Chapitre 5. La religion balinaise en quête de reconnaissance (1942-1958)
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1Au terme de la période coloniale, les Balinais n’étaient pas encore parvenus à s’entendre sur la nature de leur religion. Leurs débats sur la relation de l’agama Bali avec l’adat, d’une part, et l’agama Hindu, d’autre part, les avaient toutefois préparés à faire face aux pressions imposées à leur identité ethnique et religieuse après l’intégration de leur île à la République d’Indonésie. C’est qu’une fois construites les catégories agama et adat le problème demeurait de les discriminer expressément, problème à la fois épineux et inéluctable dans la mesure où elles étaient perçues simultanément comme trop similaires et nécessairement séparées.
2Contrairement à ce qu’ont pu avancer certains auteurs étrangers, ce n’est pas que l’unité originelle de l’agama et de l’adat se soit désagrégée du fait de l’incorporation de Bali dans un État colonial, car il s’agit là comme on l’a vu de catégories conceptuelles étrangères, qui ont dû être appropriées et réinterprétées par les Balinais pour leur usage propre. Ce n’est même pas non plus simplement, comme le pensent aujourd’hui les intellectuels balinais, que face au prosélytisme musulman et chrétien les Balinais aient cherché refuge dans leur religion. Car pour ce faire, il leur aura fallu au préalable concevoir l’idée même de « religion balinaise » sur le modèle de l’islam et du christianisme. Ils n’avaient en effet jusqu’alors aucune notion d’un système de croyances et de pratiques susceptible d’être distingué des autres aspects de leur vie pour être qualifié de « religion » et auquel on pourrait se « convertir » – et encore moins que cette religion était l’« hindouisme ». Ce qui impliquait pour eux tout d’abord de détacher le sens du mot agama de celui du mot dharma, puis de différencier explicitement les acceptions respectives de « religion », de « droit » et de « tradition ».
3À mon sens, la formation des catégories agama et adat résulte de la conjonction de plusieurs processus de différenciation : la distinction opérée par les fonctionnaires néerlandais entre la tradition religieuse et l’administration séculière ; la codification de l’adatrecht balinais par des juristes coloniaux ; la nécessité de circonscrire les sphères rituelle et sociale dans les villages où des Balinais s’étaient convertis au christianisme ; et la volonté croissante de dissocier la religion de la tradition manifestée par l’intelligentsia réformatrice balinaise. De sorte qu’en instaurant un contraste plus accusé entre « nous » (kita) et « les autres » (kaum sana), la confrontation coloniale n’a pas seulement permis aux Balinais de se penser comme un « peuple » (bangsa), une entité singulière, mais elle a également contribué à tracer des démarcations conceptuelles entre des domaines jusqu’alors indifférenciés au sein même de leur société.
4Cette séparation conceptuelle de l’agama et de l’adat avait en fait commencé lorsque les réformateurs balinais ont cherché un nom pour leur religion, initiant ainsi une objectivation de la religion en tant que domaine distinct de croyances et de pratiques. Mais si les Néerlandais avaient dépolitisé l’adat en détachant le pouvoir politique de l’autorité coutumière, à l’époque coloniale la religion demeurait fondue dans la tradition. En revanche, à partir du moment où ils sont devenus des citoyens indonésiens, les Balinais allaient être contraints de dissocier la religion de la tradition : pour que leurs rites accèdent au statut d’agama, il leur faudra en principe les différencier de ce qui était considéré comme relevant de l’adat. À vrai dire, les Balinais réussiront à obtenir la reconnaissance de leur religion avant même d’être parvenus à discriminer clairement ce qui est du ressort de l’agama et ce qui revient à l’adat. Ce n’est qu’une fois la position de leur religion officiellement établie en Indonésie qu’ils entreprendront effectivement ce travail de discrimination, lequel se poursuit encore de nos jours.
Ketuhanan Yang Maha Esa
- 1 En 1912, l’organisation islamique moderniste Muhammadiyah (« Les Disciples de Muhammad ») a été fon (...)
5Durant la période coloniale, l’islam indonésien était marginalisé et étroitement surveillé par le gouvernement. Peu après la capitulation néerlandaise, en mars 1942, les autorités d’occupation japonaises ont entrepris de gagner à leur cause la communauté musulmane indonésienne dans le but de contrecarrer l’influence occidentale (Benda 1983). Pour ce faire, ils ont institué un Bureau des Affaires religieuses (Kantor Urusan Agama), qui a succédé au Bureau colonial des Affaires indigènes (Kantoor voor Inlandsche Zaken), établi en 1899 pour conseiller le gouvernement sur la politique islamique. En novembre 1943, ils ont regroupé toutes les organisations musulmanes existantes, modernistes et traditionalistes1, dans un Conseil consultatif des Musulmans d’Indonésie, le Masyumi (Majelis Syuro Muslimin Indonesia), dont ils ont fait un interlocuteur privilégié (Madinier 2012). Lorsque la défaite du Japon devint prévisible, les dirigeants du Masyumi, confortés par un sentiment accru de leur importance, étaient convaincus que l’islam allait s’imposer comme religion officielle de la future Indonésie indépendante (Indonesia Merdeka).
- 2 Le circonfixe Ketuhanan est composé sur la base Tuhan qui signifie « Seigneur », et par extension « (...)
6Le 29 avril 1945, pour contrer l’approche des forces alliées, les Japonais ont accepté la formation d’un Comité d’Étude pour la Préparation de l’Indépendance de l’Indonésie (Badan Penyelidik Usaha-usaha Persiapan Kemerdekaan Indonesia, BPUPKI), qui fut rapidement mis à profit par les dirigeants nationalistes indonésiens. Ces derniers se sont d’emblée divisés sur la question du fondement du futur État indonésien (dasar negara), opposant le « groupe islamique » (golongan Islam) au « groupe nationaliste » (golongan kebangsaan). Les premiers, arguant de leur écrasante majorité dans le pays, voulaient instaurer un État islamique. Ce que refusaient les seconds (musulmans pour la plupart), qui craignaient qu’une telle décision n’aliène les chrétiens et les diverses minorités religieuses – sans parler des abangan javanais et d’autres musulmans nominaux, inquiets de la possibilité juridique d’imposer une adhésion stricte à l’islam – et plaidaient en faveur d’un État dans lequel les affaires religieuses et politiques seraient séparées. Le 1er juin, Sukarno, le dirigeant nationaliste le plus influent, s’est efforcé de sortir de l’impasse en énonçant les cinq principes (Pancasila) qui devraient servir de fondements philosophiques à l’État indonésien, qui ne serait ni un État islamique ni un État séculier. Le cinquième principe était la « Croyance en Dieu » (Ketuhanan)2. Pour Sukarno, les citoyens indonésiens devaient être libres de professer la religion de leur choix, aucune religion ne devant se voir accorder une position officielle, ni même privilégiée – pas même l’islam, en dépit de sa position dominante dans le pays.
7La proposition de Sukarno ne fut pas acceptée par le groupe islamique, qui voulait inclure dans la future Constitution une clause spécifiant que « la religion de l’Indonésie est l’islam ». Le 22 juin, la confrontation a finalement débouché sur un compromis, la Charte de Jakarta (Piagam Jakarta), qui devait devenir le préambule de la Constitution et dont la formulation portait la marque du groupe islamique. Tout d’abord, la « foi en Dieu » devint le premier des cinq principes, auquel les autres étaient subordonnés. En outre, une clause lui était adjointe, qui faisait obligation aux musulmans de se conformer à la loi islamique ([Ketuhanan] dengan kewajiban menjalankan Syariat Islam bagi pemeluk-pemeluknya). Et enfin, l’indépendance de l’Indonésie devait être proclamée « Par la Grâce d’Allah le Tout-Puissant » (Atas Berkat Rahmat Allah Yang Maha Kuasa) (Boland 1982 : 23-27 ; Elson 2009). La Charte de Jakarta entérinait ainsi une citoyenneté indonésienne différenciée sur le plan religieux, en établissant une discrimination entre musulmans et non-musulmans.
- 3 Il semble que les délégués musulmans aient accepté la proposition de Hatta parce qu’ils étaient con (...)
- 4 « (1) Negara berdasarkan atas Ketuhanan Yang Maha Esa. (2) Negara menjamin kemerdekaan tiap-tiap pe (...)
8Après la capitulation du Japon le 15 août 1945, Sukarno et Mohammad Hatta proclamèrent l’indépendance le 17 août, et un nouveau Comité préparatoire pour l’Indépendance de l’Indonésie (Panitia Persiapan Kemerdekaan Indonesia, PPKI) était convoqué pour rédiger la Constitution. En raison de l’opposition du groupe nationaliste, et alors que les délégués chrétiens de l’Indonésie orientale menaçaient de se séparer de la République, Hatta demanda, au nom de l’unité nationale, que l’obligation pour les musulmans de se conformer à la loi islamique ne soit pas incluse dans le préambule, tout en proposant comme concession au groupe islamique que l’expression « Croyance en Dieu » (Ketuhanan) soit renforcée en devenant la « Croyance en un Dieu unique » (Ketuhanan Yang Maha Esa, une formulation combinant judicieusement le malais et le sanskrit de façon à accommoder le tawhid islamique)3. Et à la demande du délégué des Petites Îles de la Sonde, le juriste balinais I Gusti Ketut Pudja, le nom arabe Allah fut remplacé par le mot indonésien Tuhan dans l’expression « Par la Grâce du Dieu Tout-Puissant » (Elson 2009 : 121). Dans sa version finale, l’article 29 de la Constitution de 1945 proclamait : « (1) L’État est fondé sur la croyance en un Dieu unique. (2) L’État garantit la liberté de chaque habitant de professer la religion de son choix et de pratiquer selon sa religion (agama) et sa croyance (kepercayaan) »4. Si donc la liberté de culte était garantie par la constitution indonésienne, la liberté de conscience ne l’était pas, sans même parler de l’athéisme. Selon Bernard Johan Boland, « the new Indonesia came into being neither as an Islamic State according to orthodox Islamic conceptions, nor as a secular state which would consider religion merely a private matter » (Boland 1982 : 38 ; voir Ichwan 2012 : 5-13).
- 5 L’émergence, au début du XXe siècle, de mouvements mystiques à Java et leur dissociation de l’islam (...)
- 6 L’appellation aliran kepercayaan désigne les mouvements spirituels et les cultes syncrétiques consi (...)
9Le retrait de la Charte de Jakarta devait demeurer une source de polémiques pour les décennies à venir, avec des tentatives répétées de la part des partis islamiques pour la réinsérer dans la Constitution. En outre, l’article 29 recelait certaines ambiguïtés qui n’allaient pas manquer de susciter des controverses. Tout d’abord, il ne définissait pas clairement la relation entre la religion et l’État et, en particulier, il ne précisait pas dans quelle mesure le gouvernement pouvait s’immiscer dans la vie religieuse des citoyens indonésiens. Ensuite, il ne spécifiait pas quelles religions étaient conformes au premier principe du Pancasila et devaient donc être reconnues comme agama. Alors que pour les nationalistes islamiques, Ketuhanan Yang Maha Esa impliquait un monothéisme exclusif, conformément au principe islamique de l’unicité de Dieu (tawhid), les nationalistes séculiers l’interprétaient de manière nettement plus inclusive comme un simple hommage à une divinité suprême. Enfin et surtout, il existait des divergences flagrantes autour de la notion de « croyance » (kepercayaan) (Butt 2020), rajoutée sous la pression des représentants de mouvements mystiques javanais (aliran kebatinan)5. Selon ces derniers, « croyance » et « religion » étaient placées sur le même plan par la Constitution, qui reconnaissait la légitimité de l’une et de l’autre, permettant ainsi aux Indonésiens le choix entre l’une ou l’autre option. Pour les musulmans au contraire, seule la « religion » est le fait d’une révélation divine, alors que les « croyances » ne sont que d’origine humaine, tout comme l’adat. La résolution de ce différend était d’importance pour ce qui concerne le statut des religions ethniques (agama suku) et celui des « courants de croyance » (aliran kepercayaan) dans l’Indonésie indépendante6.
- 7 En 1966, le ministère de la Religion a été renommé Departemen Agama (Depag), puis est redevenu Keme (...)
- 8 Héritage de la période coloniale, le catholicisme (agama Katolik Roma) et le protestantisme (agama (...)
10Après la nomination de Sukarno comme président et de Hatta comme vice-président de la République d’Indonésie le 18 août 1945, le Comité préparatoire pour l’Indépendance de l’Indonésie s’est réuni pour décider de la structure du nouveau gouvernement. Il fut proposé de créer un ministère de la Religion, mais les représentants chrétiens s’y sont opposés et les affaires religieuses ont été attribuées au ministère de l’Éducation. La même proposition fut de nouveau présentée en novembre par les membres musulmans du Comité national indonésien central (Komite Nasional Indonesia Pusat, KNIP), un parlement provisoire doté d’un groupe de travail consultatif créé pour remplacer le PPKI, dirigé par le premier ministre récemment nommé, Sutan Sjahrir. Le 3 janvier 1946, à titre de concession au groupe islamique et dans le but d’obtenir l’appui des milieux musulmans au gouvernement républicain, un ministère de la Religion de la République d’Indonésie (Kementerian Agama Republik Indonesia, KAGRI)7 fut créé par le décret présidentiel n° 1/SD/1946, avec des bureaux régionaux répartis sur l’ensemble du territoire indonésien. Initialement conçu pour promouvoir les intérêts des seuls musulmans, le KAGRI fut élargi le 20 novembre 1946 au christianisme (agama Nasrani), reconnu en tant que « religion du Livre », avec deux sections, l’une pour les protestants et l’autre pour les catholiques (Boland 1982 : 105-112)8.
11En dépit de l’élargissement de ses attributions, cependant, le ministère de la Religion est demeuré dédié au service de la communauté musulmane et ses dirigeants se sont employés à islamiser l’État indonésien. Mais si la création du KAGRI fut essentiellement une concession au groupe islamique, elle a également fourni au gouvernement un instrument pour surveiller les communautés religieuses et leurs pratiques. Et alors que le ministère de la Religion était un bastion des musulmans santri, qui s’efforçaient de l’utiliser pour amener les abangan javanais et autres musulmans nominaux à se conformer plus strictement aux obligations de l’islam, le ministère de l’Éducation et de la Culture (Kementerian Pendidikan dan Kebudayaan) était aux mains de nationalistes séculiers javanais, inspirés par les idées du Budi Utomo, du Taman Siswa et de la Société Théosophique, et protecteurs des mouvements mystiques kebatinan.
12Après quatre années de lutte armée contre le retour des Néerlandais, qui avaient entrepris de reconquérir leur ancienne colonie, la souveraineté de l’Indonésie fut d’abord reconnue sous une forme fédérale le 27 décembre 1949 (Republik Indonesia Serikat, RIS), et le 17 août 1950 la République d’Indonésie fut finalement instaurée en tant qu’État unitaire, avec un régime parlementaire et Sukarno pour président (Kahin 1952). Au cours des années suivantes, des groupes de musulmans radicaux se sont efforcés d’imposer un État islamique et ont fomenté des mouvements sécessionnistes qui ont menacé l’intégrité territoriale de l’Indonésie. Ces mouvements, qui ont perduré jusque dans les années 1960, justifient la méfiance persistante des élites politiques à l’égard de l’islam, et leur échec explique le ressentiment des musulmans indonésiens, frustrés de n’avoir pas acquis la reconnaissance et l’influence auxquelles ils estiment avoir droit.
