llinarès, 1994.

3 Ibid., p. 113-143.

4 Llinarès, 1996, 2000, 2005.

5 Llinarès, 2020, 2021.

6 Vérin, 1993, p. 335-399.

7 Llinarès, Égasse, Dana, 2018, p. 12.

8 Llinarès, 2013, 2017 ; Acerra, Buti, Llinarès, Pfister, 2016.

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Pour citer cet article

Référence papier

David Plouviez, « In memoriam »Artefact, 20 | 2024, 7-12.

Référence électronique

David Plouviez, « In memoriam »Artefact [En ligne], 20 | 2024, mis en ligne le 18 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/artefact/15135 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11wui

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Auteur

David Plouviez

Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA, UR 1163)

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