Conclusion. Le dilemme de l’identité balinaise
Texte intégral
1L’île de Bali est communément présentée comme un sanctuaire hindou dans un archipel islamique. Cette idée reçue qu’en résistant à la pénétration de l’islam, à la différence de leurs voisins javanais, les Balinais seraient demeurés fidèlement attachés à leur héritage hindou revient à ignorer le double mouvement de « religionisation » et d’« hindouisation » dans lequel ils se sont engagés depuis l’incorporation de leur île dans l’empire colonial des Indes néerlandaises au début du XXe siècle. Loin d’être un retour à leurs sources indiennes, comme le prétendent ses initiateurs, ce mouvement constitue une véritable invention de la religion balinaise comme « hindouisme » (agama Hindu).
2Les Balinais n’avaient en effet jusqu’alors aucune notion d’un système de croyances et de pratiques susceptible d’être distingué d’autres aspects de leur vie en société pour être qualifié de religion – sans même parler du fait que cette religion serait l’hindouisme. Il leur a fallu pour ce faire construire l’existence distincte de la religion comme cadre de référence pour l’interprétation de pratiques qui ont ensuite été formulées comme des manifestations de l’hindouisme. Ce processus est une résultante de la colonisation néerlandaise, qui a introduit à Bali les catégories étrangères de religion et d’hindouisme.
3Il ne s’agit évidemment pas de contester que la société balinaise ait été « indianisée », en ce sens qu’elle est imprégnée de références hindoues et bouddhiques et qu’elle est structurée par la hiérarchie des warna, qui différencie la noblesse – les triwangsa (brahmana, satria et wesia) – par opposition aux roturiers, les jaba, qui composent le gros de la population. Pour autant, les Balinais attribuent leur ordre social et leurs traditions religieuses non à une origine indienne mais à la conquête de leur île au XIVe siècle par le royaume javanais de Majapahit. C’est sur ce mythe d’origine que l’aristocratie balinaise fonde la légitimité de son statut, en alléguant descendre des nobles javanais qui se seraient établis à Bali après la conquête. Et c’est également de Majapahit qu’est originaire la prêtrise initiée des padanda, qui demeure la prérogative exclusive des brahmana. Selon l’historiographie balinaise, lorsque Majapahit succomba à la pression de l’islam au début du XVIe siècle, les nobles, les prêtres et les lettrés qui refusaient de se convertir à la nouvelle religion auraient trouvé refuge à Bali, où ils auraient soigneusement préservé leur héritage indo-javanais.
4Il serait cependant erroné d’en inférer que la religion actuelle de Bali est demeurée celle de Java à l’époque de Majapahit. Il faut insister au contraire sur la propension des Balinais à s’approprier les apports indiens et javanais en les réinterprétant selon leurs références propres. C’est dire qu’en dépit de la présence de mots sanskrits et d’une cosmologie d’origine indo-javanaise, leur univers religieux est foncièrement autochtone et localisé, en ce que leurs rites ont pour objet d’entretenir un ensemble de liens d’ordre à la fois généalogique, social et territorial.
5Abusés par leurs références indiennes, les premiers orientalistes européens ont fait de Bali un « musée vivant » de la civilisation indo-javanaise, le dépositaire de l’héritage hindou de Majapahit balayé de Java par l’irruption de l’islam. De sorte que bien avant que les Balinais n’en viennent à se définir comme hindous, les orientalistes les avaient déjà hindouisés, à une époque où ils ne connaissaient pas encore le mot hindouisme. Conformément à cette vision orientaliste, les administrateurs coloniaux néerlandais ont considéré l’hindouisme comme le fondement de la société balinaise et le garant de son intégrité culturelle. Ils ont en conséquence entrepris de protéger les Balinais à la fois de l’intrusion de l’islam, qui avait affermi son emprise sur la plus grande partie de l’archipel, et des missionnaires chrétiens, désireux de s’introduire dans l’île. Cette politique coloniale conservatrice devait avoir des implications durables. En cherchant la singularité de Bali dans son héritage hindou et en concevant la formation de l’identité balinaise dans son opposition à l’islam et au christianisme, les Néerlandais ont établi le cadre conceptuel dans lequel les Balinais n’allaient pas tarder à débattre eux-mêmes de leur identité. En outre, en s’efforçant de préserver le caractère singulier de Bali au sein de leur empire colonial, ils ont contribué à l’accentuer, tout en faisant de ce particularisme même un enjeu pour les Balinais.
6En dépit de la tentative néerlandaise d’isoler Bali des influences étrangères, la confrontation coloniale a provoqué des bouleversements rapides et profonds dans la société balinaise. Tout d’abord, l’État colonial a imposé une structure administrative uniforme en instituant un nouveau type de village, le « village administratif » (desa dinas), généralement composé de plusieurs « villages coutumiers » (desa adat). En instaurant ainsi une dichotomie entre un domaine coutumier, qu’ils octroyaient aux Balinais, et une juridiction administrative, qu’ils s’appropriaient, les Néerlandais ont introduit une distinction inédite entre la tradition religieuse et le pouvoir séculier.
7Les nécessités d’une administration moderne ont conduit à la formation d’une intelligentsia balinaise, car l’État colonial avait besoin d’indigènes éduqués pour servir de médiateurs entre la population locale et leurs nouveaux maîtres européens. Ces Balinais éduqués dans les écoles coloniales se sont efforcés de faire sens des changements provoqués par l’ouverture de leur île à ce qu’ils percevaient comme l’avènement des « temps modernes » (zaman modern). Non seulement ils ont éprouvé un bouleversement des références familières qui ordonnaient jusqu’alors leur existence, mais ils ont encore été confrontés à des discours étrangers qui leur disaient qui ils étaient et comment ils devaient se comporter. En conséquence, l’occupation coloniale a poussé les Balinais à mettre en question les fondements de leur identité, tandis que le regard inquisiteur des étrangers en leur sein leur enjoignait de définir ce que signifiait être Balinais en des termes compréhensibles pour des non-Balinais.