13Pour saisir la portée conceptuelle de la « religion » dans l’Indonésie indépendante, il convient d’examiner ce qui a été inclus dans le statut normatif de l’agama et ce qui en a été exclu. Alors que la Constitution de 1945 (tout comme la Constitution fédérale de 1949 et la Constitution unitaire provisoire de 1950, demeurée en vigueur jusqu’au retour à la Constitution de 1945 en 1959) garantissait une (relative) liberté religieuse aux citoyens indonésiens (Ropi 2016 : 134-139), le ministère de la Religion s’est efforcé de restreindre la définition légale des religions officiellement agréées, conformément à la conception islamique de l’agama – à savoir, une religion exclusiviste, scripturaliste, universaliste et prosélyte. De sorte que si l’islam n’est pas devenu la religion officielle de l’Indonésie, ses partisans ont effectivement réussi à imposer leur propre conception des rapports entre le religieux et le politique (Menchik 2014, Ropi 2017). C’est ainsi qu’à partir de 1952, le KAGRI s’est employé à formuler une définition juridique de la religion : pour être officiellement reconnue comme agama (agama yang diakui), une religion doit professer une théologie strictement monothéiste conforme à la doctrine de l’unicité de Dieu (tawhid), avoir été révélée par un prophète dont la parole est consignée dans un livre saint, posséder un corpus de lois unifié et des lieux de culte réguliers pour ses adeptes, disposer d’une reconnaissance internationale et ne pas être limitée à un groupe ethnique particulier.
14Cette définition restrictive était conçue pour accommoder les trois religions abrahamiques révélées (agama samawi) : l’islam, le christianisme et le judaïsme. Elle excluait plusieurs catégories du statut d’agama : les traditions religieuses non révélées de populations non musulmanes et non chrétiennes telles que les Balinais et les Indonésiens d’origine chinoise ; les abangan et les aliran kebatinan javanais aux conceptions hétérodoxes ; les religions tribales « animistes » (agama suku) des minorités ethniques périphériques ; ainsi que les « nouvelles religions » (agama baru), inspirées par des prophètes autoproclamés. Tous ces groupes étaient relégués dans la catégorie résiduelle des « peuples n’ayant pas encore de religion » (orang yang belum beragama), une désignation infamante associée à l’arriération sociale et aux superstitions, et impliquant une situation appelée à changer. Alors que les pratiquants des religions ethniques étaient ciblés par le prosélytisme islamique ou chrétien, il était entendu que les abangan, les groupes kebatinan et les adeptes de nouvelles religions – regroupés par le ministère de la Religion sous l’étiquette aliran kepercayaan – étaient incités à « retourner dans le giron de leur religion d’origine » (kembali ke agama induknya), à savoir, l’islam.
15Au regard des conditions imposées par le KAGRI, les Balinais ne pratiquaient pas une véritable « religion » (agama) mais n’avaient que des « croyances » (kepercayaan), qui présentaient le double défaut de leur être particulières et de ne pas former un ensemble cohérent et unifié pour l’ensemble de l’île. En ce sens, la religion balinaise était censée relever de l’adat et non de l’agama. En conséquence, si les Balinais voulaient éviter d’avoir à se convertir à l’islam ou au christianisme, ils devaient réformer leur religion afin de la rendre éligible au statut d’agama. Pour ce faire, la religion balinaise devait être rationalisée et redéfinie en termes transcendants et monothéistes de façon à acquérir les attributs d’une « religion du Livre ».
16Avant que leur religion puisse prétendre au titre d’agama, les Balinais devaient donc s’accorder sur les réponses à apporter aux conditions stipulées par le ministère de la Religion – il leur fallait en l’occurrence décider du nom de leur religion, de celui de leur Dieu unique, de leur prophète et de leur livre saint. Ils devaient de surcroît arracher leur religion aux limites de leur île et aux particularismes de leur identité ethnique, de façon à pouvoir en faire une religion à vocation universaliste. En d’autres termes, pour faire reconnaître leur religion, les Balinais devaient accepter de s’en laisser déposséder.
- 9 Si un certain nombre de publications font état des efforts des Balinais pour réformer leur religion (...)
17La première question à régler pour les Balinais était de s’entendre sur le nom de leur religion. Ce n’est qu’après de longs débats que les représentants des principales organisations religieuses de l’île ont opté pour le nom agama Hindu Bali (la « religion hindoue balinaise »). Mais s’ils étaient finalement, non sans mal, parvenus à s’accorder entre eux, les Balinais n’avaient pas pour autant réussi à convaincre le KAGRI de la légitimité de leur religion. Il leur faudra encore des années de lobbying acharné pour que l’agama Hindu Bali soit reconnue par le ministère de la Religion9.
À la recherche d’un nom
18En 1938, le pouvoir des huit anciens rajas balinais avait été restauré par le gouvernement colonial néerlandais, qui leur avait accordé une certaine autonomie de gestion au sein de leurs royaumes respectifs (negara) en leur conférant le statut d’« administrateurs autonomes » (zelfbestuurders landschapen). Des Conseils consultatifs (Paruman Negara) furent instaurés dans chaque royaume, tandis qu’un Grand Conseil (Paruman Agung), composé des zelfbestuurders et de leurs conseillers, était établi à Denpasar dans le but de permettre une action concertée dans l’île sous l’égide du résident de Bali et Lombok. Ce système est demeuré en vigueur jusqu’au débarquement de troupes japonaises à Sanur en février 1942. La capitulation du Japon et la proclamation d’indépendance de l’Indonésie en août 1945 ont ouvert une période d’instabilité, durant laquelle l’administration républicaine s’est efforcée d’asseoir son autorité dans l’archipel. Le 22 août 1945, l’île de Bali devint une « région » (Daerah Bali) au sein de la province des Petites Îles de la Sonde (Propinsi Sunda Kecil, qui deviendra Propinsi Nusa Tenggara en 1954), avec Singaraja pour capitale et I Gusti Ketut Pudja pour gouverneur. Le 8 octobre 1945, l’administration civile de Bali fut confiée au Gouverneur Pudja et au Comité national indonésien régional (Komite Nasional Indonesia Daerah, KNID), placé sous l’autorité d’Ida Bagus Putra Manuaba, ancien dirigeant de Bali Darma Laksana et du Parindra. Malgré la déclaration d’indépendance et la nomination d’un gouverneur, cependant, Bali demeurait sous le contrôle des forces d’occupation japonaises, qui soutenaient les rajas désireux de former un contrepoids politique à l’administration républicaine. En janvier 1946, avec l’appui des Japonais, ces derniers instaurèrent un Conseil des Rajas (Dewan Raja-Raja) et rétablirent le Paruman Agung. Le 29 janvier, Gusti Ketut Pudja et le KNID furent contraints de remettre leur autorité au Dewan Raja-Raja et au Paruman Agung. Après le débarquement de troupes coloniales néerlandaises (Koninklijk Nederlands Indisch Leger, KNIL) sur la plage de Sanur le 2 mars 1946, l’Administration civile des Indes néerlandaises (Nederlandsch-Indische Civiele Administratie, NICA) reprit le contrôle de l’île et rétablit la Résidence de Bali et Lombok, tout en reconnaissant le Dewan Raja-Raja et le Paruman Agung comme détenteurs de l’autorité formelle à Bali (Van der Meeberg 1946). Les Néerlandais renouèrent avec leur politique de Baliseering, encourageant la culture, les traditions et la religion balinaises, et entreprirent de renforcer la position politique des rajas et de l’aristocratie (Robinson 1995 : 142-145).
- 10 Peter Kemp, le commandant britannique de la petite troupe qui a débarqué sur l’île le 18 février 19 (...)
19Le retour des Néerlandais a exacerbé la polarisation de la société balinaise, débouchant sur une véritable guerre civile (Robinson 1995 : 97). Alors que la population adoptait une attitude attentiste, apparemment peu concernée par la révolution nationaliste à Java, la plupart des rajas ont appuyé leurs anciens colonisateurs dans l’espoir de recouvrer l’autorité qui leur avait été conférée en 193810. De leur côté, des groupes de jeunes nationalistes, les Pemuda Pejuang, ont lancé des guérillas harcelant les troupes coloniales (Bagus 1991). Le gros de la résistance armée, commandée par le Lieutenant-Colonel I Gusti Ngurah Rai, fut anéanti le 20 novembre 1946, lors de ce qui est désormais connu à Bali sous le nom de Puputan Margarana, mais de violentes escarmouches se sont poursuivies jusqu’au transfert de la souveraineté à la République indonésienne.
20Le 24 décembre 1946, à la suite de la conférence de Denpasar, Bali fut intégrée à l’État d’Indonésie orientale (Negara Indonesia Timur, NIT), avec Makassar pour capitale, créé par les Néerlandais pour faire pièce à la République d’Indonésie, basée à Java, Madura et Sumatra. Tjokorda Gde Raka Sukawati fut nommé président, tandis qu’Anak Agung Gde Agung devint premier ministre. Le 26 février 1947, le Pembentukan Gabungan Kerajaan-kerajaan Bali (« Formation des Royaumes unifiés de Bali ») établit la structure du gouvernement de Bali, composé du Conseil des Rajas (Dewan Raja-Raja) et d’un Conseil représentatif du Peuple (Dewan Perwakilan Rakyat, qui conserva le nom de Paruman Agung). Les pouvoirs attribués à cette assemblée étaient extrêmement limités et le gouvernement était aux mains des rajas, sous la supervision du résident néerlandais. Le 14 mars 1949, la Résidence de Bali et Lombok fut abolie et l’autorité civile transférée au Dewan Raja-Raja.
- 11 Sur la situation politique durant ces années de troubles, on peut consulter Kementerian Penerangan (...)
21Le 25 septembre 1950, peu après l’établissement de la République unitaire d’Indonésie, le Dewan Raja-Raja et le Paruman Agung, qui avaient été sérieusement compromis par leur collaboration avec les Néerlandais et avec l’État d’Indonésie orientale, furent dissous. Ils furent remplacés respectivement par un Conseil du Gouvernement régional (Dewan Pemerintah Daerah, DPD), l’autorité exécutive dans l’île, et par un Conseil représentatif régional provisoire du Peuple (Dewan Perwakilan Rakyat Daerah Sementara, DPRDS), doté de l’autorité législative. Le président du DPD devint le chef de la région de Bali (Kepala Daerah Bali). Choisi par le gouvernement central parmi les candidats présentés par le DPRDS, le premier détenteur du poste fut Anak Agung Bagus Sutedja, un membre de la maison royale de Jembrana. En remplacement des Paruman Negara, des conseils gouvernementaux et des assemblées représentatives furent établis dans chacun des anciens royaumes, sous l’égide nominale de leurs rajas respectifs. Quand bien même ils étaient désormais remplacés par le gouvernement républicain, les anciens rajas ont ainsi réussi à conserver une certaine influence politique, en raison à la fois de leur richesse foncière, de leurs réseaux de clientèles et de leur autorité traditionnelle. Et surtout, l’indépendance n’a pas mis fin à la compétition statutaire et aux divisions politiques, et les tensions qui couvaient allaient éclater en 1965 avec l’affrontement sanglant entre partisans du Parti national indonésien (Partai Nasional Indonesia, PNI), soutenus par l’armée, et tenants présumés du Parti communiste indonésien (Partai Komunis Indonesia, PKI)11.
22Dans ce contexte de montée des tensions politiques, la controverse qui a divisé des années durant les Balinais au sujet du nom à donner à leur religion doit retenir notre attention dans la mesure où elle révèle de profondes divergences sur les questions en débat, à savoir, les rapports entre agama et adat, d’une part, et entre agama Bali et agama Hindu, d’autre part. Cette controverse témoigne d’une résurgence de la compétition entre une élite moderniste de roturiers éduqués (jaba) et la noblesse conservatrice (triwangsa) – tout particulièrement les brahmana, désireux de préserver leur monopole sur la prêtrise initiée – dans leur lutte de position pour contrôler à leur profit la vie religieuse des Balinais. Certains observateurs, tant balinais qu’étrangers, ont avancé à ce sujet qu’en dépit de la situation conflictuelle dans l’île la menace islamique s’est avérée suffisamment sérieuse pour que les élites balinaises de différentes obédiences politiques resserrent leurs rangs pour défendre leur identité religieuse (Wijaya 1990 : 6-7 ; Bakker 1993 : 225-230 ; Robinson 1995 : 183-184). Mais l’investigation des sources contemporaines témoigne en réalité de profonds désaccords entre les Balinais, non seulement concernant la stratégie à mettre en œuvre pour faire reconnaître la religion balinaise par le KAGRI, mais également pour ce qui est de la conception même de leur identité religieuse.
23Avant même la fin de l’occupation japonaise, le 22 avril 1945, une délégation de dix-sept padanda Siwa originaires de différentes régions de l’île, se qualifiant de Paruman Pandita Dharma (« Conseil des Prêtres du Dharma »), se réunissait à Klungkung, sous l’égide des autorités d’occupation et en la présence du Dewa Agung, Ida Dewa Agung Gede Oka Geg, ainsi que d’Anak Agung Agung Anglurah Ketut Karangasem, I Gusti Ketut Pudja et I Nyoman Kadjeng, pour débattre du nom de la religion balinaise et en consolider les fondations. Les padanda décidèrent d’appeler leur religion agama Siwa et de choisir pour divinité suprême Siwa Raditya, à savoir, Siwa en tant que Dieu du Soleil (Sanghyang Surya) (Bali Sinbun, 22 avril 1945). Il semblerait qu’il s’agissait là d’une manoeuvre pour se concilier les bonnes grâces des autorités japonaises en affiliant la religion balinaise au shintoïsme par l’assimilation de Tirta à Sindu et de Sindu à Shinto (Diantari 1990 : 110 ; Wijaya 2009 : 338-342).
- 12 Au cours des débats, agama Tirtha fut appuyé par les délégués de Gianyar, Bangli, Karangasem et Lom (...)
- 13 La question de la prêtrise à Bali est complexe, et ce d’autant plus qu’elle est controversée en rai (...)
24Après la reddition des Japonais, les triwangsa se sont efforcés de réaffirmer les prérogatives qu’ils avaient réussi à préserver durant la période coloniale, et notamment de faire respecter leur autorité coutumière en matière religieuse. Le 31 janvier 1947, une association de padanda était fondée à Singaraja, le Paruman Para Pandita (PPP, « Conseil des Prêtres »), présidé par Ida Padanda Made Kamenuh. Avec l’appui du Dewan Raja-Raja, cette association, initialement cantonnée à Buleleng, a élargi son influence et, le 6 novembre 1948, est devenue le Paruman Para Pandita Bali Lombok (« Conseil des prêtres de Bali et Lombok »). Le but de la nouvelle organisation était d’unifier l’agama Siwa-Budha tout en adaptant l’adat en vigueur à Bali et à Lombok aux conditions de l’époque (Kamenuh 1978). Dans le but d’asseoir l’autorité des padanda sur les pratiques religieuses balinaises, le PPP décidait la prise en charge de la formation des prêtres et autres spécialistes religieux, la rédaction d’un livre saint et la création de conseils de prêtres dans les différents negara. Du 16 au 19 novembre 1949, le Paruman Para Pandita Bali Lombok tint son premier congrès à Singaraja, en présence de la plupart des rajas et avec le soutien officiel du président du NIT, Tjokorda Gde Raka Sukawati. Le principal point à l’ordre du jour était le nom de la religion balinaise, au sujet duquel pas moins de deux jours entiers de débats furent nécessaires pour évaluer les mérites respectifs de Tirtha, Siwa, Siwa-Budha, Hindu Bali et Hindu12, avant qu’une majorité de padanda et de rajas se prononcent finalement pour agama Tirtha, tout en proclamant que seuls les padanda Siwa et Budha étaient autorisés à ordonner les candidats à la prêtrise13. Les autres questions abordées au cours du congrès concernaient l’uniformisation des cérémonies religieuses dans l’île et leur simplification (PPP 1949). Le PPP a organisé un second congrès du 26 au 28 octobre 1952, après quoi il semble avoir cessé toute activité.
