Nous remercions chaleureusement Hélène Poitevin, Cécile Barraud et Philip Yampolsky pour leurs commentaires sur des versions précédentes de ce texte.
1Ce numéro d’Archipel rend compte du dynamisme récent des recherches en sciences humaines relatives à l’Est insulindien. Longtemps marginalisée, cette région fait depuis quelques décennies l’objet d’un intérêt accru. Ses spécificités géographiques, écologiques, linguistiques et culturelles en font un ensemble complexe mais cohérent qui peut être présenté de différents points de vue, illustrés par les dix contributions de ce numéro. Au-delà des faits et des traits caractéristiques rapportés par chaque auteur, chaque discipline, grâce à la perspective qui lui est propre, propose, dans cette livraison d’Archipel, une conception de l’Est insulindien qui vise à s’affranchir de l’échelle locale pour fournir une approche synthétique de cette aire géographique, à travers les toutes dernières recherches de terrain. Archéologues, historiens, géographes, linguistes, ethnologues et ethnomusicologues esquissent tour à tour les contours d’une région qui, jusqu’ici, tendait à n’être considérée que par défaut, comme un appendice, une marge éloignée des « royaumes concentriques de l'Ouest , des sultanats malais et des îles-continents de l’Océanie, même si Timor et les Moluques ont joué un rôle stratégique pour le commerce et la christianisation dès le XVIe siècle (Lombard 1990, Andaya 1993a, Durand 2006).
Fig. 1 – L’aire de la Wallacea et les provinces de l’Est insulindien.
Infographie : © L. Billault, IRD
Fig. 2 – L’Est insulindien.
Infographie : © L. Billault, IRD
2L’Est insulindien constitue-t-il une aire géo-culturelle à part entière ? Telle est l’une des questions à laquelle ce numéro tente de répondre. Bien qu’il n’y ait pas de consensus sur la délimitation précise de cette région, différentes disciplines s’accordent généralement pour définir l’Est insulindien comme un ensemble d’îles incluant les petites îles de la Sonde (kepulauan Nusa Tenggara) et le vaste archipel des Moluques qui s’étire jusqu’aux confins de la Nouvelle-Guinée (fig. 2). L’aire considérée comprend donc plusieurs provinces orientales d’Indonésie (Nusa Tenggara Barat, Nusa Tenggara Timur, Maluku, Maluku Utara, Papua Barat) ainsi que la République Démocratique de Timor-Leste, mais toutes les disciplines n’inclueront pas nécessairement chacune de ces provinces dans leur conception de l’aire.
- 4 Seules certaines contributions du numéro incluent Sulawesi, les Moluques, Lombok et Sumbawa dans l’ (...)
3On peut caractériser l’Est insulindien en croisant des critères géographiques, écologiques et culturels (incluant des traits linguistiques, anthropologiques et historiques). Sur le plan biogéographique, la région se situe entre l’Asie et l’Océanie et, tout en témoignant de l’influence des ces deux ensembles, affiche aussi beaucoup de caractères propres. Sa limite occidentale est définie par la ligne de Wallace (1868), une frontière biogéographique qui, passant à l’est de Bali et de Bornéo, sépare les faunes du sud-est asiatique et du continent australien, et qui circonscrit une zone singularisée par une grande variété d’espèces endémiques. Sa limite orientale peut être définie par la ligne de Lydekker (1896), qui marque l’extension maximale de la faune du sud-est asiatique (fig. 1) et qui, séparant l’Est insulindien de la Nouvelle-Guinée, constitue une importante barrière écologique. Délimitée ainsi par deux lignes différenciant l’écologie du continent asiatique (plaque de Sunda) de celle du bloc de l’Australie et de la Nouvelle-Guinée (plaque de Sahul), la région est appelée « Wallacea » par les écologues, un terme repris par plusieurs chercheurs dans ce numéro. Sur le modèle de la Wallacea biologique, les chercheurs identifient ici une Wallacea culturelle. Les disciplines confirment alternativement les seuils de cette aire, même si les traits culturels de la région ne sont pas toujours aussi saillants que les deux frontières écologiques évoquées précédemment. Selon les champs d’étude, les contours de la région diffèrent4, et celle-ci semble se définir moins par des frontières bien déterminées que par de nombreux attributs partagés dont certains peuvent, certes, se retrouver plus épars dans d’autres parties de l’archipel. Le dénominateur commun de l’aire inclut toujours les petites îles de la Sonde et l’île de Timor.