8C’est ainsi que depuis le XIXe siècle, les Balinais ont été soumis aux regards étrangers : orientalistes européens, administrateurs coloniaux, nationalistes javanais, prédicateurs musulmans, missionnaires chrétiens, gourous indiens, mais également artistes, ethnologues, touristes et opérateurs touristiques, sans oublier les fonctionnaires du gouvernement indonésien, qui tous ont cherché à façonner la société balinaise selon leur propre vision de ce qu’elle devrait être. C’est dire que l’identité balinaise s’est construite dans une relation dialogique d’assignations et de revendications identitaires prises dans des rapports de pouvoir, qui ont contraint les Balinais à s’inscrire dans un cadre conceptuel qui leur était initialement étranger.
9Dans les années 1920, la première génération de Balinais issus des écoles coloniales a fondé des organisations modernes et lancé des publications périodiques. Ces publications, qui traitaient pour l’essentiel de questions sociales et religieuses, n’étaient pas rédigées en balinais mais en malais, la langue de la modernité coloniale. Si bien que le même mouvement qui poussait les Balinais à s’interroger sur leur identité les dépossédait de leur parole propre, en les forçant à se penser dans une langue qui n’était pas la leur mais celle utilisée à la fois par leurs colonisateurs et par leurs futurs concitoyens. Ce déplacement linguistique impliquait une mise à distance réflexive par rapport à leur propre univers de référence, qui s’en trouvait par là même décontextualisé, relativisé et uniformisé.
10C’est dans ces publications que les Balinais se sont pour la première fois présentés comme un « peuple » (bangsa Bali), une entité singulière. Jusqu’alors, en effet, leurs identités étaient particularistes, en ce sens que les Balinais s’identifiaient en tant que membres d’un groupe de parenté, d’une communauté villageoise ou d’un réseau de temples, mais non comme « Balinais ». Leur identité collective, fondée sur la conscience de partager des caractéristiques communes et sur la reconnaissance de symboles unificateurs, n’a commencé de se former qu’à l’époque coloniale, lorsqu’ils ont cherché à se démarquer à la fois des colonisateurs étrangers et des autres peuples de l’archipel insulindien.
11En l’occurrence, les Balinais se définissaient conjointement comme une minorité religieuse menacée par l’islam et le christianisme, et comme un groupe ethnique caractérisé par des coutumes qui lui sont propres. Plus précisément, ils concevaient leur identité – ce qu’ils appelaient la « balinité » (Kebalian) – comme étant fondée à la fois sur l’agama (« religion ») et sur l’adat (« tradition »). Le fait même de recourir à cette terminologie atteste la mutation conceptuelle entraînée par la confrontation coloniale.
12D’origine sanskrite, le mot agama n’a pas toujours signifié « religion » en Indonésie. Dans les traditions textuelles javanaises et balinaises, à partir du XIIe siècle, agama référait aux codes dérivés des Dharmashastras indiens, les traités sur le dharma, dans lesquels les composantes juridiques et religieuses ne sont pas distinguées. Par ailleurs, depuis le XIVe siècle, dans les chroniques malaises agama est associé à l’islam et utilisé dans un sens équivalent à celui de din. On peut donc en conclure que pendant des siècles le mot agama a eu en Indonésie deux dénotations distinctes, celle de dharma comme celle de din, selon le contexte et la langue de son occurrence. En s’appropriant ce terme, les musulmans indonésiens ont opposé leur doctrine exclusive aux pratiques prévalentes, dénoncées comme reposant sur de fausses croyances. Plus tard, avec son adoption par les missionnaires chrétiens, agama a été associé à un idéal de progrès social, tandis que les pratiques « païennes » étaient rejetées en tant que superstitions révolues.
13En revêtant le sens de « religion », agama n’était pas seulement dissocié du « droit » mais également de la « tradition », qui est rendue en Indonésie par le terme d’origine arabe adat. Tout comme le dharma, l’adat renvoie conjointement à un ordre cosmique perçu comme immuable et à un ordre social institué en conformité à celui-ci par les ancêtres fondateurs – à la fois description d’un ordre idéal et prescription des conduites requises pour le faire advenir. Cette acception indissociablement cosmologique et sociale de l’adat devait être réduite par l’islam, puis par le christianisme, qui en ont expurgé la dimension proprement religieuse en circonscrivant la portée de l’adat aux usages n’ayant pas de légitimation religieuse explicite. Plus particulièrement, le mot adat est entré dans le langage des populations islamisées pour désigner le droit coutumier autochtone par opposition au droit religieux islamique (hukum).
14Introduit à Bali par les Néerlandais, le terme adat en est venu à subsumer une terminologie complexe de coutumes particulières, touchant aux obligations rituelles, aux institutions sociales, aux règles légales et aux prescriptions ancestrales, qui régissaient les relations entre groupes et infusaient le sens de la solidarité communautaire dans les villages. La fusion de termes spécifiques et localisés dans une catégorie générique a modifié le sens de leurs coutumes aux yeux des Balinais en créant un champ conceptuel inédit, celui de la « tradition ». Ce qui était jusqu’alors un jeu de différences significatives délibérément marquées entre royaumes et entre villages est devenu le lieu de l’identité ethnique balinaise, au sens d’un ensemble de normes et d’institutions dont ils ont hérité en commun de leurs ancêtres.
15Par ailleurs, à la différence des sociétés islamisées ou christianisées de l’archipel, à Bali le mot agama a conservé le sens de dharma durant la période coloniale. Mais dans les publications balinaises des années 1920, rédigées en malais, le mot agama était utilisé exclusivement dans le sens de « religion ». Confrontés à des prédicateurs musulmans et à des missionnaires chrétiens, les Balinais étaient mis au défi de formuler ce qu’était exactement leur religion, afin qu’elle soit en mesure de résister au prosélytisme de l’islam comme du christianisme. Cette question s’est avérée d’emblée controversée et elle a déclenché un conflit récurrent entre les Balinais qui souhaitaient conserver leurs traditions rituelles et ceux qui voulaient les réformer conformément à ce qu’ils supposaient être l’hindouisme. Ce conflit a opposé l’élite des roturiers éduqués (jaba) à la noblesse conservatrice (triwangsa) dans leurs tentatives de contrôler la vie religieuse des Balinais.