- 14 Ces règles (Asu Pundung, Alangkahi Karang Hulu) seront finalement abrogées par le DPRDS en juillet (...)
25Tandis que les padanda se préoccupaient de renforcer leur autorité, des étudiants balinais à Java, Sulawesi et Bali envoyaient leurs délégués à une conférence (Konperensi Peladjar Seberang) qui se tenait du 14 au 17 juillet 1950 à Denpasar. Le 17 août, un comité de coordination étudiante (Badan Koordinator Usaha Pelajar, BKUP) était fondé à Malang (Java), sous la direction de I Made Wedastera Suyasa – un étudiant balinais qui avait formé le mouvement de la Jeune Génération hindoue-balinaise (Angkatan Muda Hindu-Bali, AMHB) en juin 1950 à Jakarta et qui allait bientôt devenir un dirigeant du Parti national indonésien (PNI) (Lane 1972). Le BKUP formula une série de demandes adressées à la fois aux autorités balinaises et au Paruman Para Pandita : qu’ils aboutissent enfin à un accord sur le nom de la religion balinaise ; que le gouvernement régional prenne en charge l’entretien des prêtres ; que les cérémonies religieuses soient simplifiées de façon à réduire leur coût et qu’elles soient uniformisées dans l’ensemble de l’île ; que les padanda instruisent leurs ouailles sur la signification de leurs rites et publient des brochures didactiques sur les questions religieuses ; qu’une école soit ouverte pour former les prêtres, sans distinction de titre ou de caste ; et que les normes coutumières qui ne sont plus appropriées aux temps nouveaux soient abolies. Au nombre de ces dernières, on relève notamment l’abrogation des règles régissant les alliances entre jaba et triwangsa14 et la reconnaissance de droits égaux aux femmes (BKUP 1950 ; Suaryana 1982 : 34-37).
- 15 « Yang saya ketahui nama agama saudara-saudara ada bermacam-macam, yaitu: Agama Bali, Agama Tirtha, (...)
- 16 « Pengertian Hindu di sini adalah Siwa Buddha, Hindu sekte Siwa dan Buddha sekte Mahayana, berpadu (...)
- 17 Le Pura Panataran Agung (« Grand Temple d’État ») est le principal sanctuaire de Besakih, vaste com (...)
26Lorsque le ministre de la Religion K.H. Wahid Hasyim détermina la structure du KAGRI le 19 septembre 1950, il est clairement apparu que la religion balinaise n’était pas prise en compte. Peu après la formation du Dewan Pemerintah Daerah, I Gusti Bagus Sugriwa, chargé des affaires religieuses et culturelles, demandait officiellement au KAGRI de reconnaître la religion balinaise au même titre que l’islam et le christianisme. En réponse à cette requête, une délégation du KAGRI dirigée par l’ancien ministre de la Religion, K.H. Masjkur, s’est rendue à Bali le 26 décembre 1950 pour s’enquérir de la situation religieuse dans l’île. Masjkur demanda le nom de la religion professée par les Balinais15, celui de son Dieu, de son prophète et de son livre saint, la fonction de ses rites et le contenu théologique de son credo. Sugriwa répondit que la religion balinaise est appelée agama Hindu Bali. Il expliqua qu’à Bali le mot Hindu fait référence à Siwa Buddha, c’est-à-dire à la fusion du shivaïsme et du bouddhisme Mahayana avec l’agama Bali, ce qui explique qu’il existe des prêtres de Siwa, des prêtres de Buddha, ainsi qu’une multitude de prêtres de Bali16. Il réfuta l’accusation de polythéisme en arguant que, conformément au Pancasila, les Balinais vénèrent le Dieu unique (Sanghyang Tunggal). Il expliqua que dans leur sanctuaire familial (sanggah), les Balinais rendent hommage (berbakti) aux âmes purifiées de leurs ancêtres, mais qu’ils ne les vénèrent pas (bukan menyembah). Et il demanda en retour que le KAGRI assume les obligations religieuses qui relevaient autrefois de la responsabilité des rajas, et plus précisément qu’il prenne en charge l’entretien du Pura Panataran Agung à Besakih17 et contribue financièrement à ses rituels ; qu’il subvienne aux besoins des padanda comme à ceux des pamangku ; qu’il finance la traduction en indonésien de manuscrits religieux en kawi ; et enfin que la religion balinaise soit représentée au sein du KAGRI. Mais en dépit de vagues promesses conciliatoires, le ministre n’accorda qu’une modeste contribution aux coûts de traduction (Anandakusuma 1966 : 84-85 ; Sugriwa 1973 : 6-8).
27Suite à la visite à Bali de la délégation du ministère de la Religion, un bureau provincial du KAGRI (Kantor Urusan Agama Propinsi Sunda Kecil, KUAP) – c’est-à-dire, régissant la province des Petites Îles de la Sonde – fut ouvert à Singaraja, tandis qu’un bureau régional du KAGRI (Kantor Urusan Agama Daerah Bali, KUAD) – ne concernant que la région de Bali – était ouvert à Denpasar. Cependant, à la grande consternation des Balinais, ces bureaux traitaient exclusivement de l’agama Islam. La religion balinaise était par conséquent laissée sans direction, à présent que ses anciens patrons (Guru Wisesa), les rajas d’antan, étaient remplacés par l’administration républicaine. Plusieurs organisations religieuses allaient voir le jour pour faire face à cette regrettable situation.
28Le 31 décembre 1950, I Gusti Anandakusuma et Ida Bagus Tugur fondaient à Klungkung le Majelis Hinduisme (« Conseil de l’Hindouisme »). Leur but était d’adapter l’agama Hindu à la situation présente de Bali, de purifier l’adat des coutumes devenues obsolètes et d’effacer toute trace d’« animisme » (animisme) des pratiques religieuses balinaises (Anggaran Dasar Madjelis Hinduisme 1950). Le Majelis Hinduisme prenait la suite de l’organisation Trimurti, qui avait été fondée par les mêmes individus le 16 octobre 1939 (Djatajoe 1940, n° 9-10 : 292-294). Comme l’indiquait son intitulé, le nom qu’ils préconisaient à l’époque pour la religion balinaise était agama Trimurti.
- 18 Bien qu’il fût un padanda, après son décès en 1955 Ida Bagus Gede Ngendjung fut accusé d’avoir été (...)
- 19 Voici en quels termes un membre du PAHB formulait l’opposition entre les deux organisations et le n (...)
- 20 « Panti Agama Hindu-Bali tidak akan membawa perobahan yang radikal, melainkan Panti berusaha akan m (...)
29Le 6 février 1951, le Panti Agama Hindu-Bali (PAHB, « Institution de la Religion hindoue-balinaise ») était fondé à Singaraja, sous la direction de Ida Padanda Gede Ngendjung et I Wayan Bhadra, dans le but d’unifier l’agama Hindu-Bali en approfondissant sa philosophie et en propageant sa connaissance (memperdalam pengetahuan tentang filsafat agama Hindu-Bali), de simplifier ses cérémonies (mempersahaja upacara2 agama Hindu-Bali), et de réduire leur coût, ainsi que d’éradiquer les coutumes périmées (mengubah adat-istiadat yang ta’ sesuai lagi dengan keadaan zaman) (Anggaran Dasar Panti Agama Hindu Bali 1951 ; Ngendjung 1951). Afin de diffuser leurs idées, les dirigeants du PAHB ont lancé un éphémère périodique intitulé Surat Tri-Ulan. Si cette organisation était présidée par un padanda18, la plupart de ses membres étaient des jaba, au nombre desquels on trouve les noms de Ketut Kandia, Nyoman Kadjeng, Putu Shanty, ainsi que Gusti Bagus Sugriwa. Ils adoptèrent une attitude « progressiste » (progressief) en opposition aux padanda regroupés dans le Paruman Para Pandita, qu’ils accusaient d’être de fieffés « conservateurs » (conservatief) (Shanty 1951)19. Ils dénonçaient les interdits (aja wera) opposés par les padanda à la connaissance religieuse contenue dans les manuscrits balinais. Et surtout, ils récusaient la vision traditionnelle des « castes » (kasta) comme hiérarchie de groupes titrés fondés sur la naissance et ils défendaient une conception basée sur le mérite et la compétence, une position qui avait déjà été soutenue par Surya Kanta, dont plusieurs d’entre eux avaient été membres (Shanty 1952a). Pour autant, en promouvant le nom agama Hindu-Bali – celui-là même qui était préconisé par les triwangsa dans Bali Adnjana, en opposition aux jaba qui prônaient à l’époque le nom agama Bali Hindu –, il est clair qu’ils n’avaient pas l’intention de transformer radicalement la religion balinaise en vue de la conformer à l’hindouisme tel qu’il était effectivement pratiqué en Inde : « Le Panti Agama Hindu-Bali ne va pas oeuvrer à des changements radicaux, mais va s’efforcer de guider ses partisans dans une seule direction, Dieu (Widhi) – sans pour autant abandonner les fondations originelles. Vous n’avez pas à craindre qu’avec un tel changement les bases de notre Culture à Bali vont disparaître »20.
30Quelques semaines plus tard, une association dédiée à l’étude des textes religieux, Wiwada Sastra Sabha (« Société pour les Débats littéraires »), était fondée à Denpasar à l’initiative d’Ida Bagus Raka Keniten et I Gusti Bagus Sugriwa, avec pour objectif de démontrer que la religion balinaise possède des traditions scripturales lui permettant de répondre aux critères imposés pour sa reconnaissance par le ministère de la Religion (Anandakusuma 1966 : 78).
31C’est ainsi que peu après l’incorporation de Bali dans la République d’Indonésie on trouvait dans l’île quatre organisations religieuses représentant toute l’étendue du spectre des différentes positions défendues par les élites balinaises sur le nom et la nature de leur religion, les orientations souhaitables de sa réforme et ses rapports avec l’hindouisme. La première, le Paruman Para Pandita, était la plus conservatrice, adhérant farouchement au particularisme balinais et soucieuse de défendre l’autorité des padanda et leur monopole sur la prêtrise initiée. Le Wiwada Sastra Sabha représentait la tradition lettrée, attachée à l’identité culturelle balinaise, dont l’identité religieuse était perçue comme inséparable. Quant au Panti Agama Hindu-Bali, ses dirigeants avaient repris à leur compte le combat progressiste, initié par Surya Kanta et poursuivi dans une certaine mesure par Bali Darma Laksana, des intellectuels balinais désireux de moderniser et d’universaliser leur religion en direction de l’hindouisme, sans pour autant la couper de ses racines indigènes. Enfin, comme son nom l’indiquait, le Majelis Hinduisme ambitionnait de réformer la religion balinaise en la conformant à l’hindouisme indien.
32Le 10 juin 1951, des représentants de ces quatre organisations adressèrent une pétition écrite au ministre de la Religion, aux députés balinais du Parlement à Jakarta et au gouverneur de la province des Petites Îles de la Sonde, présentant les requêtes suivantes : que la religion balinaise soit représentée au KAGRI ainsi que dans ses bureaux provinciaux et régionaux ; qu’un comité soit financé par le gouvernement pour rédiger un manuel de l’agama Hindu Bali destiné aux écoles ; que le financement des padanda et des pamangku soit pris en charge par le KAGRI ; qu’une subvention soit attribuée pour l’entretien des principaux temples balinais ainsi que des cérémonies qui s’y déroulent. Le 23 août, le KAGRI rejetait toutes ces demandes et insistait pour connaître le nom de la religion balinaise – Siwa-Budha, Tirtha, Hindu Bali ou Hinduisme ? (Anandakusuma 1966 : 85-88).
33À la suite de quoi, un comité était formé à Singaraja pour tenter de répondre aux exigences du KAGRI, composé notamment de Padanda Made Kamenuh du PPP, de Wayan Bhadra et Nyoman Kadjeng du PAHB, ainsi que de Roelof Goris, de retour dans l’île depuis 1947 (Shadeg 1989 : 3). Finalement, dans le but de parvenir à un accord, le bureau provincial (KUAP) du KAGRI convoquait le 25 mai 1952 une réunion à Tampaksiring avec des représentants des quatre organisations religieuses. À l’issue de cette réunion, la religion balinaise reçut officiellement le nom agama Hindu Bali (Suara Indonesia, 26 mai 1952). En choisissant agama Hindu Bali au lieu d’agama Hindu tout court, les délégués ont convenu que si la religion balinaise avait été profondément marquée par l’hindouisme indien, elle en demeurait néanmoins suffisamment différente pour mériter un nom spécifique. Il s’avère par ailleurs que ce n’est qu’après les conversions de Balinais à l’islam et au christianisme que le nom agama Hindu Bali est devenu courant, afin de distinguer Hindu Bali d’Islam Bali ou de Kristen Bali.
34Il est significatif que le représentant du Paruman Para Pandita se soit opposé au nom agama Hindu Bali en maintenant sa préférence pour agama Tirtha (Suara Indonesia, 26 mai 1952). Dans les mois qui suivirent cette réunion, Padanda Made Kamenuh donna une série de conférences à Bali ainsi que devant des étudiants balinais à Java pour défendre le nom agama Tirtha. Ce n’est que le 2 juillet 1953, lors d’une conférence à Jakarta à l’invitation de l’Association indonésienne des Étudiants balinais (Persatuan Siswa Indonesia Bali, PERSIB) – présidée par son adversaire Nyoman Suwandhi Pendit (Pendit 1952) – que Padanda Made Kamenuh finit par accepter le nom agama Hindu Bali. À cette occasion, il spécifia que le Dieu unique de l’agama Hindu Bali était Sanghyang Widhi (yang berarti Tuhan yg maha esa [tunggal]), que son livre saint (kitab suci) était le lontar Sarasamuscaya, recueil de l’enseignement des Asta Dasa Parwa (Mahabharata), et que son prophète (nabi) n’était autre que Begawan Biasa – le mythique scribe Vyasa, à qui est attribuée la compilation des Veda et du Mahabharata (Bhakti 1953, n° 23 : 20-21). Pour autant, il ne suffisait pas que les représentants des organisations religieuses balinaises s’accordent sur le nom de leur religion pour que celui-ci soit désormais unanimement agréé, ainsi qu’en témoigne l’embarras persistant des étudiants balinais en dehors de leur île lorsqu’il leur était demandé de faire état de leur religion (Shanty 1954, Kandia 1954).
- 21 J’ai relevé les noms suivants dans les publications balinaises de l’époque : Tuhan, Allah, Batara S (...)