- 5 Par exemple, les îles de Timor et de Flores, parmi d’autres, sont concernées par la colonisation de (...)
4La première singularité de l’Est insulindien est donc constituée par sa grande diversité écologique. Du fait de sa position entre deux zones biogéographiques majeures, le continent asiatique et la plaque australienne, la région des petites îles de la Sonde et des Moluques se présente comme une aire de mégadiversité, avec toutes les singularités locales dues à la dispersion d’îles et de régions éloignées parfois par de grandes distances et de grands fonds océaniques, et que même les phases de régressions marines n’ont jamais permis de relier les unes aux autres. L’endémisme d’ensemble est de ce fait particulièrement remarquable et cette biodiversité exceptionnelle d’autant plus fragile. Beaucoup de plantes et d’animaux ont été introduits par l’homme, acteur majeur dans l’écologie de la région ; or la petite taille et le long isolement des îles ne permettent pas à certaines espèces de résister aux invasions biologiques5.
- 6 D’après les statistiques de 2010, la population de l’Est insulindien peut être évaluée à environ 13 (...)
- 7 Les langues non austronésiennes d’Indonésie et de Timor-Leste ont été regroupées dans un ensemble q (...)
5À l’étonnante différenciation écologique de ces îles fait écho une diversité ethnolinguistique très marquée. Au sein de la Wallacea, la variété des langues est beaucoup plus forte qu’à l’ouest de la ligne de Wallace ; les trois quarts des 700 langues d’Indonésie y sont en effet parlées par une petite fraction de la population du pays (Klamer, c. p., 2013). Ces langues présentent par ailleurs des caractéristiques qu’elles ne partagent pas avec celles de l’Ouest : le principe des chaînes de dialectes (dialect chain) y est prédominant, comme en Mélanésie et le nombre de locuteurs par langue, très faible6. Deux grandes familles de langues, austronésiennes et non austronésiennes, s’y côtoient — ces dernières étant représentées par la quasi totalité des langues des îles de Pantar et d’Alor, ainsi qu’une partie des langues de Timor et d’Halmahera7. Antoinette Schapper propose une définition de la « Wallacea linguistique » (Linguistic Wallacea) à partir d’une série de quatre caractéristiques propres à un groupe de langues parlées de Flores jusqu’à la Baie de Cenderawasih. Plutôt que de considérer les langues mélanésiennes ou papoues comme marginales, elle les inclut dans une Wallacea linguistique définie par cette association de traits particuliers à cette zone, qu’elle distingue de la Mélanésie linguistique (Linguistic Melanesia). Elle montre l’existence d’un centre de convergence de tous ces traits entre Timor et la Tête d’Oiseau.