16Si nobles et roturiers partageaient une commune référence à l’agama et à l’adat en tant que fondements de leur balinité, ils divergeaient sur la façon de différencier leurs domaines respectifs ainsi que sur les relations entre la religion balinaise et l’hindouisme. Et ils étaient en désaccord sur le nom même de leur religion. En défendant le nom agama Hindu Bali, les triwangsa soulignaient que les Balinais s’étaient approprié l’agama Hindu et en avaient fait une tradition indigène, tandis qu’en préconisant le nom agama Bali Hindu, les jaba proclamaient que les Balinais étaient d’authentiques hindous. Ce faisant, les premiers s’efforçaient de sauvegarder l’ordre socio-religieux traditionnel, tandis que les seconds visaient à réformer l’agama tout en débarrassant l’adat des coutumes jugées obsolètes. C’est que pour les triwangsa la religion balinaise était fondée sur la tradition, dont elle était indissociable, tandis que pour les jaba la religion devait être dissociée d’un ordre social traditionnel perçu comme un obstacle au progrès. Mais il est significatif que les réformateurs se sont avérés incapables de discriminer explicitement ce qui est censé appartenir à l’agama de ce qui relève de l’adat.
17Ce qui n’avait en fait rien d’étonnant car le terme agama a conservé en balinais sa polysémie originelle, en référant à la fois à la « religion » (agama), au « droit » (hukum) et à la « tradition » (adat). Cela étant, la difficulté éprouvée par les Balinais à dissocier l’agama de l’adat ne tient pas seulement à la polysémie de ces termes, dont les champs sémantiques se recoupent largement, mais également au fait qu’avant leurs premières interrogations identitaires ils ne considéraient pas leurs rites comme formant un domaine spécifique et circonscrit, conceptuellement distinct d’autres aspects de la vie en société. Autrement dit, il ne s’agissait pas là pour eux à proprement parler de « religion », au sens d’un système de croyances et de pratiques doté d’une cohérence interne et susceptible de relever d’un nom particulier. C’est dire que la religion n’a pu constituer un marqueur identitaire pour les Balinais avant qu’ils ne commencent à appréhender l’islam et le christianisme comme une menace. À leurs yeux, cependant, l’islam et le christianisme ne constituaient pas seulement une menace, mais également un modèle de ce que doit être une véritable religion.
18Jusqu’alors les références à la « culture » (budaya) – tout comme à l’« art » (seni) – étaient absentes des réflexions des Balinais sur leur identité. Ce n’est qu’à partir des années 1930 que la culture allait venir s’ajouter à la religion et à la tradition comme composante de la balinité. Cette émergence de la catégorie de culture est due tout d’abord à la prégnance de la vision orientaliste de Bali comme « musée vivant » de la civilisation indo-javanaise et à la décision du gouvernement colonial de culturaliser l’identité balinaise dans le but d’éviter la contamination des Balinais par les mouvements d’émancipation nationalistes et communistes qui sévissaient à Java. Par ailleurs, au moment même où les Néerlandais s’employaient à culturaliser Bali, l’image culturelle de l’île se voyait magnifiée par sa promotion en tant que destination touristique. Outre les touristes, les artistes et les ethnologues qui ont séjourné à Bali dans l’entre-deux-guerres ont contribué à populariser l’extravagance spectaculaire des cérémonies balinaises. Ils ont non seulement diffusé l’image de Bali comme « dernier paradis », mais ils ont aussi identifié la société balinaise à sa culture – une culture réduite pour l’essetiel à ses manifestations cérémonielles et artistiques. Cette image n’allait pas tarder à s’imposer non seulement dans l’imaginaire touristique mais également dans celui des Balinais eux-mêmes, qui ont repris à leur compte l’oeuvre d’idéalisation de leur culture initiée par leurs interlocuteurs étrangers.
19C’est ainsi que les Balinais en sont venus à formuler leur identité en termes de « religion », de « tradition » et de « culture », toutes catégories conceptuelles étrangères qu’ils ont dû s’approprier et réinterpréter à leur usage propre. La formation des catégories agama et adat résulte d’un double processus de différenciation : tout d’abord la distinction opérée par les fonctionnaires néerlandais entre la tradition religieuse et l’administration coloniale, et ensuite la volonté manifestée par l’intelligentsia balinaise de détacher la religion de la tradition. Par la suite, avec l’approbation intéressée des orientalistes et des ethnologues, des artistes et des touristes, les Balinais ont ajouté la catégorie budaya comme composante de leur identité. Et une fois leur tradition sécularisée et leur culture touristifiée, la religion allait devenir pour les Balinais le marqueur diacritique de leur identité.
20Après la proclamation d’indépendance de l’Indonésie, en 1945, la question des fondements du nouvel État s’est rapidement posée, opposant les partis musulmans qui voulaient instaurer un État islamique aux nationalistes séculiers qui préconisaient la séparation du religieux et du politique. Cette confrontation a débouché sur un compromis – au nombre de ses principes fondateurs (Pancasila), la Constitution de la République d’Indonésie a placé en premier lieu la « Croyance en un Dieu unique » (Ketuhanan Yang Maha Esa), sans pour autant faire de l’islam une religion officielle ou même privilégiée. En revanche, à titre de concession aux partis musulmans, un ministère de la Religion fut institué en 1946. Initialement dédié à l’islam il fut peu après ouvert au christianisme, légitimé en tant que religion abrahamique.
21Alors que la Constitution garantissait la liberté de culte aux citoyens indonésiens, le ministère de la Religion s’est efforcé de restreindre la définition légale des religions officiellement agréées, en conformité à l’acception islamique de ce qui constitue une vraie « religion » (agama). En 1952, le ministère devait stipuler les conditions pour qu’une religion soit reconnue par l’État – à savoir, professer une conception strictement monothéiste du divin, avoir été révélée par un prophète dont la parole est consignée dans un livre saint, faire état de congrégations organisées de fidèles, disposer d’une reconnaissance internationale et ne pas être limitée à un groupe ethnique particulier.
22Au regard de ces conditions, les Balinais ne professaient pas une véritable « religion » (agama) mais n’avaient que des « croyances » (kepercayaan), qui présentaient le double défaut de leur être particulières et de ne pas former un ensemble cohérent et unifié pour l’ensemble de l’île. En ce sens, les pratiques rituelles balinaises étaient jugées relever de l’adat et non de l’agama. De sorte qu’à l’instar des groupes ethniques pratiquant toujours leur religion traditionnelle, les Balinais étaient relégués dans la catégorie résiduelle des peuples « n’ayant pas encore de religion » (orang yang belum beragama), une désignation infamante associée à l’arriération sociale et aux superstitions. En conséquence, s’ils voulaient éviter d’avoir à se convertir à l’islam ou au christianisme, les Balinais devaient réformer leurs pratiques religieuses de manière à les rendre éligibles au statut d’agama.