35Alors que les Balinais ont longuement débattu du nom de leur religion, ils paraissent s’être aisément entendus sur le nom de leur Dieu – Ida Sang Hyang Wid(h)i (Wasa), la version balinaise du Ketuhanan Yang Maha Esa indonésien. De fait, je n’ai pas trouvé trace de débats à ce sujet, alors même que les noms attribués à la divinité suprême étaient particulièrement nombreux21. On aurait d’ailleurs pu s’attendre à ce que, pour exprimer l’unicité de Dieu, les réformateurs religieux choisissent plutôt Sanghyang Tunggal, qui était le nom proposé par Gusti Bagus Sugriwa lors de la visite à Bali de la délégation du KAGRI le 26 décembre 1950. Toujours est-il qu’avant de devenir l’appellation générique du Dieu unique de l’agama Hindu Bali, Sang Hyang Widi Wasa n’était connu que des seuls lettrés et ne recevait pas de culte. Ce nom fut popularisé dans les années 1920 par le mouvement de réforme religieuse en tant qu’équivalent du terme malais Tuhan. Il s’agit en fait d’une ancienne représentation de l’ordre cosmique, déjà connue à Java, combinant les termes vieux-javanais sang (particule précédant un nom et désignant une personne de haut rang) et hyang (dieu, divinité) avec les termes sanskrits vidhi (règle, loi, rite, destin) et vasha (pouvoir, force, domination). Selon Jan Gonda : « […] in modern Bali Vidhi (Viddhi) – the Indian designation of ‘rule, destiny’ which is also applied to some individual gods – denotes that principle which, representing the unity of the universe, is beyond all plurality and acts as the guardian of the cosmic and moral order » (Gonda 1975: 23). La polysémie de ce nom lui permettait de répondre aussi bien à la conception du Dieu créateur propre aux religions abrahamiques qu’à celle du dharma, impliquant une prévalence de l’ordre du monde sur les dieux et des dieux sur les hommes (Ramstedt 2004a : 11). Il était également exempt de références shivaïtes et par conséquent plus acceptable par les padanda Boda (Forge 1980 : 229). À l’avenir, les multiples divinités balinaises seraient considérées comme autant de manifestations de Sang Hyang Widi. Il va sans dire que cette nouvelle conception différait considérablement de la notion balinaise traditionnelle de la divinité, à la fois hiérarchisée et multiple.
- 22 Nombre de réformateurs balinais que j’ai interrogés ont ouvertement admis que les Veda étaient inco (...)
- 23 Il s’agit là d’une formulation dérivée du mahavakya bien connu, tiré de la Chandogya Upanishad (6, (...)
36À l’issue de la réunion du 25 mai 1952, les livres saints de l’agama Hindu Bali étaient ainsi définis : a) Shruti (la connaissance sacrée des Veda révélée par les sages primordiaux)22 ; b) Smriti (la littérature religieuse transmise oralement et non incluse dans la Révélation) ; et c) Yadnya (les manuscrits balinais fournissant des instructions sur l’exécution correcte des rites). En outre, une profession de foi (syahadat, un terme islamique) fut choisie : « Om tat sat, ekam ewa adwityam »23 (« Nous croyons en un Dieu unique, tout-puissant et éternel ») (Suara Indonesia, 26 mai 1952). Peu après, une « section » (bagian) Hindu-Bali fut ouverte au sein du bureau provincial du KAGRI (KUAP), sous la direction de Wayan Bhadra, pour traiter les affaires courantes. Mais cela n’impliquait pas pour autant que l’agama Hindu Bali soit reconnue par le KAGRI à Jakarta, ni même par le KUAP à Singaraja.
Le recours à l’Inde
- 24 L’Indian Council for Cultural Relations a été fondé en 1950 par le ministre de l’Éducation dans le (...)
37Entre-temps, le 2 février 1951, le quotidien balinais Suara Indonesia (« La Voix de l’Indonésie », 1948-1966) avait publié une « Lettre de l’Inde » intitulée « Le problème de la religion à Bali » (Soal Agama di Bali) (Mantra 1951). Elle avait été envoyée par un étudiant balinais de Vishva-Bharati, la célèbre université hindoue fondée par Rabindranath Tagore à Shantiniketan, au Bengale. Son auteur était un brahmana du nom d’Ida Bagus Mantra, le premier Balinais à obtenir une bourse de l’Indian Council for Cultural Relations24. Il préparait une thèse de doctorat, qu’il soutiendra en 1955 sous le titre Hindu Literature and Religion in Indonesia (Mantra 1955).
38Vue de l’Inde, la religion des Balinais apparaissait encore « primitive » (masih bersifat primitief) aux yeux de Mantra, qui déplorait d’emblée le penchant ritualiste de ses coreligionnaires. Il était d’avis que la religion présente à Bali devrait être qualifiée de Bali Hindu, car il s’agit d’un mélange aléatoire d’éléments hindous et balinais, qui n’est pas le véritable hindouisme. Il attribuait cette situation affligeante au fait que les influences religieuses indiennes avaient pénétré dans l’archipel et s’étaient combinées aux coutumes archaïques balinaises à une époque où l’hindouisme était encore à un stade rudimentaire de son développement. Par la suite, l’irruption des Européens devait entraîner la rupture des liens avec l’Inde, tandis que l’hindouisme faisait fructifier ses richesses spirituelles. De sorte que l’accès des Balinais aux sources de leur religion leur fut barré des siècles durant, avec pour résultat qu’ils se sont trouvés spirituellement appauvris. En conséquence, Mantra exhortait les Balinais à régénérer leur religion en renouant le contact avec l’Inde, de façon à en faire un authentique hindouisme (agama Hindu). Il suggérait notamment d’envoyer des étudiants balinais en Inde, avec pour mission d’étudier les textes canoniques de la littérature hindoue et de les traduire pour le bénéfice de leurs coreligionnaires.
- 25 La lettre de Mantra n’est pas la première occurrence de recours à l’hindouisme indien de la part d’ (...)
39Cette lettre ouverte eut un grand retentissement parmi les intellectuels balinais et devait les convaincre de se tourner vers l’Inde pour trouver une solution à leurs problèmes religieux25. Son influence paraît s’être fait sentir tout particulièrement sur le Panti Agama Hindu-Bali, ainsi qu’en témoigne l’intervention de Wayan Bhadra lors de sa première réunion, le 11 mars 1951, durant laquelle il reprenait nombre d’arguments avancés par Mantra, notamment en récusant l’appellation Bali Hindu en tant qu’elle dénoterait un stade encore « animiste » de la religion balinaise (PAHB 1951).
- 26 L’International Academy of Indian Culture a été fondée à Lahore en 1932, puis s’est établie à Nagpu (...)
- 27 Entretien avec Tjokorda Rai Sudharta, Puri Amertasari, Ubud, 1er juin 2006.
- 28 Après avoir été l’un des principaux fondateurs du Parisada Dharma Hindu Bali, Ida Bagus Mantra en s (...)
40Quelques mois plus tard, un lycéen brahmana de Singaraja, Ida Bagus Oka Punyatmadja, adressait une « Lettre de Bali » au Professeur Raghu Vira, un éminent érudit indien, fondateur de l’International Academy of Indian Culture26, qui était venu effectuer des recherches sur l’histoire culturelle de Bali à la Kirtya. Punyatmadja était un élève de Wayan Bhadra et avait rencontré Raghu Vira à l’occasion de ses conférences sur les liens culturels et religieux entre Bali et l’Inde. Ce dernier avait suggéré qu’un des élèves prometteurs de Bhadra soit envoyé en Inde pour y étudier les origines de la culture balinaise. Punyatmadja écrivait dans sa lettre : « I thought it was the chance of my life to learn our culture in your country, where our glorious doctrine and the essence of our (Bali) high culture was born in former time » (Vira 1978: 73-74). Il exprimait son amour et son admiration pour l’héritage religieux de l’Inde, tout en déplorant que ses coreligionnaires soient ignorants des enseignements des saintes écritures hindoues : « I feel unhappy because of the weak point of the faith of Hindu Bali devotees who do not practise their dharma, who only perpetrate the ritual of our religion and some men who will abandon their ancient high culture. Perhaps this weak point is caused by the fact that there are not enough educators to educate the Hindu Bali devotees, to ameliorate them, according to the teachings of our scriptures, and to educate Bali’s youth […] to love their culture » (ibid.: 79). Grâce à l’intervention de I Gusti Bagus Oka, vice-gouverneur de la province des Petites Îles de la Sonde, Punyatmadja recevra en 1953 une bourse pour aller étudier à la Banaras Hindu University et à l’International Academy of Indian Culture. Il y sera rejoint l’année suivante par Tjokorda Rai Sudharta, un satria de la maison régnante d’Ubud, qui avait été recommandé également par Raghu Vira. Durant leur séjour en Inde, Mantra, Punyatmadja et Sudharta ont dressé des plans pour établir un conseil de l’hindouisme, dans le but d’unifier et d’institutionnaliser la religion balinaise27. Après leur retour en Indonésie, chacun d’entre eux devait poursuivre une brillante carrière, à la fois politique et religieuse28.
- 29 Lors de mon entretien avec Narendra Dev. Pandit Shastri (Denpasar, 3 janvier 1994), il a volontiers (...)
- 30 « Moksha adalah tujuan terachir dari seluruh Ummat Agama Bali » (Shastri 1951 : 8). Si le concept d (...)
- 31 Le terme sanskrit yajna signifie « sacrifice, offrande ». Il réfère en particulier aux « cinq grand (...)
- 32 Selon la tradition, la récitation de mantra sanskrits tels que la Gayatri était réservée aux padand (...)
41Au moment où de jeunes Balinais allaient étudier l’hindouisme en Inde, un Indien entreprenait d’hindouiser la religion balinaise. Peu après la parution de la lettre ouverte de Mantra dans Suara Indonesia, une brochure était publiée sous le titre Dasa Sila Agama Bali (« Les dix principes de la religion balinaise ») (Shastri 1951). Son auteur, qui signait Prof. Narendra Dev. Pandit Shastri, était venu à Bali en 1949, s’y était établi, avait épousé une Balinaise et était finalement devenu citoyen indonésien. Reconnaissant ce qu’il devait aux principales personnalités religieuses de l’époque (Padanda Made Kamenuh, Padanda Gede Ngendjung, Wayan Bhadra, Gusti Bagus Sugriwa, ainsi que Roelof Goris), il affirmait que dans ses fondements la religion balinaise (Agama Bali) n’était en rien différente de l’hindouisme tel que pratiqué en Inde. D’une part, les manuscrits utilisés par les padanda étaient conformes aux principes textuels indiens et, d’autre part, les pratiques rituelles balinaises étaient similaires à celles suivies par leurs coreligionnaires indiens, à deux exceptions mineures près : les modalités de la crémation (ngaben) et la consommation de viande de bœuf. Surtout, Shastri déclarait que les Balinais étaient monothéistes, vénérant le Dieu unique Sang Hiang Widhi, dont Brahma, Vishnu et Shiva sont des manifestations (penjelmaan). Les effigies (arca) utilisées par les Balinais dans leurs rites n’étaient que des médiations destinées à aider les humains à communiquer avec Dieu. Shastri avançait également que les Veda (que les Balinais ne connaissaient pas encore) étaient le livre saint (kitab suci)29 de l’Agama Bali. Il affirmait en outre que moksha était le but ultime de chaque Balinais30. Il mentionnait encore les Pancha Yajna (Deva Yajna, Pitri Yajna, Manushya Yajna, Bhuta Yajna, Rishi Yajna)31. Il soutenait par ailleurs que le système des castes (kasta) était en vigueur à Bali (y compris l’idée erronée qui fait des wesia balinais des commerçants). Et Shastri terminait sa brochure en soulignant l’importance de la Tri Sandya, une compilation de mantra en sanskrit, dont le premier est la célèbre Gayatri tirée du Weda Parikrama, un manuel utilisé par les padanda Siwa dans leur rituel quotidien32.
- 33 Un article de Nyoman Suwandhi Pendit, un étudiant balinais à Jakarta qui devait poursuivre ses étud (...)
- 34 Entretien avec Narendra Dev. Pandit Shastri, Denpasar, 3 janvier 1994. Yadav Somvir – un Indien ens (...)
42Il est difficile d’évaluer précisément l’influence exercée par Narendra Dev. Pandit Shastri sur l’hindouisation contemporaine de la religion balinaise (Kapoor 1958 : 33-42 ; Somvir 2004 : 258-259 ; Lanus 2014 : 251-257). Mais elle fut certainement déterminante, si l’on considère qu’il fut le premier hindou indien à s’être établi à Bali après l’indépendance et à y avoir propagé une version réformée de la théologie et du rituel balinais, rationalisée selon les principes du néo-hindouisme33. Pourtant, en dépit à ce que pourrait laisser croire son double titre de « Prof. » et de « Pandit », Shastri m’a avoué que ses connaissances religieuses étaient des plus limitées. Et contrairement à ce qui a été avancé par plusieurs auteurs (Bakker 1993 : 57, 227 ; Ramstedt 2004a : 11 ; 2008 : 1240), il a nié avoir été envoyé à Bali par l’Arya Samaj dans le but d’hindouiser les Balinais34. Il m’a affirmé qu’il était venu à Bali tout à fait par hasard et qu’à sa grande surprise il avait découvert que les Balinais étaient hindous tout comme lui, quand bien même ils avaient oublié l’essentiel de ce qu’est l’hindouisme en raison de l’ignorance dans laquelle ils étaient tenus par leurs prêtres. Il décida en conséquence de ramener les Balinais dans le giron de l’hindouisme, de crainte que s’ils persistent dans leur inclination naturelle, qui est l’animisme, ils deviennent une proie facile pour le prosélytisme religieux – non tant celui des musulmans que celui des chrétiens – ou pire encore, pour le communisme. À cette fin, il s’était adressé à la Ramakrishna Mission et à l’Arya Samaj à Singapour, mais ils n’avaient pu lui apporter aucune aide.
- 35 Shastri devait finalement recevoir une certaine reconnaissance posthume, avec plusieurs articles pu (...)
- 36 Les Panca Çraddha comprennent la foi en un Dieu Unique (Sang Hyang Widi), en l’éternité de l’âme (a (...)
- 37 Le Perguruan Rakyat Saraswati a été ouvert en 1946 à Denpasar par I Gusti Made Tamba, avec un curri (...)
43Il semble que Shastri ait été réticent à admettre son appartenance à l’Arya Samaj parce que son intention d’hindouiser la religion balinaise avait suscité des résistances – de la part des padanda en particulier, qui étaient farouchement conservateurs, et également d’Ida Bagus Mantra, qui l’a délibérément marginalisé –, ce qui explique que sa contribution à la légitimation de l’agama Hindu Bali n’ait jamais reçu la reconnaissance à laquelle il estimait avoir droit35. Le fait est que ses écrits portent indéniablement la marque de l’Arya Samaj, qui mettent l’accent sur les Veda et les Upanishads au détriment des Puranas et de la littérature Itihasa, sans mentionner son intention de diffuser la Gayatri, l’un des plus importants mantra védiques, à l’ensemble des Balinais hindous, et ce en dépit de l’opposition des padanda. Toujours est-il que, dans son traité Intisari Hindu Dharma (« L’essence de l’hindouisme »), Shastri a défini le cadre théologique de ce qui deviendra en 1964, à l’instigation de Mantra, le canon officiel de la religion balinaise sous le nom Hindu Dharma – « Les cinq articles de foi » (Panca Çraddha) (Shastri 1955a : 8-11)36. Outre la publication de huit brochures sur l’hindouisme – la plupart en collaboration avec l’enseignant balinais I Gusti Made Tamba, qui fut son mentor et son traducteur –, Shastri a oeuvré au développement de l’éducation religieuse à Bali, en étant partie prenante à la fois au Perguruan Rakyat Saraswati et au Yayasan Dwijendra37. Par ailleurs, ses relations dans les milieux officiels indiens lui ont permis d’obtenir des bourses pour envoyer Ida Bagus Mantra, Tjokorda Rai Sudharta et d’autres jeunes Balinais étudier en Inde.