6De plus, l’aspect maritime de la région contrebalance son morcellement apparent. Au lieu de séparer, les mers souvent rapprochent les îles (Lombard 1990), un phénomène qui n’est pas spécifique à la Wallacea. Mais contrairement aux grandes îles comme Java ou Sumatra, l’omniprésence de la mer a suscité, dans les sociétés de ces petites îles, différentes représentations, que ce soit dans les récits d’origine, les mythes, l’architecture ou les figurations rupestres. Loin d’être synonyme d’isolement, l’insularité est allée de pair avec des échanges et des brassages considérables. Par sa configuration en arcs où s’enchaînent les îles visibles de loin en loin, cette région a ménagé plusieurs routes de peuplement et a constitué un carrefour vers lequel ont convergé des migrations de différentes origines. La circulation des plantes, des biens, des personnes, des savoirs et des techniques a dessiné une série de réseaux de relations de part et d’autre des mers de Flores et de Banda. Ces deux mers qui se jouxtent, encadrées par les archipels du sud de Sulawesi, les petites îles de la Sonde et les Moluques, fournissent à l’Insulinde orientale une sorte de « cœur » maritime, où les îles sont, plus étroitement qu’ailleurs, reliées les unes aux autres par leur peuplement, leur histoire ou leurs échanges. Au-delà de ce cœur, la conscience ou la mémoire d’une appartenance commune s’étiole ou disparaît. Les représentations que se font les sociétés locales d’une affiliation à cette aire s’arrêtent à la mémoire de ces relations ou de ces migrations plus ou moins anciennes d’une rive à l’autre de cette étendue maritime. Cette construction particulière de l’Insulinde orientale autour d’un réseau de relations, plutôt qu’autour d’un centre régissant un domaine avec des limites extérieures circonscrites, explique probablement la difficile émergence de cette zone comme région à part entière. L’étude de ces réseaux de relations reste un champ ouvert à une exploration pluridisciplinaire.
7L’Insulinde orientale est restée relativement à l’écart des grands royaumes hindo-bouddhiques et des sultanats malais du sud-est asiatique qui ont jusqu’ici fait l’objet de l’essentiel des travaux sur l’histoire et les sociétés, deux champs parmi les mieux explorés en Asie du Sud-Est insulaire. Le caractère structuré des ensembles politiques tels ceux de Bali, Java ou Sumatra, dont les royaumes ou sultanats contrôlaient de vastes étendues terrestres et maritimes, contraste avec l’ensemble des petites îles de la Sonde et des Moluques où les populations présentaient des densités plus faibles et des systèmes politiques de dimensions plus modestes, moins centralisés et remarquablement indépendants les uns des autres (Andaya 1993b).
- 8 À l’est de Flores, des soieries patola provenant du Gujarat, appelées ketipa en lamaholot, sont uti (...)
8L’éloignement et la marginalité ne sont pas pour autant la marque d’une exclusion. De longue date, les sociétés locales de l’Est insulindien se sont trouvées sur les routes du commerce entre l’Inde et l’Asie du Sud-Est, et, au-delà, sur le circuit des échanges reliant l’Europe et la Chine par lequel transitaient, dès le XVIe siècle, bois de santal, épices, étoffes de soie et de coton, ivoire, gongs et êtres humains ; des Moluques provenaient les épices qui ont donné leur nom à la région et de Timor, le miel, la cire et le santal. Bien que moins développée économiquement que l’ouest de l’archipel, la région fournit depuis plusieurs siècles des ressources commerciales d’importance internationale, depuis les épices et le santal collectés par les Portugais et la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), jusqu’au pétrole et aux ressources minières de l’époque contemporaine. Les produits même de ce commerce ont influé sur les rituels de ces petites sociétés dont certaines, jusqu’à aujourd’hui, utilisent notamment de l’ivoire et des soieries indiennes dans leurs rituels agraires ou de mariage8. Enfin, l’appropriation de ces matières premières, objets de convoitises, est aussi à l’origine de nombreux conflits entre les Etats, ou au sein de ceux-ci (Timor pour le pétrole, Lembata pour les mines d’or et de cuivre par exemple).
9L’amélioration récente des voies de communications a favorisé l’accès à cette extrémité orientale de l’archipel indonésien, constituée de nombreuses petites îles dont beaucoup ne peuvent encore être ralliées que par bateau. À l’orée du XXIe siècle, des changements politiques ont permis l’ouverture de régions telles que l’est de Timor, fermé aux recherches entre 1975 et 2002 du fait de l’occupation indonésienne du pays qui s’est achevée par des violences massives et la naissance du nouvel Etat indépendant de Timor-Leste en 2002. Mais l’Est insulindien reste encore éloigné des centres politiques et administratifs de la région et n’est polarisé que par des villes de taille moyenne (Ambon) ou moindre (Kupang, Ende, Dili).
- 9 Citons notamment Van Wouden 1968 (1935), Josselin de Jong 1977 (1935), Cunningham 1964, Barnes 1974 (...)