23La première question à régler pour les Balinais était de s’accorder sur le nom de leur religion. À l’issue de longs débats, le nom agama Hindu Bali fut choisi en 1952 pour désigner la religion balinaise. Auparavant, les Balinais n’avaient pas de terme générique pour désigner ce qui devait par la suite devenir leur « religion ». Une fois emprunté le mot agama pour ce faire, ils ont commencé à appeler leur religion simplement agama Bali. Ce n’est qu’à partir du moment où des Balinais se sont convertis à l’islam ou au christianisme que le nom Hindu Bali devint populaire, afin de distinguer les Balinais hindous des Balinais musulmans et chrétiens. Mais avant d’être accepté comme nom officiel de la religion balinaise, Hindu Bali n’était qu’une appellation parmi bien d’autres.
24S’ils étaient finalement parvenus à s’accorder entre eux, les Balinais n’avaient pas pour autant réussi à convaincre le ministère de la Religion de la légitimité de l’agama Hindu Bali. Pour ce faire, les réformateurs vont mettre l’accent sur le contenu théologique et sur les implications éthiques de la religion, en même temps qu’ils s’efforçaient d’endiguer la propension ritualiste de leurs coreligionnaires, tout en réinterprétant leur héritage indo-javanais en référence aux dogmes et aux modes d’organisation de l’islam et du christianisme. Cherchant leur salut dans l’hindouisme, ils estimaient que les Balinais devaient retourner à la source de leur religion en renouant les liens trop longtemps rompus avec l’Inde. À leur initiative, des écoles religieuses furent ouvertes et des textes canoniques de l’hindouisme traduits en indonésien, tandis que des bourses permettaient à une poignée d’étudiants balinais d’aller se former en Inde. Mais il fallut aux Balinais attendre encore jusqu’à 1958 pour que, après une mobilisation vigoureuse de toutes les organisations religieuses de l’île, une section Hindu Bali soit finalement établie au sein du ministère de la Religion.
25Cette reconnaissance officielle de l’agama Hindu Bali a été obtenue à la faveur d’un double coup de force – à savoir, non seulement l’assimilation de la religion balinaise à l’hindouisme, mais encore l’acception de l’hindouisme comme un monothéisme, conforme à une conception théologique propre aux religions abrahamiques. C’est ainsi qu’en tant que religion dominante en Indonésie, l’islam a servi de modèle à l’instauration d’une religion balinaise, non seulement en définissant les conditions mises à sa reconnaissance par le ministère de la Religion mais également en informant la conception même que les réformateurs balinais se faisaient de ce que doit être une religion digne de ce nom.
26En 1959, un Conseil de la Religion hindoue balinaise – le Parisada Dharma Hindu Bali – était fondé dans le but de coordonner l’ensemble des activités afférentes à l’agama Hindu Bali. La stratégie du Parisada va consister à homogénéiser la pratique de la religion balinaise afin de présenter un front uni en tant que minorité hindoue dans une nation majoritairement islamique. Pour ce faire, ses dirigeants ont entrepris de réglementer les rites, de formaliser la prêtrise, de normaliser les temples, de compiler un canon théologique, de publier un catéchisme, de concevoir une prière hindoue et de dispenser une éducation religieuse à la population. Cette entreprise aboutissait à une scripturalisation de la religion balinaise, en ce sens que les rites étaient désormais censés être conformes aux textes et que l’orthopraxie devait être fondée sur une orthodoxie. À la différence des princes et des prêtres, qui ne faisaient qu’intercéder au nom de leurs sujets et de leurs ouailles, le Parisada veut enseigner aux Balinais ce qu’ils doivent croire et comment ils doivent pratiquer leur religion – une religion désormais censée être originaire de l’Inde et non plus de Majapahit.
27Cette hindouisation des pratiques rituelles indigènes reposait sur une démocratisation du savoir religieux, qui constituait une rupture radicale avec la conception traditionnelle d’une connaissance réservée à une élite de prêtres et de lettrés. C’est que désormais les Balinais devaient comprendre leur religion et y trouver un système cohérent de principes théologiques et de valeurs morales, afin de pouvoir la défendre contre le prosélytisme de l’islam et du christianisme. En outre, le monothéisme nouvellement imposé impliquait qu’au lieu de transactions collectives avec des entités immanentes du monde invisible (niskala), les hindous balinais devaient établir une relation personnelle de foi et de dévotion avec leur Dieu unique – Sang Hyang Widi. Ce qui impliquait une double différenciation, entre les « dieux » et les « ancêtres », ainsi qu’entre le « divin » et le « démoniaque ». Alors qu’il n’existait auparavant aucune ligne de démarcation claire entre les ancêtres et les dieux, mais plutôt une hiérarchie graduée d’ancêtres de plus en plus rituellement purifiés qui finissaient par se confondre avec les divinités, il devait y avoir désormais une dichotomie absolue entre les ancêtres humains et un Dieu transcendant. Et alors que les entités niskala étaient par nature ambivalentes, potentiellement bienveillantes ou malveillantes, Sang Hyang Widi était une figure entièrement positive.
28Si le nom agama Hindu Bali était encore marqué par son origine ethnique, il n’allait pas tarder à être remplacé par le nom agama Hindu tout court. Le fait est que la présence de populations balinaises établies en dehors de leur île devait permettre au Parisada d’étendre son influence en ouvrant des branches dans différentes provinces du pays. Coupés de leurs réseaux de temples et de leurs ancêtres divinisés, ces émigrés balinais avaient besoin d’une religion délocalisée, susceptible d’être transportée avec eux dans des manuels. Dans le but de renforcer la position de leur religion vis-à-vis de l’islam et du christianisme, les dirigeants du Parisada qui avaient étudié en Inde ont récusé le particularisme du nom agama Hindu Bali et préconisé le nom agama Hindu dans une perspective universaliste. À leur instigation, lors de son 1er congrès, en 1964, le Parisada Dharma Hindu Bali abandonnait toute référence à ses origines balinaises en s’intitulant désormais Parisada Hindu Dharma. Et lorsque l’année suivante le Président Sukarno arrêta la liste des religions reconnues par l’État, c’est l’agama Hindu et non l’agama Hindu Bali qui fut retenu.