- 38 Fondé en septembre 1952, Bhakti (« Dévotion ») sera publié à Singaraja trois fois par mois jusqu’à (...)
44Tandis que Shastri s’affairait à hindouiser la religion balinaise, Roelof Goris mettait son érudition orientaliste au service des Balinais en attestant leurs références hindoues. En 1933, il s’était opposé au prosélytisme chrétien en arguant du fait que pour les Balinais religion et société forment un tout indissociable, de sorte qu’en s’attaquant à leur religion les missionnaires ne manqueraient pas de détruire leur culture. Et il affirmait que ce qu’il qualifiait à la suite de Bosch d’hindou-balinisme relevait bien de l’hindouisme et pourrait être régénéré par un contact renouvelé avec l’Inde (Goris 1933b). En juillet 1953, Goris est à nouveau venu à la rescousse de ses amis balinais en publiant dans le magazine Bhakti38 un article intitulé « Le culte balinais est-il une religion ou une secte ? » (Apakah : Ibadat Hindu Bali itu agama atau aliran ?) (Goris 1953). Après avoir défini le sens du mot agama en sanskrit comme « tout ce que nous avons reçu de nos ancêtres » (apa2 yang telah kami terima dari laluhur kami), il s’est attaché à spécifier ce qui caractérise un véritable agama, interprété comme la traduction indonésienne du mot « religion ». Récusant l’obligation islamique d’un livre saint (kitab suci) et d’un prophète (nabi), il soutenait que les « grandes religions » consistent en un dogme (syahadat), un code éthique (kesusilaan), une liturgie (ibadat) et des lieux de culte réguliers pour les fidèles. De même, la religion balinaise possède ses propres écritures (lontar), qui comprennent un dogme (tutur), une éthique (çasana) et une liturgie (kalpaçastra), ainsi que ses propres lieux de culte (pura et sanggah). Il ne faisait donc aucun doute que l’agama Hindu Bali était bien une véritable religion (Maka dari itu ibadat Hindu Bali dengan hak penuh bolehlah dinamakan agama (religion)) (ibid. : 13). La démonstration de Goris ne tardera pas à être reprise par les réformateurs balinais, qui mettront l’accent sur la dimension théologique et sur les implications éthiques de l’agama Hindu Bali dans le but d’endiguer la propension ritualiste de leurs coreligionnaires.
- 39 Entretien avec Norbert Shadeg, Tuka, 18 mai 1999.
- 40 Il faut savoir que s’il avait été un opposant virulent aux missionnaires dans les années 1930, Gori (...)
- 41 Le fait est que les missionnaires chrétiens ont adopté en 1937 le nom Sang Hyang Widi pour traduire (...)
45L’affaire paraît donc entendue pour Goris. Il est dès lors pour le moins troublant de confronter ses prises de position publiques aux opinions qu’il a exprimées dans des lettres et des notes manuscrites qu’il ne destinait pas à la publication. J’en ai trouvé notamment deux, rédigées en anglais, dans la bibliothèque (Widya Wahana) du prêtre catholique américain Norbert Shadeg SVD, curé de la paroisse de Tuka39. Dans ses lettres à Norbert Shadeg, Goris soulignait que, même s’il était « un catholique romain convaincu »40, il était fier d’aider les Balinais à formuler un « credo » conforme au monothéisme du Pancasila. Dans une note datant de l’époque où Goris participait avec Padanda Made Kamenuh, Wayan Bhadra et Nyoman Kadjeng aux débats suscités par les exigences du KAGRI, peu avant la réunion de Tampaksiring en mai 1952, il affirmait carrément être à l’origine de tout ce que les intellectuels balinais connaissaient de l’hindouisme. Tout en laissant entendre le peu d’estime que lui inspirait Padanda Made Kamenuh, il rappelait que dans les années 1930 il avait vainement averti les padanda que leur religion était vouée à disparaître s’ils n’entreprenaient pas de la réformer. Depuis l’indépendance de l’Indonésie, la pression de l’islam et du christianisme s’est faite plus insistante, au point qu’il était probablement trop tard désormais pour sauver la religion balinaise. Et ce d’autant plus qu’en dépit du danger, les Balinais demeuraient incapables de s’accorder sur une conception un tant soit peu consistante de leur religion, de son nom et de sa « profession de foi ». Il était d’avis que le seul nom possible pour la religion balinaise était agama Hindu Bali. Quant au nom choisi par les Balinais pour désigner le Dieu de leur religion dans la perspective monothéiste qui leur était imposée par le ministère de la Religion – Sanghyang Widhi –, il reflétait la conception chrétienne du Dieu Créateur et Tout-Puissant qu’il avait expliquée à ses amis balinais dans les années 193041. Et Goris de conclure sa note en résumant son impression des réformateurs balinais : « We Hindu-Bali are fearing that our religion will not be accepted by Islam ! And thence the stress on mono-theism ! » (Goris 1952).
46Goris a réitéré son peu d’estime pour les intellectuels balinais et leur méconnaissance de leur propre religion à l’occasion d’une conférence donnée le 19 octobre 1953 par I Gusti Bagus Sugriwa devant des étudiants balinais à Denpasar (Sugriwa 1954). Après avoir rappelé à son auditoire que du temps de sa jeunesse les Balinais appelaient leur religion tout simplement agama Bali, Sugriwa a raconté que lorsqu’on lui avait demandé de donner une conférence sur la religion balinaise lors du deuxième congrès de Bali Darma Laksana, en juillet 1938, il avait proposé le nom agama Çiwa-Buddha ou encore agama Hindu Bali. Puis il expliqua qu’à Bali comme à Java les enseignements du shivaïsme et du bouddhisme avaient convergé pour former ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler agama Hindu Bali. Au nombre des sujets abordés dans sa conférence, il réfutait avec insistance l’opinion erronée selon laquelle les Balinais seraient polythéistes.
- 42 Il est intéressant de constater que ce que Goris reproche ici aux Balinais est précisément ce que C (...)
47Dans les commentaires qu’il a rédigés à propos de cette conférence, Goris ne cachait pas le mépris dans lequel il tenait Sugriwa. Tout en soulignant ses nombreuses erreurs, il contestait l’affirmation de Sugriwa selon laquelle la religion balinaise est dérivée de l’hindouisme – ce qui est précisément ce qu’il avait lui-même affirmé dans l’article publié quelques mois plus tôt dans Bhakti. Il avançait que la religion balinaise était un mélange pour 80-90 % de religion primitive et pour 10-20 % de shivaïsme et de bouddhisme plus ou moins remaniés. Dans leur immense majorité, les Balinais étaient encore polythéistes : ils croyaient en une multitude d’esprits, bons et mauvais. La religion des Balinais relevait d’une vision du monde « animiste » ou « dynamiste ». Le gros de leurs cérémonies se rapportait au culte des ancêtres. La seule cérémonie qui soit d’origine hindoue était la crémation. Toutes les autres, les rites de passage, les fêtes de temple, étaient balinaises, avec pour seule exception l’eau lustrale (tirtha) des padanda, qui était en fait une adjonction externe aux cérémonies. Les lettrés balinais avaient acquis leurs vagues notions sur l’hindouisme dans le corpus littéraire javanais, auquel le gros de la population n’avait eu accès que par le répertoire théâtral, en particulier par le théâtre d’ombres (wayang). Ce n’est que depuis les années 1930, avec l’éducation moderne introduite par les Néerlandais, que les Balinais ont été en mesure d’acquérir des informations précises sur l’hindouisme. Et Goris de souligner que toutes les idées philosophiques agitées par les intellectuels balinais n’étaient que des notions superficielles et mal digérées, car à la différence des Indiens les Balinais s’avéraient incapables de pensée abstraite et spéculative : « [Sugriwa] (and with him nearly all the Balinese literate) are always ‘concretizing’ abstract ideas : their ‘phase of thinking’ is quite ‘allegorical’, substituting ‘statues’ (material images) for ‘ideas’« (Goris 1954b)42.
La lutte pour la reconnaissance de l’agama Hindu Bali
48Quelques semaines après que les Balinais se soient accordés sur le nom à donner à leur religion, le KAGRI stipulait par décret ministériel les conditions (syarat) à remplir pour qu’une religion soit officiellement agréée (Peraturan Menteri Agama n° 9/1952) : qu’elle soit monothéiste, qu’elle puisse faire état d’un livre saint (kitab suci) et d’un prophète (nabi), qu’elle jouisse d’une reconnaissance internationale et qu’elle ne soit pas limitée à un groupe ethnique particulier (Merdeka, 4 juillet 1952 ; Van der Kroef 1953 : 123). Ce décret réitérait par ailleurs la discrimination entre agama et kepercayaan, reléguait l’agama Hindu Bali avec les aliran kepercayaan dans la Division H du ministère et les destinait à devenir la cible du prosélytisme islamique ou chrétien. Ces stipulations ont provoqué l’indignation des leaders d’opinion balinais, qui n’ont pas pour autant présenté un front uni face à ce qu’ils percevaient comme une provocation islamique. Si une large majorité était résolue à obtenir du KAGRI la légitimation de leur religion, certains – parmi lesquels Gusti Bagus Sugriwa – étaient d’avis que les Balinais n’avaient pas à solliciter une quelconque reconnaissance étatique.
49La première réaction est venue d’un membre balinais du Conseil représentatif provisoire du Peuple (Dewan Perwakilan Rakyat Sementara, DPRS), le parlement national à Jakarta, Ida Bagus Putera Manuaba, ancien président du Komite Nasional Indonesia pour la province des Petites Îles de la Sonde et éminent dirigeant politique du PNI. Dans une question au gouvernement, il contestait le fondement légal des conditions stipulées par le KAGRI, qui bafouaient la liberté religieuse proclamée par la Constitution, tout en rappelant à ses adversaires musulmans que l’agama Hindu Bali n’était en rien une religion nouvelle mais qu’elle remontait à Sriwijaya et à Majapahit et qu’elle prédatait donc de beaucoup l’islam en Indonésie (Mimbar Indonesia, 10 juillet 1952).
- 43 Quelques mois auparavant, Muhammad Dimyati avait instamment demandé au ministre de la Religion de s (...)
- 44 « Adakah kita mau maju dan cerdas, ataukah kita ingin mundur kezaman 1000 tahun yang lalu, ketika n (...)
50En réponse à l’adresse de Manuaba, Muhammad Dimyati43, un membre musulman du DPRS, publiait dans l’hebdomadaire Siasat (« Investigation ») un article dénonçant « le danger de l’anarchisme en matière de religion » (Bahaya anarsisme dilapangan keagamaan). Après avoir souligné que la liberté religieuse devait être restreinte (berbatas) de peur qu’elle n’engendre l’anarchisme, il affirmait que la religion balinaise ne relevait pas de l’agama mais de l’adat, à l’instar des religions « païennes » (jahiliyah) des Batak Karo à Sumatra ou des Badui et des Tengger à Java. Il s’agissait en l’occurrence de simples « croyances » (kepercayaan) traditionnelles, qui pourraient à la rigueur être acceptées comme telles sous réserve qu’elles demeurent circonscrites à leur région d’origine et que leur propagation soit prohibée (Dimyati 1952a). Ce à quoi Putu Shanty rétorquait dans le même hebdomadaire en soutenant que toutes les religions étaient vraies et respectables. À ce titre, elles étaient toutes reconnues par la Constitution et l’islam n’avait pas à prendre avantage de sa situation majoritaire pour imposer ses vues aux autres religions de l’Indonésie (Shanty 1952b). Ce qui lui valut une réplique cinglante de Dimyati, sous la forme de questions rhétoriques : Quelle était en fait la religion que les Balinais voudraient voir reconnue par le KAGRI ? Était-ce la religion pratiquée effectivement à Bali (le paganisme) ou celle professée en Inde (l’hindouisme) ? En cas de controverse théologique à Bali, quelle autorité était en position de résoudre la question ? Les Balinais chercheraient-il une réponse dans les Veda, tout comme les musulmans ont recours au Coran lorsque les ulama débattent d’un point de dogme ? Et notre auteur de conclure en demandant si les Indonésiens voulaient progresser en rejetant leurs restes de croyances et de coutumes archaïques au bénéfice du seul monothéisme, ou bien s’ils voulaient régresser à l’époque où leurs ancêtres en étaient encore à adorer des statues à Borobudur ou à Prambanan44.
51Au moment même où se déroulait cette polémique, en septembre 1952, Wedastera Suyasa publiait dans Bhakti un article intitulé « La religion hindoue balinaise menacée » (Agama Hindu Bali Terancam) (Suyasa 1952). Au nom de la Constitution et du Pancasila, il dénonçait les exigences du KAGRI et demandait au gouvernement de protéger toutes les religions, même les plus minoritaires, ainsi que de tenir les questions religieuses à l’écart des passions politiques. Et il exhortait les Balinais à serrer les rangs sous la bannière de l’agama Hindu Bali, plutôt que de s’épuiser vainement à chercher à la faire accepter par le KAGRI. Cette posture intransigeante vaudra à son auteur l’approbation de nombreux lecteurs du magazine (Dirgahayu 1952). Une position analogue sera défendue deux ans plus tard par un membre du Panti Agama Hindu-Bali sous le titre explicite : « La religion est une question de croyance, pas une question de reconnaissance officielle » (Agama adalah soal kepercayaan, bukan soal pengakuan) (Sutrisna 1954). Selon cet auteur, la proclamation de la liberté religieuse par la Constitution suffisait à garantir l’existence de la religion balinaise en Indonésie, qui n’avait donc pas à quémander sa reconnaissance officielle. À l’encontre de la plupart des réformateurs balinais, qu’il accusait de se soumettre trop facilement aux exigences du KAGRI, il soutenait que l’agama Hindu Bali n’avait nul besoin d’un prophète ou d’un livre saint, caractéristiques propres à l’islam et au christianisme qui n’ont pas cours dans des religions telles que l’hindouisme ou le bouddhisme.
- 45 L’une des fonctions du Dinas Agama Otonoom Daerah Bali était d’administrer l’éducation religieuse d (...)
52Le 10 octobre 1952, le secrétaire général du ministère de la Religion s’est rendu à Denpasar, où il a réitéré que l’agama Hindu Bali ne remplissait pas les conditions nécessaires à sa reconnaissance officielle (Sugriwa 1973 : 8). Excédé par le refus du KAGRI d’ouvrir une section dédiée à l’agama Hindu Bali, le DPD adressait le 14 novembre une requête au DPRDS pour solliciter l’instauration d’un service régional autonome de la Religion à Bali (Jawatan Agama Otonoom Daerah Bali) (Suara Indonesia, 28 novembre 1952). Une ultime tentative de conciliation était tentée le 14 février 1953 à Singaraja entre le secrétaire général du KAGRI, le gouverneur de la province, le DPD et le président du DPRDS, à l’issue de laquelle – conformément au décret ministériel n° 9/1952 – l’agama Hindu Bali était classifiée par le KAGRI sous la rubrique H, à l’instar d’autres « courants et mouvements religieux » (aliran/gerakan agama) non agréés au titre de religions proprement dites (Peraturan Menteri Agama n° 9/1952 ; Sudharta et Surpha 2006 : 26). Après l’échec des négociations, la requête du DPD était acceptée par le DPRDS le 24 mars (Pengumuman Resmi DPD Bali 1953 ; Suara Indonesia, 24 mars 1953). Cette décision n’a pas reçu une approbation unanime à Bali, où nombre de leaders religieux étaient d’avis que plutôt que d’instaurer leur propre service de la religion les autorités régionales feraient mieux de lutter pour obtenir la reconnaissance officielle de la religion balinaise (Bhakti 1953, n° 7 : 4-5). Quoi qu’il en soit, la nouvelle instance, intitulée Dinas Agama Otonoom Daerah Bali et exclusivement dédiée à l’agama Hindu Bali, sera finalement inaugurée le 1er novembre 1954 à Singaraja, sous la direction de I Putu Serangan et avec des branches dans chacun des anciens royaumes45. Devant le refus du KAGRI de reconnaître le Dinas Agama Otonoom, le DPD rompra toute relation avec ses bureaux provincial (KUAP) et régional (KUAD), ce qui ne manquera pas d’entraîner de sérieuses perturbations dans leurs opérations.