10Après plusieurs séries de travaux et d’écrits en anthropologie et en ethnobotanique publiés entre les années 1930 et les années 19909, une nouvelle vague de recherche a émergé dans d’autres disciplines telles l’histoire et l’archéologie. L’historien Hans Hägerdal retrace ici l’essor des études historiques sur l’Indonésie orientale depuis les années 1990, essor lié à un meilleur accès aux sources coloniales, à la naissance de Timor-Leste et à un intérêt récent des historiens pour d’autres traces du passé — tradition orale, linguistique, objets du patrimoine.
- 10 En dehors de Sulawesi, où Van Heekeren conduisait des travaux dans les années 1940.
11En archéologie, longtemps délaissé à l’exception des travaux de Glover (1986 [1966-67]) 10, l’Est insulindien est devenu aujourd’hui un champ de découvertes permettant de distinguer, en collaboration avec la linguistique, les différentes phases du peuplement ancien de cette région. On sait que l’homme moderne est arrivé il y a 42 000 ans à Timor Est (O’Connor et al., 2011), et que les premiers locuteurs austronésiens ont peuplé ces îles 3 500 ans avant notre présent. Dans ce numéro, Sue O’Connor montre que le lien entre ces migrations austronésiennes et les changements techniques radicaux qui leur sont habituellement associés (apparition de l’agriculture, de la poterie, domestication animale, parures de coquillages...), et qui relèveraient de ce que l’on désigne comme le « Néolithique », reste finalement assez mal établi. Sa synthèse met en avant les expressions remarquables de ces changements, imputables à la mise en place précoce de réseaux d’échanges. Elle s’attarde sur la force de « l’idéologie » que les archéologues décryptent dans l’expansion austronésienne, et qui serait perceptible en particulier à travers l’art rupestre développé dans la Wallacea. S’intéressant à la même période, Jean-Christophe Galipaud, dans une réflexion sur les modalités du peuplement maritime de l’aire, discerne plusieurs spécificités encore inédites du Néolithique dans la région, spécificités qu’il tente de mettre en relation : comme dans la contribution précédente, il confirme la présence de réseaux d’échanges anciens reliant les îles entre elles, parfois sur de longues distances, voire avec le continent asiatique et il identifie les modes d’inhumation particuliers de sociétés nomades, dont un exemple à Flores est présenté en détail. L’ensemble de l’approche esquisse le rôle crucial joué par ces groupes nomades contrôlant la navigation et les échanges dans la structuration ancienne de cette aire, laissant entrevoir, dans le « cœur marin » de l’Insulinde orientale, des processus et des étapes de peuplement originaux par rapport aux régions voisines.
12Sur le plan ethnologique, l’Est insulindien se distingue par un système de parenté particulier. Les sociétés de cette région, le plus souvent non cognatiques, sont fondées sur un système de parenté avec filiation unilinéaire et préférence pour le mariage avec les cousins croisés (un homme épouse sa cousine maternelle, fille du frère de sa mère, tandis qu’une femme épouse son cousin paternel, fils de la sœur de son père). Dans ces systèmes de mariage, les prohibitions matrimoniales portent à la fois sur des groupes de filiation et sur des positions généalogiques, ce qui limite et détermine indirectement les catégories de conjoints possibles. Ces types de mariag impliquent des échanges conséquents, d’animaux (buffles, chevaux, cochons), de biens (gongs, canons, tissus, ivoire, métaux précieux…) et d’argent. Depuis le début du XXe siècle, l’Est insulindien a été une aire de recherches majeure pour l’anthropologie : sur ce terrain s’est construite une branche de la pensée structuraliste par le croisement de l’étude des systèmes de parenté, des structures mythiques et de l’organisation sociale. Membres de l’École de Leyde, Van Wouden (1935) et Josselin de Jong (1935) pensaient l’Indonésie orientale comme un lieu privilégié d’études pour la comparaison des sociétés, regroupant suffisamment de traits homogènes pour constituer un « champ d’études ethnologiques ».