29C’est ainsi qu’en luttant pour la reconnaissance de leur religion, les Balinais en sont venus à définir leur identité ethnique en termes d’agama Hindu. Mais c’est précisément du moment où ils se sont identifiés explicitement comme un îlot d’hindouisme dans un archipel islamique que l’on peut dater les prémisses d’une disjonction entre l’affiliation religieuse des Balinais et leur appartenance ethnique. Car cette identification entre ethnicité et religion n’allait pas tarder à se voir contrariée par un double mouvement d’indonésianisation et d’indianisation : d’une part, l’affiliation d’autres groupes ethniques indonésiens va conduire à dissocier l’agama Hindu de l’identité ethnique balinaise ; et d’autre part, l’influence croissante du néo-hindouisme indien sur l’agama Hindu va rendre le lien entre identité ethnique et identité religieuse de plus en plus problématique pour les Balinais.
30Une fois officiellement débarrassé de toute référence ethnique, l’agama Hindu n’était plus la propriété des seuls Balinais. De fait, sa reconnaissance lui a amené de nouvelles recrues dans le sillage des massacres de 1965-66 instaurant le régime de l’Ordre nouveau, qui ont provoqué l’affiliation de musulmans nominaux javanais désireux d’échapper à l’accusation d’athéisme qui les stigmatisait. Par la suite, ces derniers ont été rejoints par diverses minorités ethniques qui ont cherché refuge dans l’agama Hindu, réputé plus accommodant à l’égard des coutumes indigènes que le christianisme ou l’islam. Cette diffusion de l’agama Hindu en dehors de Bali a pris de telles proportions que les Balinais ont pu craindre de perdre le contrôle de la religion qu’ils avaient instituée. Mais ce qui apparaissait à certains Balinais comme une dépossession de leur religion était vécu par nombre d’hindous indonésiens comme une colonisation balinaise. De sorte qu’on note l’apparition d’une tension entre la balinisation des pratiques religieuses de divers groupes ethniques affiliés à l’agama Hindu et l’indonésianisation des pratiques religieuses balinaises dans le but de les détacher de leur origine ethnique.
31Cette tension n’allait pas tarder à se faire sentir au sein du Parisada. En 1986, après avoir ouvert des branches dans toutes les provinces du pays, le Parisada Hindu Dharma est devenu, lors de son 5e congrès, le Parisada Hindu Dharma Indonesia. Cette indonésianisation s’est caractérisée par l’ascension de non-Balinais ainsi que de jaba dans les instances dirigeantes du Parisada, jusqu’alors dominées par des triwangsa. Et lorsqu’en 1996, lors de son 7e congrès, le siège du Parisada sera transféré à Jakarta afin de mettre l’agama Hindu sur le même pied que les autres religions, il ne subsistera plus à Bali qu’une branche régionale du Parisada.
32La montée en force de l’islam politique en Indonésie dans les années 1990 va susciter une crispation des Balinais sur leur identité religieuse, glosée en termes de « renaissance hindoue » (Kebangkitan Hindu). Ce mouvement s’est traduit par l’émergence de nouvelles organisations religieuses, qui reprochaient au Parisada tout à la fois son conservatisme, sa soumission politique à l’Ordre nouveau et sa passivité envers les attaques islamiques à l’encontre de l’agama Hindu. Ces critiques étaient portées par deux courants socio-religieux qui répondaient à des finalités divergentes mais dont les acteurs étaient issus des mêmes milieux – les warga et les sampradaya.
33Le mouvement des warga renoue avec la lutte des jaba pour l’abolition des privilèges des triwangsa héritée de la période coloniale. Après l’indépendance, les principaux groupes titrés jaba se sont constitués en organisations formelles appelées warga, dans le but d’unifier tous les membres d’un groupe de parenté qui se considèrent, en vertu d’une relation généalogique présumée, les descendants d’un ancêtre commun. Leurs dirigeants se sont efforcés de faire reconnaître leurs droits contre les prérogatives des triwangsa et tout particulièrement d’abroger le monopole des brahmana sur la prêtrise initiée en promouvant le recours aux prêtres issus de leurs propres rangs. Sous la pression des warga, le Parisada avait décrété lors de son 2e congrès, en 1968, que tous les hindous pouvaient accéder à l’initiation et que tous les prêtres dûment initiés étaient également qualifiés pour officier aux mêmes cérémonies. Ce décrêt n’a pas réglé la question pour autant car, en dépit de la position officielle du Parisada, certains de ses dirigeants ont continué à défendre le privilège exclusif des brahmana.
34Tout en appuyant la demande des warga pour que leurs prêtres puissent officier à l’égal des padanda, les réformateurs ne se satisfaisaient plus d’une religion reconnue au niveau national. Se voulant partie prenante d’une communauté religieuse transnationale, ils se sont tournés vers l’Inde en quête d’inspiration tout autant que de validation. Cette indianisation s’est manifestée par l’organisation de pèlerinages aux lieux saints de l’Inde, par la promotion de rites védiques et de pratiques telles que le végétarisme, ainsi que par la diffusion de mouvements dévotionnels néo-hindous (sampradaya) – au premier rang desquels Sai Baba et Hare Krishna. La propagation de ces mouvements en Indonésie a suscité des résistances au sein du Parisada comme du ministère de la Religion, dont la crainte était de voir apparaître des scissions entre sectes concurrentes, qui viendraient affaiblir une communauté hindoue déjà fragilisée par sa position minoritaire et fragmentée qui plus est de par la diversité de ses origines ethniques.
35Il apparaît donc que cette « renaissance hindoue » a conduit en fait à un fractionnement de l’allégeance religieuse des Balinais hindous en trois obédiences distinctes – Hindu-Bali, Hindu-Indonesia et Hindu-India – qui vont s’avérer difficiles à réconcilier. Tout se passe désormais comme si ni la religion traditionnelle, attachée à l’exécution correcte des rites, ni même sa version officielle, soucieuse d’éthique et de théologie, ne satisfaisaient plus une portion croissante de Balinais, en quête de dévotion religieuse tout autant que de conviction personnelle. Cette minorité active veut universaliser son identité religieuse en détachant complètement l’agama Hindu de l’adat Bali et en embrassant pleinement le néo-hindouisme indien.