- 46 Damai (« Paix ») était publié par le Yayasan Kebaktian Pejuang Bali, une fondation établie à l’init (...)
53Entre-temps, la question du fondement de l’État indonésien avait resurgi à la suite d’un discours prononcé par le Président Sukarno le 27 janvier 1953 à Amuntai (Kalimantan), au cours duquel il commenta une bannière portant l’inscription « L’Indonésie, un État national ou un État islamique ? » (Indonesia Negara Nasional atau Negara Islamkah ?). En réponse à cette question, Sukarno en vint à critiquer les tentatives pour imposer un État fondé sur l’islam de la part de certains partis islamiques et les avertit qu’il en serait fini de l’unité nationale indonésienne, dans la mesure où les régions dont les populations n’étaient pas musulmanes – telles que Bali et les îles de l’Est chrétien – ne manqueraient pas de faire sécession. Ce discours suscita des débats virulents dans l’arène politique indonésienne, les milieux musulmans réclamant de Sukarno qu’il rétracte ses déclarations tandis que les milieux nationalistes prenaient sa défense. Et bien sûr, il fut abondamment approuvé et commenté à Bali, tant dans Bhakti que dans le nouveau magazine Damai46 (Shanty 1953 ; Sugriwa 1953a, 1953b). Les Balinais craignaient manifestement qu’à l’issue des prochaines élections générales indonésiennes, les partis islamiques ne profitent de leur majorité pour imposer un État islamique.
54Les 26 et 27 mai 1953, une importance conférence (Pesamuan Agung) était organisée à Denpasar à l’initiative du DPD. Pour la première fois, des officiels du gouvernement régional, des représentants de la section Hindu-Bali du KUAP, des padanda et des délégués des principales organisations religieuses se réunissaient pour débattre de la situation de l’agama Hindu Bali, de ses problèmes et des réformes à entreprendre. Les débats ont porté principalement sur la normalisation des rites (yadnya) – tout particulièrement les rituels funéraires (ngaben) et les mariages « inter-castes » (antar kasta) – et sur l’ordination (padiksan) des padanda (Suara Indonesia, 1er juin 1953 ; Sugriwa 1953c : 733-734 ; Kandia 1954 : 2). Quand bien même rien de très concret n’est sorti de ces débats, le Panti Agama Hindu-Bali a continué de pousser aux réformes religieuses. Elles étaient à l’ordre du jour de son premier congrès, les 22 et 23 juillet de la même année, et en octobre son président, Padanda Gede Ngendjung, sollicitait la participation des autres organisations religieuses pour former un comité chargé de compiler un manuel de l’agama Hindu Bali sous l’égide de Wayan Bhadra (Panitia Penyusun Kitab Pelajaran Agama Hindu Bali) (Bhadra 1953b).
- 47 « Hindu Balinisme itu bukanlah aliran tetapi Agama, yang dalil2 dan ajaran filsafatnya sama dengan (...)
- 48 « Agama Hindu-Bali sebagai kami dapatkan sekarang adalah suatu akibat hasil perkembangan2 dari pert (...)
55Le projet n’aboutira pas, mais en septembre 1953 Wayan Bhadra, en sa qualité de directeur de la section Hindu-Bali du KUAP, avait adressé au KAGRI une demande de reconnaissance officielle de l’agama Hindu Bali sous le titre quelque peu emphatique de « Traité sur la religion hindoue balinaise » (Treaty tentang Agama Hindu Bali) (Bhadra 1953a). En réponse à une déclaration du ministre de la Religion selon laquelle la religion balinaise n’était qu’une des trois cents religions demandant à être officiellement reconnues, et en se référant à l’article publié par Goris en juillet dans Bhakti, Bhadra affirmait que l’agama Hindu Bali – qu’il qualifiait d’Hindu Balinisme ou encore d’Hinduisme Bali – n’était pas une secte (aliran) mais une véritable religion (agama), dont les fondements doctrinaux n’étaient pas différents de ceux de l’hindouisme indien47. Les différences apparentes entre les pratiques religieuses des Balinais et celles des Indiens n’étaient que le résultat de l’adaptation historique de l’hindouisme aux particularités culturelles javanaises et balinaises48. Faisant assaut d’érudition théologique aussi bien qu’orientaliste, Bhadra soulignait encore que l’hindouisme (tout comme le bouddhisme) ne relevait pas des conceptions religieuses propres aux religions abrahamiques, et qu’à ce titre il était vain de la part du KAGRI de réclamer aux Balinais le nom de leur prophète et de leur livre saint.
56Le fait est qu’en dépit de la présence de Wayan Bhadra au KUAP en tant que directeur de la section Hindu-Bali, la religion balinaise n’y avait toujours pas un statut officiel. Il faudra attendre le 30 juin 1955, à l’issue d’une conférence organisée par le ministère de la Religion à Tretes (Java-Est), pour que l’agama Hindu Bali soit officiellement représentée au sein du KUAP à Singaraja, en étant inscrite à la division G et dotée de trois branches : « Affaires religieuses » (Urusan Agama), « Information religieuse » (Penerangan Agama) et « Éducation religieuse » (Pendidikan Agama) (Kandia 1957 : 6-8). Mais cette concession aux revendications balinaises n’impliquait pas pour autant que leur religion soit représentée au KAGRI à Jakarta, où elle demeurait classifiée comme aliran/gerakan agama.
- 49 L’impasse politique sera finalement dénouée le 5 juillet 1959 par le Président Sukarno, qui instaur (...)
57Les premières élections générales indonésiennes – le 29 septembre 1955 au Conseil représentatif du Peuple (Dewan Perwakilan Rakyat, DPR) et le 15 décembre à l’Assemblée constituante (Majelis Permusyawaratan Rakyat, MPR) chargée de rédiger la Constitution définitive de la République d’Indonésie – marquèrent un sérieux revers pour les partis islamiques, qui n’obtinrent que 43,5 % des votes et ne parvinrent même pas à s’unir et à coopérer. Ce revers a marqué l’échec de la lutte politique de l’islam en Indonésie, tandis que l’absence de majorité claire a abouti à une impasse au sein du MPR, mettant aux prises les partisans d’un État islamique (Negara Islam) et les avocats d’un État Pancasila (Negara Pancasila)49.
58Les Balinais furent activement partie prenante au combat pour un Negara Pancasila (Sugriwa 1955, Suyasa 1956). C’était tout particulièrement le cas des activistes étudiants, manifestement impatients des atermoiements de leurs ainés. C’est ainsi que le mouvement de jeunesse Gerakan Kumara Bhavana (GKB), fondé par Wedastera Suyasa lors du quatrième congrès du comité de coordination étudiante (Badan Koordinator Usaha Pelajar, BKUP) le 25 mai 1955 à Denpasar, forma un comité de contact (Badan Kontak Gerakan Kumara Bhavana, BKGKB) sous la direction de Putu Wirja le 12 novembre 1956. Ce comité avait pour objectif d’initier des contacts avec des parlementaires balinais au MPR pour les inciter à poursuivre la lutte pour la reconnaissance de l’agama Hindu Bali (GKB 1957).
- 50 Le Dewan Nasional a été institué par Sukarno en mai 1957, avec pour fonction de délibérer sur les q (...)
59Le 27 avril 1957, Wedastera Suyasa, en sa qualité de président du Gerakan Kumara Bhavana adressait une requête au Président Sukarno et à son premier ministre, réclamant que l’agama Hindu Bali soit représenté au sein du Conseil national (Dewan Nasional)50, à l’instar de l’islam, du protestantisme et du catholicisme (Suyasa 1957a). La requête fut acceptée et Gusti Bagus Sugriwa fut nommé représentant de l’agama Hindu Bali au Dewan Nasional. Du 28 au 31 juillet, le GKB organisait à Denpasar la cinquième conférence de l’Angkatan Muda Hindu-Bali. Deux thèmes principaux furent abordés lors de cette conférence : Wedastera Suyasa présenta « la religion et sa lutte » (Agama dan perjuangannya), tandis qu’Ida Bagus Gde Dosther traitait de l’éducation, de la culture et du tourisme. Concernant les questions religieuses, les résolutions adoptées par la conférence réclamaient : qu’une section Hindu Bali soit établie au sein du KAGRI ; qu’une organisation représentative de l’agama Hindu Bali soit instituée en remplacement des organisations existantes, avec notamment pour mission d’uniformiser le contenu de l’enseignement religieux ; que le Dinas Agama Otonoom simplifie les rites et instruise les Balinais sur leur signification ; et que la Constitution soit fondée sur le Pancasila, avec des stipulations spécifiques garantissant la liberté religieuse et la protection de toutes les religions par l’État (Suyasa 1957b, 1957c ; Kandia 1957).
- 51 Entretien avec I Made Wedastera Suyasa, Puri Mahendradatta, Denpasar, 13 décembre 1994.
60Avec cette conférence, la lutte pour la reconnaissance de la religion balinaise entrait dans sa phase finale en devenant nettement mieux coordonnée et plus déterminée. Ce qui devait déclencher l’impulsion décisive est la sommation adressée début 1958 par le KAGRI aux autorités balinaises de dissoudre le Dinas Agama Otonoom, tout en persistant à refuser de reconnaître l’agama Hindu Bali. Le 14 juin 1958, un mouvement réclamant l’établissement d’une section Hindu Bali au sein du KAGRI (Gerakan Aksi-Bersama Menuntut ‘Bagian Hindu-Bali’ Dalam Kementerian Agama Republik Indonesia), coordonné par I Gusti Ketut Kaler du Dinas Agama Otonoom, était lancé à l’initiative de Wedastera Suyasa51. Se réclamant de la grandeur passée de Sriwijaya et de Majapahit et faisant de l’hindouisme le fondement de la civilisation indonésienne, Suyasa exhortait les organisations religieuses et les individus concernés à accentuer la pression sur le KAGRI en pétitionnant le ministre de la Religion, le Premier ministre, le président de la République et les principales autorités politiques, aux niveaux national, provincial et régional. Outre l’exigence réitérée d’établir sans plus attendre une section Hindu Bali au sein du KAGRI, la pétition déclarait non seulement qu’il n’était pas question de dissoudre le Dinas Agama Otonoom, mais qu’il fallait au contraire supprimer le KAGRI, ou à tout le moins le restructurer de façon à garantir un même traitement pour toutes les religions d’Indonésie, conformément au Pancasila (Suyasa 1958). Quelques jours plus tard, une délégation conduite par Gusti Ketut Kaler se rendait à Jakarta pour y faire connaître les revendications balinaises.
- 52 Le Satya Hindu Dharma Indonesia fut fondé le 1er janvier 1956 à Denpasar, sous la direction de Ida (...)
- 53 Le Partai Nasional Hindu Bali fut fondé en février 1954 par Ida I Dewa Agung Gede Oka Geg, le raja (...)
61Le 26 juin 1958, des représentants de huit organisations se sont rencontrés à Denpasar pour débattre de la situation de l’agama Hindu Bali (Pertemuan Kerja Sama Organisasi Agama Hindu Bali Tentang Kedudukan Agama Hindu Bali Dalam Organisasi Kementerian Agama Republik Indonesia) : I Gusti Anandakusuma (Satya Hindu Dharma Indonesia, Denpasar)52, Ida Bagus Wayan Gede (Yayasan Dwijendra, Denpasar), Ida I Dewa Agung Gede Oka Geg (Partai Nasional Hindu Bali, Klungkung)53, Ida Bagus Tugur (Majelis Hinduisme Bali, Klungkung), Ida Padanda Made Kamenuh (Paruman Para Pandita, Singaraja), I Ketut Kandia (Panti Agama Hindu-Bali, Singaraja), Ida Bagus Gde Dosther (Angkatan Muda Hindu-Bali, Denpasar) et Ida Bagus Gede Manuaba (Eka Adnjana, Sempidi). Ils adoptèrent une résolution exigeant que l’agama Hindu Bali soit reconnu au même titre que les autres religions représentées au KAGRI, tout en insistant pour que le gouvernement balinais maintienne l’existence du Dinas Agama Otonoom tant que leur revendication ne sera pas accordée. Cette résolution fut adressée aux mêmes autorités politiques que le 14 juin (Pertemuan Kerdja Sama 1958).
- 54 « Peribadatan Hindu Bali tidak dapat diragu-ragukan lagi bahwa ia adalah AGAMA, dengan dasar filsaf (...)
- 55 Le 17 juin à Jakarta, Sukarno avait prononcé le discours inaugural lors du troisième congrès du mys (...)
62Le 29 juin 1958, cette résolution fut présentée en personne au Président Sukarno dans sa résidence de Tampaksiring par une délégation de représentants de cinq organisations : Ida Padanda Made Kamenuh (Paruman Para Pandita), I Gusti Anandakusuma (Satya Hindu Dharma), Ida Bagus Wayan Gede (Yayasan Dwijendra), Ida Bagus Gde Dosther (Angkatan Muda Hindu-Bali) et I Ketut Kandia (Panti Agama Hindu-Bali). Ils étaient accompagnés par le président du Dewan Perwakilan Rakyat Daerah, I Gusti Putu Merta. Les délégués réaffirmèrent que l’agama Hindu Bali était une authentique religion, dont les fondements philosophiques étaient tirés de l’hindouisme et les cérémonies de l’adat balinais54. Elle répondait bien aux conditions édictées en 1952 par le ministère de la Religion (Peraturan Menteri Agama n° 9/1952), avec une profession de foi (çraddha), un livre saint (kitab suci), des prophètes (les sages qui ont recueilli la Révélation des Veda), un culte et des sanctuaires afférents (tempat2 untuk melakukan peribadatan), une prêtrise (pamangku2 Agama) et des enseignements éthiques et théologiques (ajaran2 tatasusila, tattwa2 dan Kitab2 Agama yang lain). Bref, l’agama Hindu Bali était conforme au premier principe du Pancasila (Ketuhanan Yang Maha Esa), et n’était donc pas polythéiste mais bien monothéiste, tout en honorant les mânes des ancêtres (disertai dengan penghormatan terhadap arwah nenek-moyang) (Kandia 1958 ; Anandakusuma 1966 : 101-106 ; Dosther 2007 : 101-102). Sukarno apparaît avoir été réceptif à la requête balinaise55, et il convoqua séance tenante le ministre de la Religion à Bali.
63L’appui de Sukarno – dont la mère était une brahmana balinaise – s’avéra décisif : le 5 septembre 1958, le ministre de la Religion décidait d’établir une section Hindu Bali (Bagian Hindu Bali) au sein du KAGRI (Surat Keputusan Menteri Agama tanggal 5 September 1958 n° 2, tentang Bagian Hindu Bali pada Kementerian Agama Republik Indonesia). Peu après, le gouvernement balinais appointait trois officiels à la section Hindu Bali du KAGRI : I Gusti Gede Raka (un ancien ministre, qui avait été le président de Bali Darma Laksana), I Nyoman Kadjeng (un officiel du gouvernement provincial, membre du Panti Agama Hindu-Bali) et I Gusti Ngurah Oka Diputhera (un étudiant bouddhiste à Yogyakarta, membre de l’Angkatan Muda Hindu-Bali). Le 1er janvier 1959, la section des Affaires hindoues balinaises (Bagian Urusan Hindu Bali) était finalement établie au sein du KAGRI à Jakarta.