13Fondées pour la plupart sur des sources de seconde main, leurs thèses furent ensuite reprises et renouvelées grâce à la multiplication d’enquêtes de terrain et de monographies apportant de nouveaux matériaux. Cécile Barraud montre comment, à partir des années 1980, un grand nombre de recherches de terrain ont permis de discuter les notions dégagées par l’École de Leyde et de sortir de la problématique de l’échange stricto sensu pour approfondir d’autres notions, telle la maison comme unité d’organisation sociale ou tel le champ des relations de parenté, comme la relation frère-sœur par exemple. James Fox fut l’un des chefs de file du renouveau, en regroupant des études de première main sur l’alliance et l’organisation sociale (Fox ed. 1980) et sur la parole rituelle dyadique (Fox ed. 1988). Dans notre numéro, à partir de l’étude des variations des terminologies des liens de parenté concernant d’une part la relation entre germains et cousins (sibling) en fonction de l’âge, d’autre part la relation entre parents respectifs d’un couple marié, James Fox interroge la spécificité de la région en examinant les continuités et les discontinuités, les permanences et les transformations d’ouest en est, à partir de deux pôles, l’Austronésie occidentale et l’Océanie. Alors que la relation de parenté entre parents respectifs d’un couple marié est nommée dans un grand nombre de langues austronésiennes occidentales (tel besan en indonésien), cette relation est totalement absente dans les langues de l’Est insulindien. Sa contribution permet de différencier l’Est indonésien à partir des terminologies de parenté qui se sont, ou ne se sont pas, diffusées jusqu’en Océanie.
- 11 Les Dominicains ont construit le fort Henricus de l’île de Solor en 1562, un fort qui fut détruit à (...)
14Les structures de filiation et d’alliance matrimoniale qui font la spécificité de cette aire ont bien souvent été bouleversées par les monothéismes introduits dans la région. Certaines sociétés de l’Est insulindien ont été islamisées dès le xve siècle, notamment les Moluques du Nord, avec les sultanats de Ternate, Tidore, Jailolo et Makian. Mais par contraste avec la partie occidentale de l’Insulinde, largement islamisée, les sociétés actuelles de la région se singularisent davantage par la présence marquée du christianisme (Aritonang and Steenbrink 2008), implanté dès le xvie siècle dans les petites îles de la Sonde 11, avec une influence variable selon les îles. Il s’agit de la seule région d’Insulinde où le christianisme est majoritaire, ce qui constitue aujourd’hui un trait commun avec l’Océanie. Bien que les différentes congrégations aient plus ou moins bien toléré le maintien des pratiques coutumières, les structures socio-rituelles traditionnelles sont toujours en place dans de nombreuses sociétés. En outre, la marginalité de la région, le caractère éclaté des instances politiques et le maintien vigoureux, par endroits, des structures coutumières, freinent la mise en place du pouvoir des structures administratives modernes, laissant très souvent la main à l’autorité coutumière pour régir les affaires des communautés.
15L’Insulinde orientale peut également être caractérisée ponctuellement par des types d’organisation spatiale originaux, associant des maisons cérémonielles à des places de danse marquée par des pierres et/ou un banian (Ficus étrangleur), un aspect que l’on retrouve encore jusque dans l’arc mélanésien. Ces espaces sont investis lors des rituels réunissant l’ensemble de la communauté qui vient chanter et danser pour célébrer, par de longues suites narratives, les semences, les maisons, affirmer son appartenance à un territoire et sa résolution à le défendre, trois contextes musicaux souvent communs aux sociétés de la région (Dana Rappoport). Hormis les places de danse, de nombreux lieux sont également porteurs d’une signification particulière. Divers autels sont érigés devant les maisons ou dans des endroits clés du territoire ; certains sites d’habitat désormais désertés restent des lieux fondamentaux pour les rituels ; des bois sacrés sont entretenus et protégés par des prohibitions : l’ensemble de ces lieux investis de dangerosité sacrée balise l’espace des communautés locales, délimite leur territoire et renforce leur unité. La valeur accordée à l’espace se lit dans une autre caractéristique relevée par Fox (2006), la préférence des sociétés de la région pour la récitation de topogènes (topogeny) plutôt que de généalogies lorsqu’il s’agit de livrer les références de leur identité, ces références spatiales (trajets, étapes d’anciennes migrations, événements historiques, etc.) étant cruciales pour la définition des groupes.