36Ce fractionnement des obédiences religieuses est en fait le produit d’une double ligne de clivage qui divise les Balinais selon deux registres distincts, quand bien même ils peuvent se recouper :
37– d’une part, une lutte de position statutaire entre les triwangsa, principalement les brahmana, et les jaba, tout particulièrement les warga roturiers ;
38– et d’autre part, une opposition entre les Balinais qui cherchent à préserver autant que faire se peut leurs traditions rituelles et ceux qui aspirent à universaliser l’agama Hindu en prenant modèle sur le néo-hindouisme indien, tout particulièrement les adeptes de sampradaya.
39La chute du Président Suharto en 1998 a débloqué le jeu politique et libéré les forces centrifuges dans les régions, en ouvrant une ère de réformes (Reformasi), caractérisée par une décentralisation administrative et une réaffirmation des identités culturelles, ethniques et religieuses, sur fond de crise économique et sociale. Grâce au tourisme, Bali a été moins touchée par cette crise que d’autres régions d’Indonésie, et sa relative prospérité a entraîné un afflux massif de travailleurs migrants en quête d’emploi – des musulmans pour la plupart. L’hétérogénéité croissante de la population de l’île a suscité le ressentiment des Balinais, marqué par des manifestations d’ostracisme à l’encontre des nouveaux arrivants.
40Les lois sur l’autonomie régionale, promulguées en 1999, vont être mises à profit par les Balinais pour restaurer les prérogatives traditionnelles de leur adat, qui leur avaient été indûment confisquées par l’État durant le régime de l’Ordre nouveau. Tel était l’objectif du décret provincial de 2001 sur le Desa Pakraman, qui restituait aux villages coutumiers la responsabilité de gérer leurs propres affaires. Afin de conférer au desa adat un caractère plus spécifiquement balinais, son nom a été modifié en desa pakraman. À la différence du mot adat, dont la connotation est à la fois coloniale et islamique, le terme pakraman est censé être dérivé du sanskrit et tirerait son autorité d’anciennes inscriptions balinaises.
41L’un des points les plus controversés de ce décret concernait le rôle attribué aux villages dans le contrôle de l’immigration. En définissant le desa pakraman comme une communauté religieuse hindoue, il établissait une discrimination entre les Balinais hindous, membres légitimes des institutions villageoises, et les résidents non-hindous, qui étaient stigmatisés en tant qu’étrangers à qui était refusée une participation pleine et entière à la communauté villageoise. En outre, alors que les réformateurs balinais s’étaient efforcés depuis des décennies d’universaliser leur religion en la détachant des traditions indigènes, le décret sur le Desa Pakraman subordonnait l’agama Hindu à l’adat Bali en faisant obligation aux Balinais hindous de se soumettre aux réglementations coutumières locales. En conséquence, on a assisté à une recrudescence du ritualisme balinais, que les réformateurs avaient vainement tenté de réduire.
42La résurgence de l’adat balinais a ravivé les tensions entre la vieille garde du Parisada et les réformateurs aspirant à sa régénération, mettant aux prises une faction traditionaliste repliée sur Bali et une faction moderniste tournée vers l’Inde. Ces dissensions ont précipité une crise au sein du Parisada, qui a éclaté lors de son 8e congrès en 2001. La branche balinaise, dominée par des brahmana, a refusé certaines des décisions adoptées par le congrès, en particulier la nomination d’un laïc à la présidence du Parisada, jusqu’alors réservée aux padanda, et plus généralement la montée en force dans ses instances dirigeantes de non-Balinais, de membres des warga et d’adeptes des sampradaya. Quelques semaines plus tard, le Parisada Bali réunissait son propre congrès à Campuan. Accusant les instances nationales de trahir les valeurs culturelles balinaises en voulant abusivement indianiser l’agama Hindu, le congrès de Campuan refusait l’admission des sampradaya au sein du Parisada et exigeait la nomination d’un padanda à sa présidence. Le Parisada Pusat désavouait peu après le Parisada Campuan et suscitait la convocation d’un congrès concurrent à Besakih. Et une fois que le Parisada Besakih eut dûment ratifié les décisions du 8e congrès, il était reconnu comme la branche balinaise officielle du Parisada. De son côté, le Parisada Campuan déclarait qu’il ne reconnaissait plus le Parisada Pusat, tandis que plusieurs des fondateurs historiques du Parisada s’en retiraient. La scission du Parisada Bali était consommée.
43Durant les années qui ont suivi, chacun des deux Parisada Bali s’est présenté comme le représentant légitime de la communauté hindoue balinaise, tout en s’efforçant de rallier l’adhésion des Balinais sur ses positions. Si le Parisada Besakih avait l’appui de la classe moyenne urbaine, le Parisada Campuan était nettement plus en phase avec la population villageoise. La situation est demeurée en l’état jusqu’à la réunion du 9e congrès national du Parisada en 2006, qui a entériné le désaveu du Parisada Campuan. En 2007, ses dirigeants convoquaient leur propre congrès, qui préconisait d’en revenir à la « vraie nature » (jati diri) de la religion balinaise – à savoir, l’agama Hindu Bali – signifiant ainsi qu’elle trouvait ses origines à Majapahit plutôt qu’en Inde. Et à cette même occasion, ils décidaient de reprendre à leur compte l’intitulé initial du Parisada Dharma Hindu Bali, mettant de fait un terme au dualisme du Parisada Bali.
44Quand bien même il s’avère effectivement une façon de légitimer certaines pratiques religieuses traditionnelles, le retour à l’agama Hindu Bali est bien davantage qu’un repli sur le particularisme balinais de la part d’une poignée d’irréductibles réactionnaires, comme le soutiennent leurs adversaires. La scission du Parisada Bali est en effet l’aboutissement de multiples clivages et ne saurait se réduire à un différend théologique. Elle procède tout d’abord de tensions récurrentes entre jaba et triwangsa, et plus particulièrement de la volonté des warga roturiers d’abolir le monopole des brahmana sur la prêtrise initiée. Elle renvoie également à la tentative de certaines élites nobiliaires balinaises de se réapproprier la mainmise sur la vie religieuse à Bali pour mettre fin à la fois à son indonésianisation et à son indianisation, en reprenant possession de la direction du Parisada qui leur échappait depuis que son siège s’est installé à Jakarta en 1996. Le point crucial est le déplacement du centre de gravité du Parisada en dehors de Bali, avec l’emprise croissante de non-Balinais ainsi que de membres de warga sur sa direction au détriment des padanda, et l’ascendance des sampradaya affairés à expurger les pratiques religieuses balinaises traditionnelles dans l’intention d’imposer leurs propres rites.