64Entre-temps, le 14 août 1958, Bali était devenue une province à part entière de la République d’Indonésie, avec Anak Agung Bagus Sutedja pour gouverneur. Et deux ans plus tard, la capitale de la province était déplacée de Singaraja à Denpasar.
Notes
1 En 1912, l’organisation islamique moderniste Muhammadiyah (« Les Disciples de Muhammad ») a été fondée à Yogyakarta. Inspirée par les idées de réforme islamique émanant du Moyen-Orient, cette organisation a promu des œuvres religieuses, éducatives et sociales. Elle a développé un réseau d’écoles coraniques urbaines (madrasah) qui associent l’enseignement séculier à l’étude de l’islam. La Muhammadiyah a cherché à purger l’islam javanais de diverses coutumes considérées comme des déviations polythéistes (shirk), qui violaient donc la doctrine de l’unicité d’Allah (tawhid), tout en visant à imposer un respect plus strict des obligations formelles de l’islam (syariah). Ses partisans étaient résolus à adapter l’islam au monde moderne en promouvant l’interprétation rationnelle et personnelle (ijtihad) du Coran et des Hadiths, afin de déterminer les enseignements qui étaient adaptés aux exigences de la vie contemporaine. Confrontés à cette remise en cause de leur autorité, des érudits musulmans traditionalistes ont fondé en 1926 à Surabaya le Nahdlatul Ulama (« Le Réveil des Uléma »). Fortement implanté dans les zones rurales de Java-Est, où il gère des internats islamiques privés (pesantren), le Nahdlatul Ulama défend la valeur de l’enseignement coutumier, tout en se montrant plus conciliant à l’égard des traditions culturelles javanaises. Sur la question de la catégorisation de l’islam indonésien, voir Ali (2007).
2 Le circonfixe Ketuhanan est composé sur la base Tuhan qui signifie « Seigneur », et par extension « Dieu ». À la différence du nom Allah, il n’a pas de connotation islamique. Si la traduction la plus courante de la forme Ketuhanan est « Croyance en Dieu », il serait plus juste de la traduire par « Divinité » (Darmaputera 1988 : 153 ; Intan 2006 : 73). Son caractère abstrait et général était censé convenir à l’ensemble des traditions religieuses indonésiennes. Les autres principes sont le nationalisme (Kebangsaan), l’humanitarisme (Perikemanusiaan), la souveraineté du peuple (Permusyawaratan) et la prospérité sociale (Kesejahteraan sosial). Sur le Pancasila, on peut consulter Bonneff et al. (1980), et sur l’opposition entre groupes islamique et nationaliste, Boland (1982).
3 Il semble que les délégués musulmans aient accepté la proposition de Hatta parce qu’ils étaient convaincus que les partis islamiques emporteraient les élections législatives à venir et seraient alors en mesure d’imposer leur propre programme.
4 « (1) Negara berdasarkan atas Ketuhanan Yang Maha Esa. (2) Negara menjamin kemerdekaan tiap-tiap penduduk untuk memeluk agamanya masing-masing dan untuk beribadat menurut agamanya dan kepercayaannya itu ».
5 L’émergence, au début du XXe siècle, de mouvements mystiques à Java et leur dissociation de l’islam sont le résultat de la décomposition de ce que Merle Ricklefs a appelé la « synthèse mystique » javanaise (Ricklefs 2006). En réaction aux réformistes musulmans qui répudiaient le courant mystique de l’islam, ces mouvements s’inscrivaient dans le cadre d’un renouveau culturel javanais combinant des éléments de l’héritage hindou-bouddhiste avec le soufisme, le christianisme et la théosophie. Le mysticisme javanais est désigné par le terme kebatinan, dérivé des traditions soufies, qui contrastent les dimensions batin (« intérieure, ésotérique ») et lahir (« extérieure, exotérique ») de l’expérience religieuse. Le kebatinan est donc la « science de l’être intérieur », en ce sens que ses adeptes recherchent l’expérience du divin dans leur for intérieur. Alors que les regroupements de disciples autour d’un maître étaient connus de longue date à Java, les groupes de kebatinan se sont multipliés au cours des premières années de l’indépendance et se sont organisés en mouvements formels qui ont survécu à leurs fondateurs. Afin de surveiller ces groupes, le ministère de la Religion a créé en 1954 un Organe de Coordination pour la Surveillance des Courants de Croyance (Badan Koordinasi Pengawas Aliran Kepercayaan Masyarakat, Bakor Pakem) (Stange 1986, Mulder 1998, Ricklefs 2007).
6 L’appellation aliran kepercayaan désigne les mouvements spirituels et les cultes syncrétiques considérés comme ne relevant pas de la catégorie des religions révélées. Si le mot kepercayaan signifie littéralement « croyance », il connote en réalité l’idée de « superstition ». En ce sens, les aliran kepercayaan relèvent de l’adat davantage que de l’agama selon la définition qu’en donnera le ministre de la Religion en 1952 : « Un courant de croyance [...] est une opinion dogmatique, étroitement liée aux coutumes de certains groupes ethniques, tout particulièrement de ceux qui sont encore arriérés. La base de leurs croyances est fournie par tout ce qui est devenu le mode de vie coutumier de leurs ancêtres au fil du temps » (Aliran kepercayaan [...] ialah suatu faham dogmatis, terjalin dengan adat istiadat hidup dari berbagai macam suku bangsa, lebih-lebih pada suku bangsa yang masih terbelakang. Pokok kepercayaannya, apa saja adat hidup nenek moyangnya sepanjang masa) (El Hafidy 1997 : 95-96). Sur la question des aliran kepercayaan, voir Supartha (1994), Howell (2004), Hidayah (2012), Butt (2020) et Hefner (2021).
7 En 1966, le ministère de la Religion a été renommé Departemen Agama (Depag), puis est redevenu Kementerian Agama en 2010.
8 Héritage de la période coloniale, le catholicisme (agama Katolik Roma) et le protestantisme (agama Kristen Protestan) sont considérés comme deux religions distinctes en Indonésie, en raison de la manière dont chaque confession s’est implantée dans l’archipel – le catholicisme avec les Portugais, le protestantisme avec les Néerlandais – et conformément à la « pilarisation » (verzuiling) historique de la société néerlandaise, où les différences religieuses se manifestaient dans les partis politiques et leurs associations affiliées. Sur l’histoire du christianisme en Indonésie, voir Aritonang et Steenbrink (2008).
9 Si un certain nombre de publications font état des efforts des Balinais pour réformer leur religion et la rendre acceptable par le ministère de la Religion, aucune ne permet vraiment de saisir toutes les implications de ce mouvement. Le fait est que les auteurs balinais ont tendance à considérer, de manière à la fois anachronique et téléologique, que leur religion a toujours été « hindoue » et que la démarche des réformateurs a simplement consisté à la faire reconnaître comme telle par leurs coreligionnaires et par les autorités indonésiennes. Il est pour le moins déconcertant que le seul auteur étranger à avoir consacré une étude d’ensemble à ce sujet ait adopté précisément cette perspective (Bakker 1993). Pour ce qui est des publications balinaises, on pourra se reporter à Anandakusuma (1966), Bagus (1972), Suaryana (1982), Diantari (1990), Wijaya (1990, 2007, 2009), Sudharta et Surpha (2006), Subagiasta (2009) et Ari Dwipayana (2021) ; et pour les publications étrangères, à Swellengrebel (1960), Geertz (1973), Forge (1980), Rudyansjah (1986), Shadeg (1989), Bakker (1993, 1995), Howe (2001), Ramstedt (2002, 2004a), Reuter (2008), McDaniel (2010, 2013) et Landmann (2012).
10 Peter Kemp, le commandant britannique de la petite troupe qui a débarqué sur l’île le 18 février 1946 pour préparer le retour des Néerlandais, a livré un témoignage intéressant sur la situation à Bali. Il raconte qu’il a dû protéger à la fois Tjokorda Gde Raka Sukawati, le raja d’Ubud, et Anak Agung Gde Agung, le raja de Gianyar, contre les attaques des nationalistes balinais, qu’ils qualifiaient de « terroristes ». Il a également eu la charge d’organiser une conférence des rajas balinais, qui s’est tenue au palais de Klungkung quelques jours avant le débarquement des troupes néerlandaises. À la seule exception du raja de Badung, tous les rajas se sont engagés à collaborer à la restauration de l’administration des Indes néerlandaises (Kemp 1961).
11 Sur la situation politique durant ces années de troubles, on peut consulter Kementerian Penerangan (1953 : 32-64), Last (1955), Pendit (1979), Agung (1985), Oka (1988), Bagus (1991), Robinson (1995), Sendra (2013) et Hoek (2021).
12 Au cours des débats, agama Tirtha fut appuyé par les délégués de Gianyar, Bangli, Karangasem et Lombok ; agama Siwa par Klungkung et Buleleng ; agama Siwa-Budha par Tabanan ; tandis que Padanda Gede Ngendjung optait pour agama Hindu Bali et qu’un délégué de Klungkung plaidait pour agama Hindu (PPP 1949 : 8).
13 La question de la prêtrise à Bali est complexe, et ce d’autant plus qu’elle est controversée en raison de son lien avec la hiérarchie des groupes titrés. Sur ce sujet épineux, je renvoie le lecteur au prochain chapitre.
14 Ces règles (Asu Pundung, Alangkahi Karang Hulu) seront finalement abrogées par le DPRDS en juillet 1951, en même temps que celles qui punissaient les roturiers pour avoir donné naissance à des jumeaux de sexes différents (manak salah), ainsi que le bannissement (selong) en rétribution de la violation du droit coutumier. Parmi les autres résolutions adoptées à la même époque figurait l’interdiction de photographier des Balinaises aux seins nus.
15 « Yang saya ketahui nama agama saudara-saudara ada bermacam-macam, yaitu: Agama Bali, Agama Tirtha, Agama Hindu, Agama Hindu Bali, Agama Çiwa Buddha. Manakah yang sebenarnya? » (Sugriwa 1973 : 7).
16 « Pengertian Hindu di sini adalah Siwa Buddha, Hindu sekte Siwa dan Buddha sekte Mahayana, berpadu dengan Agama Bali. Itulah sebabnya dalam kenyataan ada pendeta Siwa, pendeta Buddha dan pendeta-pendeta Bali yang sangat banyak » (Sugriwa 1973 : 8).
17 Le Pura Panataran Agung (« Grand Temple d’État ») est le principal sanctuaire de Besakih, vaste complexe de temples situés sur les flancs du principal volcan de Bali, le Gunung Agung. Il est considéré comme le « temple mère » (pura induk) de Bali et a toujours été associé au pouvoir politique (Stuart-Fox 2002).
18 Bien qu’il fût un padanda, après son décès en 1955 Ida Bagus Gede Ngendjung fut accusé d’avoir été communiste depuis les années 1930 (Damai 1955, n° 3 : 18). Et plusieurs membres du PAHB étaient associés au Lekra (Lembaga Kebudayaan Rakyat), l’organisation culturelle affiliée au Parti communiste indonésien (PKI), fondée en 1950 (Foulcher 1986, Putra 2003).
19 Voici en quels termes un membre du PAHB formulait l’opposition entre les deux organisations et le nom qu’elles préconisaient respectivement pour la religion balinaise : « À Bali il existe deux positions concernant la religion ! Le groupe des conservateurs attachés à une opinion révolue qualifie la religion balinaise de Tirtha, tandis que la nouvelle génération dont la vision est plus large et plus consciente insiste pour que la religion balinaise soit appelée Hindu-Bali » (Di Bali ada dua buah paham nama dikalangan agama! Satu grup yang terdiri dari manusia konserpatif yang berpegang kepada dalil2 lama menamakan agama di Bali: Tirtha, sedang angkatan baru yang mempunyai pandangan lebih luas dan penuh kesadaran sudah memperotes agar agama di Bali ini dinamai: Hindu-Bali) (Shanty 1952a : 7).
20 « Panti Agama Hindu-Bali tidak akan membawa perobahan yang radikal, melainkan Panti berusaha akan menyadarkan penganut penganutnya kearah satu, yaitu Widhi – dengan tidak menghilangkan dasar2 semula. Engkau tidak usah khawatir bahwa dengan perobahan yang tiba2 ini dasar2 Kebudayaan kita di Bali akan lenyap » (Shanty 1951). Dans un intriguant renversement des positions respectivement défendues par les jaba et les triwangsa dans les années 1920, lors de la première réunion du PAHB, le 11 mars 1951, qui visait à débattre du nom approprié à la religion balinaise, Wayan Bhadra récusait le nom agama Bali Hindu, qu’il renvoyait à une époque révolue, lorsque les Balinais ne s’étaient pas encore familiarisés avec l’hindouisme et restaient toujours très marqués par leur animisme atavique. À ses yeux, bien loin de signifier que les Balinais étaient d’authentiques hindous comme l’affirmait Surya Kanta, le nom Bali Hindu devait être remplacé par Hindu Bali pour affirmer qu’ils avaient finalement embrassé l’hindouisme (PAHB 1951).
21 J’ai relevé les noms suivants dans les publications balinaises de l’époque : Tuhan, Allah, Batara Siwa, Iswara, Acintya, Sang Hyang Tunggal, Sang Hyang Sunya, Sang Hyang Widi, Sang Hyang Guru, Sang Hyang Embang, Sang Hyang Wenang, Sang Hyang Kawi, Sang Hyang Tuduh, Sang Hyang Suksma, Sang Hyang Jagat, Sang Hyang Wisesa, etc. En revanche, dans la littérature religieuse javanaise du XIXe siècle, le nom Hyang Widdhi désigne exclusivement Allah (Zuhri 2022 : 383).
22 Nombre de réformateurs balinais que j’ai interrogés ont ouvertement admis que les Veda étaient inconnus jusqu’à une date récente à Bali et que les Balinais n’avaient qu’une très vague idée de ce dont il s’agissait. Ils s’accordaient généralement à dire que la référence aux Veda était due aux pressions exercées par le KAGRI pour que les Balinais mentionnent un kitab suci à l’appui de la reconnaissance officielle de leur religion en tant que véritable agama, tout en concédant que les Veda sont un livre saint très différent du Coran ou de la Bible.
23 Il s’agit là d’une formulation dérivée du mahavakya bien connu, tiré de la Chandogya Upanishad (6, 2, 1) : « Ekam eva advityam Brahman » (« Dieu est Un sans second »). Cette profession de foi n’est évidemment pas sans rapport avec la syahadat islamique – « Il n’est de dieu que Dieu » – à laquelle les Balinais étaient mis en demeure de se conformer.
24 L’Indian Council for Cultural Relations a été fondé en 1950 par le ministre de l’Éducation dans le but de promouvoir la diplomatie culturelle de l’Inde indépendante, notamment en finançant des bourses aux étudiants étrangers désireux de s’inscrire dans une université indienne. Un bureau indonésien a été inauguré à Jakarta en 1955, le Jawaharlal Nehru Indian Cultural Centre, à la suite d’un accord passé entre les deux pays.