16Une autre singularité de la région est liée aux modes d’usage de la nature. Au-delà du détroit de Lombok, les milieux se font de plus arides en allant vers l’est, entraînant une raréfaction des systèmes d’agriculture irriguée. De façon tout à fait caractéristique, on retrouve dans les petites îles de la Sonde plusieurs systèmes anciens d’exploitation de l’environnement, aujourd’hui disparus dans les grandes îles de l’ouest indonésien ou même de Sulawesi. On y rencontre ainsi, toujours actifs, les complexes fondés sur l’exploitation des ressources arborées (en particulier les palmiers) qui sont sans doute les plus anciens de cette aire géographique, les complexes horticoles basés sur les tubercules comme le taro ou l’igname et enfin, les complexes agricoles à base de céréales, millet, riz, sorgho et, de plus en plus, maïs. De surcroît, on observe une complémentarité permanente, dans les systèmes de subsistance, entre ressources domestiquées et spontanées (Dominique Guillaud). Dans les systèmes de culture, les plantes n’ont pas seulement une fonction vivrière, mais elles ont aussi une place essentielle dans les représentations. Elles inspirent des systèmes spécifiques faisant correspondre le cycle de la vie des humains et celui des végétaux, et mettent systématiquement en résonance, à chaque épisode du cycle agraire, le monde des vivants, des ancêtres et des esprits. Ces sources de significations sont largement exploitées dans les très nombreux rituels qui se déclinent jusqu’à aujourd’hui selon d’innombrables variantes dans cette partie orientale de l’archipel.
17Ces modes d’usage de la nature ne sont pas sans lien avec les formes graphiques et musicales. Des études pionnières mettent en évidence la singularité de l’aire du point de vue des formes. Dans le domaine des techniques musicales, Philip Yampolsky montre comment les formes musicales de l’Est insulindien concentrent une série de particularités différentes du reste de l’archipel, même si certaines d’entre elles peuvent apparaître ailleurs. Ces aspects sont concentrés à Timor et Flores. Grâce à une analyse comparative approfondie, il parvient à identifier une aire musicale qui comprend Flores, Alor, Pantar, Sumba, Roti et Timor, mais dont sont exclus l’archipel des Moluques et les îles de Sumbawa, Lombok et Sulawesi. Ruth Barnes, quant à elle, s’appuie sur l’étude de deux textiles de Sulawesi pour déterminer les caractéristiques techniques et symboliques des tissages traditionnels de la région, le mode de circulation des savoirs associés à ces techniques, ainsi que l’étroite corrélation de ces productions avec l’organisation sociale : en effet, les textiles, dont la répartition occidentale coïncide, de manière surprenante, assez précisément avec la ligne de Wallace, servent aussi à exprimer l’identité des clans et des lignages. En constatant l’analogie des tissages divisés en bandes horizontales contenant des petites figures géométriques, elle montre le lien entre ces textiles de Sulawesi et ceux provenant des petites îles de la Sonde, de Timor et du sud des Moluques. Elle suggère de dépasser enfin une analyse des styles confinée à des îles pour explorer les connections entre les foyers de tissage de la région.
18Si la région a emprunté un certain nombre de traits aux zones voisines dans les domaines social, politique et religieux, elle est néanmoins un véritable creuset où se sont développés des structures sociales élaborées, des systèmes d’échanges et des systèmes cérémoniels enracinés dans leur composante austronésienne. Par d’autres aspects, l’Est insulindien forme un trait d’union avec l’Océanie via notamment une certaine conception de l’inaliénabilité (Barraud 2010), des paysages végétaux largement anthropisés, des systèmes de culture et des systèmes techniques qui annoncent déjà l’univers océanien.