45Au fil des ans, le conflit entre les deux factions balinaises s’est quelque peu atténué, quand bien même les raisons de son déclenchement n’ont jamais été vraiment traitées. À mon sens, le retour à l’agama Hindu Bali peut être interprété comme une volonté d’en revenir à une acception originelle de l’agama, non affectée par les accrétions islamiques et chrétiennes, lorsque l’agama n’avait pas encore été dissocié de l’adat. On pourrait avancer que le Parisada Dharma Hindu Bali a tenté de recouvrer le pouvoir de qualifier d’agama ce qui relève de l’adat aux yeux du Parisada Hindu Dharma Indonesia, tout comme ce dernier avait revendiqué en son temps le pouvoir de désigner comme agama ce que le ministère de la Religion avait classifié comme adat. Dans cette perspective, les promoteurs de l’agama Hindu Bali s’opposent ouvertement au processus d’universalisation de la religion balinaise en cherchant à la relocaliser. Ce faisant, ils font preuve d’un sens accru de l’autonomie balinaise, ce qui n’aurait pas été concevable du temps l’Ordre nouveau.
46L’avènement de la Reformasi n’a pas seulement ouvert une ère de réformes démocratiques, mais elle a également entraîné une islamisation croissante de la société indonésienne. De nouveaux partis et organisations islamiques ont vu le jour, qui demandaient une reconnaissance officielle de l’islam comme fondement de l’État tout en cherchant à imposer la mise en œuvre de ses principes dans la vie privée et publique. De manière plus dramatique, la résurgence de l’islam politique s’est manifestée par des flambées de violence communautaire et des actes de terreur perpétrés à l’encontre des minorités religieuses. L’île de Bali a été la cible d’un attentat islamiste meurtrier en 2002 – suivi d’un second en 2005 – qui a traumatisé les Balinais et les a convaincus qu’ils étaient en état de siège.
47Outre quelques tentatives plutôt inefficaces pour fermer leur île aux étrangers, le sentiment d’insécurité provoqué par cet attentat a donné lieu à une nouvelle formulation de la balinité. Au cours des mois qui ont suivi, un groupe de journalistes, d’universitaires et de politiciens a lancé le slogan Ajeg Bali (« Bali debout »), qui allait devenir une référence obligatoire dans les discours publics balinais pour les années à venir. Cette initiative se donnait pour objectif de défendre l’identité balinaise contre les menaces qui l’assaillent de toutes parts – non seulement le terrorisme, mais également le fait que les Balinais ont perdu le contrôle de leur île, qui est exploitée par les investisseurs étrangers, envahie par les travailleurs immigrés, et menacée par l’islam et le christianisme.
48Loin d’inciter les Balinais à resserrer les rangs face aux menaces extérieures, cependant, la campagne Ajeg Bali a suscité des critiques contradictoires dans l’île. Les intellectuels progressistes lui reprochaient de figer la société balinaise en préservant des coutumes et des valeurs dépassées afin de renforcer les privilèges abusifs des élites conservatrices dont le pouvoir avait été mis en péril par la Reformasi. Ils dénonçaient une idéologie xénophobe, qui attisait une crispation identitaire en érigeant des frontières entre Balinais et non-Balinais, et en suscitant un fondamentalisme hindou en réponse à la menace islamique.
49Alors que les intellectuels progressistes associaient Ajeg Bali à la poussée d’un fondamentalisme hindou, les réformateurs religieux accusaient ses instigateurs de promouvoir une identité balinaise culturelle et ethnique au détriment de l’agama Hindu. Ils faisaient valoir que si l’objectif était de préserver la culture balinaise, les Balinais musulmans et chrétiens étaient tout aussi concernés que les Balinais hindous. Et si tel était le cas, les Balinais seraient condamnés à connaître le sort des Javanais après la venue de l’islam, lorsque ces derniers ont abandonné leur religion tout en conservant leur culture. Si en revanche l’objectif était de défendre l’agama Hindu contre la pression de l’islam et du christianisme, le mot d’ordre à promouvoir devait être non pas Ajeg Bali mais Ajeg Hindu. Tant que l’agama Hindu sera ajeg à Bali, la culture balinaise sera ajeg elle aussi, car la culture balinaise prend sa source dans l’agama Hindu.
50Le slogan Ajeg Bali appartient désormais au passé. Pour autant, les problèmes auxquels il était censé répondre n’ont pas disparu, l’empiètement de l’islam et du christianisme à Bali étant plus alarmant que jamais. Le fait est que l’agama Hindu est menacé non seulement par la présence massive d’immigrants musulmans et par les agressions islamistes, mais aussi par l’augmentation marquée des conversions à l’islam et au christianisme, au point que les Balinais hindous commencent à craindre de devenir à terme une minorité dans leur propre île. Pour prévenir les conversions et en ramener les victimes dans le giron de l’agama Hindu, les activistes hindous ont appelé à prendre des mesures pour défendre la communauté hindoue contre le prosélytisme islamique et chrétien, tout en dénonçant l’impuissance du Parisada à cet égard.
51En réponse à ces critiques, les dirigeants du Parisada vont prendre une initiative particulièrement ambitieuse. Dans le but de renforcer la position de l’agama Hindu, ils ont cherché à rasssembler la communauté hindoue, non seulement indonésienne mais universelle, en faisant de Bali le centre mondial de l’hindouisme. Pour ce faire, le Parisada s’est affilié à la World Hindu Federation, une organisation fondée en 1981 sous le patronage du roi du Népal pour coordonner les activités des mouvements hindous du monde entier. La World Hindu Federation s’est trouvée très affaiblie par la chute de la royauté népalaise en 2008, et ses dirigeants ont cherché depuis lors à renforcer leur organisation. À l’issue du 10e congrès du Parisada en 2011, son président a rencontré les dirigeants de la World Hindu Federation en Inde, et ils ont décidé de lancer une nouvelle organisation qui serait le pendant de ce que l’Organisation de la Coopération islamique est pour les musulmans. Un World Hindu Summit a été convoqué à cette intention en 2012 à Bali, qui a convenu d’établir à Denpasar un World Hindu Centre chargé d’instaurer un World Hindu Parisad, avec pour mission d’unifier les hindous, de coordonner leurs activités et de promouvoir l’Hindu Dharma dans le monde. Un second World Hindu Summit a été organisé en 2013, qui a officialisé la fondation du World Hindu Centre et du World Hindu Parisad, placés sous la présidence du Parisada. À cette occasion, il a été décidé de programmer des réunions annuelles à Bali, intitulées World Hindu Wisdom Meet, pour débattre des problèmes et des défis auxquels sont confrontés les hindous de par le monde et apporter les solutions pour y faire face.