25 La lettre de Mantra n’est pas la première occurrence de recours à l’hindouisme indien de la part d’un auteur balinais pour valider sa religion. Sans remonter à Tjakra Tanaya accusant ses adversaires de Surya Kanta de chercher leurs références en Inde plutôt qu’à Majapahit, il faut mentionner un « Manuel de la philosophie Samkhya » (Adji Sangkya) composé en 1947 en balinais par Ida Ktut Djelantik (Acri 2013 : 89 ; voir Bakker 1993 : 302).
26 L’International Academy of Indian Culture a été fondée à Lahore en 1932, puis s’est établie à Nagpur en 1946 et finalement à New Delhi en 1956, où elle est aujourd’hui dirigée par le fils de Raghu Vira, Dr. Lokesh Chandra. Entretien avec Lokesh Chandra, New Delhi, 20 décembre 2005.
27 Entretien avec Tjokorda Rai Sudharta, Puri Amertasari, Ubud, 1er juin 2006.
28 Après avoir été l’un des principaux fondateurs du Parisada Dharma Hindu Bali, Ida Bagus Mantra en sera le secrétaire général (1959-1964), puis deviendra recteur de l’Université de Bali (1964-1968) et directeur général de la Culture à Jakarta (1968-1978), avant d’être nommé gouverneur de Bali (1978-1988) et de terminer son parcours professionnel comme ambassadeur d’Indonésie en Inde (1989-1992). Ida Bagus Oka Punyatmadja sera vice-président du Parisada Hindu Dharma (1968-1991), membre du Parlement à Jakarta (1977-1992), vice-président de la World Hindu Federation (1988-1992), en contact étroit avec la Vishva Hindu Parishad, et il sera ordonné padanda en 1998. Tjokorda Rai Sudharta deviendra en 1963 directeur du bureau régional de la Religion de Bali (Kantor Agama Daerah Tingkat I Bali), puis secrétaire général du Parisada Hindu Dharma (1964-1968) et membre du Parlement (1977-1987).
29 Lors de mon entretien avec Narendra Dev. Pandit Shastri (Denpasar, 3 janvier 1994), il a volontiers admis que les Balinais ne connaissaient pas encore les Veda dans les années 1950.
30 « Moksha adalah tujuan terachir dari seluruh Ummat Agama Bali » (Shastri 1951 : 8). Si le concept de moksha, la libération des âmes individuelles (atma) du cycle des morts et des renaissances (samsara) par l’union avec le Brahman, était effectivement connu des lettrés, ce n’était certainement pas le but poursuivi par la plupart des Balinais, qui aspirent à rejoindre leurs ancêtres en attendant de se réincarner (numitis) dans leur propre lignée familiale (Hornbacher 2014).
31 Le terme sanskrit yajna signifie « sacrifice, offrande ». Il réfère en particulier aux « cinq grands sacrifices » (panchamahayajna) qu’un maître de maison védique doit accomplir quotidiennement : devayajna (oblation au feu), pitryajna (offrande de nourriture et d’eau), bhutayajna (offrande de riz ou de fleurs), narayajna (offrande de nourriture aux brahmanes) et brahmayajna (récitation d’un mantra védique). On trouve des mentions occasionnelles de ces yajna dans les traditions textuelles javanaises ainsi que dans Djatajoe (1937, n° 9 : 268), mais leur formalisation doctrinale précise est une innovation moderne comme nous le verrons par la suite (Hooykaas 1975).
32 Selon la tradition, la récitation de mantra sanskrits tels que la Gayatri était réservée aux padanda. Dans la littérature javanaise et balinaise, la trisandhya désigne la pratique de trois cultes quotidiens lors des « jonctions » (sandhya) de la journée : à l’aube, à midi et au crépuscule. J’y ai également trouvé une très brève référence dans Djatajoe (1938, n° 7 : 222). Mais ce n’est que dans les années 1950, après la publication d’une autre brochure de Shastri, intitulée Tri Sandhya (195?), que la Puja Tri Sandhya (« Célébration des trois prières quotidiennes ») deviendra la prière hindoue officielle – l’équivalent hindou de la salat musulmane – enseignée dans les écoles balinaises et, plus tard, diffusée à la radio et à la télévision, à l’instar de l’appel islamique à la prière (azan) et de l’Angélus, carillonné trois fois par jour dans les régions catholiques de l’Indonésie. Sur l’histoire et l’usage de la Puja Tri Sandya, voir Lanus (2014) et Reisnour (2018, chap. 3).
33 Un article de Nyoman Suwandhi Pendit, un étudiant balinais à Jakarta qui devait poursuivre ses études à l’Université Vishva-Bharati, témoigne de l’influence de Shastri. Citant sa brochure, il enjoignait à ses coreligionnaires de se désintéresser des instructions des padanda et du contenu des lontar pour suivre les enseignements des véritables experts, les théologiens indiens. Et il pressait les autorités balinaises d’engager des relations avec l’Inde, « où l’on peut étudier sérieusement ce que l’on appelle l’hindouisme » (dimana orang dapat mempelajarinja lebih jauh dengan sungguh2 apa yang kita namakan agama Hindu) (Pendit 1952 : 7). Entretien avec I Nyoman Suwandhi Pendit, Jakarta, 6 avril 2000.
34 Entretien avec Narendra Dev. Pandit Shastri, Denpasar, 3 janvier 1994. Yadav Somvir – un Indien enseignant le sanskrit et la culture indienne à l’Université Udayana de Denpasar, et lui-même affilié à l’Arya Samaj – m’a confirmé que Shastri était effectivement membre de l’Arya Samaj et avait été envoyé à Bali par la Fondation Birla, dédiée à la propagation de l’hindouisme dans le monde (Denpasar, 26 juin 2004). Ce qui fut corroboré par le directeur de l’International Academy of Indian Culture, Lokesh Chandra, qui m’informa que Shastri avait été un étudiant de son père, Raghu Vira (New Delhi, 20 décembre 2005). C’était probablement à l’époque où Raghu Vira dirigeait le département de sanskrit du Sanatana Dharma College de Lahore, puisque Shastri était originaire de cette ville (Lanus 2014 : 26).
35 Shastri devait finalement recevoir une certaine reconnaissance posthume, avec plusieurs articles publiés dans le Bali Post au moment de son décès en 2001. L’un d’entre eux était signé de Nyoman Pendit, qui lui a attribué la reconnaissance officielle de la religion balinaise par le gouvernement et l’a qualifié de « pionnier du combat hindou moderne à Bali » (pelopor perjuangan Hindu modern di Bali) (Pendit 2001).
36 Les Panca Çraddha comprennent la foi en un Dieu Unique (Sang Hyang Widi), en l’éternité de l’âme (atman), en la rétribution de toutes les actions (karmapala), en la réincarnation (samsara) et en la libération (moksa). Voir chap. 6.
37 Le Perguruan Rakyat Saraswati a été ouvert en 1946 à Denpasar par I Gusti Made Tamba, avec un curriculum inspiré du mouvement éducatif javanais de Ki Hadjar Dewantara (Taman Siswa) et des idées éducatives de Rabindranath Tagore (Putra 1997). Le Yayasan Dwijendra a été fondé en 1953 à Denpasar par I Wayan Reta et Ida Bagus Wayan Gede. Nommé en référence à Danghyang Dwijendra (ou Danghyang Nirartha), le prêtre javanais crédité pour avoir apporté la religion hindoue de Majapahit à Bali, le Yayasan Dwijendra a ouvert une école secondaire hindoue, la Sekolah Menengah Hindu Bali Dwijendra (Suara Indonesia, 17 juillet 1953).
38 Fondé en septembre 1952, Bhakti (« Dévotion ») sera publié à Singaraja trois fois par mois jusqu’à septembre 1954, avec pour en-tête Madjalah Untuk Umum – Non Party (« Magazine pour le public – non partisan »). Il incluait un supplément intitulé Ruangan Kebudajaan: Seni, Sastra dan Filsafat (« Domaine culturel : art, littérature et philosophie »). Wayan Bhadra et Nyoman Kadjeng étaient les éditeurs de la section culturelle, et parmi les collaborateurs réguliers on relève les noms de Putu Shanty et Nyoman Pendit. De sorte que si Bhakti n’était affilié à aucun parti, la plupart de ses contributeurs étaient membres du Panti Agama Hindu-Bali et appartenaient à l’intelligentsia balinaise progressiste (Putra 2000 : 137-139 ; voir Wijaya, Putra et Vickers 2021).
39 Entretien avec Norbert Shadeg, Tuka, 18 mai 1999.
40 Il faut savoir que s’il avait été un opposant virulent aux missionnaires dans les années 1930, Goris a été converti au catholicisme par Johannes Kersten et Simon Buis en 1940.
41 Le fait est que les missionnaires chrétiens ont adopté en 1937 le nom Sang Hyang Widi pour traduire le Dieu de la Bible en balinais, ce qui a sans doute contribué à populariser cette représentation de la divinité suprême (Wiryatnaya 1995 : 151-158). Mais contrairement à ce que divers auteurs ont pu écrire à ce sujet (Eck 1982 : 158 ; Eiseman 1989 : 45), on a vu que ce ne sont pas les Balinais chrétiens qui ont inventé ce nom, que les Balinais hindous auraient ensuite repris à leur propre compte. Et Norbert Shadeg, qui fut le confident intime de Goris depuis son affectation à Bali en 1950, lui accorde peut-être trop de crédit lorsqu’il prétend que c’est lui qui suggéra Sanghyang Widhi en tant qu’équivalent balinais du Tuhan Yang Maha Esa indonésien (Shadeg 1989 : 5). Quand bien même on peut admettre une certaine influence chrétienne, la nouvelle conception balinaise de la divinité suprême doit surtout à l’influence de l’islam réformiste importé du Proche-Orient au début du XXe siècle.
42 Il est intéressant de constater que ce que Goris reproche ici aux Balinais est précisément ce que Crawfurd, dans la perspective évolutionniste de son époque, reprochait aux Javanais dans son History of the Indian Archipelago (1820b, vol. 2 : 230-232).
43 Quelques mois auparavant, Muhammad Dimyati avait instamment demandé au ministre de la Religion de spécifier les critères à remplir pour qu’une religion soit officiellement reconnue comme agama par l’État (Subagya 1976 : 116).
44 « Adakah kita mau maju dan cerdas, ataukah kita ingin mundur kezaman 1000 tahun yang lalu, ketika nénék-moyang kita masih memuja patung2 dicandi Borobudur dan Prambanan? » (Dimyati 1952b : 16).
45 L’une des fonctions du Dinas Agama Otonoom Daerah Bali était d’administrer l’éducation religieuse dans les écoles balinaises, conformément au décret du 16 juillet 1951, pris conjointement par le ministre de l’Éducation, de l’Instruction et de la Culture et par le ministre de la Religion, stipulant que l’éducation religieuse devait être assurée dans toutes les écoles publiques (Kaler 1957). En fait, l’enseignement de l’agama Hindu Bali fut d’emblée entravé, tant par l’absence de consensus sur ses principes que par le manque d’enseignants qualifiés, sans parler du manque d’intérêt avéré de la plupart des Balinais pour l’apprentissage de leur propre religion à l’école (Kandia 1957 : 6).
46 Damai (« Paix ») était publié par le Yayasan Kebaktian Pejuang Bali, une fondation établie à l’initiative du DPD le 14 janvier 1951 à Denpasar pour servir de forum aux vétérans balinais de la lutte pour l’indépendance. Il fut édité par I Gusti Bagus Sugriwa de mars 1953 à juin 1956, sous l’en-tête Madjalah Umum Untuk Rakyat (« Magazine public pour le peuple »).
47 « Hindu Balinisme itu bukanlah aliran tetapi Agama, yang dalil2 dan ajaran filsafatnya sama dengan aspek agama dari Hinduism di India » (Bhadra 1953a : 1).
48 « Agama Hindu-Bali sebagai kami dapatkan sekarang adalah suatu akibat hasil perkembangan2 dari pertemuan2 kebudayaan Hindu (aspek agamanya, filsafat dan seninya) dengan kepercayaan (religie) Bali asli dst. pendek kata dengan Kebudayaan Bali » (Bhadra 1953a : 3).
49 L’impasse politique sera finalement dénouée le 5 juillet 1959 par le Président Sukarno, qui instaura sa « Démocratie dirigée » (Demokrasi Terpimpin) en dissolvant le MPR et en décrétant un retour à la Constitution de 1945. Ce système politique autoritaire fondé sur un pouvoir exécutif renforcé, qui récusait aussi bien l’islam politique que le pluralisme démocratique, engendra une tension grandissante entre l’armée, les partis islamiques et le Parti communiste (Feith 1962).
50 Le Dewan Nasional a été institué par Sukarno en mai 1957, avec pour fonction de délibérer sur les questions de politique générale et d’émettre des recommandations au parlement.
51 Entretien avec I Made Wedastera Suyasa, Puri Mahendradatta, Denpasar, 13 décembre 1994.
52 Le Satya Hindu Dharma Indonesia fut fondé le 1er janvier 1956 à Denpasar, sous la direction de Ida Padanda Gde Wayan Sidemen et I Gusti Anandakusuma, dans le but de promouvoir l’hindouisme en Indonésie (Memajukan Agama Hindu yang ada di Indonesia) (Anggaran Dasar Satya Hindu Dharma Indonesia, 1956). Considérant que l’agama Hindu ne se limitait pas à Bali, ses initiateurs préconisaient de remplacer le nom Hindu Bali par Hindu Dharma, défendant ainsi une vision indianisée de la religion balinaise (Anandakusuma 1985 : 3). Anandakusuma est également crédité pour avoir popularisé la Swastika comme symbole de l’agama Hindu, ainsi que la salutation « Swastyastu » en tant qu’équivalent du « namaste » indien – et en concurrence au « salam alaikum » musulman. L’année suivante, il participa à la fondation de la branche balinaise de la Divine Life Society (Perhimpunan Hidup Ketuhanan), qui propageait les enseignements de Swami Shivananda – dont le disciple, Swami Vishnudevananda, visita Bali en septembre 1957, où il donna des conférences et fut officiellement reçu par le gouvernement balinais (Bakker 1993 : 53-100).
53 Le Partai Nasional Hindu Bali fut fondé en février 1954 par Ida I Dewa Agung Gede Oka Geg, le raja de Klungkung, en vue de défendre les intérêts des Balinais hindous lors des élections nationales, où il n’eut guère de succès.
54 « Peribadatan Hindu Bali tidak dapat diragu-ragukan lagi bahwa ia adalah AGAMA, dengan dasar filsafat Agama Hindu dan upakara dan upacara menurut adat lembaga Bali » (Kandia 1958 : 2).
55 Le 17 juin à Jakarta, Sukarno avait prononcé le discours inaugural lors du troisième congrès du mysticisme indonésien (Kongres Kebatinan Indonesia jang ke III) – en présence notamment de I Gusti Anandakusuma, qui y représentait le Satya Hindu Dharma Indonesia –, discours au cours duquel il avait fait l’éloge de la profondeur spirituelle de la Bhagawad Gita, un message réconfortant qui avait reçu un écho appréciatif à Bali (Anandakusuma 1966 : 92).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
« Chapitre 5. La religion balinaise en quête de reconnaissance (1942-1958) », Archipel, Hors-Série N°3 | 2024, 169-203.
Référence électronique
« Chapitre 5. La religion balinaise en quête de reconnaissance (1942-1958) », Archipel [En ligne], Hors-Série N°3 | 2024, mis en ligne le 30 septembre 2024, consulté le 17 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/archipel/3836 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12li6
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