52Les initiateurs de cet ambitieux projet y ont vu l’opportunité de dépasser les divisions qui affaiblissent la communauté hindoue, tant à Bali que dans le reste de l’Indonésie. Il s’agissait avant tout de fournir aux Balinais un soutien international face à la pression croissante de l’islam et du christianisme, en établissant des liens institutionnels avec de puissants réseaux hindous à l’échelle mondiale. Cela étant, on peut se demander ce qui peut résulter de leurs efforts, car l’écart entre les objectifs affichés et les moyens disponibles est flagrant. Non seulement les Balinais sont minés par leurs divisions et par leur faible capacité organisationnelle, mais plusieurs dirigeants du World Hindu Parisad m’ont admis qu’ils se heurtaient à de fortes résistances – aussi bien balinaises qu’indonésiennes et indiennes. Quant aux Balinais dans leur ensemble, force est de constater que, pour la plupart, ils apparaissent indifférents à cette entreprise, quand ils n’en sont pas tout bonnement ignorants. Et il ne manque pas de critiques pour observer que le Parisada n’est même pas capable de régir l’agama Hindu dans les villages balinais, comment pourrait-il prétendre se faire le chantre de l’hindouisme dans le monde ?
53Toujours est-il qu’avec la fondation du World Hindu Parisad, le clivage s’est encore creusé entre les Balinais soucieux de préserver la spécificité de leurs traditions religieuses et ceux qui aspirent à réformer les pratiques locales en les conformant à un néo-hindouisme universaliste. Ce clivage témoigne de la désintégration de la construction discursive de Kebalian, déchirée entre deux référents alternatifs – adat et agama –, qui a provoqué une fragmentation conflictuelle de l’identité religieuse balinaise. Avec un désaccord croissant sur la question de savoir si l’adat doit être religionisé ou l’agama traditionalisé, ce qui constitue la « religion » à Bali n’est plus un champ unifié de pratiques et de croyances, mais elle est devenue une arène contestée où se jouent des enjeux de nature à la fois politique, ethnique et religieuse. Alors que les fondamentalistes hindous s’évertuent à inventer une religion à vocation universaliste conforme à leur vision idéalisée de l’Inde védique, les élites conservatrices s’efforcent de recouvrer leur légitimité en référence à Majapahit, tandis que la population rurale est portée à se réfugier dans le giron familier de la communauté villageoise. Dès lors en effet que ce qui définit les Balinais en tant que minorité hindoue en Indonésie n’est plus leur propriété exclusive, dès lors que leur identité religieuse est devenue controversée, il est compréhensible que confrontés à ce qu’ils perçoivent comme une menace exogène, les Balinais aspirent à se replier sur l’intimité de leur adat.
54On a donc affaire à un double processus : conjointement à l’universalisation de l’agama Hindu, on assiste à un mouvement inverse de relocalisation, avec un retour à l’agama Hindu Bali et une résurgence de l’adat Bali et des pratiques rituelles qui lui sont associées. Tel est le dilemme de la balinité : alors que pour obtenir la reconnaissance de leur religion par l’État indonésien, les Balinais avaient dû dissocier leur affiliation religieuse de leur appartenance ethnique en établissant une discrimination entre agama et adat, après le relâchement du contrôle étatique permis par la Reformasi, on observe un brouillage de la démarcation entre adat et agama, avec des tentatives de réunification des identités religieuse et ethnique balinaises.
55Rétrospectivement, il apparaît que si elle a bien permis aux Balinais de se soustraire au prosélytisme islamique et chrétien, l’hindouisation de leur religion s’est faite au prix d’une dénégation. Loin de restaurer leur héritage indien comme ils le prétendent, au prix d’une rationalisation interne et d’un alignement sur le néo-hindouisme, les réformateurs balinais se sont en réalité coupés de leurs racines religieuses. En renonçant à leurs pratiques ancestrales, fussent-elles d’origine indienne, pour embrasser une orthodoxie néo-hindoue qui leur était parfaitement étrangère, ils croyaient pouvoir combattre les religions abrahamiques sur leur propre terrain. Ce faisant, ils en sont venus à s’approprier les critères islamiques de ce que doit être une vraie religion, et ce bien avant que le ministère de la Religion n’impose ses exigences pour la reconnaissance officielle de la religion balinaise. L’évolution sémantique du terme agama rend bien compte de cette substitution, puisque de textes relatifs au shivaïsme tantrique il en est venu à désigner une conception de la religion propre à l’islam et au christianisme.
56À l’instar d’autres groupes ethniques de par le monde, les Balinais s’efforcent de se prémunir contre les empiètements de la globalisation en se raccrochant à leurs racines présumées. Tant et si bien qu’ils sont enclins à se réfugier dans une définition primordiale de leur balinité à un moment où la frontière entre le dedans et le dehors de Bali s’avère de plus en plus difficile à délimiter, ne serait-ce qu’en raison de l’hétérogénéité croissante de sa population – non seulement des Indonésiens de diverses origines ethniques et de différentes confessions, mais encore des milliers de résidents étrangers installés à demeure, sans oublier bien sûr les millions de touristes de passage.
57Bali se trouve aujourd’hui dans une situation paradoxale. D’un côté, le tourisme a ouvert l’île et accru sa dépendance à l’égard du monde extérieur. Mais de l’autre, leur particularisme religieux, leur penchant ethnocentrique et les périls dont ils se sentent menacés ont conduit les Balinais à se replier sur leur identité et à développer une mentalité obsidionale, qui ne les prépare guère à résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés.
Pour citer cet article
Référence papier
« Conclusion. Le dilemme de l’identité balinaise », Archipel, Hors-Série N°3 | 2024, 331-347.
Référence électronique
« Conclusion. Le dilemme de l’identité balinaise », Archipel [En ligne], Hors-Série N°3 | 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024, consulté le 06 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/3849 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12lia
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page